La Mère et le Fils/15

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie de Sceaux (p. 143-154).

CHAPITRE XV


I l ignorait ce qu’elle avait pu dire chez elle en revenant de son escapade. En vain essayait-il de deviner quelque chose en la scrutant de loin à travers les distances du cirque.

Ils avaient dû la frapper à la tuer, car elle semblait moulue et presque boiteuse. Cependant ils ne soupçonnaient certainement rien de la vérité, car leur attitude restait la même vis-à-vis du jeune écuyer.

Tout le temps que durait le numéro de la petite, comme Irénée la regardait, à présent !

Lié à elle, non par ce premier baiser, mais par ce soufflet qu’il lui avait donné, désormais il savait qu’elle était à lui.

Ce n’était qu’une chétive créature sans beauté, sans grâce, sans culture, sans avenir. Son seul petit charme était d’être malheureuse et naïve et d’avoir un regard d’abandonnée qui fendait le cœur. Mais justement parce qu’elle était cela, rien que cela, le farouche petit la sentait sa propriété, sa chose, sa proie consentante. Personne n’essaierait de la lui prendre. Il était le maître unique de cet être humain, comme jamais il ne serait le maître même de son cheval le mieux maté ; car toujours le cheval se défend sourdement contre le cavalier.

Une pauvre petite fille était à lui. Ce n’était pas une possession magnifique ; mais il n’avait pas besoin d’une possession magnifique. Il avait besoin d’absolu. Marie Lénin était l’absolu. Jamais les ladies à venir de sa carrière commencée ne lui donneraient, avec toutes leurs coquetteries autoritaires, avec toute leur effronterie de beautés millionnaires, ce que lui donnait la simple enfant de saltimbanque pour laquelle il était tout.

En quittant Londres, le cirque J.-J. retournait en France. Il y aurait une soirée à Calais, puis d’autres soirées uniques dans les villes par lesquelles on passerait en se dirigeant vers Bordeaux. À Bordeaux, il y aurait quinze jours de représentation. Ensuite, en s’arrêtant encore en route, la troupe gagnerait tout doucement l’Espagne.

Ils arrivaient enfin à la frontière d’Espagne quand une dépêche, retardée depuis huit jours par les déplacements continuels, parvint entre les mains d’Irénée. Elle était de la vieille Hortense, et annonçait la mort de maman.

Il en était à cette première période où les deuils subits vous laissent un cœur de glace, parce qu’on n’a pas encore pu admettre la nouvelle.

Il alla trouver Johny John dans son bel hôtel. Il n’était pas midi. Le télégramme venait d’arriver.

L’Américain prenait un cocktail en face de la mer, dans la galerie vitrée, et il était seul.

Hello, boy ? Qu’est-ce qu’il y a ?… Et d’abord asseyez-vous. On va vous apporter ce que vous voudrez.

— Merci !… dit-il en prenant place à la table. Je ne bois jamais rien. Je viens vous dire qu’il faut que je parte tout de suite. Ma mère est morte. Voilà la dépêche. Vous pouvez lire.

Le cow-boy ne jeta qu’un coup d’œil.

— Partir ?… s’écria-t-il, partir, en septembre, dans la saison la meilleure, et quand vous êtes indispensable à cette tournée en Espagne sur laquelle je compte tant ? J’aurais bien pu vous donner des vacances, pendant notre traversée de la France, mais maintenant, non !

— Ce ne sont pas des vacances, remarqua froidement le garçon. Ma mère est morte.

— Oui !… Eh ! bien ?

Les yeux bleus s’immobilisèrent, fixes et durs.

— C’est un grand chagrin pour moi, monsieur Johny John.

— Aoh !… Alors excusez-moi.

Quelques secondes de silence marquèrent le respect qu’on doit à la douleur. Johny John ne posa pas une question. La vie mystérieuse du petit aventurier ne le regardait pas.

Il prit une de ses gommes dans la boîte, et se mit à mâchonner en regardant la mer. Puis, enfin, il tourna la tête, et reprit :

— Est-ce que vous devez vraiment partir ? Car, d’après la date de la dépêche, vous arriverez bien après les funérailles.

— Oui, il faut que je parte, j’ai des affaires urgentes à régler là-bas.

Johny John soufflait très fort, et ses mâchoires remuaient plus durement.

— Je vous ferai simplement observer, fit-il, que votre engagement ne prévoit pas un tel congé. Vous avez signé pour six mois, ne l’oubliez pas.

Un éclair passa dans les yeux bleus.

— Je ne l’oublie pas, monsieur Johny John. Mais, de votre côté, vous savez fort bien que ce contrat n’est pas valable. Je suis mineur.

Les lèvres minces du directeur remuèrent sur un juron qu’il retint à temps. Ce n’était pas son intérêt de casser tout et de perdre la vedette qui constituait le principal succès de son cirque.

L’effort qu’il faisait pour ravaler sa colère le couvrit de sueur. Des perles d’eau parurent sur son front, entre les boulettes noires. Un moment Irénée le laissa souffrir ainsi. Tous deux, muets, se regardaient dans le blanc des yeux. Puis, pris de pitié :

I say, monsieur Johny John ! Mon intention n’est pas du tout de vous jouer un sale tour. Je n’ai pas besoin de la loi pour contrôler ma signature. Mais ma vie est extrêmement compliquée, j’aime mieux vous l’apprendre. Et, si vous tenez à moi, il faut que vous consentiez à m’aider. D’abord vous allez me laisser partir pour un petit bout de temps, le moins longtemps possible, rassurez-vous. Ensuite je vous dirai : je ne pars pas seul. J’emmène la petite Marie Lénin.

Une seconde fois, le boy s’exclama :

— Aoh !…

— Je ne peux pas la laisser, monsieur Johny John. Alors c’est à vous de vous arranger (vous comprenez ?) pour que ses parents ne me fassent pas d’ennuis. Il faut qu’ils sachent bien que leur fille est perdue pour eux… Inutile de courir après elle. Eh bien ! je l’épouserai dès que ce sera possible, si vous voulez tout savoir, et, à ce moment-là, je me réconcilierai avec la famille, qui n’aura pas à regretter ce mariage. Est-ce entendu comme ça, monsieur Johny John ? Réfléchissez bien. Et si mes conditions ne vous vont pas, parole de loyal garçon, je vous paierai en plusieurs fois le dédit que vous voudrez… Ah ! pardon… Un mot encore. J’ai besoin, si vous acceptez la première combinaison, de partir avec ma fiancée tranquillement par le train de ce soir. Je compte donc que vous ferez le nécessaire.

La nuit était doucement tombée, et les paysages commençaient à valser entre chien et loup.

Seuls dans leur compartiment de premières, Irénée et Marie étaient assis l’un à côté de l’autre.

Il avait voulu la faire voyager en premières, pour que, tout de suite, sa pauvre vie fût orientée vers le confort, pour qu’elle ne reconnût plus rien qui ressemblât aux mauvais jours passés. Pourtant, il ne lui parlait pas, ne la regardait pas, ne lui prenait pas la main.

Quand la nuit fut tout à fait venue et le train allumé :

— Tu vois ce panier, là, dans le filet ? Je vais te le descendre ! C’est ton dîner. Moi, je n’ai pas faim. Mange. Ne t’occupe pas de moi. Je serai gentil bientôt, sois tranquille. Mais, pour le moment, je ne suis pas là. Je t’aime bien. Je t’ai battue, je te dois ma vie à cause de ça. Nous sommes fiancés. Je t’épouserai quand je serai majeur, et je ne te quitterai jamais plus. Voilà. Maintenant, dîne ! Je m’en vais dans le couloir pour ne pas te gêner.

Il y était resté plus d’une heure, le front sur la vitre noire. Quand il revint, Marie avait fait disparaître les restes de son dîner, avait aéré, s’était étendue et, le dos tourné, dormait, ou faisait semblant.

Le train approchait de Paris.

— Réveille-toi, petite Marie. Nous arrivons ! Là !… Remets ton chapeau… Passe ton manteau… C’est à Paris que nous arrivons, tu sais ?… Je vais te conduire à l’hôtel. Tu y seras bien. Tu y resteras gentiment cette nuit et pendant un ou deux jours, peut-être, toute seule comme une grande fille. Tu te feras servir dans ta chambre pour être plus tranquille. Je reviendrai, tu sais ? Tu me crois, n’est-ce pas ?…

Et, levant ses yeux de caniche vers celui qui l’hypnotisait, debout et bousculée entre les valises, elle répondit timidement :

— Oui, monsieur Derbos.

Dans le parc légèrement touché par l’automne, le jour et la nuit se partageaient le paysage. Le dessous des arbres restait gorgé de ténèbres, mais le premier frôlement de la lumière frisait leur cime. Une unique étoile attestait la nuit, un seul oiseau annonçait le jour. Cependant cette annonciation n’était faite que de deux faibles notes auxquelles, bientôt, le chœur entier des petites gorges allait répondre. Et la rosée qui submergeait l’herbe, et cette immobilité des branches, c’était encore de la stupeur nocturne.

Qu’est-ce qui pressait Irénée, puisqu’il n’allait que vers une maison vide, vers du néant ?

Il fut revoir son cheval de plâtre. En le touchant de ses mains caressantes, il laissa sur sa bouche errer un sourire ironique. Ce cheval, il n’y avait pas encore songé, n’était pas autre chose que le symbole de sa vie.

Il longea les haies également. Il faisait comme si rien de nouveau ne s’était passé. Cette école buissonnière retardait le moment sinistre d’aborder la maison pleine de silence où sa mère n’était plus qu’un spectre.

« Elle était déjà morte, puisqu’elle n’avait plus son âme. Mais son apparence physique demeurait, qui respirait comme autrefois. Ses mains étaient chaudes, je me souviens, et je percevais le rythme de son cœur, quand, tout contre elle, je posais mon front sur le lit. »

Il fut enfin devant la maison. Tout était clos. Les persiennes serrées refusaient la lumière. Qu’est-ce qui se passait dans ces chambres quittées par les humains ?

Le petit jour était plus triste qu’un soir tombant. Irénée eut envie de se laisser glisser par terre devant la porte, et de mourir de regret.

Une hostilité l’accueillait. La maison de son enfance ne voulait plus de lui.

Pris d’une sorte de panique, il se mit à crier comme un enfant qui fait du bruit pour se rassurer. En même temps il donnait des coups dans les volets du rez-de-chaussée ?

— Hortense ?… Hortense ?… Y a-t-il quelqu’un ?… Eh ! là ! le gardien ! Répondez-moi !…

Il en fit tant qu’enfin une persienne fut poussée au premier.

— C’est vous, m’sieu Irénée ?

— Ah ! mère Hortense ! répondit-il dans un sanglot subit. Car il lui semblait, puisque la vieille était toujours là, que l’âme du passé n’avait pu s’envoler encore de la maison calfeutrée.

Il vit la silhouette disparaître de la fenêtre. Un moment plus tard, la porte s’ouvrait.

— M’sieu Irénée ! Je me demandais ce que vous étiez devenu ! Pas de réponse à ma dépêche ! Rien !…

Il se retenait pour ne pas lui sauter au cou… Cette servante ridée et trop respectueuse, c’était tout ce qui lui restait de maman.

— Écoutez… fit-il, d’une voix étranglée. Allez d’abord ouvrir les persiennes, pour que je n’entre pas dans le noir…

Elle y alla. Quand il pénétra, ce fut bien plus affreux encore qu’il ne l’avait imaginé. La chambre était glaciale. Toute chaleur humaine y avait disparu. Les meubles trop bien rangés témoignaient qu’on n’y vivait plus. Rien ne traînait sur la table ; la cheminée froide, avec sa trappe baissée, était plus mortuaire que le reste. Il n’osait pas regarder le lit. Il le vit enfin. Le couvre-pieds était dessus, proprement arrangé, grands plis rigides jusque par terre.

Et, devant cela, le garçon perdit tout contrôle sur lui-même. Il se précipita, tomba sur les genoux, et, comme sa tête roulait à la place de jadis.

— Maman ! Maman ! Maman !… cria-t-il, déchiré par une effrayante douleur.

La vieille avait dû le laisser seul, comme au temps de ses veillées au chevet de la malade.

Ce fut de lui-même qu’il redescendit la trouver, au bout de près d’une heure, à la cuisine. Il avait ses cheveux en broussaille, les yeux gonflés, les joues creuses.

— Revenez avec moi, là-haut, voulez-vous ? Et racontez-moi. Je veux tout savoir.

— Elle n’a pas souffert, allez, monsieur !

— Elle n’a pas souffert…

Brusquement elle s’agita, les yeux peureux :

— Ces messieurs m’ont demandé si je savais ce que vous étiez devenu, m’sieu Irénée. Oh ! ce que j’ai eu de honte de leur mentir devant Madame morte ! Je ne savais plus ce que je devais dire. C’était une responsabilité, pensez donc ! Mais vous êtes si généreux pour moi… J’ai fini par dire que je ne savais rien… Mais… Je crois qu’ils se sont arrangés avec leur vieux notaire… et que… et qu’ils vous ont fait passer pour mort… À cause de l’héritage vous comprenez ?

— Ah oui… dit-il.

Il haussa les épaules.

— Ils ont bien fait.

La vieille le regardait avec stupéfaction.

— Et moi qui croyais que ça allait faire tant d’histoires, que je n’en vis plus depuis douze jours !

— Pourquoi des histoires, Hortense ?… Je n’ai pas besoin d’héritage. J’ai seulement besoin qu’on me fiche la paix !

Il continua plus doucement :

— Quant à vous, vous avez été bonne pour maman jusqu’au bout, et je ne l’oublierai jamais. Je vous enverrai de l’argent tous les mois jusqu’à la fin de votre vie, pour que vous n’ayez plus besoin de tant travailler, à votre âge… Vous pleurez, ma pauvre mère Hortense ?… Je vous aime bien… Vous êtes tout ce qui me reste de mon enfance… Il faut bien que je m’inquiète de vous…

C’était un caveau vieillot et romantique, en forme de chapelle, une croix surplombant le fronton, un vitrail derrière le grillage, et cette simple inscription dans la pierre :

Famille de Charvelles.

Irénée l’avait peut-être vu dans son enfance, il ne se souvenait de rien.

L’immense brassée de fleurs apportée dans l’auto de louage devait rester devant la porte close. La chapelle où dormait sa mère refusait, également hostile, de le laisser entrer à l’intérieur.

Dans tout le reste du cimetière, les petites tombes villageoises se pressaient au pied de cette chapelle, comme de simples maisons autour d’une seigneurie.

« Elle est là !… » pensait le fils. Mais il ne pouvait l’imaginer. La vraie tombe de sa mère, c’était ce lit vide et refait devant lequel il avait sangloté ce matin. Rendue à la famille de Charvelles, la dépouille de maman appartenait désormais aux deux oncles haïssables qui gardaient la clé du caveau.

« Je vais m’en aller, maintenant que j’ai vu. Je n’ai plus rien à faire ici. »

Et, comme s’il eût été chassé de ce lieu, la tête basse, il reprit sa route vers l’auto qui l’attendait à la porte.

Il faisait beau. Derrière le vert des arbres, il y avait déjà de l’or.

Il ouvrait la portière pour monter dans l’auto. Deux hautes ombres furent sur lui. Une main le prit au bras.

— Ah ! ah !… mon gaillard ! On te retrouve enfin ?

Ses oncles. Ils sortaient tout juste de leur château. Dans des faces de vieilles pommes ridées, ils avaient le beau nez des Charvelles, et leurs petits yeux noirs ; la teinture de leurs cheveux et de leurs moustaches les faisaient paraître plus jaunes encore. En grand deuil, hautains, maigres, perchés sur de grandes jambes, ils étaient démodés, racés, vaguement ridicules. Et leurs voix nasillardes, dénaturées par les dentiers, étaient celles de polichinelles distingués.

— Alors, il faut que ta mère meure pour que tu ressuscites ?… ricana Horace.

— Je voudrais bien savoir comment tu l’as su !… poursuivit Édouard.

Acculé contre la voiture, Irénée les regardait avec des prunelles démesurées.

Horace avança sa figure de mannequin et lui murmura, sifflant entre ses fausses dents, très bas, sans doute par crainte de quelque scandale :

— Où étais-tu, vaurien ?… Nous feras-tu le plaisir de nous le dire ?

Édouard, dans un geste identique :

— Tu reviens pour l’héritage, hein ! blanc-bec ?

Il les repoussa tous deux d’un seul large coup de coude.

— Puisque la fatalité veut que je vous rencontre, dit-il d’une voix fort haute, je veux bien m’expliquer avec vous une fois pour toutes. Allons ! Entrons chez vous, puisque nous sommes à la porte du château ! Vous, continua-t-il, avec une désinvolture magnifique, attendez-moi là, chauffeur ! Je n’en ai pas pour longtemps !

Escorté de leurs deux pas secs, il marchait plus vite qu’eux. De stupeur, ils ne disaient plus un mot, et le suivaient.

Le château donnait sur la place du village, dont il n’était séparé que par un bout de parc anglais.

Le trio pressé franchit les lices blanches, contourna quelques massifs. La porte, au-dessus du perron, était ouverte.

Les deux oncles et le neveu pénétrèrent avec une sorte de violence. Ils passèrent le vestibule ; puis la porte de la salle à manger fut ouverte et se referma d’un claquement de colère.

— Eh bien, monsieur ?… crièrent ensemble Horace et Édouard.

Ils étaient tous trois debout, face à face, entre le dressoir de chêne et la table épaisse, parmi les têtes de cerfs, les boiseries brunes, debout et ramassés dans un coin de l’immense salle, déjà tremblants de tout ce qu’ils allaient se dire d’épouvantable.

Irénée avait croisé les bras, et il fronçait les sourcils, comme s’il réfléchissait profondément avant de parler.

Une voix de nez s’éleva :

— Ton héritage, mon garçon, tu l’auras, puisque tu reviens pour ça. Mais je suis ton tuteur. Tu vas voir si, pour commencer, je ne te flanque pas dans une bonne maison de correction jusqu’à vingt et un ans !

Un éclat de rire du petit les fit sursauter. La lutte lui rendait le courage de vivre, certes !

— Pas encore !… les nargua-t-il avec des yeux comme des escarboucles bleues.

— Qu’est-ce que tu dis, galopin ?

— Je dis que vous allez m’écouter, messieurs de Charvelles, et me comprendre. Suivez-moi bien ! Et je vous prie de ne pas m’interrompre, surtout ! D’abord, je ne suis pas venu pour l’héritage. Ça vous en bouche un coin, hein ? Je suis venu pour voir maman… (Une seconde d’interruption.) pour voir maman que je n’avais pas embrassée depuis… très longtemps. J’ai appris qu’elle était morte… Hortense m’a tout raconté.

— C’est toi qui l’as tuée !

— Je vous défends !… Mais non. Je ne veux pas me mettre en colère, parce que je vous écraserais tous les deux comme deux vieilles mouches desséchées. Fermez ça, comprenez-vous ?… Non, non, oncle Horace, ce n’est pas la peine de sonner vos gens, parce que je vous ferai un tel scandale ici, que vous n’aurez jamais vu pareil ! Restons entre nous, je vous prie ! Je vous avais bien dit qu’il ne fallait pas m’interrompre.

Leurs mâchoires claquaient d’indignation. Ils échangeaient des regards aigus, avec quelque chose de maman, hélas ! dans leur nervosité, quelque chose qui fit qu’Irénée baissa le ton, troublé douloureusement par cet air de famille.

— Veuillez m’écouter, reprit-il avec calme, en évitant de trop regarder leurs vieux masques devenus si poignants pour lui.

Et ce fut presque tendrement qu’il développa :

— Croyez-moi. C’est dans votre intérêt que je vous parle, mes oncles. Voilà : donc, l’héritage, je n’en veux pas. Je vous le laisse. Faites-moi passer pour mort si vous voulez. Je ne porte pas mon nom et je ne le porterai plus jamais.

— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? sifflèrent-ils, abasourdis.

— Tenez, je vais vous dire tout mon secret. Je ne veux pas que vous puissiez croire que je suis devenu un apache, ou quelque chose de ce goût-là. Tel que vous me voyez, mes oncles, je gagne, à moi tout seul, cent mille francs par an.

Il crut entendre sa mère, et frissonna.

— Il est fou !… Il est fou !…

— Je ne suis pas fou, mes oncles. Je peux vous donner les preuves. Je fais partie d’un cirque. Vous savez peut-être que c’était ma marotte étant petit, et que mes frères s’amusaient à me faire faire des tours abracadabrants, surtout à cheval. J’en remercie leur mémoire ! C’est grâce à eux que j’exerce, maintenant, une profession si lucrative et qui me plaît tant. Je vois que vous commencez à me croire. Tant mieux. Maintenant, écoutez-moi bien ! Je vous jure sur l’honneur que vous n’aurez jamais d’ennui à mon sujet. Je suis mort, je vous dis. Seulement, de votre côté, il faut que vous me considériez, en effet, comme décédé, et que vous me fichiez la paix. Si vous refusez, si vous m’embêtez, à vingt et un ans je vous ferai une histoire si retentissante que vous en serez déshonorés jusqu’à la gauche, hein ?… et que vous en mourrez, entendez-vous bien ?

Les deux vieux hobereaux, pendant qu’il parlait, se regardaient avec un air étrange, hochaient la tête, échangeaient des signes auxquels Irénée ne comprenait rien.

Quand il se tut, attendant leurs exclamations, il eut la surprise de les voir se parler à l’oreille. Cela dura plus longtemps qu’on ne l’eût cru. Enfin, l’oncle Horace fit un pas vers lui.

— Nous ne voulons pas, dit-il, nous ne pouvons pas marcher contre ta destinée. Nous n’avons jamais rien pu faire de toi. C’est le sang qui parle en toi, retiens ce que je te dis. Nous acceptons le pacte. Nous voulons croire que tu restes un homme d’honneur malgré ton dévoiement, et que l’esprit des Charvelles, l’esprit de ta mère est tout de même en toi quelque peu. Pas de scandale, pas d’histoire. Du reste, au premier éclat, c’est la maison de correction. Nous te laissons donc libre, n’est-ce pas, Édouard ? Tu peux retourner vers la vie de tzigane que tu as choisie… Mais, ajouta-t-il avec un petit geste mesquin, tu nous permettras de te donner quand même quelque chose en héritage. C’est une correspondance que nous avons trouvée dans le secrétaire de ta mère quand elle est tombée dans l’état qui a précédé sa mort.

Dans les petits yeux noirs d’Horace de Charvelles, et aussi dans ceux de son frère, une sorte de gaieté pétillait, à présent, comme si le paquet qu’ils remettaient à leur neveu eût été une attrape fort amusante pour eux.

Irénée flaira quelque vengeance. Il ne dit rien pourtant qu’un « merci » faible.

— Adieu, notre neveu !

— Adieu, mes oncles !

Les mains ne se tendirent pas. La porte de la salle à manger s’était refermée sans bruit.