La Mère et le Fils/17

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie de Sceaux (p. 166-174).

CHAPITRE XVII


L’ affiche lumineuse, lettres géantes aux couleurs de l’arc-en-ciel, éclairait déjà l’avenue élégante où les arbres d’hiver frissonnaient. Ce n’était qu’un nom sans commentaires. Mais tout Paris savait déjà ce que représentait ce nom : Irénine.

Une première partie, composée de ballets ukrainiens encore inédits, préparait l’atmosphère et meublait le programme. Un des meilleurs orchestres de Paris corsait encore l’attrait d’un tel spectacle.

Enfin, les trois coups, l’obscurité complète, le rideau qui se lève sur des lueurs et des ombres, l’orchestre qui attaque La Danse du Feu, de Manuel de Falla.

Alors, traversant les nuées du décor d’un saut si formidable qu’on ne peut pas ne pas dire qu’il vole, Irénine apparaît sur son cheval, coursier noir et cavalier vêtu de flammes, vision surnaturelle qui remplit la salle d’une sourde clameur.

Maintenant, sur les basses insistantes de la géniale incantation, le cheval, comme ceux des fantasias orientales, piétine, refréné, si bien mis au point pendant les heures mornes du manège, qu’il semble, ensorcelé par la musique, inventer de lui-même toute cette fougue parfaitement en mesure qui tend et détend ses nerveuses jambes à reflets bleus. L’illusion est d’autant plus complète qu’Irénine ne paraît pas un instant s’occuper de sa monture, sinon pour faire corps avec elle dans un élan de furieuse inspiration. La musique monte, l’étalon se cabre, le petit génie ailé qui l’enfourche va, le serrant entre ses genoux, l’entraîner à sa suite dans l’espace vers lequel il s’élance de tout son torse, les deux bras jetés vers les astres.

Les flamboiements qui rampaient à terre éclatent en hautes flammes qui montent aussi. Tout va disparaître dans les nuées, verticalement aspiré.

Non ! Le cheval retombe. Les flammes redescendent. Une hésitation qui suit la musique se manifeste par des pas, des balancements, des élans commencés qui ne s’achèvent pas. La bête enfin s’affaisse lentement à genoux, le front par terre, le cavalier pend parmi ses voiles tristes.

Mais, à l’orchestre, la rage espagnole recommence. Relevé, le cheval piaffe. Longtemps se déroulent les épisodes de cette chorégraphie incantatoire, mathématiquement adaptée aux notes. Des flots de véhémence montent de la scène où se passe cette espèce de miracle furibond. Ce n’est bientôt plus qu’un tourbillon scandé par des arrêts brusques et repartant « au temps » avec la musique. « Comment est-ce possible ?… » se demandent les spectateurs béants, tant que dure cette démence magnifique. Car ils ne savent plus ce qu’ils voient, tant la rotation est devenue folle.

Et, tout à coup, c’est autre chose. Cabrant à droite, cabrant à gauche, cabrant de tous les côtés à la fois, la bête debout s’est changée en une chimère noire qui oscille dans le feu, selon la plus voluptueuse cadence. La fin se pressent dans son accélération insensée. Des quatre pieds, voici que l’animal bondit sur place, vingt fois, sur le même accord, qui, vingt fois, obsédant, implacable ne veut pas que soit enfin terminée la danse hallucinée.

Une ruade finale. Silence subit, total : ténèbres absolues. La musique s’est tue, les flammes se sont éteintes. Au même instant, une lueur d’aube commence dans le fond obscur.

Calme sur son immobile et sombre cheval, Irénine réapparaît dans ses voiles, revenus, hors des projections on doyantes, à leurs couleurs naturelles qui sont le brun et le roux foncé ; Irénine n’est plus, au centre de la scène où le jour se lève derrière lui, qu’une statue de bronze, une statue équestre, figée là pour toujours. Doucement le rideau descend dans un mutisme de mort. Ni la bête, ni l’humain n’ont plus même un frémissement.

Un hurlement d’admiration fit exploser la salle entière.

Le génie, quand il éclate avec cette autorité de tonnerre, force la foule la plus disciplinée à lui répondre par des moyens de primitifs. Les snobs eux-mêmes crevaient leurs gants, trépignaient, les femmes ligotées de perles criaient comme des sauvages.

Quand Irénée revint, en pleine lumière, sur son cheval couvert d’écume, le délire augmenta, contre toute possibilité. Des bouquets volèrent, des gants, des écharpes, tout ce qui tombait sous les mains frénétiques. La clameur unanime épouvantait le cheval frissonnant.

Sur la scène aménagée pour les circonstances, couverte de ce tapis de cirque non soupçonné tout à l’heure, le petit cavalier dut revenir indéfiniment. On finit par laisser le rideau baissé, malgré les rappels qui continuaient. Le programme avertissait que le spectacle reprenait au bout de trois minutes et qu’il ne fallait pas quitter la salle. Or, il y avait presque une demi-heure qu’Irénée saluait.

La seconde danse fut immaculée et lente.

Irénine, dans un clair de lune, venait, couronné de myrtes, vers les spectateurs, sur un adagio de Gluck, du fond de la scène où des nuages de tulle s’écartaient sur son passage. En le voyant surgir, drapé de lins très légers, sur son cheval de neige, savaient-ils tous que cette évocation impressionnante était née au fond d’un vieux parc d’enfance, au pied d’un pauvre coursier de plâtre, verdi de mousse ?

Le marbre vivant composait, défaisait et recomposait avec une majesté solennelle une suite de statues blanches, tour à tour d’ombre et de lumière, parmi des cyprès fuselés.

Il y eut une cabrade immobile, pendant quelques secondes, qui fit gronder la salle, à bout d’émerveillement. Il y eut des allusions aux frises du Parthénon, à tous les bas-reliefs de l’histoire ancienne, à tous les quadriges qui couronnent les arcs de triomphe, à tous les groupes équestres sur les socles des jardins. Puis, comme l’adagio, très court, se terminait, tandis que le cheval reculait doucement dans les brumes qui se refermaient à mesure sur lui, ce fut une série de spectres sans couleur qui se dressèrent de face, de profil, attitudes de plus en plus stables, jambes blanches du cheval en suspension dans l’air, bras nus du cavalier arrêtés dans leur extase, jusqu’à ce que le dernier brouillard, sur la note finale, eût intercepté le dernier groupe, faiblement aperçu tout au bout de lieues, eût-on dit.

Cette fois encore, les rappels s’éternisèrent. L’admiration de la foule avait emprunté quelque chose de sa noblesse à ce grand poème sans paroles. On criait moins. Mais certains yeux étaient scintillants de larmes. Par ailleurs, la différence profonde qui séparait ces deux danses stupéfiait. On se demandait comment la troisième pourrait être encore une nouvelle révélation.

Elle le fut.

Balakirev ? Moussorgski ? À l’orchestre une galopade furieuse, qui sentait le massacre et la révolution, fit frémir la salle. On devinait que l’arrivée du cavalier, qui tardait savamment au milieu de cette symphonie barbare, allait être évocatrice de quelque grand drame moscovite, ancien ou moderne.

Pour cette danse, celle à laquelle il tenait le plus, Irénine avait utilisé, en la transformant, la voltige à la Richard, celle de Dimitri Cosaque du Don. Quand il bondit enfin sur la scène, ce fut sur ses pieds, galopant aux côtés de son cheval ventre à terre, un petit étalon gris acheté dans le Sahara, hirsute, décoiffé, longs poils aux pieds, actions violentes.

Un casque d’argent, des bottes d’argent, des culottes bouffantes de Prince de légende vêtu de jade, une panthère aux reins, la poitrine à demi découverte, les bras dénudés dans les manches déchirées, Irénine, dans son désordre d’un art suprême, était si divinement souple et beau que, pour le coup, malgré la musique, les applaudissements éclatèrent.

La lutte avec le cheval dressé tout debout, sabots menaçants, puis le bond de félin dont il l’enjamba ; les défenses inouïes de la monture indomptée, les renversés par lesquels, au beau milieu des ruades folles, le guerrier ramassa par terre sa lance, puis son étendard ; la charge du cheval à travers la scène immensément ouverte évoquant des plaines blanches d’hiver parcourues de lueurs d’incendie ; le cavalier tombé traînant entre les quatre sabots emportés ; le redressement qui le remit en selle ; la pyrrhique chevaline qui suivit, tandis que la lance, jetée en l’air voltigeait dans les mains du héros debout sur ses étriers, il y eut toutes les émeutes et toutes les batailles dans cette pantomime vertigineuse et qui faisait passer des frissons dans les dos.

La bouche grande ouverte, le casque tombé, les cheveux rebroussés, Irénine semblait pousser d’exaltés cris de guerre. À lui seul, il figura des armées, se défendit longtemps contre un ennemi plus fort.

La musique haineuse précipita ses rythmes heurtés. Sur un jet de catapultes sorti des timbales exaspérées, son cheval et lui tombèrent enfin, roulèrent avec les dernières notes ; et le rideau, d’un seul coup, descendit sur cette agonie violente dans le sang et dans la neige.

Il avait dépassé toutes les possiblités. La moitié du théâtre, après les ovations, prétendit s’enfourner dans la loge du petit triomphateur.

Son rêve de poète, il l’avait accompli. Il avait fait quelque chose que personne ne pouvait faire. Il les avait écrasés de beauté, d’adresse, d’art, de lyrisme, de courage. Il avait été le petit Tamerlan de la triste foule noire. Et, maintenant, l’apothéose commençait.

La petite fille énigmatique qui souriait debout dans ce coin de la loge, vêtue de satin noir, à peine décolletée, chargée d’émeraudes, finissait par intriguer le long défilé.

Roulé dans ses fourrures, Irénine, pantelant encore, disait sans rien expliquer, en l’enveloppant de ses yeux de sirène :

— C’est Mamar.

Et comme elle ne prononçait pas une parole, ils concluaient tous et toutes : « Une Russe qui ne sait pas un mot de français. Sa maîtresse ou sa sœur. On ne sait pas. »

Cinquante soupers attendaient le petit dieu haletant. Dans la cohue il y eut Johny John, et il y eut lady Hampton. Dans les lecteurs de la presse affolée de demain, il y aurait l’oncle Édouard et l’oncle Horace qui devineraient bien qu’Irénine c’était la contraction d’Irénée et d’Obronine, l’union définitive de deux noms et de deux races. Pourquoi la mère Hortense était-elle morte depuis trois mois ? Il y aurait aussi la famille Lénin, restée boudeuse malgré le riche mariage auquel elle n’avait pas manqué de donner son consentement empressé ; il y aurait aussi la famille Maletier, Albertine, tous ceux qu’il avait connus et qui ne sauraient pas…

Le petit dieu haletant pensait à ces choses. Les gens le harcelaient. Il répondait n’importe quoi. Ses yeux d’azur s’immobilisaient sur un rêve lointain. « Il y aura tous ceux-là, mais il n’y aura pas maman… »

Il finit par accepter un des soupers au hasard. Il fallut enfin faire évacuer la loge, ses abords, l’escalier où la queue continuait.

— J’irai d’abord reconduire ma femme à Auteuil, déclara-t-il. Elle a déjà trop veillé.

Les regards stupéfaits se tournaient vers la petite Lénin.

« Il a dit sa femme ! »

— Mamar, tu vas dormir pendant que j’irai à leur souper. Dors bien, mon petit oiseau chéri, parce que, quand je reviendrai, nous partirons dans la voiture, pour un pays que tu ne connais pas et où il faut que j’aille. Je veux arriver juste à l’aurore. Nous serons revenus à temps pour la représentation de demain soir.

La limousine arrivait dans l’aurore, ainsi qu’il l’avait calculé, juste à ce tournant de route où il entendait descendre.

— Viens, Mamar ! Nous faisons le reste à pied ! L’auto nous attendra là.

C’était la première fois, sans d’ailleurs lui en révéler le sens, qu’il l’emmenait vers les mystères de son enfance.

« Il faut bien que je présente ma femme à maman, en même temps que je lui raconterai mon triomphe ! »

Il souriait d’avance, enfant halluciné.

La maison n’avait pas été vendue, la vieille Hortense, avant de mourir, le lui avait certifié dans toutes ses pauvres lettres reconnaissantes.

Il se voyait déjà devant le lit vide, seul vrai tombeau de la morte adorée. Il ne parlerait pas. Les spectres entendent le silence. Il penserait :

— Vous voyez, maman, c’est ma petite compagne, bien simple, bien douce, qui ne dit jamais rien et qui me laisse la rendre heureuse à ma façon sans me demander mes raisons. Ce n’est pas un reproche, maman bien-aimée. Je sais tout ce que vous souffriez. C’est pour cela que je viens vous dire que, moi aussi, je suis glorieux comme Sacha, plus glorieux que lui même, par d’autres moyens. Je n’ai pas déshonoré mon sang, n’est-ce pas ? Vous pouvez être fière de votre fils, dites maman, maman qui m’aimiez en secret comme je voulais, maman qui étiez devenue si innocente entre vos deux nattes grises, avec vos yeux qui ne regardaient plus rien, depuis qu’ils avaient vu, pour la seconde fois, la lettre, la lettre fatale qui annonce la mort…

Il serra si fort le bras qu’il tenait que Marie Lénin, sur la route, se tourna pour le regarder.

Il pleurait sans le savoir. Elle continua de marcher à son côté, n’osant faire une seule remarque.

— Voilà la grille !

Elle était grande ouverte. Pourquoi ? Le cœur étreint, il entraînait Marie, presque en courant, à travers le parc.

Quand ils eurent atteint ce qu’il voulait voir d’abord :

— Le cheval ?… Où est le cheval ?…

Car le vieux bosquet, vide de sa statue de plâtre, était ravagé, piétiné, défiguré.

— Oh ! mon Dieu !… Viens vite ! Viens vite !…

Le soleil levant éclatait à travers le bois sec de l’allée d’hiver.

Irénée, au bout de cette allée, s’arrêta net.

— La maison ?… Où est la maison ?

Car il n’y avait plus qu’un amas de démolitions.

Des brouettes, des pelles, des pioches lui apprenaient que la demeure n’était pas tombée en ruines, mais qu’on l’avait rasée, pour en reconstruire une autre, évidemment, car des monceaux de briques neuves attendaient déjà là.

— Maman !… fit-il, dans un cri sourd, en lâchant le bras de sa frêle compagne.

Elle le vit s’avancer de trois pas égarés, puis reculer, le front dans la main. Sa stupeur se prolongea longtemps. Enfin, d’un bond, il fut au milieu des plâtras qu’il examina longtemps, le front bas, qu’il fouilla un à un, baissé dans la poussière.

Ce qu’il cherchait, cherchait comme l’ultime débris d’un trésor perdu, ce qu’il ne trouvait pas, c’était un ou deux petits bouts de verre coloriés venus du couloir qui précédait la chambre de maman. Mais tout lui était refusé, même cela. Féerie néfaste, son vieux cheval de plâtre, père abstrait de ses étalons vivants, s’était, d’un bond invisible, précipité dans le néant. Sa maison croulante, habitée par des ombres, avait disparu.

Restée à sa place, la petite Lénin n’osait pas faire un geste. Irénée revint enfin vers elle avec des yeux tels qu’elle se retint pour ne pas crier.

Il l’avait reprise au bras et, de nouveau, l’entraînait en sens inverse.

— Allons-nous-en ! Allons-nous-en vite ! Vite !

Au tournant de l’allée, il se retourna pour regarder encore ce qu’il laissait derrière lui. Même morte, sa mère, une fois de plus, se refusait à sa tendresse.

Peut-être comprit-il enfin l’image de son destin. Les briques neuves s’élevaient à côté de la démolition. Sur les ruines de son enfance, il devait songer, maintenant, à édifier sa jeunesse, sa vie, sa nouvelle vie.

Encore une fois il avait lâché le bras de sa femme-enfant. Elle le dévorait du regard, avec toute l’angoisse du monde dans ses yeux de caniche. Il chancela, parut prêt à tomber. Puis revenant à lui, il se jeta véritablement sur elle. Et, la serrant avec désespoir dans ses bras, secoué de sanglots enfantins qui roulaient sa tête sur la chétive épaule :

— Mamar, pleura-t-il, orphelin lamentable, pleura-t-il, comme si toute sa jeune gloire qui débordait ce matin même dans les journaux n’eût pas été là devant lui. Mamar, oh ! aime-moi bien, ma chérie !… J’ai tout perdu, tout perdu… Je n’ai plus que toi, Mamar… Je n’ai plus que toi !…

FIN