La Maison à vapeur/Deuxième partie/12

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La Maison à vapeur
Voyage à travers l’Inde septentrionale (1880)
Hetzel (p. 374-385).

CHAPITRE XII

à la bouche d’un canon


Le silence ne dura pas longtemps. Des provisions avaient été mises à la disposition de la bande des Dacoits. Pendant qu’ils mangeaient, on pouvait les entendre crier, vociférer, sous l’influence de cette violente liqueur d’arak, dont ils faisaient un usage immodéré.

Mais tout ce vacarme s’apaisa peu à peu. Le sommeil ne devait pas tarder à s’emparer de ces brutes, très surmenées déjà par une longue journée de fatigue.

Sir Edward Munro allait-il donc être laissé sans gardien jusqu’au moment où sonnerait l’heure de sa mort ? Nana Sahib ne ferait-il pas veiller sur son prisonnier, bien que celui-ci, solidement attaché par les triples tours de corde qui lui cerclaient les bras et la poitrine, fût hors d’état de faire un mouvement ?

Le colonel se le demandait, quand, vers huit heures, il vit un Indou quitter la caserne et s’avancer sur l’esplanade.

Cet Indou avait pour consigne de rester pendant toute la nuit auprès du colonel Munro.

Tout d’abord, après avoir traversé obliquement le plateau, il vint droit au canon, afin de s’assurer que le prisonnier était toujours là. D’une main vigoureuse, il essaya les cordes, qui ne cédèrent point. Puis, sans s’adresser au colonel, mais se parlant à lui-même :

« Dix livres de bonne poudre ! dit-il. Il y a longtemps que le vieux canon de Ripore n’a parlé, mais, demain, il parlera !… »

Cette réflexion amena un sourire de dédain sur le fier visage du colonel Munro. La mort n’était pas pour l’effrayer, si épouvantable qu’elle dût être.

L’Indou, après avoir examiné la partie antérieure de la bouche à feu, revint un peu en arrière, caressa de sa main l’épaisse culasse, et son doigt se posa un instant sur la lumière, que la poudre de l’amorce emplissait jusqu’à l’orifice.

Puis, l’Indou resta appuyé sur le bouton de la culasse. Il semblait avoir absolument oublié que le prisonnier fût là, comme un patient au pied du gibet, attendant que la trappe se dérobe sous lui.

Indifférence ou effet de l’arak qu’il venait de boire, l’Indou chantonnait entre ses dents un vieux refrain du Goundwana. Il s’interrompait et recommençait, comme un homme auquel, sous l’influence d’une demi-ivresse, sa pensée échappe peu à peu.

Un quart d’heure plus tard, l’Indou se redressa. Sa main se promena sur la croupe du canon. Il en fit le tour, et, s’arrêtant devant le colonel Munro, il le regarda en murmurant d’incohérentes paroles. Par instinct, ses doigts saisirent une dernière fois les cordes, comme pour les serrer plus solidement ; puis, hochant la tête, en homme qui est rassuré, il alla s’accouder sur le parapet, à une dizaine de pas, vers la gauche de la bouche à feu.

Pendant dix minutes encore, l’Indou demeura dans cette position, tantôt tourné vers le plateau, tantôt penché en dehors, et plongeant ses regards dans l’abîme qui se creusait au pied de la forteresse.

Il était visible qu’il faisait un dernier effort pour ne pas succomber au sommeil. Mais enfin, la fatigue l’emportant, il se laissa glisser jusqu’au sol, s’y étendit, et l’ombre du parapet le rendit absolument invisible.

La nuit, d’ailleurs, était déjà profonde. D’épais nuages, immobiles, s’allongeaient sur le ciel. L’atmosphère était aussi calme que si les molécules de l’air eussent été soudées l’une à l’autre. Les bruits de la vallée n’arrivaient pas à cette hauteur. Le silence était absolu.

Ce qu’allait être une telle nuit d’angoisses pour le colonel Munro, il convient de le dire, à l’honneur de cet homme énergique. Pas un instant, il ne songea à cette dernière seconde de sa vie, pendant laquelle les tissus de son corps, rompus violemment, ses membres effroyablement dispersés, iraient se perdre dans l’espace. Ce ne serait qu’un coup de foudre, après tout, et ce n’était pas là de quoi ébranler une nature sur laquelle jamais effroi physique ou moral n’avait eu prise. Quelques heures lui restaient encore à vivre : elles appartenaient à cette existence, qui avait été si heureuse pendant sa plus longue période. Sa vie se rouvrait tout entière avec une singulière précision. Tout son passé se représentait à son esprit.

Toute cette bande de misérables… (Page 373.)

L’image de lady Munro se dressait devant lui. Il la revoyait, il l’entendait, cette infortunée qu’il pleurait comme aux premiers jours, non plus des yeux, mais du cœur ! Il la retrouvait jeune fille, au milieu de cette funeste ville de Cawnpore, dans cette habitation où il l’avait pour la première fois admirée, connue, aimée ! Ces quelques années de bonheur, brusquement terminées par la plus épouvantable des catastrophes, se ravivèrent dans son esprit. Tous leurs détails, si légers qu’ils fussent, lui revinrent à la mémoire avec une telle netteté, que la réalité n’eut peut-être pas été plus « réelle » ! Le milieu de la nuit était déjà passé que sir Edward Munro ne s’en était pas aperçu. Il avait vécu tout entier dans ses souvenirs, sans que rien l’en eût pu distraire, là-bas, près de sa femme adorée. En trois heures s’étaient résumés les trois ans qu’il avait vécu près d’elle ! Oui ! son imagination l’avait irrésistiblement enlevé de ce plateau de la forteresse de Ripore, elle l’avait arraché à la bouche de ce canon, dont le premier rayon du soleil allait, pour ainsi dire, enflammer l’amorce !

Mais alors, l’horrible dénouement du siège de Cawnpore lui apparut, l’emprisonnement de lady Munro et de sa mère dans le Bibi-Ghar, le massacre de leurs malheureuses compagnes, et enfin ce puits, tombeau de deux cents victimes, sur lequel, quatre mois auparavant, il était allé une dernière fois pleurer.

Et cet odieux Nana Sahib qui était là, à quelques pas, derrière des murs de cette caserne en ruines, l’ordonnateur des massacres, le meurtrier de lady Munro et de tant d’autres infortunées ! Et c’était entre ses mains qu’il venait de tomber, lui, qui avait voulu se faire le justicier de cet assassin que la justice n’avait pu atteindre !

Sir Edward Munro, sous la poussée d’une colère aveugle, fit un effort désespéré pour rompre ses liens. Les cordes craquèrent, et les nœuds, resserrés, lui entrèrent dans les chairs. Il poussa un cri, non de douleur, mais d’impuissante rage.

À ce cri, l’Indou, étendu dans l’ombre du parapet, redressa la tête. Le sentiment de sa situation le reprit. Il se souvint qu’il était le gardien du prisonnier.

Il se releva donc, s’avança en hésitant vers le colonel Munro, lui posa la main sur l’épaule, pour s’assurer qu’il était toujours là, et, du ton d’un homme à moitié endormi :

« Demain, dit-il, au lever du soleil… Boum ! »

Puis, il retourna vers le parapet, afin d’y reprendre un point d’appui. Dès qu’il l’eut touché, il se coucha sur le sol et ne tarda pas à s’assoupir complètement.

À la suite de cet inutile effort, une sorte de calme avait repris le colonel Munro. Le cours de ses pensées se modifia, sans qu’il songeât davantage au sort qui l’attendait. Par une association d’idées toute naturelle, il pensa à ses amis, à ses compagnons. Il se demanda si, eux aussi, n’étaient pas tombés entre les mains d’une autre bande de ces Dacoits qui fourmillent dans les Vindhyas, si on ne leur réservait pas un sort identique au sien, et cette pensée lui serra le cœur.

Mais, presque aussitôt, il se dit que cela ne pouvait être. En effet, si le nabab avait résolu leur mort, il les aurait réunis à lui dans le même supplice. Il eût voulut doubler ses angoisses de celles de ses amis. Non ! ce n’était que sur lui, sur lui seul, – il essayait de l’espérer, – que Nana Sahib voulait assouvir sa haine !

Cependant, si déjà et par impossible, Banks, le capitaine Hod, Maucler, étaient libres, que faisaient-ils ? Avaient-ils pris la route de Jubbulpore, sur laquelle le Géant d’Acier, que n’avaient pu détruire les Dacoits, pouvait les transporter rapidement ? Là, les secours ne manqueraient pas ! Mais à quoi bon ? Comment auraient-ils su où était le colonel Munro ? Nul ne connaissait cette forteresse de Ripore, ce repaire de Nana Sahib. Et, d’ailleurs, pourquoi le nom du nabab leur serait-il venu à la pensée ? Nana Sahib n’était-il pas mort pour eux ? N’avait-il pas succombé à l’attaque du pâl de Tandît ? Non ! ils ne pouvaient rien pour le prisonnier !

Du côté de Goûmi, nul espoir non plus. Kâlagani avait eu tout intérêt à se défaire de ce dévoué serviteur, et puisque Goûmi n’était pas là, c’est qu’il avait précédé son maître dans la mort !

Compter sur une chance quelconque de salut, c’eût été inutile. Le colonel Munro n’était point homme à s’illusionner. Il voyait les choses dans leur vrai, et il revint à ses premières pensées, au souvenir des jours heureux qui emplissait son cœur.

Combien d’heures s’étaient écoulées, pendant qu’il rêvait ainsi, il lui eût été difficile de l’évaluer. La nuit était toujours obscure. Rien n’apparaissait encore à la cime des montagnes de l’est, qui annonçât les premières lueurs de l’aube.

Cependant, il devait être environ quatre heures du matin, lorsque l’attention du colonel Munro fut attirée par un phénomène assez singulier. Jusqu’à ce moment, pendant ce retour sur son existence passée, il avait plutôt regardé en dedans qu’en dehors de lui. Les objets extérieurs, peu distincts au milieu de ces profondes ténèbres, n’auraient pu le distraire ; mais alors, ses yeux devinrent plus fixes, et toutes les images, évoquées dans son souvenir, s’effacèrent soudain devant une sorte d’apparition, aussi inattendue qu’inexplicable.

En effet, le colonel Munro n’était plus seul sur le plateau de Ripore. Une lumière, encore indécise, venait de se montrer vers l’extrémité du sentier, à la poterne de la forteresse. Elle allait et venait, vacillante, trouble, menaçant de s’éteindre, reprenant son éclat, comme si elle eût été tenue par une main peu sûre.

Dans la situation où se trouvait le prisonnier, tout incident pouvait avoir son importance. Ses yeux ne quittèrent donc plus ce feu. Il observa qu’une sorte de vapeur fuligineuse s’en dégageait et qu’il était mobile. D’où cette conclusion qu’il ne devait pas être enfermé dans un fanal.

« Un de mes compagnons, se dit le colonel Munro… Goûmi peut-être ! Mais non !… Il ne serait pas là avec une lumière qui le trahirait… Qu’est-ce donc ? »

Le feu s’approchait lentement. Il glissa, d’abord, le long du mur de la vieille caserne, et sir Edward Munro put craindre qu’il ne fût aperçu de quelques-uns des Indous endormis au dedans.

Il n’en fut rien. Le feu passa sans être remarqué. Parfois, lorsque la main qui le portait s’agitait d’un mouvement fébrile, il se ravivait et brillait d’un plus vif éclat.

Bientôt le feu eut atteint le mur du parapet, et il en suivit la crête, comme une flamme de Saint-Elme dans les nuits d’orage.

Alors le colonel Munro commença à distinguer une sorte de fantôme, sans forme appréciable, une « ombre », que cette lumière éclairait vaguement. L’être quelconque, qui s’avançait ainsi, devait être recouvert d’un long pagne, sous lequel se cachaient ses bras et sa tête.

Le prisonnier ne remuait pas. Il retenait son souffle. Il craignait d’effaroucher cette apparition, de voir s’éteindre la flamme dont la clarté la guidait dans l’ombre. Il était aussi immobile que la pesante pièce de métal qui semblait le tenir dans son énorme gueule.

Cependant, le fantôme continuait à glisser le long du parapet. Ne pouvait-il arriver qu’il heurtât le corps de l’Indou endormi ? Non. L’Indou était étendu à gauche du canon, et l’apparition venait par la droite, s’arrêtant parfois, puis reprenant sa marche, à petits pas.

Enfin, elle fut bientôt assez rapprochée pour que le colonel Munro pût la distinguer plus nettement.

C’était un être de moyenne taille, dont un long pagne, en effet, recouvrait tout le corps. De ce pagne sortait une main, qui tenait une branche de résine enflammée.

« Quelque fou, qui a l’habitude de visiter le campement des Dacoits, se dit le colonel Munro, et auquel on ne prend plus garde ! Au lieu d’un feu, que n’a-t-il un poignard à la main !… Peut-être pourrais-je ?… »

Ce n’était point un fou, et, cependant, sir Edward Munro avait à peu près deviné.

C’était la folle de la vallée de la Nerbudda, l’inconsciente créature, qui, depuis quatre mois, errait à travers les Vindhyas, toujours respectée et hospitalièrement accueillie de ces Gounds superstitieux. Ni Nana Sahib, ni aucun de ses compagnons ne savaient quelle part la « Flamme Errante » avait prise à l’attaque du pâl de Tandît. Souvent ils l’avaient rencontrée dans cette partie montagneuse du Bundelkund, et ils ne s’étaient jamais inquiétés de sa présence. Plusieurs fois déjà, dans ses courses incessantes, elle avait porté ses pas jusqu’à la forteresse de Ripore, et nul n’avait songé à l’en chasser. Ce n’était que le hasard de ses pérégrinations nocturnes qui venait de l’y amener cette nuit même.

Le colonel Munro ne savait rien de ce qui concernait la folle. De la Flamme Errante, il n’avait jamais entendu parler, et pourtant, cet être inconnu qui s’approchait, qui allait le toucher, lui parler peut-être, faisait battre son cœur avec une inexplicable violence.

Peu à peu, la folle s’était rapprochée du canon. Sa résine ne jetait plus que de faibles lueurs, et elle ne semblait pas voir le prisonnier, bien qu’elle fût en face de lui, et que ses yeux fussent presque visibles à travers ce pagne, percé de trous comme la cagoule d’un pénitent.

Sir Edward Munro ne bougeait pas. Ni par un mouvement de tête, ni par un mot, il n’essayait d’attirer l’attention de cette étrange créature.

D’ailleurs, elle revint presque aussitôt sur ses pas, de manière à faire le tour de l’énorme pièce, à la surface de laquelle sa résine dessinait de petites ombres flottantes.

Comprenait-elle, l’insensée, à quoi devait servir ce canon, allongé là comme un monstre, pourquoi cet homme était attaché à cette gueule, qui allait vomir le tonnerre et l’éclair au premier rayon du jour ?

Non, sans doute. La Flamme Errante était là, comme elle était partout, inconsciemment. Elle errait, cette nuit, ainsi qu’elle l’avait déjà fait bien des fois, sur le plateau de Ripore. Puis, elle le quitterait, elle redescendrait le sentier sinueux, elle regagnerait la vallée, et reporterait ses pas là où la pousserait son imagination falote.

Le colonel Munro, qui pouvait librement tourner la tête, suivait tous ses mouvements. Il la vit passer derrière la pièce. De là, elle se dirigea de manière à rejoindre le mur du parapet, afin de le suivre, sans doute, jusqu’au point où il se reliait à la poterne.

En effet, la Flamme Errante marcha ainsi, mais, s’étant arrêtée soudain, à quelques pas de l’Indou endormi, elle se retourna. Quelque lien invisible l’empêchait-il donc d’aller plus avant ? Quoi qu’il en soit, un inexplicable instinct la ramena vers le colonel Munro, et elle demeura encore immobile devant lui.

Cette fois, le cœur de sir Edward Munro battit avec une telle force, qu’il eût voulu y porter ses mains pour le contenir !

La Flamme Errante s’était approchée plus près. Elle avait élevé sa résine à la hauteur du visage du prisonnier, comme si elle eût voulu le mieux voir. À travers les trous de sa cagoule, ses yeux s’allumèrent d’une flamme ardente.

Le colonel Munro, involontairement fasciné par ce feu, la dévorait du regard.

Alors, la main gauche de la folle écarta peu à peu les plis de son pagne. Bientôt son visage se montra à découvert, et, à ce moment, de sa main droite, elle agita la résine, qui jeta une lueur plus intense.

Un cri ! — un cri à demi étouffé, — s’échappa de la poitrine du prisonnier.

« Laurence ! Laurence ! »

Il se crut fou à son tour !… Ses yeux se fermèrent un instant.

C’était lady Munro ! Oui ! lady Munro elle-même, — qui se dressait devant lui !

« Laurence… toi… toi ! » répéta-t-il.

Lady Munro ne répondit rien. Elle ne le reconnaissait pas. Elle ne semblait même pas l’entendre.

« Laurence ! Folle ! folle, oui !… mais vivante ! »

Sir Edward Munro n’avait pu se tromper à une prétendue ressemblance. L’image de sa jeune femme était trop profondément gravée en lui. Non ! même après neuf années d’une séparation qu’il devait croire éternelle, c’était lady Munro, changée sans doute, mais belle encore, c’était lady Munro, échappée par miracle aux bourreaux de Nana Sahib, qui était devant lui !

L’infortunée, après avoir tout fait pour défendre sa mère, égorgée sous ses yeux, était tombée. Frappée, mais non mortellement, et confondue avec tant d’autres, une des dernières elle fut précipitée dans le puits de Cawnpore, sur les victimes amoncelées qui le remplissaient déjà. La nuit venue, un suprême instinct de conservation la ramena à la margelle du puits, — l’instinct seul, car la raison, à la suite de ces effroyables scènes, l’avait déjà abandonnée. Après tout ce qu’elle avait souffert depuis le commencement du siège, dans la prison du Bibi-Ghar, sur le théâtre du massacre, après avoir vu égorger sa mère, sa tête s’était perdue. Elle était folle, folle, mais vivante ! ainsi que venait de le reconnaître Munro. Folle, elle s’était traînée hors du puits, elle avait rôdé aux environs, elle avait pu quitter la ville, au moment où Nana Sahib et les siens l’abandonnaient, après la sanglante exécution. Folle, elle s’était sauvée dans les ténèbres, allant devant elle, à travers la campagne. Évitant les villes, fuyant les territoires habités, çà et là recueillie par de pauvres raïots, respectée comme un être privé de raison, la pauvre folle était allée ainsi jusqu’aux monts Sautpourra, jusqu’aux Vindhyas ! Et, morte pour tous, depuis neuf ans, mais l’esprit toujours frappé par le souvenir des incendies du siège, elle errait sans cesse !

Oui ! c’était bien elle !

Le colonel Munro l’appela encore… Elle ne répondit pas. Que n’aurait-il pas donné pour pouvoir l’étreindre dans ses bras, l’enlever, l’emporter, recommencer près d’elle une nouvelle existence, lui rendre la raison à force de soins et d’amour !… Et il était lié à cette masse de métal, le sang coulait de ses bras par les entailles qu’y creusaient ces cordes, et rien ne pouvait l’arracher avec elle de ce lieu maudit !

Quel supplice, quelle torture, que n’avait même pu rêver la cruelle imagination de Nana Sahib ! Ah ! si ce monstre eût été là, s’il eût su que lady Munro était en son pouvoir, quelle horrible joie il en eût ressenti ! Quel raffinement il aurait sans doute ajouté aux angoisses du prisonnier !

« Laurence ! Laurence ! » répétait sir Edward Munro.

Et il l’appelait à voix haute, au risque de réveiller l’Indou, endormi à quelques pas, au risque d’attirer les Dacoits, couchés dans la vieille caserne, et Nana Sahib lui-même !

Mais lady Munro, sans comprendre, continuait à le regarder de ses yeux hagards. Elle ne voyait rien, des épouvantables souffrances que subissait cet infortuné, qui la retrouvait au moment où lui-même allait mourir ! Sa tête se balançait, comme si elle n’eût pas voulu répondre !

Quelques minutes s’écoulèrent ainsi ; puis, sa main s’abaissa, son voile retomba sur sa figure, et elle recula d’un pas.

Le colonel Munro crut qu’elle allait s’enfuir !

« Laurence ! » cria-t-il une dernière fois, comme s’il lui eût jeté un suprême adieu.

Mais non ! Lady Munro ne songeait pas à quitter le plateau de Ripore, et la situation, quelque épouvantable qu’elle fût déjà, allait encore s’aggraver.

En effet, lady Munro s’arrêta. Évidemment, ce canon avait attiré son attention. Peut-être s’éveillait-il en elle quelque souvenir obscurci du siège de Cawnpore ! Elle revint donc, à pas lents. Sa main, qui tenait la résine, promenait sa flamme sur le tube de métal, et il suffisait d’une étincelle, enflammant l’amorce, pour que le coup partît !

Munro allait-il donc mourir de cette main ?

Cette idée, il ne put la supporter ! Mieux valait périr sous les yeux de Nana Sahib et des siens !

Munro allait appeler, réveiller ses bourreaux !…

Soudain, il sentit de l’intérieur du canon une main presser ses mains, attachées derrière son dos. C’était la pression d’une main amie qui cherchait à dénouer ses liens. Bientôt, le froid d’une lame d’acier, se glissant avec précaution entre les cordes et ses poignets, l’avertit que, dans l’âme même de cette pièce énorme, se tenait, mais par quel miracle ! un libérateur.

Il ne pouvait s’y tromper ! On coupait les cordes qui l’attachaient !…

En une seconde, ce fut fait ! Il put faire un pas en avant. Il était libre !

Si maître de lui qu’il fût, un cri allait le perdre !…

Une main s’allongea hors de la pièce… Munro la saisit, il la tira, et un homme, qui venait de se dégager par un dernier effort de l’orifice du canon, tombait à ses pieds.

C’était Goûmi !

Le fidèle serviteur, après s’être échappé, avait continué à remonter la route de Jubbulpore, au lieu de revenir au lac, vers lequel se dirigeait la troupe de Nassim. Arrivé au chemin de Ripore, il avait dû se cacher une seconde fois. Un groupe d’Indous était là, parlant du colonel Munro que les Dacoits, dirigés par Kâlagani, allaient amener à la forteresse, où Nana Sahib lui réservait la mort par le canon. Sans hésiter, Goûmi s’était glissé dans l’ombre jusqu’au sentier tournant, il avait atteint l’esplanade, en ce moment déserte. Et alors, l’idée héroïque lui était venue de s’introduire dans l’énorme engin, en véritable clown qu’il était, avec la pensée de délivrer son maître, si les circonstances s’y prêtaient, ou, s’il ne pouvait le sauver, de se confondre avec lui dans la même mort !

Laurence ! Laurence ! (Page 381.)

« Le jour va venir ! dit Goûmi à voix basse. Fuyons !

– Et lady Munro ? » Le colonel montrait la folle, debout, immobile. Sa main était, en ce moment, posée sur la culasse du canon.

« Dans nos bras… maître… » répondit Goûmi, sans demander d’autre explication.

Il était trop tard !

Au moment où le colonel et Goûmi s’approchaient d’elle pour la saisir, lady Munro, voulant leur échapper, se raccrocha de la main à la pièce, sa résine
Une effroyable détonation… (Page 385.)

s’abattit sur l’amorce, et une effroyable détonation, répercutée par les échos des Vindhyas, remplit d’un roulement de tonnerre toute la vallée de la Nerbudda.