La Luxure de Grenade/09

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Albin Michel (p. 116-126).

IX

combat de femmes

La puissance de haine qu’un être porte en lui n’est pas limitée. Elle peut se multiplier indéfiniment, devenir un réservoir de forces si grand, qu’à la fin ces forces de haine se répandent et empoisonnent les âmes autour d’elles.

La haine que portait Aïxa à Khadidja, à cause de sa beauté et de sa pureté, ne diminua pas, elle s’agrandit au contraire de la haine qu’elle porta à la nouvelle favorite de l’Émir, à Isabelle l’Espagnole. Mais cette haine au lieu de reposer, comme un poison dont on ne se sert pas, se mit à s’agiter, à brûler, à vivre.

D’abord Aïxa avait répété toute seule, dans sa chambre, ce nom : Isabelle ! comme si les sons des syllabes pouvaient être autant de coups de poignard qu’elle donnait dans l’invisible.

Ensuite ce fut avec son fils Boabdil qu’elle énuméra interminablement les motifs de se plaindre qu’elle imaginait, les griefs qui poussaient dans son esprit avec plus de force que les orties dans les champs.

Boabdil portait au-dessus de son visage, comme un casque écrasant, un front disproportionné sous lequel clignotaient des yeux tellement petits qu’on n’en voyait jamais le regard, se plissait une bouche dont la minceur révélait l’amour de la trahison. La haine de sa mère lui procura une jouissance mentale qu’il n’avait pas encore connue. Il l’attisa de ses suggestions, il la partagea avec ivresse.

— Le roi de Grenade faisait régner une chrétienne sur l’Alhambra et sur le royaume ! Et cette chrétienne avait beau prétendre qu’elle était la fille d’un Alcaïde espagnol, il était prouvé qu’elle sortait d’un bouge de Séville et que le soldat qui l’avait amenée l’avait eue au bord du chemin ! Devant cette fille devaient s’incliner les descendants des plus grandes familles, les Zegris qui étaient les petits-fils des souverains du Maroc, les Maliques qui faisaient remonter leur origine à Almo-Habès, premier roi du royaume du Cuco. Il était certain que dans son audace sans mesure, poussée par ses anciennes habitudes de prostitution ou par un besoin démoniaque de son corps, elle se donnait à des hommes toutes les fois qu’elle le pouvait. On l’avait vue dans la cour des myrtes avec le jeune médecin Almazan, un autre infidèle. Elle avait jeté les yeux sur le malheureux Tarfé qui ne jouissait pas de toute sa raison. Elle le trouvait beau, il avait dix-huit ans et il passait pour être animé d’une folie lubrique. Le plus inconcevable était que l’illustre famille des Almoradis à laquelle appartenait Tarfé avait conçu de l’orgueil de ce que son imbécile enfant fût remarqué par la favorite. Quelle décadence dans les mœurs ! Où était le temps des vertueux Almohades qui avaient fait détruire les instruments de musique, défendu le port des métaux précieux et des broderies sur les vêtements, et qui punissaient de mort les femmes qui se montraient dévoilées ? Hélas ! Depuis Muhamad Alhamar les arts étaient redevenus florissants comme sous les Almoravides, on buvait du vin, les femmes se laissaient enlacer par les hommes en dansant la zambra, les enseignements du prophète n’étaient plus observés ! Abul Hacen, avec son désir sénile de plaisir, avait mis le comble à ces libertés.

Il disait vouloir revenir à la tradition des premiers Khalifes qui pratiquaient la tolérance et laissaient aux femmes une grande place dans l’État. Il voulait ressusciter le temps où Waladat, la Sapho de Cordoue, était admirée du monde entier, ou Maryem enseignait la grammaire et la poésie, ou Lobnah, dans sa chaire de Séville, commentait le Koran devant les doctes de tout l’Islam. Et sous ce prétexte il se vautrait dans les bras d’une créature plus vile que les chiennes. Ni les Imams, ni les Alfaquis n’osaient élever la voix contre lui. C’était à son fils Boabdil à rétablir une vertu qu’il baserait naturellement sur la vengeance.

Aïxa et son fils avaient trouvé des partisans chez les Zegris qui étaient des hommes rigides et religieux, puissants à Grenade par leur nombre et la grande quantité d’esclaves qu’ils possédaient. Leur antique famille vivait dans une perpétuelle rivalité avec celle des Almoradis et depuis que le beau Tarfé avait été remarqué par Isabelle ils murmuraient contre elle et cherchaient une occasion de la perdre.

Grenade se divisa rapidement en deux camps, dont l’un prit parti pour Aïxa la Horra et l’autre pour Isabelle l’Espagnole. Et comme les Zegris avaient coutume de mettre les jours de fête un turban couleur de safran et que les Almoradis portaient un turban pourpre, chacun, selon son penchant, adopta une de ces couleurs, le peuple participa à cette querelle, les faubourgs furent rouges ou jaunes et des marchands juifs installèrent sur la place de Bibarrambla des boutiques où l’on ne vendait que des foulards de ces deux nuances.

Et tout à coup le destin mit brusquement face à face les deux femmes ennemies.

Dans la salle des ambassadeurs, Abul Hacen était allé recevoir l’envoyé extraordinaire du sultan d’Égypte. Après la réception, il devait l’amener dans la salle de la musique pour une conversation secrète à laquelle ne devaient participer que le Hagib et Daoud, l’Émir de la mer.

Alors, selon un cérémonial imité de celui des anciens Khalifes, les épouses de l’envoyé du sultan d’Égypte devaient être reçues à leur tour dans la salle des ambassadeurs par les épouses de l’Émir de Grenade. Il était donc prescrit à Isabelle et à Aïxa d’aller offrir des sorbets et des confitures de roses à une enfant de douze ans qui était l’unique épouse amenée par l’envoyé du sultan.

La lune venait de se lever, la salle des ambassadeurs se vidait et le moment était venu pour les deux femmes de s’y rendre solennellement.

Isabelle avait revêtu un immense châle chinois brodé de perles qui était un présent du sultan d’Égypte à Abul Hacen et qui lui avait été apporté dans un coffre d’or massif. Elle avait de petits souliers en drap cramoisi dont l’extrémité se recourbait et se terminait par un diamant. À ses doigts, elle avait mis des étuis chinois en argent sculpté, qu’elle avait trouvés dans le coffre d’or du sultan. Ils avaient appartenu à l’impératrice Nou Wen Ta Che Li et ils étaient faits pour enfermer des ongles démesurés. Isabelle n’avait pas d’ongles mais la vue de ces étuis l’avait jetée dans une joie si grande qu’elle n’avait pu s’empêcher de les attacher à ses doigts.

Un large balcon faisait communiquer la chambre de repos où il y avait ses miroirs avec la tour de Comares. Ce balcon donnait à pic d’un côté sur la profondeur du Darro et de l’autre sur un jardin intérieur planté de mimosas et de lys que l’on appelait le jardin du cyprès, parce qu’il avait à son centre un cyprès énorme qui passait pour aussi vieux que l’Alhambra. Une glycine aux branches épaisses était enroulée à la balustrade du balcon du côté du jardin et faisait déborder un torrent de fleurs dont le parfum se mêlait suavement à la fraîche bouffée qui venait de l’ombre.

Jouant avec les étuis d’argent de ses doigts, balançant un pan du châle chinois, Isabelle fit quelques pas sur le balcon et regarda les rues étroites et blanches de l’Albaycin qui se déroulaient en face d’elle, aux flancs de la colline. Elle avait l’air de chercher. Elle se pencha un peu et soudain elle recula, sautant sur ses pieds en riant toute seule, et elle agita son châle dans l’air. Elle avait aperçu sur la terrasse d’une maison lointaine une petite flamme rougeâtre qui s’était élevée trois fois comme un signal.

À cet instant quelqu’un passa auprès d’elle sur le balcon. Il lui sembla que, de cette forme sortie silencieusement des pierres, parlait un ricanement de mépris.

Dépitée d’être surprise et désireuse de savoir par qui, Isabelle fit un pas en avant, saisit un coin du voile de la promeneuse nocturne et dit :

— Qui êtes-vous ?

Aïxa abaissa avec lenteur le voile qui lui cachait le visage, elle montra ses traits où elle avait rassemblé l’immense somme de mépris dont elle était susceptible et craignant de ne pas le laisser voir assez, elle cracha soudain par terre dans la direction de sa rivale et continua sa route.

Elle fit trois ou quatre pas dans une jubilation infinie. Elle était sans crainte, croyant à la lâcheté de sa rivale. À toute volée, elle reçut par derrière la main d’Isabelle sur l’oreille pendant que les étuis chinois lui cinglaient la joue. D’instinct elle para un second coup en levant le bras.

Elle ne songea pas à frapper. Sa dignité ne le lui permettait pas. Elle murmura :

— Je viens de marcher sur la plus vile des ordures.

Mais Isabelle ivre de fureur, sans se soucier de la haute stature d’Aïxa qui la dépassait de la tête, lui barra la route et tout près d’elle, à voix basse, elle lui dit en espagnol toutes les injures qu’elle avait apprises à Séville.

Aïxa ne comprenait pas, mais les paroles fortement pensées agissent sur la sensibilité par la mystérieuse magie des syllabes. Une couleur terreuse couvrit son visage et ses lèvres se mirent à trembler en même temps qu’elle était envahie par l’idée unique de donner la mort à l’être exécrable qu’elle avait devant elle.

Elle était physiquement la plus forte. Isabelle, toute à la satisfaction d’injurier, tournait le dos à la balustrade qui donnait sur le Darro. Une poussée brusque et elle pouvait tomber en arrière de la hauteur de l’Alhambra. Autrefois les condamnés à mort étaient ainsi lancés dans le vide.

Aïxa donna cette poussée, mais elle ne fut pas assez forte et Isabelle tomba seulement sur le sol où elle resta étourdie, durant une seconde. Elle se releva et dans le mouvement qu’elle fit en se relevant elle jeta le châle qui l’enveloppait et immobilisait son bras gauche. Elle jeta aussi les étuis de ses ongles. Comme une pierre lancée elle alla frapper de la tête le ventre de son ennemie et toutes deux roulèrent à terre. Elles y demeurèrent, promenées de droite et de gauche par leur égale fureur, se martelant avec leurs poings, essayant de se déchirer dans un enlacement qui les collait l’une à l’autre, mêlait leurs haleines confondait leurs parfums, multipliait leur haine.

Dans le premier choc Isabelle avait fendu du haut en bas la tunique de soie d’Aïxa et en s’accrochant à elle, elle avait fendu aussi ses larges pantalons bouffants. Elle en profita pour labourer la poitrine et le ventre qui s’offraient, si bien qu’en voyant les cinq sillons sanglants laissés par ses doigts elle eut un petit rire de triomphe.

Mais Aïxa avait deux fois le volume d’Isabelle et elle finit par maintenir sous elle son adversaire. Son turban était tombé, ses cheveux s’étaient déroulés et sur son épaule elle perçut comme une goutte froide l’acier d’une large épingle aussi aiguë qu’une dague, qui était plantée dans ses tresses. Elle la saisit et se pencha pour en crever les yeux d’Isabelle.

Celle-ci avait vu l’éclair au-dessus d’elle, elle tourna la tête et mordit la cuisse d’Aïxa qui était à portée de sa bouche. Elle la mordit désespérément, mettant toute sa force dans ses dents. De douleur Aïxa lâcha l’épingle et saisit à deux mains, par la nuque et les cheveux la tête dorée, dont la mâchoire refermée mordait avec un délire de morsure.

Elle finit par l’arracher de sa jambe et comme par une sorte de trêve, les deux femmes se désunirent et, accroupies, se contemplèrent.

Il n’y avait plus en elles ni dignité royale, ni même jalousie féminine. La pensée ne les animait plus. Elles étaient deux bêtes avides de se renverser et de se mordre et d’obtenir chez l’autre l’immobilité de la mort.

Elles se contemplaient échevelées, dépouillées de leurs ornements, presque nues. Et tout à coup Isabelle éclata de rire, mais d’un rire étouffé, bas, car d’un commun accord elles agissaient le plus silencieusement possible et leur rage ne s’exprimait que par des soupirs.

— C’est parce que tes seins tombent, souffla-t-elle, que tu es chaste. Tu n’oses pas les montrer. Ils sont comme des outres vides.

— Tous les mariniers de Séville se sont pendus aux tiens, répondit Aïxa.

— Pauvre vieille !

Alors, des grossièretés entendues en passant dans les faubourgs, des propos d’esclaves surpris par hasard revinrent par le stimulant de l’outrage, à la mémoire de la noble et vertueuse Aïxa et elle les laissa s’échapper de sa bouche convulsée.

Elle les proférait en arabe et Isabelle à son tour les comprenait mal.

Et soudain la même pensée traversa leur esprit. D’un même bond elles se ruèrent sur l’éclair que faisait parmi les pierres du balcon la large épingle aiguë qu’Aïxa avait laissé tomber. Elles y arrivèrent en même temps, leurs têtes se heurtèrent, leurs mains se mêlèrent et l’épingle lancée par le choc, vola par-dessus la balustrade et tomba dans le Darro. Elles entendirent sa chute, comme un rire métallique, une musique rythmant leur désir de mort.

Elles se reprirent corps à corps, tels des amants assoiffés l’un de l’autre. Elles retombèrent et se tordirent sur la pierre. Elles haletaient d’épuisement. Elles sentaient leur chaleur réciproque. Leurs sueurs étaient mêlées, leurs peaux se collaient et le dégoût qu’elles avaient l’une de l’autre ajoutait à leur rage.

La main d’Isabelle saisit à poignée le sein droit d’Aïxa, le meurtrit et cela fit pousser un râle de douleur à l’une, un râle de triomphe à l’autre.

Aïxa prit le cou mince d’Isabelle et le serra de toutes ses forces. En même temps elles se cognaient du genou et toujours agrippées, nues maintenant hors de leurs voiles en lambeaux, elles se redressèrent un instant, défaillirent contre la balustrade, au milieu des glycines violettes, et culbutèrent dans l’ombre du jardin en poursuivant toujours leur lutte.

Le jardin du cyprès n’était qu’à une faible hauteur du balcon et d’instinct les deux femmes se tenant d’un bras s’accrochèrent de l’autre aux épaisses branches de la glycine. Cela adoucit leur chute, elles s’étalèrent dans une plate-bande de lys, soulevant comme un tourbillon la poussière d’or des pistils.

Or, un eunuque vit la scène d’une fenêtre. Il saisit un fouet à tout hasard et se précipita.

À la clarté de la lune, se trouvant en présence de ces deux furies bavant, ensanglantées, montrant les dents et cherchant encore à se frapper, à s’étrangler parmi la neige et l’or des lys, il crut avoir affaire à deux esclaves ivres, et, pour réprimer ce prodigieux scandale il cingla à plusieurs reprises leurs reins meurtris.

Les deux femmes se mirent debout en hurlant. L’eunuque les reconnut, crut à une diabolique hallucination, laissa tomber son fouet et s’enfuit. Mais sa venue et ses coups de fouet avaient dégrisé les combattantes. Étouffant la marée de leurs nerfs qui accourait du tréfonds de leur être, elles sautèrent par-dessus les massifs et quittèrent l’abri du cyprès qui allongea son ombre muette sur les lys ravagés, les glycines mortes.

Quand les portes de leurs appartements se furent refermées en claquant, Aïxa et Isabelle, sans même panser leurs blessures, s’écroulèrent, en proie au misérable désespoir que les femmes éprouvent toujours après l’action. Toutes les deux étaient vaincues puisqu’elles pleuraient. Toutes les deux étaient vainqueurs puisqu’elles faisaient pleurer, mais, faute de se contempler l’une l’autre, elles ne pouvaient ni mesurer leur défaite ni jouir de leur victoire.

Tard dans la nuit, au milieu des confitures de roses intactes et des sorbets fondus, on trouva dans la salle des ambassadeurs, sous ses habits magnifiques, une petite négresse endormie. Elle garda, en se retirant, la solennité hiératique qui convenait à l’unique épouse de l’envoyé du Sultan d’Égypte et elle emporta de sa visite à l’Alhambra le souvenir d’une féerie silencieuse et de quelques heures de bon sommeil dans un palais enchanté dont les reines sont absentes.