La Mère et le Fils/11

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie de Sceaux (p. 102-112).

CHAPITRE XI


D epuis que le train était sorti des banlieues, la curiosité s’y était mise. Irénée, collé contre la vitre, n’avait pas les yeux assez grands pour regarder ce morceau de France qu’il ne connaissait pas.

Le compartiment de troisième, plein de ses compagnons, bourdonnait de conversations. Ils avaient tant voyagé dans leur vie, les autres, qu’ils ne s’intéressaient plus aux paysages traversés.

C’était une petite partie de la troupe de Johny John. D’autres wagons contenaient le reste.

Combien étaient-ils en tout ? Outre les numéros du programme ambulant, il y avait l’orchestre, une dizaine de musiciens. Ils s’étaient groupés à part dans le train, car, au cours d’une tournée de cirque, la fusion ne s’établit pas, en général, entre les instrumentistes et les faiseurs de tours.

Les chevaux remplissaient des fourgons, ainsi que d’autres bêtes savantes. Un régisseur était parti trois jours plus tôt de Paris pour s’occuper, à Bruxelles, des représentations et des imprimés, et du fourrage, et du charbon, et des autorisations officielles. Johny John, en première classe, restait invisible.

Écuyères, écuyers, trapézistes, clowns, dresseurs, jongleurs, acrobates, il y avait un peu de tout, sans doute, dans ce cirque J.-J., plus un géant et un nain qui travaillaient ensemble. Plusieurs numéros devaient être faits par les mêmes sous des noms différents, et le « service de la barrière » (hommes de pistes et écuyers en livrée), serait assuré, comme au temps jadis, par tous les exécutants mâles, quelle que fût leur importance, lesquels changeraient à tour de rôle leur costume étincelant pour l’habit à boutons d’or et le kaki modeste de ceux qu’on voit, pendant la représentation, alignés devant les rideaux joints, à moins qu’ils ne s’activent autour d’un appareil à monter ou d’un filet à tendre.

Ainsi arrive-t-il, dans certaines communautés religieuses, que le Supérieur redevienne convers, et réciproquement.

Cette clause avait fait sourciller Irénée encore novice. Elle semblait bien naturelle à ses camarades de voyage, qui, de toutes les nationalités, avaient une expérience identique de la vie foraine.

Le temps passait. Puis une voix qui l’interpellait le tira de sa torpeur absorbée.

— Et vous ?… Qu’est-ce que c’est que votre travail ?

Résolument, il se tourna du côté de la compagnie. Il aurait eu horreur de lui-même s’il avait paru se distinguer de ses humbles collègues.

Celui qui s’adressait à lui, garçon jeune et trapu, souriait en le regardant. Et il y eut un moment d’attention générale lorsqu’il répondit :

— Moi, je suis écuyer de voltige.

— Comme nous !… se récrièrent ensemble deux filles assises à l’autre bout.

La plus âgée se pencha, intéressée.

— Quel numéro faites-vous ?… Moi et ma sœur, on fait le double jockey !

La sœur, timide, ne disait rien et ne regardait personne.

— Pour le moment, dit Irénée, je reprends la voltige à la Richard avec Dick. Mais bientôt, je sortirai d’autres choses. Je travaille ça avec M. Johny John.

— Ah !… tu vois !… fit une femme laide, maigre et fanée.

Elle se tourna vers Irénée :

— J’avais parié que c’était vous. On savait que ce numéro-là se préparait, mais on ne connaissait pas celui qui le faisait… Alors, c’est vous ! Il paraît que ce sera sensationnel.

Elle fit un geste vague et dit :

— Mes deux demoiselles.

Irénée salua les jeunes filles.

— Et mon mari.

Il avait une longue moustache noire, les joues creuses, les yeux enfoncés et sombres. Irénée crut bon de donner une poignée de mains à celui-là. Alors tous ceux du compartiment, même les deux jeunes filles, se dérangèrent pour lui serrer aussi la main.

— On est la famille Lénin, dit la mère, des Parisiens.

Les trois autres voyageurs continuèrent :

— Moi, dit l’un avec un accent tudesque, je suis le voltigeur cycliste Hamerdorff, de Munich.

— Moi, dit le garçon trapu, je suis Henri, le Belge, dresseur de bêtes. Je présente un poney rapporteur et des chiens.

— Et moi, dit le dernier, un vieil homme, je suis Harris, clown musicien, Anglais.

Avec la même bonne grâce naïve, Irénée à son tour annonça :

— Moi, je suis Derbos, écuyer français.

Et quand ces présentations eurent été faites, le compartiment devint amical et gai comme une roulotte.

Ils avaient tous, et les trois femmes, l’aspect de ternes petits employés, économiquement habillés, mal chaussés, sans gants — sauf le vieil Anglais, pourtant.

Dans un effort pour être de bonne humeur, Irénée demanda au Belge, avec un grand intérêt :

— Comment faites-vous pour dresser vos chiens ?… Ça m’a toujours paru extraordinaire qu’on arrive à leur faire faire des tours si compliqués !

La famille Lénin se mit à rire.

— Vous croyez qu’il va vous le dire ? s’exclama la mère. Il n’y a pas de danger ! On se cache tous les uns des autres.

— Dame !… continua le Belge. On est tellement volé !

Et l’Allemand, en son français difficile, commença toute une longue histoire au sujet d’un de ces vols dont il avait été victime au cours de sa carrière de cycliste voltigeur.

On l’écoutait âprement. Irénée, étonné, surveillait leurs expressions. Il ne devait que plus tard apprendre dans quel mystère chacun, au cirque, prépare son numéro, comment les seules inimitiés et vilenies de la corporation viennent de ces trucs chipés, et combien il est difficile d’inventer quelque chose de nouveau dans un domaine où, depuis des siècles, tout a été fait déjà.

« Et moi qui allais raconter point par point les choses que je prépare !… » se disait-il. Johny John aurait été furieux !

Son regard changea brusquement. Parmi le brouhaha des conversations qui s’étaient animées, le va-et-vient de ceux qui se dégourdissaient dans le couloir, quelqu’un, il le sentait, le regardait attentivement. Il tourna ses prunelles bleues, et rencontra les yeux noirs de la plus jeune des Lénin attachés à lui comme un aimant. Elle s’empressa, surprise ainsi, de contempler les vitres. Elle eût certainement rougi, si son teint mat de brune très pâle le lui eût permis.

« Elle n’est pas belle, pensa Irénée, mais elle a quelque chose. »

C’était lui, qui maintenant l’aimantait avec ses yeux insistants. Elle était assise presque en face lui, pauvre adolescente en tailleur gris, en chapeau à bon compte. Il voyait bien qu’elle ressemblait à son père dont elle avait le front proéminent, les yeux enfoncés et sombres. Mais sa terne petite figure était si vite embarrassée, ses gestes si gauches qu’il en restait touché sans trop savoir pourquoi.

« Qu’est-ce que c’est que la vie d’une petite fille comme celle-là ?… » se demandait-il.

Et le psychologue aigu se réveillait en lui, chassant les rêves et les mélancolies.

Il prit un détour pour se renseigner.

— Vous êtes écuyère aussi, comme vos filles ?…

La mère Lénin, qui écoutait les autres se disputer en riant, s’arracha pour répondre :

— Écuyère ? Je l’étais autrefois. À présent, je suis jongleuse.

Irénée savait déjà ce que cela signifie.

— Quoi de cassé ?… demanda-t-il.

Et, très simplement, elle répondit :

— Tout.

Il la laissa raconter longuement ses accidents variés. Puis :

— Et votre mari ?

— Mon mari ?… Il fait le trapèze volant avec l’aînée, et le speaker avec les comiques.

— Ah ! oui !… Sous d’autres noms ?… Et votre seconde fille ?

— Oh ! elle, elle commence aussi le fil de fer. Mais on a tant de mal à la faire travailler ! Si je vous disais qu’elle a encore peur à cheval ! C’est une honte ! Heureusement qu’il y a sa sœur… Ah ! si le père n’était pas là, on n’aurait jamais rien fait de ces deux gamines-là. Marie a peur de tout, comme je vous le dis, et Germaine est paresseuse. Mais y a le papa… N’est-ce pas, les filles ?

Les sœurs jetèrent ensemble un coup d’œil vers leur père, qui, dans le couloir, fumait en parlant très fort. L’expression de Germaine, l’aînée, rancune et terreur ; l’expression de Marie, la seconde, terreur tout court.

Germaine avait les yeux plus enfoncés encore que sa cadette, et cette sorte de crispation des traits qui vieillit vite les femmes de cirque. Elle eut un geste révolté des épaules.

— Ah, oui, papa !… Quand il fait des miracles, on s’en aperçoit !

La mère la foudroya, tout en la poussant brutalement. Elle se tut. Une gêne passa.

— Si on mangeait ?… dit la mère pour couper court.

Et quand elles eurent pris leur panier dans le filet, l’odeur de leurs victuailles remplit le compartiment.

Irénée s’était levé, comme l’Anglais, pour les aider. Il sortit dans le couloir afin de les laisser déjeuner plus à l’aise, et aussi pour fuir les relents du repas, qui, mêlés au tabac, l’incommodaient.

Dans le couloir trop étroit des troisièmes, il resta longtemps à l’écart, regardant à nouveau les paysages, puis, désœuvré, fut jeter un coup d’œil dans les autres compartiments.

Dans l’un la plupart dormaient. Dans le second, on menait grand bruit.

Il quitta son wagon et passa dans celui d’à côté. Les sons d’un violon l’attirèrent au bout de ce couloir-là, qui était vide. Son apparition ne sembla pas remarquée par les musiciens. Tout l’orchestre était réuni là. Debout entre ses camarades entassés, un violoniste à crinière blonde jouait sur la quatrième corde, avec des sons de violoncelle. Son style était admirable, son vibrato large et pathétique, sanglot mal contenu.

« Jamais l’aria de Bach ne m’aura fait tant de plaisir !… » songeait Irénée.

La musique avait sur ses nerfs une action furieuse. Il lui prenait envie de se rouler par terre, de se tordre les mains. Son délice et sa souffrance dépassaient tout de suite la mesure du possible. Tout petit, sa mère avait eu peur de le voir pleurer à chaudes larmes dès qu’elle se mettait au piano. C’est pourquoi, sans doute, elle avait toujours refusé de lui faire apprendre même ses notes. Du reste, il ne l’avait presque jamais entendue jouer. Ses frères lui avaient raconté comme elle était bonne musicienne. Mais, depuis son veuvage, elle n’avait plus ouvert son instrument.

Cependant, les quelques concerts auxquels on l’avait conduit dans son enfance, ceux qu’il avait suivis adolescent, restaient dans le souvenir d’Irénée. Il retenait dans sa tête un air entendu seulement une fois. Chez Mme Maletier, tout ce qu’avait chanté Mme de Leuvans était resté gravé dans sa mémoire pour jamais. Une mélomanie si inculte, chaque fois qu’il avait l’occasion de la satisfaire, représentait la plus violente des griseries pour cet enfant déchaîné.

Sur la dernière note, il se précipita vers le violoniste, les larmes aux yeux.

— C’est beau ! C’est trop beau ! Merci !… Merci !…

Ce n’était pas pour lui que l’autre avait joué. Du reste, Hongrois, il ne savait que quelques mots de français. Mais il comprit tout de même l’élan d’admiration de ce petit inconnu qui pleurait.

Les musiciens qui l’entouraient regardaient Irénée avec surprise.

M. Atzé ne parle presque pas français… dirent-ils.

— Mais qu’est-ce qu’il fait dans un cirque avec un talent pareil ?… se récria l’adolescent.

Puis il comprit qu’il venait de vexer les camarades. Du reste, ils répondirent froidement :

— Nous ne savons pas… Nous ne savons rien. Il est comme nous, voilà tout. Il gagne sa vie à faire danser des chevaux et culbuter des acrobates. Ce n’est pas gai, mais il faut manger.

— Jouez encore !… supplia Irénée en faisant des gestes explicatifs.

Mais le Hongrois, fort calmement, remit son violon dans la boîte. Le petit Derbos se sentit un intrus dans ce compartiment. Il salua et s’en alla, sûr que la musique reprendrait dès qu’il serait loin.

Le repas de la famille Lénin était terminé. Une glace baissée laissait entrer l’air, et achevait de purifier l’atmosphère. Les deux jeunes filles étaient seules dans le compartiment.

— Papa et maman et les autres sont allés jouer aux cartes à côté… dit l’aînée. Vous les entendez d’ici ?

Elle n’était pas timide comme sa sœur. Au contraire ; plutôt effrontée. Elle regarda tout droit dans les yeux de sirène.

— On vous a beaucoup battu, vous, pour apprendre votre travail ?

— Moi ?… dit Irénée. On ne m’a jamais battu.

— Vous avez de la chance !

— On vous a battue, vous, Mademoiselle ?

— Je vous crois ! On me bat encore, d’abord !

— Qui vous bat ?

— Mon père.

Sa figure ingrate s’était assombrie. Ce fut avec une passion sourde qu’elle continua :

— Oh ! mais ça ne durera pas toujours ! Je ferai un malheur, un jour !

— Germaine ! supplia la plus jeune.

— Laisse-moi. Toi, tu es née poire. Tu te couches sous les coups. Pas moi.

— On la bat aussi, votre petite sœur ?…

— Si on la bat ?… Papa l’assomme, quand ça le prend !

Animée, pressée de dire à n’importe qui tout ce qu’elle avait sur le cœur :

— Pas plus tard qu’il y a quinze jours, il a fait un miracle parce qu’elle avait manqué son coup en voltige, à la représentation. Ça peut arriver à tout le monde, pourtant ! Et puis il lui reprochait de n’avoir pas assez souri au public, comme on doit faire quand on rate. Tiens !… Elle savait ce qui l’attendait, parbleu !

— Qu’est-ce qui l’attendait ?

— Un miracle, je vous dis.

— Qu’est-ce que vous appelez un miracle ?

— C’est quand il cogne, voyons !…

— Ça lui arrive souvent ?

— Autant dire tous les jours. Ça, je sais bien que Marie est froussarde. Mais qu’est-ce que vous voulez ! On ne se refait pas ! Et je vous assure qu’il y a bien des familles, surtout en France, où les pères apprennent à leurs enfants sans coups de fouet et sans gifles. J’en ai vu. D’abord vous venez de dire vous-même qu’on ne vous avait jamais maltraité, vous ! Là !… Vous voyez bien !… Mais je leur ferai le sale coup un jour. Ça me fera de la peine à cause de maman. Elle n’est pas méchante, au fond. Mais elle en a tant reçu aussi de papa qu’elle finit par trouver ça tout naturel.

— Qu’est-ce que vous ferez, mademoiselle ?

— Je ficherai le camp, tiens ! Je partirai même avec un type, tellement j’en ai assez !

— Oh ! Germaine ?… cria la petite, suffoquée.

— Ben je sais bien ! Ça ne me ressemblerait pas. J’aimerais mieux me marier, bien sûr ! Mais attendre jusqu’à vingt et un ans sous ce régime-là, c’est trop long !

— Quel âge avez-vous, mademoiselle ?

— J’ai dix-huit ans.

Il fut stupéfait. Elle en paraissait presque trente.

— Et votre sœur ?…

— Elle a seize ans. Vous voyez qu’on n’est plus des gosses. On devrait nous traiter autrement. Et ce n’est pas pour dire, vous savez, mais jamais un compliment, rien ! Il faut marcher, toujours marcher, même quand on est malade. Oh ! je me souviendrai toute ma vie de ma congestion pulmonaire. Faire du trapèze avec ça, la tête en bas, c’est ça qui étouffe !

— Moi, dit la petite, presque bas, gagnée par la véhémence de sa sœur, moi, c’est surtout mon entorse ! Oh ! que ça me faisait mal ! J’en aurais pleuré devant le monde, à la représentation.

— Votre entorse ?… murmura Irénée.

Et puis il ne dit plus rien, parce qu’il avait la gorge serrée.

— C’est comme le tour qu’il veut lui faire faire maintenant !… recommença l’exaltée Germaine. Vous savez bien ?… La bascule ? Ça lui donnerait des convulsions, tant elle a peur. J’ai beau la raisonner, moi qui l’ai fait quand j’avais onze ans, elle se dégroupe, vous comprenez ? Alors elle tombe assise dans le fauteuil (quand elle y tombe !) à se casser le dos. Ils ont beau être dix à la recevoir dans leurs mains quand elle manque, il lui semble toujours qu’elle va se tuer. Elle crie, elle se débat. Alors ça pleut, comme vous pensez. Et c’est qu’il ne regarde pas où il tape, avec ça ! Un jour, elle a eu une prune, du côté de l’œil, qui était grosse comme mon poing. Ah ! ce que je regrette d’être devenue trop lourde ! J’aurais continué à sa place. Je lui dis tout le temps : « Mange, engraisse !… On te fichera la paix avec ça ! » Mais elle reste toujours comme une mauviette. Alors papa s’obstine… L’autre fois, il a eu la belle idée de lui bander les yeux, pour qu’elle ne voie pas venir le moment. Ça a été du propre !

— Elle pleure, je crois… dit lentement Irénée.

— Mais oui, elle pleure. Et ce n’est ni la première ni la dernière fois, vous pouvez me croire !…

Le silence dans lequel ils restèrent tous trois laissa le train qui les bousculait faire tout son vacarme. La petite Marie, détournée, semblait éperdue de honte.

Germaine, après l’avoir regardée un moment, haussa les épaules.

— Une poule mouillée !… prononça-t-elle non sans mépris.

— Et elle arrive quand même à faire un numéro en public ?… interrogea l’adolescent en se mordant les lèvres.

— Ce serait malheureux ! Depuis l’âge de six ans qu’elle apprend ! Oh ! ce qu’elle fait n’est pas méchant ! Elle fait l’écuyère de panneau, un peu de voltige avec moi, en double jockey, très peu, car c’est moi qui fais tout, et aussi du fil de fer avec moi, très peu aussi. Papa dit qu’elle n’a aucun avenir, et il n’a pas tort.

— Et vous, mademoiselle ? Vous avez de l’avenir ?

— J’en aurais, car moi j’ai pas peur du tout. Mais rien que pour embêter papa, je travaille mal. J’aime mieux recevoir les coups que de lui faire plaisir. Mais si je me marie un jour, j’ai des idées pour des numéros avec mon mari. J’aime bien les chevaux. Oh ! je gagnerai de l’argent, quand je serai à mon compte, allez !

— Vous vous marierez avec un artiste de cirque, naturellement ?

Un petit rire la secoua.

— Naturellement ! Vous ne voudriez pas que j’épouse un commis de magasin !

— Oh ! non !… ce serait dommage !

— Si je pouvais, je me marierais tout de suite. C’est pas parce que j’en ai envie. Mais ce serait pour retirer l’argent à mon père.

— Vous lui donnez tout ce que vous gagnez ?

Elle le regarda d’un air de stupeur tel qu’il se dépêcha de parler d’autre chose.

Il prit un autre ton et commença :

— Vous connaissez déjà la Belgique, Mademoiselle ?… Moi, je n’y suis jamais allé.

Ils étaient encore en grande conversation quand les parents revinrent, Marie, toujours détournée, s’était endormie dans ses larmes.

En voyant l’aînée seule avec le joli garçon d’écuyer français, le père et la mère froncèrent le sourcil. Rien de mieux gardé qu’une fille de leur profession. Certes, tous les préjugés, toutes les surveillances de l’ancienne bourgeoisie se sont réfugiés dans ce monde des cirques, où, selon la parole même des professionnels, on est « excessivement strict ».

— Tu profiterais du voyage pour tricoter un peu ?… dit sévèrement la mère.

Car ce n’est pas parce qu’on passe ses soirées en public sur la corde raide ou le dos des chevaux, ou bien la tête en bas au trapèze, qu’on doit ignorer les travaux ménagers qui incombent à une jeune fille bien élevée.