La Machine à courage/23

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Texte établi par préf. Jean CocteauJ. B. Janin (p. 218-222).


POSTFACE
par
MARGARET ANDERSON,
(Traduit de l’anglais par Monique Serrure.)



Un matin, c’était un des premiers jours de juin 1939, Georgette Leblanc alla consulter le docteur Edmond Gros à l’hôpital américain de Neuilly. Elle fut stupéfaite quand il insista sur la nécessité d’avoir une consultation immédiate avec le docteur de Martel. Son diagnostic, donné le lendemain, la rassura parce qu’il était faux. Il ne dit la vérité qu’à Monique et à moi.

Nous écoutions ce verdict comme si ces mots n’avaient pas de sens. Pour nous, Georgette Leblanc, dont la vie s’était déroulée « à travers des corridors de lumière sans fin et en chantant »[1], ne pouvait pas entrer dans un monde de ténèbres. Du reste ce n’était pas le moment de penser à notre propre tragédie, nous devions empêcher Georgette de connaître la sienne. Ce ne fut pas chose difficile, son don de ne croire qu’aux encouragements lui fit admettre sans hésitation la version du docteur : une tumeur bénigne qui devait être enlevée avant qu’elle ne devienne dangereuse. Toutefois elle s’opposa à une intervention immédiate et ce ne fut qu’en septembre aux premiers jours de la guerre que le docteur de Martel l’opéra.

Un mois plus tard nous partions pour Hendaye, d’où nous projetions de retourner à New York. Mais les visas étaient difficiles à obtenir et pendant que nous attendions, nous passions le temps à écrire, à causer, à nous promener au bord de la mer, discutant la dernière partie du manuscrit de Georgette : Vers le but. Le livre fut achevé au printemps jusqu’à la dernière page écrite au Phare. Mais elle n’était pas satisfaite de ce dernier chapitre. Comment décrire en quelques pages « l’eau vive » qu’elle avait reçue ?

Elle chercha à résoudre ce problème pendant les longues soirées où tombait cette pluie fine qui fait d’Hendaye le parfait village d’automne. Quand elle ne pouvait arriver à faire concorder ses mots avec sa pensée elle s’arrêtait et s’amusait à dessiner des caricatures pour son petit neveu de huit ans, Roland de Jouvenel. Elle avait commencé une série de dessins sur les aventures d’un ours polaire nommé Victor. Roland attendait l’épisode quotidien et jamais Georgette ne le déçut. Elle était assise à côté d’une petite cheminée dans notre petite villa tout près de la mer, et elle travaillait à son dessin avec le soin méticuleux qu’elle apportait à tous les produits de l’imagination. Monique et moi, nous entendions par moment son rire radieux éclater chaque fois que l’ours Victor la surprenait par ses attitudes malicieuses.

Le jour de Noël nous avions fait une longue promenade sur la plage, regardant les vagues se briser à nos pieds. Comment pouvait-elle être si gaie ? Comment pouvions-nous l’être ? À l’heure du thé, deux aimables voisines, qui elles aussi, cherchaient « la vie », sont venues. Elles avaient vécu toute leur existence à Bordeaux. Là, elles avaient entendu Georgette chanter, il y avait presque cinquante ans — jeune, belle et ardente. Maintenant, elles l’entendaient, encore belle et ardente, parler de Gurdjieff. Elle leur lut Vers le but et elles demandèrent si elles pourraient revenir et en entendre davantage.

En février, Georgette devint si faible que nous nous décidâmes à abandonner notre solitude pour nous rapprocher de Cannes et des amis. Ils nous trouvèrent un « chalet rose » au Cannet, perché sur la colline, parmi les mimosas, les oliviers, les pins au travers desquels la Méditerranée scintillait. Un médecin assura à Georgette que son opération avait parfaitement réussi. Il nous révéla qu’elle ne pourrait vraisemblablement survivre plus de six mois. Nous l’écoutâmes à peine, tellement nous étions sûres de son esprit et de sa vitalité.

Le printemps, l’été et l’automne passèrent sans que nous soyons alarmées. Georgette acheva la révision de son livre. Un dernier Noël se passa et un nouveau printemps, mais alors Georgette commença à sentir dans la main, puis dans le bras gauche, des douleurs qui ne devaient plus cesser. Ces douleurs augmentèrent progressivement, la main et le bras enflèrent démesurément ; en avril ils n’avaient plus forme humaine. Pour elle, ce phénomène était logiquement le résultat de l’opération, un trouble dans la circulation qui passerait.

Quand la morphine devint nécessaire, nous trouvâmes une protection même dans cette extrémité puisqu’une seule injection donnait à la malade le sommeil d’une nuit. Pendant le jour, elle souffrait parfois de douleurs intolérables. Pendant ces crises, nous marchions ensemble à travers la chambre jusqu’à ce qu’elle soit calmée. Elle inventa une technique spéciale pour soulager ses douleurs : une série de cris gutturaux pour un type de douleur, des cris perçants pour un autre. Pendant que nous marchions, nous criions ensemble ; alors, elle riait si violemment que la douleur disparaissait.

Quand je plaçais sur le phono le Chevalier à la Rose, elle se levait, entrait dans ma chambre et tourbillonnait au rythme des valses viennoises, son bras immobilisé, plié à angle droit. En septembre encore, elle insista pour aller au cinéma à Cannes, voir un film sur la vie de Tchaïkowsky. Après le film, nous marchions dans la rue d’Antibes, Georgette criait : « C’est à hurler de beauté ». Son exaltation était telle qu’elle remonta sans s’en apercevoir les 177 marches qui nous séparaient du Chalet Rose, le bras pesant, le souffle court, mais parlant toujours de Tchaïkowsky.

Dans les premiers jours d’octobre, après une courte promenade, elle rentra exténuée, ne pouvant pas rester debout. En s’appuyant contre la petite porte verte, elle laissa paraître pour la première fois qu’elle sentait son état désespéré. « Rien de ce qui touche les humains ne m’est plus sensible, dit elle. Je ne me sens plus comme un être vivant. Je suis déjà morte. Est-ce donc ainsi que l’on meurt ? »

Le 13 octobre, dix-huit mois après que le médecin se fût prononcé, elle était tellement malade et la nourriture était si rare, si difficile à trouver, qu’elle accepta d’entrer dans une clinique où elle pourrait obtenir un peu de lait, de poulet, des légumes. Elle y resta huit jours, s’affaiblissant tous les jours, et puis, elle voulut revenir au « Chalet Rose ». Quand elle fut rentrée dans sa chambre toute fleurie et qu’elle sut que Monique et moi ne pouvions l’entendre, elle dit à une voisine : « Comme je suis contente de revenir mourir ici ». Plus tard, cette nuit-là, elle dit : « Quel drame. Ma vie est finie et j’avais encore tant de belles choses à faire. »

Le jeudi matin, elle dit à Monique : « J’ai peur. » Elle fit une pause, puis : « Mon Dieu, me voulez-vous ? » Elle se tut de nouveau pendant près d’une heure et dit alors : « Je suis prête. » Dès cet instant, nous avons eu l’impression que ses jours n’étaient plus seulement les siens, mais qu’elle les partageait, comme elle l’a écrit dans La lutte avec la mort, avec une succession de cercles qui s’agrandissaient pour elle sur un autre plan. Ces jours étaient la reproduction exacte de cette répétition de la mort qu’elle avait décrite. Son drame devenait objectif dans le vrai sens du mot. C’était comme si elle essayait de toutes ses forces de « suivre cette suite impossible de son passage mystérieux ». Ceci était pour nous si évident que nous renoncions aux paroles d’amour et d’adieu. Nous avions compris qu’elle « voyait de très loin ceux qu’elle aimait le plus » et nous lui parlions seulement de notre compréhension. Elle nous avait montré comment vivre, elle nous montrait comment mourir.

Le vendredi matin elle commença à parler par symboles ou par chiffres, répétant sans cesse « un, deux, trois, quatre », accentuant toujours le quatre. Parfois elle répétait : « Moi, moi. » Nous savions qu’elle s’attachait au symbole ésotérique de l’octave et du « moi ». Comme elle l’avait écrit de son lit d’hôpital : « J’étais surtout absorbée par de grands travaux qui me semblaient urgents ».

Dans le courant de l’après-midi, plusieurs amis anciens, et des nouveaux, vinrent la voir. Elle était tout à fait lucide et les reçut comme si elle n’était pas malade en disant « contente » et puis « au revoir », offrant sa main à baiser. Son sourire était ineffable. Quand ils furent partis, nous lui parlâmes de Gurdjieff. Je lui rappelai qu’il avait dit qu’elle avait « beaucoup de courage » et qu’il l’avait appelée « amie ». Avec un visage transfiguré, elle dit : « Il a dit cela ? » puis elle fit cette dernière grande déclaration : « Alors… nous allons mourir sans mourir ».

Toute la journée du samedi, elle délira doucement, répétant ses symboles. À dix heures du soir, elle nous regarda avec des yeux clairs et dit : « Comment est-ce possible ? » Ces mots d’étonnement furent son suprême commentaire.

Le dimanche matin, elle nous sourit et nous dit : « Bonjour », avec un accent spécial sur le mot « bon ». À huit heures et demie ce soir-là, elle ouvrit ses yeux vers nous. Sa respiration était si faible que nous pouvions à peine l’entendre ; nous comprimes enfin qu’elle mourait. Et puis, sans un signe, sans un mouvement, sans un bruit, elle mourut. Elle avait simplement exhalé sa vie. C’était comme la mort d’une fleur ou d’une feuille qui « se détachait et, lentement, descendait en spirale, retournant à la terre ».


  1. I think continually of those who were truly great,
    Who, from the womb, remembered the soul’s history
    Through corridors of light where the hours are suns,
    Endless and singing...

    Stephen Spender.