La Maison à vapeur/Deuxième partie/11

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La Maison à vapeur
Voyage à travers l’Inde septentrionale (1880)
Hetzel (p. 359-373).

CHAPITRE XI

face à face


Les Thugs, de sanglante mémoire, dont l’Indoustan semble être délivré, ont laissé cependant des successeurs dignes d’eux. Ce sont les Dacoits, sortes de Thugs transformés. Les procédés d’exécution de ces malfaiteurs ont changé, le but des assassins n’est plus le même, mais le résultat est identique : c’est le meurtre prémédité, l’assassinat.

Il ne s’agit plus, sans doute, d’offrir une victime à la farouche Kâli, déesse de la mort. Si ces nouveaux fanatiques n’opèrent pas par strangulation, ils
Sir Edward Munro fut saisi, entraîné. (Page 359.)

empoisonnent pour voler. Aux étrangleurs ont succédé des criminels plus pratiques, mais tout aussi redoutables.

Les Dacoits, qui forment des bandes à part sur certains territoires de la péninsule, accueillent tout ce que la justice anglo-indoue laisse passer de meurtriers à travers les mailles de son filet. Ils courent jour et nuit les grandes routes, surtout dans les régions les plus sauvages, et l’on sait que le Bundelkund offre des théâtres tout préparés pour ces scènes de violence et de pillage. Souvent même, ces bandits se réunissent en plus grand nombre pour attaquer un village isolé. La population n’a qu’une ressource
Goûmi se jeta de côté et disparut dans les jungles. (Page 365.)

alors, c’est de prendre la fuite ; mais la torture, avec tous ses raffinements, attend ceux qui restent aux mains des Dacoits. Là reparaissent les traditions des chauffeurs de l’extrême Occident. À en croire M. Louis Rousselet, les « ruses de ces misérables, leurs moyens d’action, dépassent tout ce que les plus fantastiques romanciers ont jamais imaginé ! »

C’était au pouvoir d’une bande de Dacoits, amenés par Kâlagani, qu’était tombé le colonel Munro. Avant qu’il eût eu le temps de se reconnaître, brutalement séparé de ses compagnons, il avait été entraîné sur la route de Jubbulpore.

La conduite de Kâlagani, depuis le jour où il était entré en relation avec les hôtes de Steam-House, n’avait été que celle d’un traître. C’était bien par Nana Sahib qu’il avait été dépêché. C’était bien par lui seul qu’il avait été choisi pour préparer ses vengeances.

On se souvient que, le 24 mai dernier, à Bhôpal, pendant les dernières fêtes du Moharum, auxquelles il s’était audacieusement mêlé, le nabab avait été prévenu du départ de sir Edward Munro pour les provinces septentrionales de l’Inde. Sur son ordre, Kâlagani, l’un des Indous les plus absolument dévoués à sa cause et à sa personne, avait quitté Bhôpal. Se lancer sur les traces du colonel, le retrouver, le suivre, ne plus le perdre de vue, jouer sa vie, s’il le fallait, pour se faire admettre dans l’entourage de l’implacable ennemi de Nana Sahib, telle était sa mission.

Kâlagani était parti sur l’heure, se dirigeant vers les contrées du nord. À Cawnpore, il avait pu rejoindre le train de Steam-House. Depuis ce moment, sans jamais se laisser voir, il avait guetté des occasions qui ne vinrent pas. C’est pourquoi, pendant que le colonel Munro et ses compagnons s’installaient au sanitarium de l’Himalaya, il se décidait à entrer au service de Mathias Van Guitt.

L’instinct de Kâlagani lui disait que des rapports presque quotidiens s’établiraient forcément entre le kraal et le sanitarium. C’est ce qui arriva, et, dès le premier jour, il fut assez heureux, non seulement pour se signaler à l’attention du colonel Munro, mais aussi pour acquérir des droits à sa reconnaissance.

Le plus fort était fait. On sait le reste. L’Indou vint souvent à Steam-House. Il fut mis au courant des projets ultérieurs de ses hôtes, il connut l’itinéraire que Banks se proposait de suivre. Dès lors, une seule idée domina tous ses actes : arriver à se faire accepter comme le guide de l’expédition, lorsqu’elle redescendrait vers le sud.

Pour atteindre ce but, Kâlagani ne négligea rien. Il n’hésita pas à risquer, non seulement la vie des autres, mais la sienne. Dans quelles circonstances ? on ne l’a pas oublié.

En effet, la pensée lui était venue que, s’il accompagnait l’expédition, dès le début du voyage, tout en restant au service de Mathias Van Guitt, cela déjouerait tout soupçon et amènerait peut-être le colonel Munro à lui offrir ce qu’il voulait précisément obtenir.

Mais, pour en arriver là, il fallait que le fournisseur, privé de ses attelages de buffles, en fût réduit à réclamer l’aide du Géant d’Acier. De là cette attaque des fauves, – attaque inattendue, il est vrai, — mais dont Kâlagani sut profiter. Au risque de provoquer un désastre, il n’hésita pas, sans qu’on s’en aperçût, à retirer les barres qui maintenaient la porte du kraal. Les tigres, les panthères, se précipitèrent dans l’enceinte, les buffles furent dispersés ou anéantis, plusieurs Indous succombèrent, mais le plan de Kâlagani avait réussi. Mathias Van Guitt allait être forcé d’avoir recours au colonel Munro pour reprendre avec sa ménagerie roulante le chemin de Bombay.

En effet, renouveler ses attelages, dans cette région presque déserte de l’Himalaya, eût été difficile. En tout cas, ce fut Kâlagani qui se chargea de cette affaire pour le compte du fournisseur. Il va de soi qu’il n’y réussit point, et c’est ainsi que Mathias Van Guitt, marchant à la remorque du Géant d’Acier, descendit avec tout son personnel jusqu’à la station d’Etawah.

Là, le chemin de fer devait emporter le matériel de la ménagerie. Les chikaris furent donc congédiés, et Kâlagani, qui n’était plus utile, allait partager leur sort. C’est alors qu’il se montra très embarrassé de ce qu’il deviendrait. Banks y fut pris. Il se dit que cet Indou, intelligent et dévoué, connaissant parfaitement toute cette partie de l’Inde, pourrait rendre de véritables services. Il lui offrit d’être leur guide jusqu’à Bombay, et, de ce jour, le sort de l’expédition fut dans les mains de Kâlagani.

Nul ne pouvait soupçonner un traître dans cet Indou, toujours prêt à payer de sa personne.

Un instant, Kâlagani faillit se trahir. Ce fut lorsque Banks lui parla de la mort de Nana Sahib. Il ne sut retenir un geste d’incrédulité, et secoua la tête en homme qui n’y pouvait croire. Mais n’en eût-il pas été ainsi de tout Indou, pour qui le légendaire nabab était un de ces êtres surnaturels que la mort ne peut atteindre !

Kâlagani, à ce sujet, eut-il la confirmation de cette nouvelle, lorsque, — ce ne fut point un hasard, — il rencontra un de ses anciens compagnons dans la caravane des Banjaris ? On l’ignore, mais il est à supposer qu’il sut exactement à quoi s’en tenir.

Quoi qu’il en soit, le traître n’abandonna pas ses odieux desseins, comme s’il eût voulu reprendre à son compte les projets du nabab.

C’est pourquoi Steam-House continua sa route à travers les défilés des Vindhyas, et, après les péripéties que l’on connaît, les voyageurs arrivèrent sur les bords du lac Puturia, auquel il fallut demander refuge.

Là, lorsque Kâlagani voulut quitter le train flottant, sous prétexte de se rendre à Jubbulpore, il se laissa deviner. Si maître de lui qu’il fût, un simple phénomène physiologique, qui ne pouvait échapper à la perspicacité du colonel, l’avait rendu suspect, et l’on sait maintenant que les soupçons de sir Edward Munro n’étaient que trop justifiés.

On le laissa partir, mais Goûmi lui fut adjoint. Tous deux se précipitèrent dans les eaux du lac, et, une heure après, ils avaient atteint la rive sud-est du Puturia.

Les voilà donc, marchant de concert, dans cette nuit obscure, l’un soupçonnant l’autre, l’autre ne se sachant pas soupçonné. L’avantage était alors pour Goûmi, ce second Mac Neil du colonel Munro.

Pendant trois heures, les deux Indous allèrent ainsi sur cette grande route, qui traverse les chaînons méridionaux des Vindhyas pour aboutir à la station de Jubbulpore. Le brouillard était beaucoup moins intense dans la campagne que sur le lac. Goûmi surveillait de près son compagnon. Un solide couteau était attaché à sa ceinture. Au premier mouvement suspect, très expéditif de caractère, il se proposait de bondir sur Kâlagani et de le mettre hors d’état de nuire.

Malheureusement, le fidèle Indou n’eut pas le temps d’agir comme il l’espérait.

La nuit, sans lune, était noire. À vingt pas, on n’eût pas distingué un homme en marche.

Il arriva donc, à l’un des tournants du chemin, qu’une voix se fit brusquement entendre, appelant Kâlagani.

« Oui ! Nassim ! » répondit l’Indou.

Et, au même moment, un cri aigu, très bizarre, retentit sur la gauche de la route.

Ce cri, c’était le « kisri » de ces farouches tribus du Gondwana, que Goûmi connaissait bien !

Goûmi, surpris, n’avait pu rien tenter. D’ailleurs, Kâlagani mort, qu’aurait-il pu faire contre toute une bande d’Indous à laquelle ce cri devait servir de ralliement. Un pressentiment lui dit de fuir, pour essayer le prévenir ses compagnons. Oui ! rester libre, d’abord, puis revenir au lac, et chercher à rejoindre à la nage le Géant d’Acier pour l’empêcher d’accoster la rive, il n’y avait pas autre chose à faire.

Goûmi n’hésita pas. Au moment où Kâlagani rejoignait ce Nassim qui lui avait répondu, il se jeta de côté et disparut dans les jungles qui bordaient la route.

Et, lorsque Kâlagani revint avec son complice, dans l’intention de se débarrasser du compagnon que lui avait imposé le colonel Munro, Goûmi n’était plus là.

Nassim était le chef d’une bande de Dacoits, dévoué à la cause de Nana Sahib. Lorsqu’il apprit la disparition de Goûmi, il lança ses hommes à travers les jungles. À tout prix, il voulait reprendre le hardi serviteur qui venait de s’échapper.

Les recherches furent inutiles. Goûmi, soit qu’il se fût perdu dans l’obscurité, soit qu’un trou quelconque lui servît de refuge, avait disparu, et il fallut renoncer à le retrouver.

Mais, en somme, que pouvaient-ils craindre, ces Dacoits, de Goûmi, livré à ses seules ressources, au milieu de cette région sauvage, à trois heures de marche déjà du lac Puturia, qu’il ne pourrait, quelle que fût sa diligence, rejoindre avant eux ?

Kâlagani en prit donc son parti. Il conféra un instant avec le chef des Dacoits, qui semblait attendre ses ordres. Puis, tous, redescendant la route, se portèrent à grands pas dans la direction du lac.

Et maintenant, si cette troupe avait quitté les gorges des Vindhyas, où elle campait depuis quelque temps, c’est que Kâlagani avait pu faire connaître la prochaine arrivée du colonel Munro aux environs du lac Puturia. Par qui ? Par cet Indou, qui n’était autre que Nassim et qui suivait la caravane des Banjaris. À qui ? À celui dont la main dirigeait dans l’ombre toute cette machination !

En effet, ce qui s’était passé, ce qui se passait alors, c’était le résultat d’un plan bien arrêté, auquel le colonel Munro et ses compagnons ne pouvaient se soustraire. C’est pourquoi, au moment où le train accostait la pointe méridionale du lac, les Dacoits purent l’attaquer sous les ordres de Nassim et de Kâlagani.

Mais c’était au colonel Munro qu’on en voulait, à lui seul. Ses compagnons, abandonnés dans ce pays, leur dernière maison détruite, n’étaient plus à craindre. Il fut donc entraîné, et, à sept heures du matin, six milles le séparaient déjà du lac Puturia.

Que sir Edward Munro fût conduit par Kâlagani à la station de Jubbulpore, ce n’était pas admissible. Aussi se disait-il qu’il ne devait pas quitter la région des Vindhyas, et que, tombé au pouvoir de ses ennemis, il n’en sortirait peut-être jamais.

Cependant, cet homme courageux n’avait rien perdu de son sang-froid. Il allait, au milieu de ces farouches Indous, prêt à tout événement. Il affectait même de ne pas apercevoir Kâlagani. Le traître avait pris la tête de la troupe, et il en était bien le chef en effet. Quant à fuir, ce n’était pas possible. Bien qu’il ne fût pas garrotté, le colonel Munro ne voyait, ni en avant, ni en arrière, ni sur les flancs de son escorte, aucun vide qui eût pu lui livrer passage. D’ailleurs, il aurait été repris immédiatement.

Il réfléchissait donc aux conséquences de sa situation. Pouvait-il croire que la main de Nana Sahib fût dans tout ceci ? Non ! Pour lui, le nabab était bien mort. Mais, quelque compagnon de l’ancien chef des rebelles, Balao Rao peut être, n’avait-il pas résolu de satisfaire sa haine, en accomplissant cette vengeance, à laquelle son frère avait voué sa vie ? Sir Edward Munro pressentait quelque manœuvre de ce genre.

En même temps, il songeait au malheureux Goûmi, qui n’était pas prisonnier des Dacoits. Avait-il pu s’échapper ? c’était possible. N’avait-il pas tout d’abord succombé ? c’était plus probable. Pouvait-on compter sur son aide, au cas où il serait sain et sauf ? c’était difficile.

En effet, si Goûmi avait cru devoir pousser jusqu’à la station de Jubbulpore pour y chercher secours, il arriverait trop tard.

Si, au contraire, il était venu rejoindre Banks et ses compagnons à la pointe méridionale du lac, que feraient ceux-ci, presque dépourvus de munitions ? Se jetteraient-ils sur la route de Jubbulpore ?… Mais, avant qu’ils eussent pu l’atteindre, le prisonnier aurait déjà été entraîné dans quelque inaccessible retraite des Vindhyas !

Donc, de ce côté, il ne fallait garder aucun espoir.

Le colonel Munro envisageait froidement la situation. Il ne désespérait pas, n’étant point homme à se laisser abattre, mais il préférait voir les choses dans toute leur réalité, au lieu de s’abandonner à quelque illusion indigne d’un esprit que rien ne pouvait troubler.

Cependant, la troupe marchait avec une extrême rapidité. Évidemment, Nassim et Kâlagani voulaient arriver, avant le coucher du soleil, à quelque rendez-vous convenu, où se déciderait le sort du colonel. Si le traître était pressé, sir Edward Munro ne l’était pas moins d’en finir, quelle que fût la fin qui l’attendit.

Une seule fois, vers midi, pendant une demi-heure, Kâlagani fit faire halte. Les Dacoits étaient pourvus de vivres et mangèrent sur le bord d’un petit ruisseau.

Un peu de pain et de viande sèche fut mis à la disposition du colonel, qui ne refusa point d’y toucher. Il n’avait rien pris depuis la veille, et ne voulait pas donner à ses ennemis la joie de le voir faiblir physiquement à l’heure suprême.

À ce moment, près de seize milles avaient été franchis pendant cette marche forcée. Sur l’ordre de Kâlagani, on se remit en route, en suivant toujours la direction de Jubbulpore.

Ce ne fut que vers cinq heures du soir que la bande des Dacoits abandonna le grand chemin, pour se jeter sur la gauche. Si donc le colonel Munro avait pu conserver un semblant d’espoir, tant qu’il le suivait, il comprit alors qu’il n’était plus qu’entre les mains de Dieu.

Un quart d’heure après, Kâlagani et les siens traversaient un étroit défilé, qui formait l’extrême limite de la vallée de la Nerbudda, vers la partie la plus sauvage de Bundelkund.

L’endroit était situé à trois cent cinquante kilomètres environ du pâl de Tandit, dans l’est de ces monts Sautpourra, que l’on peut considérer comme le prolongement occidental des Vindhyas.

Là, sur un des derniers contreforts, s’élevait la vieille forteresse de Ripore, abandonnée depuis longtemps, parce qu’elle ne pouvait être ravitaillée, pour peu que les défilés de l’ouest fussent occupés par l’ennemi.

Cette forteresse dominait un des derniers saillants de la chaîne, une sorte de redan naturel, haut de cinq cents pieds, qui surplombait un large évasement de la gorge, au milieu des croupes avoisinantes. On ne pouvait y accéder que par un étroit sentier, tortueusement évidé dans le massif rocheux, sentier à peine praticable pour des piétons.

Là, sur ce plateau, se profilaient encore des courtines démantelées, quelques bastions en ruines. Au milieu de l’esplanade, fermée sur l’abîme par un parapet de pierre, se dressait un bâtiment, à demi détruit, qui servait autrefois de caserne à la petite garnison de Ripore, et dont on n’aurait pas voulu maintenant pour étable.

Sur le milieu du plateau central, un seul engin restait de tous ceux qui s’allongeaient autrefois à travers les embrasures du parapet. C’était un énorme canon, braqué vers la face antérieure de l’esplanade. Trop lourd pour être
Là s’élevait la vieille forteresse. (Page 367.)

descendu, trop détérioré, d’ailleurs, pour conserver une valeur quelconque, il avait été laissé là, sur son affût, livré aux morsures de la rouille qui rongeait son enveloppe de fer.

C’était bien, par sa longueur et par sa grosseur, le digne pendant du célèbre canon de bronze de Bhilsa, qui fut fondu au temps de Jehanghir, énorme pièce, longue de six mètres, avec un calibre de quarante-quatre. On eût pu le comparer également au non moins fameux canon de Bidjapour, dont la détonation, au dire des indigènes, n’eût pas laissé debout un seul des monuments de la cité.

Telle était la forteresse de Ripore, où le prisonnier fut amené par la troupe
« Regarde mieux ! »répondit l’Indou. (Page 370.)

de Kâlagani. Il était cinq heures du soir, quand il y arriva, après une journée de marche de plus de vingt-cinq milles.

En face duquel de ses ennemis le colonel Munro allait-il enfin se trouver ? Il ne devait pas tarder à l’apprendre.

Un groupe d’Indous occupait alors le bâtiment en ruines, qui s’élevait au fond de l’esplanade. Ce groupe s’en détacha, tandis que la bande des Dacoits se rangeait en cercle le long du parapet.

Le colonel Munro occupait le centre de ce cercle. Les bras croisés, il attendait.

Kâlagani quitta la place qu’il occupait dans le rang, et fit quelques pas au devant du groupe.

Un Indou, simplement vêtu, marchait en tête.

Kâlagani s’arrêta devant lui et s’inclina. L’Indou lui tendit une main que Kâlagani baisa respectueusement. Un signe de tête lui témoigna qu’on était content de ses services.

Puis, l’Indou s’avança vers le prisonnier, lentement, mais l’œil en feu, avec tous les symptômes d’une colère à peine contenue. On eût dit d’un fauve marchant sur sa proie.

Le colonel Munro le laissa approcher, sans reculer d’un pas, le regardant avec autant de fixité qu’il était regardé lui-même.

Lorsque l’Indou ne fut plus qu’à cinq pas de lui :

« Ce n’est que Balao Rao, le frère du nabab ! dit le colonel, d’un ton qui indiquait le plus profond mépris.

— Regarde mieux ! répondit l’Indou.

— Nana Sahib ! s’écria le colonel Munro, en reculant, cette fois, malgré lui. Nana Sahib vivant !… »

Oui, le nabab lui-même, l’ancien chef de la révolte des Cipayes, l’implacable ennemi de Munro ! Mais qui avait donc succombé dans la rencontre au pâl de Tandît ? C’était Balao Rao, son frère.

L’extraordinaire ressemblance de ces deux hommes, tous deux grêlés à la face, tous deux amputés du même doigt de la même main, avait trompé les soldats de Lucknow et de Cawnpore. Ceux-ci n’avaient pas hésité à reconnaître le nabab dans celui qui n’était que son frère, et il eût été impossible de ne pas commettre cette méprise. Ainsi, lorsque la communication, faite aux autorités, annonça la mort du nabab, Nana Sahib vivait encore : c’était Balao Rao qui n’était plus.

Cette nouvelle circonstance, Nana Sahib avait eu grand soin de l’exploiter. Une fois de plus, elle lui assurait une sécurité presque absolue. En effet, son frère ne devait pas être recherché par la police anglaise avec le même acharnement que lui, et il ne le fut pas. Non seulement les massacres de Cawnpore ne lui étaient point imputés, mais il n’avait pas sur les Indous du centre l’influence pernicieuse que possédait le nabab.

Nana Sahib, se voyant traqué de si près, avait donc résolu de faire le mort jusqu’au moment où il pourrait définitivement agir, et, renonçant temporairement à ses projets insurrectionnels, il s’était donné tout entier à sa vengeance. Jamais, d’ailleurs, les circonstances n’avaient été plus favorables. Le colonel Munro, toujours surveillé par ses agents, venait de quitter Calcutta pour un voyage qui devait le conduire à Bombay. Ne serait-il pas possible de l’amener dans la région des Vindhyas, à travers les provinces du Bundelkund ? Nana Sahib le pensa, et ce fut dans ce but qu’il lui dépêcha l’intelligent Kâlagani.

Le nabab quitta alors le pâl de Tandît, qui ne lui offrait plus un abri sûr. Il s’enfonça dans la vallée de la Nerbudda, jusqu’aux dernières gorges des Vindhyas. Là s’élevait la forteresse de Ripore, qui lui parut un lieu de refuge où la police ne songerait guère à le relancer, puisqu’elle devait le croire mort.

Nana Sahib s’y installa donc avec les quelques Indous dévoués à sa personne. Il les renforça bientôt d’une bande de Dacoits, dignes de se ranger sous les ordres d’un tel chef, et il attendit.

Mais qu’attendait-il depuis quatre mois ? Que Kâlagani eût rempli sa mission, et lui fit connaître la prochaine arrivée, du colonel Munro dans cette partie des Vindhyas, où il serait sous sa main.

Toutefois, une crainte s’empara de Nana Sahib. Ce fut que la nouvelle de sa mort, répandue dans toute la péninsule, n’arrivât aux oreilles de Kâlagani. Si celui-ci y ajoutait foi, n’abandonnerait-il pas son œuvre de trahison vis-à-vis du colonel Munro ?

De là, l’envoi d’un autre Indou à travers les routes du Bundelkund, ce Nassim qui, mêlé à la caravane des Banjaris, rencontra le train de Steam-House sur la route du Scindia, se mit en communication avec Kâlagani, et l’instruisit du véritable état des choses.

Cela fait, Nassim, sans perdre une heure, revint à la forteresse de Ripore, et il informa Nana Sahib de tout ce qui s’était passé depuis le jour où Kâlagani avait quitté Bhopal. Le colonel Munro et ses compagnons s’avançaient à petites journées vers les Vindhyas, Kâlagani les guidait, et c’était aux environs du lac Puturia qu’il fallait les attendre.

Tout avait donc réussi aux souhaits du nabab. Sa vengeance ne pouvait plus lui échapper.

Et, en effet, ce soir-là, le colonel Munro était seul, désarmé, en sa présence, à sa merci.

Après les premiers mots échangés, ces deux hommes se regardèrent un instant sans prononcer une seule parole.

Mais, soudain, l’image de lady Munro repassant plus vivement devant ses yeux, le colonel eut comme un afflux de sang de son cœur à sa tête. Il s’élança sur le meurtrier des prisonniers de Cawnpore !…

Nana Sahib se contenta de faire deux pas en arrière.

Trois Indous s’étaient subitement jetés sur le colonel, et ils le maîtrisèrent, non sans peine.

Cependant, sir Edward Munro avait repris possession de lui-même. Le nabab le comprit sans doute, car, d’un geste, il écarta les Indous.

Les deux ennemis se retrouvèrent de nouveau face à face.

« Munro, dit Nana Sahib, les tiens ont attaché à la bouche de leurs canons les cent vingt prisonniers de Peschawar, et, depuis ce jour, plus de douze cents Cipayes ont péri de cette épouvantable mort ! Les tiens ont massacré sans pitié les fugitifs de Lahore, ils ont égorgé, après la prise de Delhi, trois princes et vingt-neuf membres de la famille du roi, ils ont massacré à Lucknow six mille des nôtres, et trois mille après la campagne du Pendjab ! En tout, par le canon, le fusil, la potence ou le sabre, cent vingt mille officiers ou soldats natifs et deux cent mille indigènes ont payé de leur vie ce soulèvement pour l’indépendance nationale !

– À mort ! à mort ! » s’écrièrent les Dacoits et les Indous rangés autour de Nana Sahib.

Le nabab leur imposa silence de la main, et attendit que le colonel Munro voulût lui répondre. Le colonel ne répondit pas.

« Quant à toi, Munro, reprit le nabab, tu as tué de ta main la Rani de Jansi, ma fidèle compagne… et elle n’est pas encore vengée ! »

Pas de réponse du colonel Munro.

« Enfin, il y a quatre mois, dit Nana Sahib, mon frère Balao Rao est tombé sous les balles anglaises dirigées contre moi… et mon frère n’est pas encore vengé !

– À mort ! À mort ! »

Ces cris éclatèrent avec plus de violence, cette fois, et toute la bande fit un mouvement pour se ruer sur le prisonnier.

« Silence ! s’écria Nana Sahib. Attendez l’heure de la justice ! »

Tous se turent.

« Munro, reprit le nabab, c’est un de tes ancêtres, c’est Hector Munro, qui a osé appliquer pour la première fois cet épouvantable supplice, dont les tiens ont fait un si terrible usage pendant la guerre de 1857 ! C’est lui qui a donné l’ordre d’attacher vivants, à la bouche de ses canons, des Indous, nos parents, nos frères… »

Nouveaux cris, nouvelles démonstrations, que Nana Sahib n’aurait pu réprimer cette fois. Aussi :

« Représailles pour représailles ! ajouta-t-il. Munro, tu périras comme tant des nôtres ont péri ! »

Puis, se retournant :

« Vois ce canon ! »

Et le nabab montrait l’énorme pièce, longue de plus de cinq mètres, qui occupait le centre de l’esplanade.

« Tu vas être attaché, dit-il, à la bouche de ce canon ! Il est chargé, et demain, au lever du soleil, sa détonation, se prolongeant jusqu’aux fonds de Vindhyas, apprendra à tous que la vengeance de Nana Sahib est enfin accomplie ! »

Le colonel Munro regardait fixement le nabab avec un calme que l’annonce de son prochain supplice ne pouvait troubler.

« C’est bien, dit-il, tu fais ce que j’aurais fait, si tu étais tombé entre mes mains ! »

Et, de lui-même, le colonel Munro alla se placer devant la bouche du canon, à laquelle, les mains liées derrière le dos, il fut attaché par de fortes cordes.

Et alors, pendant une longue heure, toute cette bande de Dacoits et d’Indous vint l’insulter lâchement. On eût dit des Sioux de l’Amérique du Nord autour d’un prisonnier enchaîné au poteau du supplice.

Le colonel Munro demeura impassible devant l’outrage, comme il voulait l’être devant la mort. Puis, la nuit venue, Nana Sahib, Kâlagani et Nassim se retirèrent dans la vieille caserne. Toute la bande, lasse enfin, quitta la place et rejoignit ses chefs. Sir Edward Munro resta en présence de la mort et de Dieu.