La Maison à vapeur/Deuxième partie/10

La bibliothèque libre.
La Maison à vapeur
Voyage à travers l’Inde septentrionale (1880)
Hetzel (p. 344-359).

La berge du lac fut enfin atteinte. (Page 344.)


CHAPITRE X

le lac puturia


Le lac Puturia, sur lequel Steam-House venait de trouver provisoirement refuge, est situé à quarante kilomètres environ dans l’est de Dumoh. Cette ville, chef-lieu de la province anglaise à laquelle elle a donné son nom, est en voie de prospérité, et avec ses douze mille habitants, renforcés d’une
Quelques brasses suffirent à les mettre hors de vue. (Page 351.)

petite garnison, elle commande cette dangereuse portion du Bundelkund. Mais, au delà de ses murailles, surtout vers la partie orientale du pays, dans la plus inculte région des Vindhyas, dont le lac occupe le centre, son influence ne se fait que difficilement sentir.

Après tout, que pouvait-il, maintenant, nous arriver de pire que cette rencontre d’éléphants, dont nous nous étions tirés sains et saufs ?

La situation, cependant, ne laissait pas d’être inquiétante, puisque la plus grande partie de notre matériel avait disparu. L’une des voitures composant le train de Steam-House était anéantie. Il n’y avait aucun moyen de la « renflouer », pour employer une expression de la langue maritime. Renversée sur le sol, écrasée contre les roches, de sa carcasse, sur laquelle avait inévitablement passé la masse des éléphants, il ne devait plus rester que des débris informes.

Et cependant, en même temps qu’elle servait à loger le personnel de l’expédition, cette voiture contenait, non seulement la cuisine et l’office, mais aussi la réserve de nourriture et de munitions. De celles-ci, il ne nous restait plus qu’une douzaine de cartouches, mais il n’était pas probable que nous eussions à faire usage des armes à feu avant notre arrivée à Jubbulpore.

Quant à la nourriture, c’était une autre question, et plus difficile à résoudre.

En effet, il n’y avait plus rien des provisions de l’office. En admettant que, le lendemain soir, nous eussions pu atteindre la station, encore éloignée de soixante-dix kilomètres, il faudrait se résigner à passer vingt-quatre heures sans manger.

Ma foi, on en prendrait son parti !

Dans cette circonstance, le plus désolé de tous, ce fut naturellement monsieur Parazard. La perte de son office, la destruction de son laboratoire, la dispersion de sa réserve, l’avaient frappé au cœur. Il ne cacha pas son désespoir, et, oubliant les dangers auxquels nous venions presque miraculeusement d’échapper, il ne se montra préoccupé que de la situation personnelle qui lui était faite.

Donc, au moment où, réunis dans le salon, nous allions discuter le parti qu’il convenait de prendre dans ces circonstances, monsieur Parazard, toujours solennel, apparut sur le seuil et demanda à « faire une communication de la plus haute gravité. »

« Parlez, monsieur Parazard, lui répondit le colonel Munro, en l’invitant à entrer.

— Messieurs, dit gravement notre chef noir, vous n’êtes pas sans savoir que tout le matériel qu’emportait la seconde habitation de Steam-House a été détruit dans cette catastrophe ! Au cas même où il nous serait resté quelques provisions, j’aurais été fort gêné, faute de cuisine, pour vous préparer un repas, si modeste qu’il fût.

— Nous le savons, monsieur Parazard, répondit le colonel Munro. Cela est regrettable, mais nous ferons comme nous pourrons, et nous jeûnerons, s’il faut jeûner.

— Cela est d’autant plus regrettable, en effet, messieurs, reprit notre chef, qu’à la vue de ces groupes d’éléphants qui nous assaillaient, et dont plus d’un est tombé sous vos balles meurtrières…

— Belle phrase, monsieur Parazard ! dit le capitaine Hod. Avec quelques leçons, vous arriveriez à vous exprimer avec autant d’élégance que notre ami Mathias Van Guitt. »

Monsieur Parazard s’inclina devant ce compliment, qu’il prit très au sérieux, et, après un soupir, il continua ainsi :

« Je dis donc, messieurs, qu’une occasion unique de me signaler dans mes fonctions m’était offerte. La chair d’éléphant, quoi qu’on ait pu penser, n’est pas bonne en toutes ses parties, dont quelques-unes sont incontestablement dures et coriaces ; mais il semble que l’Auteur de toutes choses ait voulu ménager, dans cette masse charnue, deux morceaux de premier choix, dignes d’être servis sur la table du vice-roi des Indes. J’ai nommé la langue de l’animal, qui est, extraordinairement savoureuse, lorsqu’elle est préparée d’après une recette dont l’application m’est exclusivement personnelle, et les pieds du pachyderme…

— Pachyderme ?… Très bien, quoique proboscidien soit plus élégant, dit le capitaine Hod, en approuvant du geste.

— … Pieds, reprit monsieur Parazard, avec lesquels on fait un des meilleurs potages connus dans cet art culinaire dont je suis le représentant à Steam-House.

— Vous nous mettez l’eau à la bouche, monsieur Parazard, répondit Banks. Malheureusement d’une part, heureusement de l’autre, les éléphants ne nous ont pas suivis sur le lac, et je crains bien qu’il nous faille renoncer, pour quelque temps du moins, au potage de pied et au ragoût de langue de ce savoureux mais redoutable animal.

— Il ne serait pas possible, reprit le chef, de retourner à terre pour se procurer ?…

— Cela n’est pas possible, monsieur Parazard. Si parfaites qu’eussent été vos préparations, nous ne pouvons courir ce risque.

— Eh bien, messieurs, reprit notre chef, veuillez recevoir l’expression de tous les regrets que me fait éprouver cette déplorable aventure.

— Vos regrets sont exprimés, monsieur Parazard, répondit le colonel Munro, et nous vous en donnons acte. Quant au dîner et au déjeuner, ne vous en préoccupez pas avant notre arrivée à Jubbulpore.

– Il ne me reste donc qu’à me retirer, » dit monsieur Parazard, en s’inclinant, sans rien perdre de la gravité qui lui était habituelle. Nous aurions ri volontiers de l’attitude de notre chef, si nous n’eussions obéi à d’autres préoccupations.

En effet, une complication venait s’ajouter à tant d’autres. Banks nous apprit qu’en ce moment le plus regrettable n’était ni le manque de vivres, ni le manque de munitions, mais le défaut de combustible. Rien d’étonnant à cela, puisque, depuis quarante-huit heures, il n’avait pas été possible de renouveler la provision de bois nécessaire à l’alimentation de la machine. Toute la réserve était épuisée à notre arrivée au lac. Une heure de marche de plus, il eût été impossible de l’atteindre, et la première voiture de Steam-House aurait eu le même sort que la seconde.

« Maintenant, ajouta Banks, nous n’avons plus rien à brûler, la pression baisse, elle est déjà tombée à deux atmosphères, et il n’est aucun moyen de la relever !

— La situation est-elle donc aussi grave que tu sembles le croire, Banks ? demanda le colonel Munro.

— S’il ne s’agissait que de revenir à la rive dont nous sommes peu éloignés encore, répondit Banks, ce serait faisable. Un quart d’heure suffirait à nous y ramener. Mais retourner là où le troupeau d’éléphants est encore réuni sans doute, ce serait trop imprudent. Non, il faut, au contraire, traverser le Puturia et chercher sur sa rive du sud un point de débarquement.

— Quelle peut être la largeur du lac en cet endroit ? demanda le colonel Munro.

— Kâlagani évalue cette distance à sept ou huit milles environ. Or, dans les conditions où nous sommes, plusieurs heures seraient nécessaires pour la franchir, et, je vous le répète, avant quarante minutes, la machine ne sera plus en état de fonctionner.

— Eh bien, répondit sir Edward Munro, passons tranquillement la nuit sur le lac. Nous y sommes en sûreté. Demain, nous aviserons. »

C’était ce qu’il y avait de mieux à faire. Nous avions, d’ailleurs, grand besoin de repos. Au dernier lieu de halte, entouré de ce cercle d’éléphants, personne n’avait pu dormir à Steam-House, et la nuit, comme on dit, avait été une nuit blanche.

Mais si celle-là avait été blanche, celle ci devait être noire, et plus même qu’il ne convenait.

En effet, vers sept heures, un léger brouillard commença à se lever sur le lac. On se rappelle que de fortes brumes couraient déjà dans les hautes zones du ciel pendant la nuit précédente. Ici, une modification s’était produite, due aux différences de localités. Si, au campement des éléphants, ces vapeurs s’étaient maintenues à quelques centaines de pieds au-dessus du sol, il n’en fut pas de même à la surface du Puturia, grâce à l’évaporation des eaux. Après une journée assez chaude, il y eut confusion entre les hautes et les basses couches de l’atmosphère, et tout le lac ne tarda pas à disparaître sous un brouillard, peu intense d’abord, mais qui s’épaississait d’instant en instant.

Ceci était donc, comme l’avait dit Banks, une complication dont il y avait lieu de tenir compte.

Ainsi qu’il l’avait également annoncé, vers sept heures et demie, les derniers gémissements du Géant d’Acier se firent entendre, les coups de piston devinrent moins rapides, les pattes articulées cessèrent de battre l’eau, la pression descendit au-dessous d’une atmosphère. Plus de combustible, ni aucun moyen de s’en procurer.

Le Géant d’Acier et l’unique voiture qu’il remorquait alors flottaient paisiblement sur les eaux du lac, mais ne se déplaçaient plus.

Dans ces conditions, au milieu des brumes, il eût été difficile de relever exactement notre situation. Pendant le peu de temps que la machine avait fonctionné, le train s’était dirigé vers la rive sud-est du lac, afin d’y chercher un point de débarquement. Or, comme le Puturia affecte la forme d’un ovale assez allongé, il était possible que Steam-House ne fût plus trop éloigné de l’une ou l’autre de ses rives.

Il va sans dire que les cris des éléphants, qui nous avaient poursuivis pendant une heure environ, maintenant éteints dans l’éloignement, ne se faisaient plus entendre. Nous causions donc des diverses éventualités que nous réservait cette nouvelle situation. Banks fit appeler Kâlagani, qu’il tenait à consulter. L’Indou vint aussitôt et fut invité à donner son avis.

Nous étions réunis alors dans la salle à manger, qui, recevant le jour par la claire-voie supérieure, n’avait point de fenêtres latérales. De cette façon, l’éclat des lampes allumées ne pouvait se transmettre au dehors. Précaution utile, en somme, car mieux valait que la situation de Steam-House ne pût être connue des rôdeurs qui couraient peut-être les rives du lac.

Aux questions qui lui furent posées, Kâlagani, — du moins cela me parut ainsi, — sembla tout d’abord hésiter à répondre. Il s’agissait de déterminer la position que devait occuper le train flottant sur les eaux du Puturia, et je conviens que la réponse ne laissait pas d’être embarrassante. Peut-être une faible brise de nord-ouest avait-elle agi sur la masse de Steam-House ? Peut-être aussi un léger courant nous entraînait-il vers la pointe inférieure du lac.

« Voyons, Kâlagani, dit Banks, en insistant, vous connaissez parfaitement quelle est l’étendue du Puturia ?

— Sans doute, monsieur, répondit l’Indou, mais il est difficile, au milieu de cette brume…

— Pouvez-vous estimer approximativement la distance à laquelle nous sommes actuellement de la rive la plus rapprochée ?

— Oui, répondit l’Indou, après avoir réfléchi quelque temps. Cette distance ne doit pas dépasser un mille et demi.

— Dans l’est ? demanda Banks.

— Dans l’est.

— Ainsi donc, si nous accostions cette rive, nous serions plus près de Jubbulpore que de Dumoh ?

— Assurément.

— C’est donc à Jubbulpore qu’il conviendrait de nous ravitailler, dit Banks. Or, qui sait quand et comment nous pourrons atteindre la rive ! Cela peut durer un jour, deux jours, et nos provisions sont épuisées !

— Mais, dit Kâlagani, ne pourrait-on tenter, ou, au moins, l’un de nous ne pourrait-il tenter de prendre terre cette nuit même ?

— Et comment ?

– En gagnant la rive à la nage.

— Un mille et demi, au milieu de cet épais brouillard ! répondit Banks. Ce serait risquer sa vie…

— Ce n’est point une raison pour ne pas l’essayer, » répondit l’Indou.

Je ne sais pourquoi, il me sembla encore que la voix de Kâlagani n’avait pas sa franchise habituelle.

« Tenteriez-vous de traverser le lac à la nage ? demanda le colonel Munro, qui observait attentivement l’Indou.

— Oui, colonel, et j’ai lieu de croire que j’y réussirais.

— Eh bien, mon ami, reprit Banks, vous nous rendriez là un grand service ! Une fois à terre, il vous serait facile d’atteindre la station de Jubbulpore et d’en amener les secours dont nous avons besoin.

— Je suis prêt à partir ! » répondit simplement Kâlagani.

J’attendais que le colonel Munro remerciât notre guide, qui s’offrait à remplir une tâche assez périlleuse, en somme ; mais, après l’avoir regardé avec une attention plus soutenue encore, il appela Goûmi.

Goûmi parut aussitôt.

« Goûmi, dit sir Edward Munro, tu es un excellent nageur ?

— Oui, mon colonel.

— Un mille et demi à faire, cette nuit, sur ces eaux calmes du lac, ne t’embarrasseraient pas ?

— Ni un mille, ni deux.

— Eh bien, reprit le colonel Munro, voici Kâlagani qui s’offre pour gagner à la nage la rive la plus rapprochée de Jubbulpore. Or, aussi bien sur le lac que dans cette partie du Bundelkund, deux hommes intelligents et hardis, pouvant se porter assistance, ont plus de chance de réussir. — Veux-tu accompagner Kâlagani ?

À l’instant, mon colonel, répondit Goûmi.

— Je n’ai besoin de personne, répondit Kâlagani, mais si le colonel Munro y tient, j’accepte volontiers Goûmi pour compagnon.

— Allez donc, mes amis, dit Banks, et soyez aussi prudents que vous êtes courageux ! »

Cela convenu, le colonel Munro, prenant Goûmi à l’écart, lui fit quelques recommandations, brièvement formulées. Cinq minutes après, les deux Indous, un paquet de vêtements sur leur tête, se laissaient glisser dans les eaux du lac. Le brouillard était très intense alors, et quelques brasses suffirent à les mettre hors de vue.

Je demandai alors au colonel Munro pourquoi il avait paru si désireux d’adjoindre un compagnon à Kâlagani.

« Mes amis, répondit sir Edward Munro, les réponses de cet Indou, dont je n’avais jamais suspecté jusqu’ici la fidélité, ne m’ont pas paru être franches !

— J’ai éprouvé la même impression, dis-je.

— Pour mon compte, je n’ai rien remarqué… fit observer l’ingénieur.

— Écoute, Banks, reprit le colonel Munro. En nous offrant de se rendre à terre, Kâlagani avait une arrière-pensée.

Deux faisceaux lumineux furent projetés. (Page 355.)

— Laquelle ?

— Je ne sais, mais s’il a demandé à débarquer, ce n’est pas pour aller chercher des secours à Jubbulpore !

— Hein ! » fit le capitaine Hod.

Banks regardait le colonel en fronçant les sourcils. Puis :

« Munro, dit-il, jusqu’ici cet Indou s’est toujours montré très dévoué, et plus particulièrement envers toi ! Aujourd’hui, tu prétends que Kâlagani nous trahit ! Quelle preuve en as-tu ?

— Pendant que Kâlagani parlait, répondit le colonel Munro, j’ai vu sa peau
La rive apparut. (Page 356.)

noircir, et lorsque les gens à peau cuivrée noircissent, c’est qu’ils mentent ! Vingt fois, j’ai pu confondre ainsi Indous et Bengalis, et jamais je ne me suis trompé. Je répète donc que Kâlagani, malgré toutes les présomptions en sa faveur, n’a pas dit la vérité. »

Cette observation de sir Edward Munro, — je l’ai souvent constaté depuis, — était fondée.

Quand ils mentent, les Indous noircissent légèrement comme les blancs rougissent. Ce symptôme n’avait pu échapper à la perspicacité du colonel, et il fallait tenir compte de son observation.

« Mais quels seraient donc les projets de Kâlagani, demanda Banks, et pourquoi nous trahirait-il ?

— C’est ce que nous saurons plus tard… répondit le colonel Munro, trop tard peut-être !

— Trop tard, mon colonel ! s’écria le capitaine Hod ! Eh ! nous ne sommes pas en perdition, j’imagine !

— En tout cas, Munro, reprit l’ingénieur, tu as bien fait de lui adjoindre Goûmi. Celui-là nous sera dévoué jusqu’à la mort. Adroit, intelligent, s’il soupçonne quelque danger, il saura…

— D’autant mieux, répondit le colonel Munro, qu’il est prévenu et se défiera de son compagnon.

— Bien, dit Banks. Maintenant, nous n’avons plus qu’à attendre le jour. Ce brouillard se lèvera sans doute avec le soleil, et nous verrons alors quel parti prendre ! »

Attendre, en effet ! Cette nuit devait donc se passer encore dans une insomnie complète.

Le brouillard s’était épaissi, mais rien ne faisait présager l’approche du mauvais temps. Et cela était heureux, car, si notre train pouvait flotter, il n’était pas fait pour « tenir la mer. » On pouvait donc espérer que toutes ces vésicules de vapeur se condenseraient au lever du jour, ce qui assurerait une belle journée pour le lendemain.

Donc, tandis que notre personnel prenait place dans la salle à manger, nous nous installâmes sur les divans du salon, causant peu, mais prêtant l’oreille à tous les bruits du dehors.

Tout à coup, vers deux heures après minuit, un concert de fauves vint troubler le silence de la nuit.

La rive était donc là, dans la direction du sud-est, mais elle devait être assez éloignée encore. Ces hurlements étaient encore très affaiblis par la distance, et cette distance, Banks ne l’évalua pas à moins d’un bon mille. Une troupe d’animaux sauvages, sans doute, était venue se désaltérer à la pointe extrême du lac.

Mais, bientôt aussi, il fut constaté que, sous l’influence d’une légère brise, le train flottant dérivait vers la rive, d’une façon lente et continue. En effet, non seulement ces cris arrivaient plus distinctement à notre oreille, mais on distinguait déjà le grave rugissement du tigre du hurlement enroué des panthères.

« Hein ! ne put s’empêcher de dire le capitaine Hod, quelle occasion de tuer là son cinquantième !

— Une autre fois, mon capitaine ! répondit Banks. Le jour venu, j’aime à penser qu’au moment où nous accosterons la rive, cette bande de fauves nous aura cédé la place !

— Y aurait-il quelque inconvénient, demandai-je, à mettre les fanaux électriques en activité ?

— Je ne le pense pas, répondit Banks. Cette partie de la berge n’est très probablement occupée que par des animaux en train de boire. Il n’y a donc aucun inconvénient à tenter de la reconnaître. »

Et, sur l’ordre de Banks, deux faisceaux lumineux furent projetés dans la direction du sud-est. Mais la lumière électrique, impuissante à percer cette opaque brume, ne put l’éclairer que dans un court secteur en avant de Steam-House, et la rive demeura absolument invisible à nos regards.

Cependant, ces hurlements, dont l’intensité s’accroissait peu à peu, indiquaient que le train ne cessait de dériver à la surface du lac. Évidemment, les animaux, rassemblés en cet endroit, devaient être fort nombreux. À cela rien d’étonnant, puisque le lac Puturia est comme un abreuvoir naturel pour les fauves de cette partie du Bundelkund.

« Pourvu que Goûmi et Kâlagani ne soient pas tombés au milieu de la bande ! dit le capitaine Hod.

— Ce ne sont pas les tigres que je crains pour Goûmi ! » répondit le colonel Munro.

Décidément, les soupçons n’avaient fait que grandir dans l’esprit du colonel. Pour ma part, je commençais à les partager. Et pourtant, les bons offices de Kâlagani, depuis notre arrivée dans la région de l’Himalaya, ses services incontestables, son dévouement dans ces deux circonstances où il avait risqué sa vie pour Sir Edward Munro et pour le capitaine Hod, tout témoignait en sa faveur. Mais, lorsque l’esprit se laisse entraîner au doute, la valeur des faits accomplis s’altère, leur physionomie change, on oublie le passé, on craint pour l’avenir.

Cependant, quel mobile pouvait pousser cet Indou à nous trahir ? Avait-il des motifs de haine personnelle contre les hôtes de Steam-House ? Non, assurément ! Pourquoi les aurait-il attirés dans un guet-apens ? C’était inexplicable. Chacun se livrait donc à des pensées fort confuses, et l’impatience nous prenait à attendre le dénouement de cette situation. Soudain, vers quatre heures du matin, les animaux cessèrent brusquement leurs cris. Ce qui nous frappa tous, c’est qu’ils ne semblaient pas s’être éloignés peu à peu, les uns après les autres, donnant un dernier coup de gueule après une dernière lampée. Non, ce fut instantané. On eût dit qu’une circonstance fortuite venait de les troubler dans leur opération, et avait provoqué leur fuite. Évidemment, ils regagnaient leurs tanières, non en bêtes qui y rentrent, mais en bêtes qui se sauvent.

Le silence avait donc succédé au bruit, sans transition. Il y avait là un effet dont la cause nous échappait encore, mais qui ne laissa pas d’accroître notre inquiétude.

Par prudence, Banks donna l’ordre d’éteindre les fanaux. Si les animaux avaient fui devant quelque bande de ces coureurs de grande route qui fréquentent le Bundelkund et les Vindhyas, il fallait soigneusement cacher la situation de Steam-House.

Le silence, maintenant, n’était plus même troublé par le léger clapotis des eaux. La brise venait de tomber. Si le train continuait à dériver sous l’influence d’un courant, il était impossible de le savoir. Mais le jour ne pouvait tarder à paraître, et il balayerait sans doute ces brumes, qui n’occupaient que les basses couches de l’atmosphère.

Je regardai ma montre. Il était cinq heures. Sans le brouillard, l’aube eût déjà élargi le cercle de vision sur une portée de quelques milles. La rive aurait donc été en vue. Mais le voile ne se déchirait pas. Il fallait patienter encore.

Le colonel Munro, Mac Neil et moi, à l’avant du salon, Fox, Kâlouth et monsieur Parazard, à l’arrière de la salle à manger, Banks et Storr dans la tourelle, le capitaine Hod juché sur le dos du gigantesque animal, près de la trompe, comme un matelot de garde à l’avant d’un navire, nous attendions que l’un de nous criât : Terre !

Vers six heures, une petite brise se leva, à peine sensible, mais elle fraîchit bientôt. Les premiers rayons du soleil percèrent la brume, et l’horizon se découvrit à nos regards.

La rive apparut dans le sud-est. Elle formait à l’extrémité du lac une sorte d’anse aiguë, très boisée sur son arrière-plan. Les vapeurs montèrent peu à peu et laissèrent voir un fond de montagnes, dont les cimes se dégagèrent rapidement.

« Terre ! » avait crié le capitaine Hod.

Le train flottant n’était pas alors à plus de deux cents mètres du fond de l’anse du Puturia, et il dérivait sous la poussée de la brise, qui soufflait du nord-ouest.

Rien sur cette rive. Ni un animal, ni un être humain. Elle semblait être absolument déserte. Pas une habitation, d’ailleurs, pas une ferme sous l’épais couvert des premiers arbres. Il semblait donc que l’on pût atterrir sans danger.

Le vent aidant, l’accostage se fit avec facilité près d’une berge plate comme une grève de sable. Mais, faute de vapeur, il n’était possible ni de la remonter, ni de se lancer sur une route qui, à consulter la direction donnée par la boussole, devait être la route de Jubbulpore.

Sans perdre un instant, nous avions suivi le capitaine Hod, qui, le premier, avait sauté sur la berge.

« Au combustible ! cria Banks. Dans une heure, nous serons en pression, et en avant ! »

La récolte était facile. Du bois, il y en avait partout sur le sol, et il était assez sec pour être immédiatement utilisé. Il suffisait donc d’en emplir le foyer, d’en charger le tender.

Tout le monde se mit à l’œuvre. Kâlouth seul demeura devant sa chaudière, pendant que nous ramassions du combustible pour vingt-quatre heures. C’était plus qu’il ne fallait pour atteindre la station de Jubbulpore, où le charbon ne nous manquerait pas. Quant à la nourriture, dont le besoin se faisait sentir, eh bien ! il ne serait pas interdit aux chasseurs de l’expédition d’y pourvoir en route. Monsieur Parazard emprunterait le feu de Kâlouth, et nous apaiserions notre faim tant bien que mal.

Trois quarts d’heure après, la vapeur avait atteint une pression suffisante, le Géant d’Acier se mettait en mouvement, et il prenait enfin pied sur le talus de la berge, à l’entrée de la route.

« À Jubbulpore ! » cria Banks.

Mais Storr n’avait pas eu le temps de donner un demi-tour au régulateur, que des cris furieux éclataient à la lisière de la forêt. Une bande, comptant au moins cent cinquante Indous, se jetait sur Steam-House. La tourelle du Géant d’Acier, la voiture, par l’avant et l’arrière, étaient envahies, avant même que nous eussions pu nous reconnaître !

Presque aussitôt, les Indous nous entraînaient à cinquante pas du train, et nous étions mis dans l’impossibilité de fuir !

Que l’on juge de notre colère, de notre rage, devant la scène de destruction et de pillage qui suivit. Les Indous, la hache à la main, se précipitèrent à l’assaut de Steam-House. Tout fut pillé, dévasté, anéanti. Du mobilier intérieur, il ne resta bientôt plus rien ! Puis, le feu acheva l’œuvre de ruine, et, en quelques minutes, tout ce qui pouvait brûler de notre dernière voiture fut détruit par les flammes !

« Les gueux ! les canailles ! » s’écria le capitaine Hod, que plusieurs Indous pouvaient à peine contenir.

Mais, comme nous, il en était réduit à d’inutiles injures, que ces Indous ne semblaient même pas comprendre. Quant à échapper à ceux qui nous gardaient, il n’y fallait pas songer.

Les dernières flammes s’éteignirent, et il ne resta bientôt plus que la carcasse informe de cette pagode roulante, qui venait de traverser une moitié de la péninsule !

Les Indous s’étaient ensuite attaqués à notre Géant d’Acier. Ils auraient voulu le détruire, lui aussi ! Mais là, ils furent impuissants. Ni la hache ni le feu ne pouvaient rien contre l’épaisse armature de tôle qui formait le corps de l’éléphant artificiel, ni contre la machine qu’il portait en lui. Malgré leurs efforts, il demeura intact, aux applaudissements du capitaine Hod, qui poussait des hurrahs de plaisir et de rage.

En ce moment, un homme parut. Ce devait être le chef de ces Indous.

Toute la bande vint aussitôt se ranger devant lui.

Un autre homme l’accompagnait. Tout s’expliqua. Cet homme, c’était notre guide, c’était Kâlagani.

De Goûmi, il n’y avait pas trace. Le fidèle avait disparu, le traître était resté. Sans doute, le dévouement de notre brave serviteur lui avait coûté la vie, et nous ne devions plus le revoir ! Kâlagani s’avança vers le colonel Munro, et, froidement, sans baisser les yeux, le désignant :

« Celui-ci ! » dit-il.

Sur un geste, sir Edward Munro fut saisi, entraîné, et il disparut au milieu de la bande, qui remontait la route vers le sud, sans avoir pu ni nous serrer une dernière fois la main, ni nous donner un dernier adieu !

Le capitaine Hod, Banks, le sergent, Fox, tous, nous avions voulu nous dégager pour l’arracher aux mains de ces Indous !…

Cinquante bras nous avaient couchés à terre. Un mouvement de plus, nous étions égorgés.

« Pas de résistance ! » dit Banks.

L’ingénieur avait raison. Nous ne pouvions rien, en ce moment, pour délivrer le colonel Munro. Mieux valait donc se réserver en vue des événements ultérieurs.

Un quart d’heure après, les Indous nous abandonnaient à leur tour, et se lançaient sur les traces de la première bande. Les suivre eût amené une catastrophe, sans profit pour le colonel Munro, et, cependant, nous allions tout tenter pour le rejoindre…

« Pas un pas de plus, » dit Banks.

On lui obéit.

En somme, c’était donc bien au colonel Munro, à lui seul, qu’en voulaient ces Indous, amenés par Kâlagani. Quelles étaient les intentions de ce traître ? Il ne pouvait agir pour son propre compte, évidemment. Mais alors à qui obéissait-il ?… Le nom de Nana Sahib se présenta à mon esprit !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ici s’arrête le manuscrit qui a été rédigé par Maucler. Le jeune Français ne devait plus rien voir des événements qui allaient précipiter le dénouement de ce drame. Mais ces événements ont été connus plus tard, et, réunis sous la forme d’un récit, ils complètent la relation de ce voyage à travers l’Inde septentrionale.