La Mère et le Fils/12

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie de Sceaux (p. 113-122).

CHAPITRE XII


Q uand on arrive en tournée dans une ville, chacun se débrouille comme il peut pour le logement.

Ces paroles étaient celles de Mme Lénin.

Dans la débandade générale, à la descente du train, Irénée ne vit plus cette famille qui l’intéressait. Il eût voulu se trouver dans le même hôtel. En sortant de la gare, sa valise à la main, seul, il parcourut Bruxelles où le soir tombait.

Il chercha des rues modestes, et finit par être reçu dans un petit hôtel assez éloigné du cirque, car celui qui s’en trouvait proche était envahi déjà par la troupe J.-J.

— C’est là que loge Marie Lénin, sans doute, s’était-il dit.

Le visage de cette petite le poursuivait douloureusement. Il avait pitié d’elle comme d’un chien perdu livré à des bourreaux.

« J’en verrai d’autres qu’elle ! »… finit-il par se dire pour chasser l’obsession.

Car il voulait être un homme, un dur et solitaire vagabond, qui ne s’attendrit en route ni sur lui-même ni sur les autres.

Il parvint à se coucher sans pensée aucune, et s’endormit profondément dans son lit d’hôtel, après avoir recommandé qu’on le réveillât tôt, puisque la troupe avait rendez-vous le lendemain de très bonne heure au cirque.

Il pensait arriver dans les premiers, mais il y avait déjà branle-bas sur la piste et autour de la piste, devant Johny John qui donnait des ordres, traduits par son régisseur.

Certes, il ne s’agissait plus du cirque bleu de Paris, l’un des plus beaux du monde ; mais c’était élégant tout de même.

Ils étaient installés là pour quinze jours.

— Vous allez tâcher, tous, de nous varier les numéros !… traduisit le régisseur. Allons ! Commençons ! Le « un » c’est Malvina, écuyère de grâce. Elle est là ?

Irénée, avec un serrement de cœur, devina. C’était la petite Marie Lénin.

En pantalon de travail, n’ayant de son costume que les chaussons roses, elle se présenta, menue et rachitique. Un chignon sans forme ramassait dans le cou ses cheveux noirs, qui devaient être longs et épais.

— Dégagez la piste !

Il sembla à l’adolescent que la jeune fille devenait plus pâle. Le promenoir se remplit, occupé par des camarades qui attendaient de répéter à leur tour. Irénée n’eut pas le temps de jeter un coup d’œil sur eux. Âprement, il regardait le père Lénin amenant le cheval, un gras et nonchalant percheron d’un blanc sale, qui serait enfariné et muni d’une fausse queue pour la représentation. Sur son dos, la selle spéciale qu’on appelle « panneau » et qui est celle des débutants, s’étalait largement, recouverte d’une étoffe à franges.

La chambrière à la main, le père Lénin tendit le bras pour aider sa fille, qui sauta légèrement en selle.

Là-haut, l’orchestre, également convié, commença le petit air absurde qui s’adaptait à ce numéro 1.

« Et dire que le Hongrois joue ça !… » se dit Irénée.

Mais il ne leva pas les yeux vers la tribune des musiciens, ne voulant rien perdre du spectacle qui l’absorbait.

Le cheval, résigné, tournait au petit galop. La jeune Marie se mit debout sur son panneau, puis retomba à genoux, puis se remit debout, selon la vieille figure qu’on a vue dans tous les cirques de la terre.

Concentrée, attentive, elle faisait de son mieux, sentant dardés sur elle les yeux mauvais de son père. Un à un, les autres gestes rituels furent exécutés, terminés machinalement par cet inimitable salut destiné au public et qu’accompagne un petit sourire forcé.

Le cheval s’était remis au pas. Alors ce fut l’entrée du comique, qui, toujours, accompagne ce numéro.

Irénée reconnut l’Anglais Harris, avec lequel il avait voyagé. Sans costume et sans public, les bêtises apprises par cœur qu’il débitait et auxquelles répondait le père Lénin étaient lamentables, ses culbutes gênantes.

Le cheval reprit son galop cadencé ; la musique reprit ses flonflons.

— Allons !… du monde pour tenir les rubans !

En même temps que d’autres, Irénée se précipita. La petite Lénin sautait en passant par-dessus ces banderoles, qu’on baissait sous ses pieds. Elle était sans grâce, dépourvue de désinvolture, triste à voir comme une enfant martyre, comme le pauvre chien savant qui tremble devant le dresseur, sans comprendre ce qu’on lui veut.

— Bravo !… cria tout bas Irénée, quand elle sauta la banderole qu’il tenait.

Elle entendit peut-être. Mais, les yeux fixes, la bouche crispée, il lui était impossible de détourner un instant son visage pour sourire.

Le cheval reprit le pas, le comique revint.

Enfin, ce fut le dernier tour. Il fallait se tenir sur un pied et lever l’autre jambe comme une danseuse. Au second de ces pas, la petite trébucha, faillit tomber. Un coup sec de la chambrière la cingla.

— Te faut-il la machine sauve-dangers ?… cria le père.

Irénée, assis sur la housse d’un fauteuil, se mit brusquement debout, ouvrit la bouche, et se tut en se rasseyant.

C’était fini, l’enfant sautait à terre. Elle allait faire son petit salut bête du côté des loges vides, quand une gifle de son père la fit trébucher. C’est ainsi qu’on corrige les faux pas au cirque, devant tout le monde, pour que cela soit plus humiliant.

Irénée la vit ensuite passer à côté de lui, se dirigeant vers la coulisse, encore toute haletante. Elle ne pleurait pas. Elle regardait seulement par terre. Il n’osa pas bouger de sa place. Il aurait voulu l’embrasser sur sa joue souffletée.

— Pendant qu’on y est, qu’est-ce qu’elle sait faire encore ?… demanda le régisseur.

— Rien d’autre toute seule, répondit Lénin. Elle a le double-jockey et le fil de fer avec sa sœur.

— Alors, allons-y !… Le double jockey !

La sœur, devant les rideaux, sautait déjà sur le nouveau cheval qu’on venait d’amener des écuries. Irénée, en voyant Marie sauter à son tour en croupe, se rendit compte que la présence de l’aînée la rassurait. Il respira mieux.

— Dites que chacun va répéter ce matin tout ce qu’il sait faire !… ordonnait Johny John. C’est demain que nous débutons.

Le double jockey, avec tremplin, galop debout et le reste, fut exécuté sans encombre. Marie n’était là presque que pour la figuration. « Elle n’a pas d’avenir… » avait dit sa sœur.

Cette dernière y mettait de l’entrain, étant regardée par la troupe réunie.

— Celle-là, dit tout à coup le Belge, venu s’asseoir à côté d’Irénée, celle-là on peut dire qu’elle est née dans la sciure. Mais l’autre !…

Il ne répondit pas. Au bout d’un instant, d’ailleurs, il fut, avec le Belge, appelé pour monter l’appareil du fil de fer, que les profanes appellent corde raide.

Germaine et Marie étaient allées retirer leurs bottes de jockeys pour mettre les chaussons qu’il fallait. La mère Lénin expliquait aux garçons comment serrer et desserrer le fil.

L’orchestre joua. Germaine, toujours brillante, fit ses pas aériens, équilibrés par la grande ombrelle japonaise qui est tout le secret de ce tour classique. Son père la surveillait, mais d’un air rassuré. Son regard se refit mauvais pour Marie. Elle était l’enfant arriérée de la maison, une petite buse dont on ne ferait jamais rien.

L’affaire, pourtant se passa sans gifles.

— C’est tout pour les filles Lénin ?…

Le régisseur consultait son papier.

— Moi, dit la mère, je jongle et je fais aussi les antipodes. Et mon mari est speaker de clowns.

— Bon ! bon ! On verra ça tout à l’heure ! Voyons !… Nous avons encore les deux clowns musiciens, le cheval rapporteur en liberté et les chiens, quatre acrobates, une entrée comique, le cycliste voltigeur, les huit étalons de M. Johny John, et, naturellement, son grand numéro de cow-boys. Mais ça, nous ne le répéterons pas. Ah !… nous pourrions peut-être voir Tom Pouce et Pierre le Grand. Je crois que ces messieurs ont demandé à répéter le plus tôt possible. Allons !… Tom Pouce et Pierre le Grand ! Y êtes-vous ?…

Les rideaux s’écartèrent.

— Ça, c’est le triomphe assuré !… disaient-ils tous.

Mais les deux héros disparates n’entendaient pas ces paroles flatteuses, l’un étant Turc et l’autre Suédois.

Un moment après. Harris, le vieil Anglais, entra sur la piste, doublé d’un compagnon non moins vieux et non moins Anglais, venu le rejoindre ce matin même. Ils ne répétèrent que des bribes de leur numéro, le même depuis plus de trente ans, et avec lequel ils avaient fait toute leur longue carrière.

Ils étaient chargés aussi de l’entrée comique, le père Lénin, improvisé speaker, « les faisant valoir », comme on dit au cirque.

Leurs balivernes se rehaussaient d’être dites avec l’authentique accent britannique. Ils déclarèrent que leur autre scénario pour la seconde semaine n’était pas encore tout à fait au point, et l’on passa sans insister au cycliste voltigeur, Hammerdorf, de Munich.

Toute l’équipe travailla pour installer les appareils compliqués que comportait ce tour terrifiant. Irénée, tout en serrant des écrous, conclut à part lui que le côté parfois torturé, presque sadique du cirque, pourrait bien être une invention allemande.

Il eut envie de détourner la tête tant qu’eut lieu cette exécution machiavélique que nulle grâce ne relevait et qui n’avait d’autre intérêt que de mettre sans cesse un homme en danger de mort.

— Quel courage !… songeait-il, et quelle inutilité !

Pendant que Mme Lénin jonglait, puis, couchée sur le dos au haut d’un échafaudage de nickel, faisait danser la boule sur la plante de ses pieds, tandis que les musiciens de l’orchestre « prenaient la cadence », comme ils disent, Irénée, sur l’ordre de Johny John, se mit en demeure d’aller préparer ses chevaux pour les divers numéros qu’il répéterait tout à l’heure.

« Beaucoup de chevaux, c’est une chance de succès », avait dit l’Américain, ce qui n’était pas sans justesse.

L’enfant Derbos regretta de ne pas voir le numéro des chiens savants. Il descendit à contre-cœur vers les écuries. Il y aperçut Dick, dont le rôle principal, en dehors des soirées, était de soigner, panser, nourrir les bêtes au milieu desquelles il semblait plus à sa place que parmi les humains.

Entre son cheval de voltige et son cheval d’école, Irénée se glissa, soudain heureux de revoir ces deux créatures frissonnantes, qui, réellement, sans maquignonnage ni fausses queues, étaient de très beaux chevaux.

Le silence de l’écurie le reposait du tohu-bohu d’en haut. En flattant le col courbe de ses compagnons de lutte, il se mit à rêver sans même s’en rendre compte.

Jamais sortir… Prisonniers dans un sous-sol sans soleil, entre une mangeoire et une chaîne tendue… Dix minutes par soirée, lumières, bruit, esbroufe… Pendant ces dix minutes, donner tout ce qu’on a de force… Tourner dans un rond, sur un tapis ou dans la sciure… C’est tout. Avec cela, susciter des songes enivrés, des songes de galop en liberté dans des étendues vierges… Oui… Dimitri, cosaque du Don… James Love… et le reste… La vie brillante scandée par la musique ; applaudissements ; palpitations ; chimères… Ô misère ! Ô chaussettes tricotées en voyage ! Ô gares noires, hôtels tristes !… Chaque soir, oui, tourner en rond aussi, comme les chevaux, tourner dix minutes en rond, donner sa force, son courage, sa jeunesse, risquer sa vie tous les jours pour la continuation de vieux tours usés comme les airs d’un orgue de Barbarie fêlé, pas encore las de ressasser les mêmes mélodies… Ô monotonie !… Des ronds de cuir. Nous ne sommes que cela !… Et il y a la jeunesse de nos muscles, nos années d’enfance exercée, notre audace, notre science de l’équilibre et de la discipline physique, et il y a la beauté de nos chevaux, abrutis de pas espagnols, de passage et de voltige ; il y a leur cabrade sublime, il y a tout ce qu’on pourrait tirer de leurs actions naturelles et de notre inspiration humaine pour créer de l’art, de la magnificence, du génie !… Pas de génie : le cirque, cette vieille boutique, le cirque et ses falbalas élimés et son bastringue fatigué !…

Hello, boy… Qu’est-ce qui se passe ? Vous êtes en retard !

À la voix de Johny John, il se réveilla comme en sursaut de ses songeries, et précipita ses gestes.

Un instant plus tard, il remontait avec ses deux chevaux à la bride.

Sur la piste, les quatre acrobates, des Allemands aussi, venaient de terminer. Dick, en selle, attendait derrière les rideaux.

— Allons ! Le numéro cosaque à deux !

Les petites Lénin, assises l’une à côté de l’autre, dardaient leurs yeux expérimentés. Leurs parents vinrent les rejoindre, intéressés.

Irénée, au milieu de ses tourbillons, entendit la mère :

— Il travaille bien !

Et, de nouveau, sa vanité puérile l’anima.

Quand enfin il descendit de cheval, essoufflé comme les autres, parmi les paroles de félicitation dites par les camarades, il recueillit l’hommage silencieux de Marie Lénin, deux yeux noirs qui, pendant un instant, osèrent le regarder avec une admiration fascinée.

La mère Lénin continuait ses louanges.

— Je crois, dit-il, que vous avez travaillé plus que moi, vous, votre mari et vos deux filles ! C’est effrayant tout ce que vous faites à vous quatre ! Quel turbin, aujourd’hui ! Heureusement que, maintenant, on va se reposer jusqu’à demain soir !

— Pas encore !… fit la voix un peu aigre de Germaine Lénin.

Elle cligna de l’œil imperceptiblement :

— Il y a Marie, quand presque tout le monde sera sorti, qui étudiera sa bascule, vous savez !

— Oh !… Je peux rester ?… demanda-t-il plus vite qu’il n’aurait voulu.

— Restez !… Restez !… grogna le père Lénin, d’autant plus qu’on ne sera jamais trop pour la ramasser quand elle tombe, cette gourde !

Les deux parents, la sœur, le Belge, les quatre acrobates allemands, Dick, le régisseur et Irénée, que de monde autour de la tremblante petite chose qu’était Marie Lénin au bout de sa bascule !

— Il faut que tu sois prête pour la seconde semaine !… venait de menacer le père, déjà furieux d’avance.

Et la terreur de l’enfant faisait mal. On sentait que son instinct était de se mettre à genoux en sanglotant, pour demander grâce.

Cependant, malgré ses dents qui claquaient, elle resta misérablement au bout de sa planche, ayant plus peur de son père que de la chute infaillible qui suivrait son bond formidable dans le vide.

— Veux-tu te grouper ?… hurla-t-il, la main levée.

C’est alors qu’Irénée ne put se tenir plus longtemps. De son grand pas souple, il s’avança sur la petite, tout en se tournant vers le père Lénin.

— Montez, monsieur ! Vous allez voir qu’elle sera prête dans un instant. Je vous ferai signe quand il faudra sauter.

Il vint tout près, prit les petites mains glacées de la jeune fille, et, parlant pour elle seule, la regardant jusqu’au fond de l’âme :

— Là… Là… murmura-t-il très bas. Groupez-vous bien… Dites-vous bien qu’il faut aider. Donnez bien le coup de pied au moment voulu. Là… Vous voyez que ça va admirablement !… Ce sera si amusant de réussir ! Vous serez si fière ! Et puis, ajouta-t-il en la regardant plus profondément encore, vous n’avez pas besoin d’avoir peur. Je suis là.

Pourquoi cette parole ? Il l’avait prononcée malgré lui, comme une sorte de formule magique.

Il venait de reculer.

— Allez !… commanda-t-il.

Le père sauta sur la planche. L’un des acrobates tenait le fauteuil au bout de la perche. Marie Lénin, admirablement calme, resta groupée, donna le coup de pied, fit le saut périlleux, retomba dans le fauteuil, assise, avec une si magnifique précision qu’une clameur unanime s’éleva.

Quand elle fut redescendue du fauteuil, un rire nerveux la secouait. Ses muscles avaient compris. Jamais plus elle ne manquerait son coup.

— Ça !… répétaient les deux parents, ça, par exemple !…

Et tous les autres, riant aussi, battaient des mains frénétiquement.

D’enthousiasme, un moment plus tard, le père Lénin invita Irénée à déjeuner.

Ce fut dans une brasserie confortable et brune. Chacun était allé changer de vêtements, avant de se retrouver là.

— Voilà des bonbons pour mon élève !… dit Irénée avec un sourire de grand frère, en tendant la belle boîte acquise chez le confiseur.

C’était la première fois qu’une chose pareille lui arrivait. Marie Lénin, effarée, ne comprit pas tout de suite. Les parents se regardèrent, un peu inquiets. Mais, au dessert, comme la conversation devenait plus amicale à mesure que la bière faisait son effet :

— Écoutez-moi, chers amis. Si vous voulez, je lui apprendrai aussi à n’avoir plus peur à cheval. Mme Lénin monte certainement encore un peu. Mlle Germaine, elle, est un centaure. Si ça vous va, pendant ces quinze jours nous irons faire des promenades tous les quatre, la maman, les deux jeunes filles et moi. Ça détendra les chevaux, d’abord, et ensuite nous ferons de la bonne besogne, Mlle Marie et moi. Vous verrez ça ! Vous verrez ça !… Elle deviendra une écuyère de premier ordre !

Il tourna la tête, attiré. Dans le regard magnétisé de la petite martyre, il lut une obéissance, une confiance si éperdues qu’il lui fallut se dominer pour n’avoir pas les larmes aux yeux.