La Mère et le Fils/16

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie de Sceaux (p. 155-165).

CHAPITRE XVI

Paris, mardi.
Ma chère Marguerite,

Nous sommes à Paris depuis une quinzaine. Excusez-moi d’avoir tant tardé à vous répondre. Il a fallu m’occuper de mes deux fils avant leur rentrée au lycée ; vous vous doutez de tout ce qu’il faut à des garçons qui grandissent. C’est la dernière année de François, car je suis bien sûre qu’il sera reçu à son baccalauréat du premier coup. Marcel est intelligent aussi, mon mari dit même qu’il sera supérieur à son frère. Mais ce n’est pas d’eux que je veux vous parler. Je sais que vous n’adorez pas cette paire. Vous lui reprocherez toujours de n’être pas la petite Irène.

Ce que je veux vous apprendre, c’est une grande nouvelle. J’ai fait la connaissance d’Alexandre Obronine !

Que n’êtes-vous à Paris pour vous réjouir et vous enorgueillir avec moi ! Car ce n’est pas tout ! Le merveilleux génie, fantasque comme tous les Russes le sont, paraît-il, a déclaré qu’il tenait à m’entendre au piano, parce qu’il sentait qu’il n’aurait jamais de meilleur accompagnateur que moi.

Cela s’est passé au dîner de la comtesse de Massave. J’y allais en rechignant, moi qui suis si peu mondaine. Jugez de ma surprise, de mon éblouissement quand on m’a présenté le grand violoniste. (Vous vous souvenez de nos larmes à son dernier concert ?) Pour comble de joie, on m’avait mise à sa gauche à table. Vous entendez d’ici notre conversation. Musique ! musique ! musique !

Vous dire l’homme étonnant qu’il est ne me serait pas possible. Simple comme un enfant, original, par moments, à vous démonter, puis, à d’autres, perspicace comme un La Bruyère. Ce qu’il m’a dit de tous les convives de ce dîner, pendant le reste de la soirée, était criant de vérité, alors qu’il les voyait pour la première fois. On dirait que son regard voit dans le dedans des têtes. Mon mari dit que c’est très slave, cette espèce de divination des êtres, jointe à des moments de vraie déraison comme il semble en avoir. Et quel esprit ! Enfin, j’ajoute, égoïstement, qu’il ne s’est occupé que de moi, bien qu’il y eût là des femmes autrement jeunes et jolies que moi. J’attribue ce phénomène à mon amour de la musique qui lui a plu, sans doute, dans une maison où personne n’en fait ; mais, malgré tout, j’étais extrêmement flattée, comme vous pouvez le croire. Mon mari aussi, du reste.

Vous savez qu’il n’est pas jaloux, et pour cause, connaissant mon cœur et, surtout, mes rigides principes religieux. Par contre, la comtesse et ses amies étaient si visiblement dépitées que j’en étais toute confuse.

Enfin, résultat d’un si beau soir : Alexandre Obronine a promis qu’il viendrait un jour chez moi, pour faire de la musique avec moi. Je suis folle de joie et d’épouvante à la fois. Pouvais-je ne pas vous raconter cela ?

Au revoir, ma chérie. J’attends une bonne lettre de vous, sans faute. De mon côté, je vous tiendrai au courant de mes nouveautés.

Votre belle-sœur qui vous aime,

Marie Derbos.
Ce jeudi.

Marguerite, Marguerite, il est venu aujourd’hui ! Quel événement ! Vous savez par mes précédentes lettres que je n’espérais plus rien de ce Russe de génie, et que j’avais pris mon parti d’être totalement oubliée de lui, malgré ses promesses au dîner Massave. Et voilà. Cet après-midi, comme j’allais sortir pour des courses, on sonne. Je n’attendais personne, naturellement, mais le plus curieux c’est que j’ai deviné que c’était Obronine. Il est entré. J’ai eu un battement de cœur terrible. Pensez donc ! Il avait sa boîte à violon à la main. « Je viens jouer avec vous, a-t-il dit sans même me saluer. Mais je vois que vous avez votre chapeau. Vous sortez ? »

Vous pensez si le chapeau a promptement quitté ma tête. Et nous voilà, séance tenante, installés, moi devant le grand Erard, lui à côté de moi. Il avait apporté de la musique.

Ah ! Marguerite, quelle journée ! De quatre heures à sept heures, nous avons déchiffré sans nous lasser, des sonates de Mozart, de Hændel, les deux de Schumann (que je ne connaissais pas), d’autres choses encore… C’était palpitant, enivrant, je n’étais plus sur terre. Mon mari est rentré que le violoniste était encore là. Nous voilà causant tous trois. Il ne partait pas. Timidement, sentant l’heure tourner : « Voulez vous dîner avec nous ?… » Quelle bonne grâce dans son acceptation ! J’étais honteuse de n’avoir qu’un menu ordinaire.

À table, il a parlé de la politique du monde entier avec une compétence qui subjuguait mon bon gros Derbos. Et, sitôt le café pris : « Jouons encore, madame ! »

Ma chère, il était encore là à deux heures du matin ! Vous me croirez si vous voulez. Mon mari dormait consciencieusement dans un fauteuil. Je tremblais à cause des voisins. Il faut apprendre à connaître les Russes, décidément.

Il a dit qu’il reviendrait la semaine prochaine. Si la séance est aussi longue, je crois que Paul Derbos ne pourra pas tenir jusqu’au bout, ni les voisins non plus. Que dois-je faire ? Vous me donnerez votre avis là-dessus, chérie, n’est-ce pas ?

Je vous embrasse tendrement.

Marie.
Samedi.

Non, chère Marguerite, il n’est pas encore revenu.

Vous me demandez comment il est de près ? Mais comme nous l’avons vu au concert. Grand rasé, le front énorme, les cheveux fous, frisés, noirs, des yeux d’Oriental, les pommettes hautes et accentuées, le teint très pâle, la bouche mince et sarcastique, le nez presque Kalmouk — un étranger, en un mot. Il parle correctement le français, avec un accent très prononcé qui roule les R.

— Une aventure, vous avez bien raison ! Il faut que la musique soit plus forte que tout pour que je sois à ce point sortie de ma manière d’être habituelle. Mais mon mari m’encourage, très flatté d’avoir reçu à sa table une telle célébrité. S’il en était autrement, vous pensez bien que ma mélomanie elle-même ne tiendrait pas devant un froncement de sourcils. Du reste, je suis sûre de moi ! Vous n’oubliez pas que je suis une ex-future religieuse ? Et puis, le pauvre Obronine est à cent lieues de penser à me faire la cour. On sent qu’il n’aime que son violon — et comme il fait bien !

En hâte aujourd’hui, toujours tendrement.

Marie.
Ce lundi.

Quelle joie de vous voir arriver, Marguerite chérie ! Nous allons avoir de vraies petites fêtes musicales à vous donner, car Obronine est revenu ; et il a dit qu’il reviendrait chaque samedi — votre présence sauvera mon pauvre Paul, noyé dans les flots d’harmonie qui l’endorment — mais comment résister à ce Russe sans façons ? « Cher, a-t-il dit à Paul, ne m’appelez plus monsieur, mais Sacha. Chez nous, c’est le diminutif d’Alexandre. » Et il a ajouté, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde : « Et vous aussi, ma dame. » (Lettre déchirée à cet endroit).

En marge, de l’écriture de tante Marguerite :

Une colère d’Édouard a détruit le reste de cette lettre, et toutes les autres. Vous savez bien, Marie chérie, que notre intimité l’agaçait. Je n’ai donc pu vous renvoyer, avec l’autre chose, que cette partie sauvée de votre correspondance de cette époque-là. Pardon. S’il n’avait déchiré que cela dans ma vie ! je griffonne en hâte, car vous savez qui attend en bas. Marie, Marie, je vous aime encore plus qu’avant. Je comprends tout. Mais ne rendez pas responsable notre Irénée. Je vous en supplie à genoux, aimez-le toujours. Si cela vous est possible encore une fois, je vous écrirai longuement par le même intermédiaire. Car j’ai peur de la poste, peur de tout pour vous.

Marguerite.

…Les lettres s’arrêtaient là. Tremblant un peu plus fort, Irénée prit le cahier de feuilles reliées par une épingle rouillée, et classé à la suite de ces lettres.

L’écriture de tante Marguerite, une fois de plus, avait inscrit en tête de cette sorte de journal : « Rendu à ma très chère Marie, selon son désir, le 17 juin 1908. »

Marguerite, Marguerite, c’est moi. Vous aurez compris de suite d’où vous venait ceci, en voyant qui l’apportait jusqu’à vous. Je n’en puis plus. Il faut que je confie à quelqu’un le drame de ma vie. Et qui voulez-vous que soit ce quelqu’un, sinon vous, la seule qui puissiez me comprendre, m’aider à supporter le poids qui m’écrase ?

La vie — ou plutôt nos maris et leur misérable brouille — nous ont séparées, ma chérie. Mais je sais que vous m’aimez toujours comme je vous aime. Notre adorable petit Irénée est encore venu resserrer les liens de notre affection, lui pour lequel vous aviez écrit cette Légende de la Sirène qui m’a si souvent consolée quand je pleurais notre séparation !

Marguerite, pardonnez-moi de ne vous avoir pas toujours dit la vérité, d’avoir pu si longtemps vous cacher le secret de ma vie.

C’est un secret plus terrible encore que je ne me l’imaginais, j’en ai maintenant la certitude.

Mais je parle par énigmes. Je vais donc tout vous dire. Cependant, il faut, dès que vous les aurez lus, rendre ces papiers à la personne qui vous les remettra et qui attendra, si toutefois elle arrive jusqu’à vous sans encombre. Mais je dois bien avoir calculé l’heure où Édouard n’est pas au château. Moi seule, de cette façon, serai maîtresse de garder ou de détruire ceci, ainsi que les premières lettres au sujet d’Obronine que vous voudrez bien me rendre aussi par la même occasion.

Car, vous le soupçonnez peut-être, c’est encore d’Obronine qu’il va être question ici.

Marguerite, je rougis toute seule en traçant ces mots qui sont ma honte éternelle : Obronine a été mon amant.

Ne repoussez pas ces feuilles, ne me méprisez pas avant de continuer. Je ne suis pas si coupable que vous pourriez le croire au premier abord.

Prenez connaissance de ma malheureuse histoire, et ne me jugez que lorsque vous aurez tout lu.

Vous savez comme moi, puisque vous avez assisté à Paris, voici bientôt sept ans, aux commencements de notre amitié, que, seule, la musique nous occupait tous deux. Du moins, pensais-je à cette époque qu’il en était de lui comme de moi. Mon enthousiasme pour son génie, je le jure devant Dieu, n’était empreint d’aucun autre sentiment. Son violon était pour moi comme une constante prière. Rien, ni mes devoirs religieux, ni mes devoirs maternels et conjugaux, n’était écarté du fait de cette intimité musicale, qui durait depuis des mois, et que, du reste, mon mari et même mes enfants ne cessaient d’encourager.

Un soir (oh ! Marguerite, ce soir-là, j’en reverrai toute ma vie les moindres détails), Obronine, une fois la musique terminée, mon mari étant parti se coucher depuis plus d’une heure, me regarde d’un air si étrange que je commence à avoir peur.

J’étais habituée déjà à ses bizarreries, à ses sautes d’humeur, à ses silences, à ses flots de paroles, à ses divagations d’artiste un peu fou par moments.

— Marie, me dit-il, m’appelant par mon nom pour la première fois, j’ai une confidence à vous faire. Je suppose que vous l’avez deviné déjà : je vous aime. Je vous aime comme je nai jamais aimé personne au monde, simple et sage Marie. Je vous aime à en devenir fou. Je vous aime (et il grinçait des dents !) comme un tyran, et je suis si jaloux de vous que je pourrais parfois tuer votre mari, et même vos deux enfants, parce que ces trois-là sont mes rivaux et que je les hais.

Je m’étais levée, voulant me retirer à l’instant. Il me barre la route et tombe à mes pieds en sanglotant avec une telle violence que l’épouvante m’immobilise sur place.

— Marie, continue-t-il à travers ses larmes insensées, je ne vous l’aurais jamais dit, car j’ai compris quelle femme vous étiez. Mais demain je pars pour la Russie, et vous ne me verrez plus jamais.

J’étais bouleversée de tout ce qu’il venait de dire. Mais l’annonce de ce départ, Marguerite, ce fut pour moi comme une révélation foudroyante. Hélas ! Hélas ! Je l’aimais aussi. Tout ce que j’avais cru donner à la musique, c’était à lui que je l’avais donné !

— Vous n’allez pas partir !

J’avais crié cela malgré moi. Et, dans le ton que j’y avais mis, il devinait trop bien que c’était un cri d’amour.

Et voilà l’effroyable suite de cette scène.

— Marie… Vous m’avez dit tout à l’heure que jamais je n’avais joué comme ce soir. C’est vrai. Ce soir, c’était mon chant du cygne, ma bien-aimée. Car non seulement je vais partir, mais je vais très probablement mourir.

Je le regardais, muette d’horreur. Il s’est relevé, m’a serrée dans ses bras, et je ne pouvais plus résister, malheureuse que j’étais !

— Marie, ce n’est pas tout ! Écoutez-moi bien. Je suis du parti nihiliste, et désigné, je le sais depuis hier, pour lancer la prochaine bombe qui doit faire sauter enfin notre tsar et sa famille. On ne peut se défier de moi à la cour… Je suis violoniste… Je sais quel est mon devoir. Je partirai demain pour la Russie. Je n’ignore pas que je sauterai fatalement avec mes victimes, ou bien que je serai pris et exécuté. C’est donc à la mort que je vais. Mais on est lâche, malgré tout son courage. J’ai voulu que, du moins, la douce femme que j’ai aimée en silence sût que je l’aimais, afin que son souvenir me reste après ma mort. C’est tout. Je m’en vais à présent. Adieu !

Comment vous décrire ce qui s’est passé ensuite ? En sanglots à mon tour, je le suppliai de renoncer à son crime. Je priai pour ceux qu’il allait tuer, pour lui-même, pour moi… Enfin…

Enfin, Marguerite, — oh ! que Dieu me pardonne cela — j’ai été à lui. J’ai été à lui sur le serment qu’il renonçait à son abomination. Une consolation dans mon malheur irréparable, c’est que j’ai épargné des existences, arrêté un crime effroyable, que j’ai empêché un malheureux exalté de mourir assassin.

Car il est mort, Marguerite, vous le saviez, mais vous ignoriez, comme tout le monde, la cause de ce suicide qui a bouleversé Paris.

Je me hâte d’achever, car ma plume ne tient plus dans mes mains.

Le lendemain (à l’heure où Paul est à son bureau), un étranger demandait à me parler. Je pressens qu’il vient de la part d’Obronine. Je le reçois. C’était un grand Russe hirsute et famélique. Je m’aperçois en l’interrogeant, affolée, qu’il ne sait pas un mot de français. Sans me regarder, il tire de sa poche une lettre et la pose sur le pupitre du piano, puis s’en va sans saluer.

Cette lettre posée là, je la verrai toute ma vie. Cette lettre, aussitôt brûlée, je la sais par cœur.

« Marie,

« Vous avez voulu que je n’accomplisse pas la tâche qui m’incombait. Je vous ai cédé. J’ai été lâche. Je ne puis donc plus vivre. Je meurs déshonoré, mais non désespéré, car vous m’avez donné plus que l’honneur et plus que la vie. On retrouvera mon corps chez moi et les lettres qu’il faut pour la police. Ma dernière pensée est pour vous qui, pendant des mois, avez été pour moi l’archange pur de la musique. Je vous adore.

« Sacha. »

Vous croyez peut-être, Marguerite, que mon calvaire se termine là. Non. Ce n’était que le commencement.

Vous qui m’avez soignée à ce moment-là, savez quel était mon état après un tel coup. Mon pauvre Paul et vous-même trouviez naturel que le suicide du musicien m’eût atteinte si profondément. Et plus tard, quand je m’aperçus que j’allais être mère, vous vous réjouissiez avec mon malheureux mari de ce dérivatif que, malgré sa rudesse ordinaire, Paul avait si tendrement souhaité.

Mais moi !

Cet enfant sera-t-il celui de Paul ou celui de Sacha ? J’avais toutes les raisons d’hésiter entre les deux pères. Oh ! que l’humiliation qui m’écrase pendant que je trace ces mots de courtisane me soit comptée sur ma part d’enfer !

L’enfant est né. Vous n’avez pas, alors, pu comprendre ce qu’il y avait dans ce cri que j’ai poussé lorsque vous m’avez annoncé, souvenez-vous : « Il ressemble à la petite Irène ! »

Il me semblait que j’étais sauvée, que cette ressemblance avec mon premier enfant prouvait miraculeusement que le nouveau-né n’était pas d’un autre sang. Je croyais que Dieu lui-même voulait me montrer qu’il me pardonnait.

Et puis…

Marguerite, la dispute violente de nos maris nous a séparées, hélas ! Vous n’avez pu continuer à suivre le développement de notre Irénée. Peut-être auriez-vous avant moi deviné ce que je ne voulais pas admettre dans mon épouvante d’honnête femme — oui, d’honnête femme malgré tout, Marguerite.

Maintenant, la preuve est faite. Dieu a mis tous les raffinements dans mon châtiment. Cet enfant a aujourd’hui cinq ans. Voilà cinq ans que je l’étudie en essayant de nier. La mort même de mon mari ne m’a pas distraite d’une si ardente observation. Hélas ! cet enfant est le fils de Sacha Obronine.

Les yeux de la Sirène, ma chérie, n’étaient là que pour mieux nous tromper. Le petit Irénée a tout de son père. Je bénis le ciel que mon pauvre Paul soit mort avant d’avoir eu le temps de s’apercevoir des preuves, qui, dans ce petit, crient à haute voix l’adultère.

Car ce n’est pas seulement à cause de la structure de son visage, qui peu à peu reproduit, à travers le masque d’Irène de Charvelles, les pommettes hautes, signe de la race étrangère. Ce n’est pas à cause de son nez court où demeure le souvenir atténué du type kalmouk. Ce n’est pas à cause de cette teinte foncée, marque orientale, apparaissant lentement autour de ses yeux bleus qui devraient être noirs. Tout cela échappera à d’autres regards que les miens. Ce que je constate dans le domaine moral est bien plus terrifiant. Cet enfant a tout de son père, vous dis-je ; ses bizarreries, ses sautes d’humeur, sa perspicacité formidable, déjà présente chez un être si petit, tout, jusqu’à son amour de la musique (il pleure chaque fois que, pour l’éprouver, je remets mes mains sur mon piano à jamais fermé), tout jusqu’à ses instincts anarchiques, tout jusqu’à ses sanglots passionnés, jusqu’à sa tyrannie d’amoureux jaloux des deux autres, tout jusqu’à son goût des chevaux, qui lui vient en droite ligne des steppes où les ancêtres du malheureux Sacha, comme il me l’avait souvent raconté, galopaient sur des bêtes déchaînées.

Je vous ai dit, Marguerite, que mon calvaire ne faisait que commencer. Ah ! que Dieu punit bien ceux qui lui manquent !

Cet enfant idolâtré, cet enfant préféré, je n’ose plus l’aimer. Il me semble que je léserais les deux autres, qui ont tous les droits, que je leur porterais malheur. Il me semble que je continuerais l’adultère. Le penchant que j’ai pour lui me paraît coupable comme la perpétuation de cet amour que, sans le savoir, j’avais nourri dans mon cœur pour le musicien de génie qui devait être son père. Cet enfant est mon péché vivant, mon remords fait chair, ma condamnation.

Ses frères, insouciants et superficiels comme ils le sont, ne s’aperçoivent de rien, heureusement. Mais, lui, pauvre petit, quelle va être sa destinée ? Déjà je l’écarte de la musique pour laquelle il était né, et à laquelle il n’a pas droit, parce qu’elle serait l’affichage public de son origine. Déjà je l’écarte de ma tendresse passionnée à laquelle il n’a pas droit non plus, parce qu’elle prolongerait mon crime. Il est mon enfant, et je dois le fuir comme on fuit un tentateur. Innocent, il faut qu’il subisse le joug, qu’il soit frustré de sa mère, parce que cette mère a commis la faute sans pardon.

Parfois, quand il lève sur moi ses beaux yeux qui ne comprennent pas… Mais non. Je ne puis m’étendre sur ce déchirement de tous les jours. Pardonnez-moi. Je pleure à chaudes larmes en vous écrivant, ma chérie. Je ne puis plus. Avez pitié de votre misérable belle-sœur, qui n’ose plus vous embrasser.

Votre malheureuse,

Marie.