La Mère et le Fils/13

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie de Sceaux (p. 123-131).

CHAPITRE XIII


I l n’y eut pas de promenades à cheval.

À la façon dont Germaine ricanait quand elle le rencontrait, Irénée soupçonna qu’elle avait dû parler à ses parents contre lui. Ceux-ci, désormais, tout en restant fort polis, l’évitèrent. Quant à la petite Marie, on s’arrangea pour que jamais plus elle ne se retrouvât en face de lui.

Quand il pensait à ces choses, un haussement d’épaules l’en délivrait. Avaient-ils cru, ces pauvres gens, qu’il voulait leur enlever leur fille ?

« Une petite malheureuse comme ça ?… Ils ne m’ont pas regardé !… Décidément les parents, dans tous les mondes, sont à contre-sens. »

Pour ces quinze jours, à Bruxelles, il avait organisé sa vie. Sauf les jeudis et les dimanches, remplis par la représentation en matinée et celle du soir, chaque heure de la journée avait son occupation.

Le matin, levé très tôt, il courait à ce manège où Johny John le faisait travailler. Le numéro futur commençait à se dessiner. Les violences d’un tel labeur et les chutes qu’il risquait sans cesse exaltaient le jeune casse-cou.

Sa témérité devenait telle que le cow-boy lui-même avait des rires de terreur en le voyant faire. Jamais, dans toute sa vie aventureuse, il n’avait vu pareil garçon. Il ne savait ce qu’une si enragée audace représentait d’élans refrénés, élans vers quelque chose d’obscur encore qui travaillait l’esprit du petit Derbos comme un poème en formation.

C’était, d’une part, la haine des vieux clichés équestres, et, d’autre part, un commencement d’idée nouvelle quant au parti à tirer de cette splendeur et de cette force : un beau cheval, de cette autre splendeur et de cette autre force : un bel humain.

Après avoir déjeuné (souvent avec Johny John, qui tenait à bien soigner sa grande vedette de demain), seul sur l’un des chevaux des écuries, l’adolescent galopait dehors. Il cherchait des allées cavalières peu fréquentées, ou même, au hasard de sa fantaisie, il était heureux quand il trouvait dans la banlieue bruxelloise quelque prairie où bondir loin des regards.

Car, sans qu’il s’en rendît exactement compte, c’était encore son idée qui le faisait agir à ces moments. Et cette passion qu’il avait d’essayer un à un tous les chevaux du cirque J.-J., peut-être un jour se l’ expliquerait-il à lui-même.

Certes, l’inspiration le cherchait, le cherchait ; mais il ne comprenait pas encore le sens de la dictée. Et c’était une période de grand tourment dont il était heureux et dont il souffrait en même temps.

Revenu de sa chevauchée solitaire, il se reposait à l’hôtel, ou bien continuait à étudier la ville, ou bien visitait les musées. Et, quand la nuit s’apprêtait à descendre, sentant l’heure, il se dépêchait d’aller prendre le sandwich et la tasse de café qui sont une tradition pour ceux de son métier, lesquels ne dînent pas, mais soupent. Après quoi, dans sa loge rudimentaire, au cirque, il s’habillait pour la représentation, non point tout de suite en brillant cavalier, mais en livrée, afin d’assurer avec d’autres le fameux service de la barrière.

Ce fut en Angleterre, dans la seconde moitié de juin.

Johny John avait dit : « Nous essaierons d’abord dans une ville de moindre importance. Et, quand nous arriverons à Londres, ce sera tout à fait au point. »

Des affiches énormes représentaient tant bien que mal Irénée, ou plutôt « Manetto, le roi des écuyers », tombant debout de son trapèze sur un cheval au galop, puis descendant du haut du cirque, verticalement, la tête sur la croupe, et enfin franchissant douze chevaux dans un saut périlleux.

Après Amsterdam, ses canaux, ses musées, l’Angleterre goudronnée où la campagne n’est plus qu’un terrain triste de tennis ou de golf, étonna le petit Derbos, comme elle étonnera tous ceux qui, parlant l’anglais depuis l’enfance et connaissant à fond la littérature anglaise, ne s’attendent pas à trouver, au pays de toutes les poésies et de toutes les conventions, une humanité si formidablement humaine dans des paysages si bien détruits.

Le soir même de son début (qui, avec le numéro du géant et du nain et la séance cow-boy, ne pouvait manquer, chez les britanniques amoureux de sport et d’humour, de susciter les ovations), il trouva à son hôtel tant de lettres, et, dans ces lettres, tant de sortes de déclarations à l’adresse de son courage, de son élégance et de ses yeux bleus, et aussi tant de demandes de rendez-vous, qu’il comprit qu’enfin la gloire lui était venue, une gloire nomade et sans lendemains, comme tout ce qui touche au cirque, mais la gloire quand même, avec tous ses embarras et toutes ses complications.

Non. Pas d’excès. Ni vin, ni amour. Des chevaux, des tours de force, des rêves, des vagabondages dans des rues étrangères, des musées, il avait assez de tout cela pour vivre.

Au bout de huit jours, le cirque J.-J. partit pour Londres.

Londres. Dans la tête du jeune Irénée, ce mot se traduisit aussitôt par : triomphe encore, lettres encore, tumulte de capitale grouillante, British Museum, National Gallery et — nouveauté dans sa vie actuelle — concerts.

Ce fut simplement en lisant un journal. Frappé comme d’une illumination : « Un concert !… Je vais y aller ! »

C’était une séance de piano donnée par Ricardo Vinès. Irénée pouvait en entendre le commencement avant l’heure de son numéro qui passait, place d’honneur, juste avant le dernier.

« Johny John me dispensera du service de la barrière pour ce soir. J’ai compris à présent ce qui me manque. De la musique ! De la musique ! Je veux de la musique ! »

Pourquoi donc eut-il, avant de s’enfuir comme Cendrillon, le temps d’entendre à ce concert la Danse du feu, de Manuel de Falla ?… À mesure que les doigts prodigieux du pianiste développaient la géniale incantation, Irénée, le souffle court, les yeux dilatés, perdu dans la salle, croyait voir danser devant lui sa destinée.

Quand il dut se lever et partir en hâte à la fin du morceau, ce fut presque en titubant. La révélation s’était faite. Il avait compris ce qu’il cherchait depuis si longtemps sans trouver. Le sens de sa vie lui apparaissait enfin.

— Écoutez, monsieur Johny John. Je vais tout vous dire. J’ai une idée… Je vais essayer lentement de la réaliser. Seulement, il faut que je travaille seul, absolument seul. Ne soyez ni froissé ni inquiet. Je vous jure que je ne vous quitterai pas, que je continuerai mon engagement jusqu’au bout. Mais voilà, il me faut un étalon arabe pur sang. C’est le seul cheval qui comprenne comme un chien. Vous en avez un dans vos écuries. C’est le cheval d’école que je montais dernièrement. Je le veux. Vous allez me le vendre. Vous n’en faites rien pour le moment, que de l’employer dans votre numéro d’étalons en liberté. Dressez-en un autre à sa place, ou n’ayez que sept étalons au lieu de huit. Il me le faut, je vous le dis, il me le faut à moi, payé par moi, parce que je vais commencer par lui défaire son dressage. Et, quand ça commencera à prendre tournure, je vous inviterai à venir voir, vous seul, au manège, où je travaillerai. Nous sommes ici pour un mois. C’est déjà quelque chose. Mais, vraisemblablement, vous ne verrez la première esquisse que plus tard. Ayez confiance en moi, je vous dis ! Je crois ne vous avoir pas déçu, jusqu’à présent.

Une après-midi, il est au cirque, seul sur la piste, avec son étalon. Il ne faut pas qu’un cheval, créature maniaque entre toutes, s’habitue à ne travailler que dans le même endroit.

Le grand mystère dans lequel les nouveautés se préparent, Irénée en a compris maintenant, autant que les autres, la nécessité. Il a bien regardé partout. Personne ne l’épie. « Du reste, c’est encore tellement informe que je défie n’importe qui de comprendre ce que j’étudie ! »

Patient et inflexible, il travaillait. Cet étalon arabe, il ne l’avait pas choisi sans raison. C’était un de ces merveilleux chevaux entiers d’Orient, vifs comme des chèvres et dociles comme des caniches, qui, tout au contraire de leurs frères obtus d’Europe, semblent saisir toutes les nuances du jeu, qui, plus médiums encore que les autres chevaux, subissent le magnétisme du cavalier d’une façon presque surnaturelle.

Il n’y avait pas dix jours qu’Irénée avait commencé son dressage, et, déjà, le bel animal de satin noir dont les narines brûlaient d’un feu rouge, commençait à perdre de sa correction européenne pour reprendre les allures d’un cheval de fantasia. Il galopait en furieux, la tête au vent, s’arrêtait net en pleine foulée de charge, cabrait à fond sur une simple pression de genoux et de bride, savait retomber soit à droite, soit à gauche, selon l’indication inventée par son maître.

Il fallait, présentement, pour continuer son éducation artistique, lui apprendre à s’élancer dans l’espace comme pour un formidable saut d’obstacle, bien qu’il n’y eût pas d’obstacle. C’était ce que cherchait Irénée aujourd’hui. Cet air d’école qui était nouveau (car le saut plané de Blanche Allarty ne franchit pas d’espace en largeur), n’avait pas encore de technique. Certes, Excelsior, cheval d’école, connaissait déjà le travail sur deux pistes, le pas et le trot espagnol, la cabrade, la courbette, la pesade, la capriole, la lançade, le passage, et tout ce qui peut être utilisé comme pas de danse. Et de même Irénée savait, en parfait écuyer, pratiquer la sorte de jiu jitsu par quoi l’on obtient ces résultats, et qui a nom « l’accord des aides ». Mais comment parvenir à faire comprendre à l’étalon qu’on lui demandait maintenant un saut sans barre, et comment, à la longue, réduire à un signe imperceptible l’avertissement auquel il devrait obéir pour exécuter cela ?

Il était en plein saut quand il vit les rideaux s’écarter. Il n’eut pas le temps de penser : « Dick, sans doute ! » La petite Marie Lénin était devant lui, trébuchante, hésitante, et si bouleversée qu’elle se tordait les mains en avançant.

Il sauta vivement à terre, et vint à sa rencontre, son cheval à la main. En l’approchant, il constata, malgré l’ombre du chapeau, qu’elle avait une ecchymose sur la pommette gauche, et les oreilles si rouges qu’on les eût dites près d’éclater. Il s’attendait à voir les parents ou la sœur derrière elle. C’est pourquoi ce fut tout bas qu’il demanda très vite :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Les pauvres yeux noirs le regardèrent, désespérés.

— Je suis toute seule… haleta-t-elle. Je vous avais vu passer devant notre hôtel. J’ai deviné que vous étiez au cirque… Alors, alors j’ai dit que j’étais trop souffrante après ces coups pour aller avec eux au cinéma. Et quand ils ont tous été sortis, je suis venue.

— Toute seule ?… fit-il, abasourdi.

Elle joignit les mains. Sa petite figure blême se déforma. Et, sans plus rien pouvoir dire, elle se mit à sangloter, et de toute son âme.

— Ma pauvre petite !… gronda-t-il. C’est votre père qui vous a encore battue, naturellement !

Il était gêné par son cheval.

— Attendez-moi un instant. Je vais le remettre à l’écurie. Vous allez me raconter tout. Nous allons enfin pouvoir causer !

Quand il revint, il vit qu’elle l’avait suivi de loin. Ce fut dans la coulisse obscure qu’il la retrouva, reculée dans le coin le plus noir.

— Monsieur Derbos, commença-t-elle, comme il lui prenait gentiment le bras.

Mais elle n’en dit pas plus long. Les paumes sur ses yeux, elle se remit à sangloter, secouée jusqu’au bout de ses pieds.

— Allons, ma petite, allons !… Qu’est-ce qu’il y a eu ? Mais il vous tuera, votre maudit père, un jour !

— Ce n’est pas papa ! suffoqua-t-elle sans retirer ses mains. C’est ma sœur !

— Comment ?… Votre sœur, maintenant ? Pourquoi ?…

Elle ne pouvait pas maîtriser les convulsions de sa poitrine, qui l’empêchaient de parler.

— C’est… c’est…

— C’est quoi, petite Marie ?…

— C’est… à cause de… à cause de vous !

— À cause de moi ?…

Il ne comprenait pas. Il y avait un drame, un grand drame dans la vie de cette enfant, puisque, risquant tout, elle était venue le trouver, elle si peureuse, si soumise, si timide.

Elle ôta ses mains, essaya de le regarder à travers ses flots de larmes.

— Monsieur Derbos… Vous avez été si bon pour moi, si bon !… Oh ! jamais je ne l’oublierai… Vous m’avez appris… Avec vous, j’apprendrais tout… Je n’aurais jamais peur… Et puis… Et puis ces bonbons que vous m’aviez donnés…

Les sanglots la reprirent et elle se mit littéralement à crier de douleur.

— Ah !… Ah !… Monsieur Derbos !… Ah !

— Mais enfin, mais enfin ! Qu’est-ce qu’ils vous ont fait, tous, pour vous mettre dans un état pareil ?

— C’est Germaine… Elle… Elle est furieuse… À cause de vous. Elle m’en veut depuis que j’ai réussi la bascule. Elle me déteste, maintenant !… À cheval, dans le double jockey, elle essaie de me faire manquer pour que papa me batte… Et, aujourd’hui (on était toutes les deux), parce que je regardais la boîte que vous m’avez donnée… elle l’a déchirée d’abord ! Et puis elle m’a arrangée comme ça.

Sa main saccadée toucha sa joue, ses oreilles, sa tête. Elle arracha son chapeau.

— Si vous voulez voir ce qu’elle m’a mis ?…

Il ne pouvait prononcer un mot. Il l’attira brusquement, la serra contre lui. La petite tête au chignon informe fut sur son épaule. Et il se mit à la bercer, tout doux, tandis qu’il appuyait sa joue sur les cheveux noirs, toujours à la même place.

Ils restèrent serrés l’un contre l’autre ainsi, longtemps, en silence. Jamais, mieux qu’en cette minute, Irénée ne s’était senti un homme, un homme fort, libre, près duquel cette opprimée venait chercher protection. Donner à autrui ce qu’on ne lui avait pas donné à lui, quand il avait souffert, cela le remplissait d’une ivresse tendre qu’il n’avait encore jamais connue.

Elle s’était calmée, peu à peu. Il la prit au menton, à deux mains, pour la regarder.

— Petite Marie ! Petite Marie !…

Il secouait la tête, des pleurs dans la gorge, grisé par la pitié qu’elle lui inspirait. Dans la mauvaise lumière qui les éclairait, il vit ce qui montait dans les yeux noirs, encore tout poissés de larmes. Et c’était une telle confiance, une telle soumission, qu’il en eut une espèce de peur.

Il lâcha bien doucement le petit menton, ne recula qu’imperceptiblement, et dit :

— Qu’est-ce qu’il faut faire ?…

— Monsieur Derbosl… Monsieur Derbos ! Sauvez-moi ! Je n’ai que vous ! Je n’aime que vous !

Et sa voix faible appelait si follement au secours qu’un grand bouleversement le traversa tout entier.

— Je n’ai pas dix-huit ans, dit-il sombrement. Je n’ai aucune autorité pour vous protéger.

— Oh ! je sais bien !… Mais vous m’avez fait réussir la bascule. Alors il me semble que vous pouvez tout !

Et son exaltation était pathétique jusqu’à la rendre belle.

— Écoutez, écoutez, petite Marie ! Moi, je veux bien tout essayer pour vous sauver. Je suis votre ami, dites-vous bien ça ! Dites-vous bien ça !… Mais ayez de la patience, du courage… Vous savez que je suis là. Un jour je serai plus riche, plus âgé…

Qu’est-ce qu’il pouvait lui dire, à cette pauvrette grelottante ?

Il se tut.

Au bout d’un moment il reprit, évasif, puis s’animant à mesure qu’il parlait, emporté par l’espèce de folie native qui était en lui :

— C’est que j’ai des projets pour plus tard, vous savez !… Tenez ! Aujourd’hui, je travaillais quelque chose… quelque chose qui me sortira du cirque, de la routine, des bêtises, de l’obscurité. C’est si stupide ces malheureux tours qu’on vous fait faire, qu’on me fait faire ! Ils nous mangent notre jeunesse pour cette misère !… Vous saurez mon idée, un jour. Je travaille en grand secret… Je veux inventer… Je pense à des bas-reliefs, à des tableaux de musée, à des ballets, à des poèmes, à de la musique. Je veux remplacer les écuyers et les voltigeurs par un être, un dieu dansant dans des ombres, des lumières et des voiles… L’Amour Sorcier, de Falla… Du sublime encore inexploré… J’utilise la cabrade comme un moyen de fougue harmonieuse, un envol de Pégase dans l’Empyrée, pendant que le poète tend les bras vers le ciel pour allonger encore l’élan du cheval… Il y aura peut-être aussi une trompette d’or… On pourra faire de l’Apocalypse… Et je vois Apollon, Apollon…

Il revint en sursaut à lui sur ces mots :

— Apollon ?… Qui c’est-y, celui-là ?…

Effarée, la fillette le regardait. Il se mit à rire de tout son cœur. Il l’adorait pour cette ignorance.

Sans plus rien chercher, il la reprit vivement par la tête, à deux mains, et l’embrassa sur sa joue contusionnée, avec un entrain d’enfant.

— Va, ma petite, va ! Dépêche-toi de retourner chez toi ! Tu seras tuée de coups si on s’aperçoit de ce que tu as fait. Je t’aime bien. Je suis là. Tu n’es plus toute seule. Va, ma chérie, va !

Et, parfaitement docile, illuminée, elle s’en fut en courant avec ce baiser et ce tutoiement, légère, presque gracieuse, tout à coup.