La Luxure de Grenade/08

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 109-115).

VIII

le tombeau du rossignol

Almazan ne pouvait pas dormir. Toutes les fois qu’il fermait les paupières et qu’il commençait à sommeiller il lui semblait qu’un être sans forme matérielle mais chaud, nu, mouvant, animé, audacieux, le couvrait, l’enveloppait de caresses, le baignait d’haleines vivantes.

Il tendait les mains et il se rendait bien compte qu’il n’y avait pas de corps auprès de lui. Ce qu’il éprouvait était une sensation de contact qui n’était pas localisé et allait au delà du toucher, de la racine de ses cheveux à la pointe de ses pieds.

Dressé sur son séant, il aspira avec force, croyant sentir dans la chambre un parfum étranger. Ce n’était aucune de ces essences dont la fabrication rendait Grenade célèbre, ce n’était ni la rose de Bagdad ni cet aloès de Constantinople dont on disait le secret perdu depuis que les Turcs en entrant dans cette ville en avaient massacré les maîtres parfumeurs. C’était une odeur fade mais très légère, une odeur de femme que les masseuses viennent de pétrir, une odeur de chevelure lavée et de peau où passe le premier désir. Cela se mêlait à un goût inattendu sur sa bouche humide, comme si la salive d’un baiser y était demeurée.

Il se leva, il alluma une haute lampe qui illumina la pièce, il regarda les coussins sur lesquels il dormait, ses vêtements Mauresques répandus, les manuscrits qu’il avait fait apporter de la bibliothèque de l’Alhambra. Il était bien seul.

Il se rappela ce que lui avait dit jadis Aboulfedia des incubes et des succubes et des plaisirs qu’un homme instruit dans la magie pouvait en tirer. Il y a des êtres qui ont le pouvoir de se dégager, la nuit, de leur corps et d’envoyer leur double vers d’autres êtres qu’ils désirent. Ils jouissent d’eux à leur insu, mais on peut par un effort de la volonté avoir conscience du plaisir que l’on reçoit, en sorte que dans le monde sans forme il y a des étreintes invisibles, des caresses d’autant plus voluptueuses qu’elles sont immatérielles.

Folies de sorcier ! se dit Almazan. Et pourtant ! Est-ce qu’à l’appel de son désir un autre désir n’avait pas répondu, est-ce qu’un double portant deux gouttes d’or clair dans ses prunelles n’était pas venu coller ses seins contre lui, ses seins qu’il avait tenus à Séville, ses seins précieux qu’il avait vus serrer la veille par un soldat Maure.

L’histoire de l’Adalide poignardé et de l’Espagnole que l’Émir gardait dans ses appartements avait couru l’Alhambra. Almazan savait qu’Isabelle de Solis, Zoraya comme on l’appelait, était à quelques pas de lui, couchée sur le pourpre brocart du Khorassan qui recouvrait le lit d’Abul Hacen. Peut-être s’était-elle laissée tomber parmi les peaux d’ours blanc qui venaient de l’extrême nord de la Mongolie et s’offrait-elle en riant au roi de Grenade. L’imagination active et précise d’Almazan peignait un tableau où aucun détail n’était oublié, où il y avait le dessin des mosaïques dont il se souvenait, la vasque d’albâtre d’où jaillissait le jet d’eau nocturne, et le corps étroit de la femme qu’il voyait avec le potelé de ses rondeurs, l’ambre de ses nuances, ses ombres et même ses duvets.

Mais non ! La réalité était plus affreuse. Il savait, par les aveux de l’homme au médecin, que la vieillesse, comme une bête triste qui ne lâche jamais prise, était attachée aux sens d’Abul Hacen et les affaiblissait chaque jour. Et il savait par les confidences amicales, les libres propos échangés le soir tout ce que ce maître blasé exigeait des femmes pour arriver au plaisir. Malheur à celle qui lui avait plu ! Il n’y avait pas de repos pour elle.

Almazan ne put pas supporter l’exactitude de sa vision. Il prit un manuscrit d’Alvaro de Cordoue et il s’efforça d’en poursuivre la lecture, commencée le matin. Mais il le rejeta vite avec colère.

Est-ce que ce n’étaient pas ces livres qui lui avaient ravi ses possibilités de bonheur ? Que d’efforts stériles ! La pensée impitoyablement, dévorait le corps. N’aurait-il pas mieux fait d’être un homme ordinaire, sans orgueil, qui assouvit les désirs quotidiens de l’homme et ne s’en croit pas diminué.

Il se rhabilla. Il sortit. La marche, pensait-il, le calmerait. Le silence de l’Alhambra était pesant. Sur les tours vermeilles une sentinelle marocaine chantonnait une mélopée. Les étoiles semblaient plus hautes que de coutume et comme inaccessibles. Il prit le chemin qui était entre les remparts et les murailles des palais et se fit ouvrir la porte basse qui faisait communiquer l’Alhambra et les jardins du Generalife.

Il avança au milieu des magnolias et des roses fabuleuses. Il monta des degrés de marbre entre des files de cyprès, il longea des parterres de fleurs disposés de manière à figurer des versets du Koran. Parfois les émaux d’un kiosque luisaient au milieu des buis ; un cygne réveillé glissait sur un bassin, contournait un belvédère et disparaissait dans les myrtes, comme une rêverie qu’on abandonne.

Almazan s’arrêta, entendant une musique très douce venir jusqu’à lui. C’était une voix féminine qui chantait plaintivement et qui faisait résonner les cordes d’une darboukah. Il était arrivé sur la neuvième terrasse à l’entrée du sentier de la Fontaine des lauriers.

Il regarda du côté d’où venait le chant. À quelques pas de lui, devant un cyprès minuscule, une femme était assise sur une peau de panthère. Almazan ne distingua d’abord qu’un fin visage sous un immense turban vert et la suavité de longues mains fuselées. Voyant que la femme ne portait pas de voile, il se détourna et il allait, s’éloigner. Mais elle le regardait sans ébaucher le moindre geste pour cacher ses traits. Les émeraudes de ses doigts et celles de ses prunelles jetaient des lueurs également incomparables et leur éclat fit deviner à Almazan qu’il était en présence de la princesse Khadidja.

Elle avait éprouvé un grand chagrin quand elle avait trouvé sur sa fenêtre le petit cadavre d’un rossignol et elle avait accru ce chagrin de l’apport de ses chimériques scrupules.

D’après elle, le rossignol n’aurait volé dans le magnolia où il chantait, que pour lui plaire. Il avait trouvé à son intention de nouvelles harmonies. Quand il avait senti qu’il mourait, il était venu frapper de petits coups de bec contre le volet de sa fenêtre. Mais elle, créature grossière, dormait d’un lourd sommeil et n’avait rien entendu. Elle s’accusait d’ingratitude. Elle souffrait de remords.

Elle avait attaché une énorme émeraude au cou de l’oiseau et elle l’avait enterré secrètement devant un cyprès nain, non loin de la Fontaine des lauriers. Et chaque nuit, à l’heure où, pensait-elle, l’oiseau avait souffert de son abandon elle venait chanter pour expier, un petit poème de sa composition en s’accompagnant sur la darboukah.

Almazan avait entendu parler des fantaisies de Khadidja et il s’engageait déjà dans une allée oblique quand elle se leva tout à coup et s’avança vers lui. Ses traits reflétaient à la fois le mécontentement et la tristesse. Elle parla, sans laisser à Almazan le temps de s’excuser de sa présence.

— Je savais bien que tu viendrais, mais pourquoi est-ce à cette heure qui appartient à un souvenir qui m’est cher ? Mais pourquoi surtout n’es-tu pas venu seul ?

Almazan chercha des yeux autour de lui avec surprise. Les allées étaient vides et silencieuses.

— Il y a un Genni qui t’accompagne et nous ne pouvons pas nous comprendre, lui et moi. Il paraît que tu as acquis une grande science depuis que nous avons causé ensemble, sur un mirador en face de la mer, à Malaga. Tu guéris les plaies des jambes mais peut-être es-tu très ignorant pour certaines blessures subtiles de l’âme. Assurément tu vas rire quand tu sauras que je rends hommage à un incomparable artiste nocturne, à un poète délicat qui m’a aimée, à un musicien exalté par les rosées lunaires et le vin que la nuit dépose dans le calice des lys.

Défaillante, elle levait sa darboukah comme pour prendre les étoiles à témoin.

— Oui, rien qu’un rossignol ! mais ma pensée monte vers lui aussi légère que la prière entre les saintes collines Safah et Mervah. Retire-toi. Même si ce poète rendu à la vie avait repris sa place sur le magnolia qui ombrage ma fenêtre, même si ce prince avait remis son plumage d’or fondu et d’ardoise brûlée, même si ce musicien recommençait à frapper le cristal avec la perle, tu ne comprendrais pas ce qu’il dirait. Peut-être un autre jour aurai-je du plaisir à m’entretenir avec toi. Mais ce soir éloigne-toi vite.

Elle parlait comme si elle avait reçu une offense et elle s’éloigna sans se retourner.

Et Almazan songea en regagnant l’Alhambra qu’il pouvait y avoir certaines créatures très sensibles qui voient cette sorte de nimbe gris que font autour des hommes les désirs charnels.