La Maison à vapeur/Première partie/7

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La Maison à vapeur
Voyage à travers l’Inde septentrionale (1880)
Hetzel (p. 77-93).

CHAPITRE VII.

les pèlerins du phalgou.


Le Behar formait autrefois l’empire de Magadha. C’était une sorte de territoire sacré, au temps des Bouddhistes, et il est encore couvert de temples et de monastères. Mais, depuis bien des siècles, les brahmanes ont succédé aux prêtres de Bouddha. Ils se sont emparés des « viharas », ils les exploitent, ils vivent des produits du culte ; les fidèles leur arrivent de toutes parts ; ils font concurrence aux eaux sacrées du Gange, aux pèlerinages de Bénarès, aux cérémonies de Jaggernaut ; enfin, on peut dire que la contrée leur appartient.

Riche pays, avec ses immenses rizières d’un vert émeraude et ses vastes plantations de pavots, avec ses nombreuses bourgades, perdues dans la verdure, ombragées de palmiers, de manguiers, de dattiers, de taras, sur lesquels la nature a jeté, comme un filet, un inextricable réseau de lianes. Les routes que suit Steam-House forment autant de berceaux touffus, dont un sol humide entretient la fraîcheur. Nous avançons, la carte sous les yeux, sans jamais craindre de nous égarer. Les hennissements de notre éléphant se mêlent aux assourdissants concerts de la gent ailée et aux discordantes criailleries des tribus simiesques. Sa fumée enroule d’épaisses volutes aux phénix champêtres, aux bananiers, dont les fruits dorés se détachent comme des étoiles au milieu de légers nuages. Sur son passage se lèvent des volées de ces frêles oiseaux de riz, qui confondent leur plumage blanc avec les blanches spirales de la vapeur. Çà et là, des groupes de banians, des bouquets de pamplemousses, des carrés de « dalhs », espèces de pois arborescents que supporte une tige haute d’un mètre, se détachent en vigueur, et servent de repoussoirs aux paysages des arrière-plans.

Mais quelle chaleur ! À peine un peu d’air humide se propage-t-il à travers les nattes de vétiver de nos fenêtres ! Les « hot winds », — les vents chauds, — qui se sont chargés de calorique en caressant la surface des longues plaines de l’ouest, couvrent la campagne de leur haleine embrasée. Il est temps que la mousson de juin vienne modifier l’état atmosphérique. Nul ne pourrait supporter les atteintes de ce soleil de feu, sans être menacé de quelque suffocation mortelle.

Aussi, la campagne est-elle déserte. Les « raïots » eux-mêmes, quoique bien aguerris à ces jets de rayons embrasés, ne pourraient se livrer aux travaux de culture. La route ombreuse est seule praticable, et encore à la condition de la parcourir à l’abri de notre bungalow roulant. Il faut que le chauffeur Kâlouth soit, je ne dirai pas de platine, car du platine fondrait, mais de carbone pur, pour ne pas entrer en fusion devant la grille ardente de sa chaudière. Non ! le brave Indou résiste. Il s’est fait comme une seconde nature réfractaire, à vivre sur la plate-forme des locomotives, en courant les railways de l’Inde centrale !

Le thermomètre, suspendu aux parois de la salle à manger, a marqué cent six degrés Fahrenheit (41°11 centig.) dans la journée du 19 mai. Ce soir-là, nous n’avons pu faire notre hygiénique promenade de l’ « hawakana ». Ce mot signifie proprement « manger de l’air », c’est-à-dire qu’après les étouffements produits par une journée tropicale, on va respirer un peu de l’air tiède et pur du soir. Cette fois, c’est l’atmosphère qui nous aurait dévorés.

« Monsieur Maucler, me dit le sergent Mac Neil, cela me rappelle les derniers jours de mars, pendant lesquels sir Hugh Rose, avec une batterie de deux pièces seulement, essayait de faire brèche à l’enceinte de Jansi. Il y avait seize jours que nous avions passé la Betwa, et, depuis seize jours, les chevaux n’avaient pas été une seule fois débridés. Nous nous battions entre d’énormes murailles de granit, autant dire entre les parois de briques d’un haut fourneau. Dans nos rangs passaient des « chitsis » qui portaient de l’eau dans leurs outres, et, tandis que nous faisions le coup de feu, ils nous la versaient sur la tête, sans quoi nous serions tombés foudroyés. Tenez ! Je me souviens ! J’étais épuisé. Mon crâne éclatait. J’allais tomber… Le colonel Munro me voit, et, arrachant l’outre des mains d’un chitsi, il la verse sur moi… et c’était la dernière que les porteurs avaient pu se procurer !… Cela ne s’oublie pas, voyez-vous ! Non ! goutte de sang pour goutte d’eau ! Alors même que j’aurais donné tout le mien pour mon colonel, je serais encore son débiteur !

— Sergent Mac Neil, demandai-je, ne trouvez-vous pas que, depuis notre départ, le colonel Munro a l’air plus préoccupé que d’habitude ? Il semble que chaque jour…

— Oui, monsieur, répondit Mac Neil, qui m’interrompit assez vivement, mais cela n’est que trop naturel ! Mon colonel se rapproche de Lucknow, de Cawnpore, là où Nana Sahib a fait massacrer… Ah ! je ne puis parler de cela sans que le sang ne me monte à la tête ! Peut-être eût-il mieux valu modifier l’itinéraire de ce voyage, et ne pas traverser les provinces que la révolte a dévastées ! Nous sommes encore trop près de ces terribles événements pour que le souvenir s’en soit affaibli !

— Pourquoi ne pas changer notre route ! dis-je alors. Si vous le voulez, Mac Neil, je vais en parler à Banks, au capitaine Hod…

— Il est trop tard, répondit le sergent. J’ai lieu de penser, d’ailleurs, que mon colonel tient à revoir, une dernière fois peut-être, le théâtre de cette guerre horrible, qu’il veut aller là où lady Munro a trouvé la mort, et quelle mort !

— Si vous le pensez, Mac Neil, répondis-je, mieux vaut laisser faire le colonel Munro, et ne rien changer à nos projets. C’est souvent une consolation et comme un adoucissement à la douleur que d’aller pleurer sur la tombe de ceux qui nous sont chers…

— Sur la tombe, oui ! s’écria Mac Neil. Mais est-ce donc une tombe, ce puits de Cawnpore, où tant de victimes ont été précipitées pêle-mêle ! Est-ce là un monument funéraire qui nous rappelle ceux que de pieuses mains entretiennent dans nos cimetières d’Écosse, au milieu des fleurs, sous l’ombre des beaux arbres, avec un nom, un seul, le nom de celui qui n’est plus ! Ah ! monsieur, je crains que la douleur de mon colonel ne soit épouvantable ! Mais, je vous le répète, il est trop tard maintenant pour le détourner de ce chemin. Qui sait s’il ne refuserait pas dès lors de nous suivre ! Oui ! laissons aller les choses, et que Dieu nous conduise ! »

Nous allumions nos cigares. (Page 76.)

Évidemment, Mac Neil, en parlant ainsi, savait à quoi s’en tenir sur les projets de sir Edward Munro. Mais me disait-il bien tout et n’était-ce que le projet de revoir Cawnpore qui avait décidé le colonel à quitter Calcutta ? Quoi qu’il en soit, c’était maintenant comme un aimant qui l’attirait vers le théâtre où s’était fait le dénouement de ce funeste drame !… Il fallait laisser faire !

J’eus alors la pensée de demander au sergent s’il avait renoncé, lui, pour son propre compte, à toute idée de vengeance, en un mot s’il croyait que Nana Sahib fût mort.

« Non, me répondit nettement Mac Neil. Bien que je n’aie aucun indice
… en un mot, toutes les castes de l’Inde. (Page 85.)

sur lequel je puisse fonder mon opinion, je ne crois pas, je ne peux pas croire que Nana Sahib ait pu mourir sans avoir été puni de tant de crimes ! Non ! Et, cependant, je ne sais rien, je n’ai rien appris !… C’est comme un instinct qui me pousse !… Ah ! monsieur ! se faire un but d’une vengeance légitime, ce serait quelque chose dans la vie ! Fasse le ciel que mes pressentiments ne me trompent pas, et un jour… »

Le sergent n’acheva pas… Son geste indiqua ce que sa bouche n’avait pas voulu dire. Le serviteur était à l’unisson du maître !

Lorsque je rapportai le sens de cette conversation à Banks et au capitaine Hod, tous deux furent d’accord que l’itinéraire ne devait et ne pouvait être modifié. D’ailleurs, il n’avait jamais été question de passer par Cawnpore, et, le Gange une fois franchi à Bénarès, nous devions nous élever directement dans le nord, en traversant la partie orientale des royaumes de l’Oude et du Rohilkhande. Quoi que pût penser Mac Neil, il n’était pas certain que sir Edward Munro voulût revoir Lucknow ou Cawnpore, qui lui rappelleraient tant d’horribles souvenirs ; mais enfin, s’il le voulait, on ne le contrarierait pas sur ce point.

Quant à Nana Sahib ? sa notoriété était telle, que si la notice qui signalait sa réapparition dans la présidence de Bombay avait dit la vérité, nous aurions dû en entendre parler de nouveau. Mais, à notre départ de Calcutta, il n’était déjà plus question du nabab, et les renseignements recueillis sur notre route donnaient à penser que l’autorité avait été induite en erreur.

En tout cas, si, par impossible, il y avait là quelque chose de vrai, si le colonel Munro avait un dessein secret, il pouvait paraître étonnant que Banks, son plus intime ami, n’en fût pas le confident, de préférence au sergent Mac Neil. Mais cela tenait sans doute, ainsi que le dit Banks, à ce qu’il eût tout fait pour empêcher le colonel de se lancer dans de périlleuses et inutiles recherches, tandis que le sergent devait l’y pousser !

Le 19 mai, vers midi, nous avions dépassé la bourgade de Chittra. Steam-House se trouvait maintenant à quatre cent cinquante kilomètres de son point de départ.

Le lendemain, 20 mai, à la nuit tombante, le Géant d’Acier arrivait, après une journée torride, aux environs de Gaya. La halte se fit sur le bord d’une rivière sacrée, le Phalgou, qui est bien connue des pèlerins. Les deux maisons s’établirent sur une jolie berge, ombragée de beaux arbres, à deux milles à peu près de la ville.

Notre intention était de passer trente-six heures en cet endroit, c’est-à-dire deux nuits et un jour, car le lieu était très curieux à visiter, ainsi que je l’ai dit plus haut.

Le lendemain, dès quatre heures du matin, afin d’éviter les chaleurs de midi, Banks, le capitaine Hod et moi, après avoir pris congé du colonel Munro, nous nous dirigions vers Gaya.

On affirme que cent cinquante mille dévots affluent annuellement dans ce centre des établissements brahmaniques. En effet, aux approches de la ville, les chemins étaient envahis par un très grand nombre d’hommes, de femmes, de vieillards, d’enfants. Tout ce monde s’en allait processionnellement à travers la campagne, ayant bravé les mille fatigues d’un long pèlerinage, pour accomplir ses devoirs religieux.

Banks avait déjà visité ce territoire du Behar à l’époque où il faisait les études d’un chemin de fer, qui n’est pas encore en cours d’exécution. Il connaissait donc le pays, et nous ne pouvions avoir un meilleur guide. Il avait d’ailleurs obligé le capitaine Hod à laisser au campement tout son attirail de chasseur. Donc, nulle crainte que notre Nemrod nous abandonnât en route.

Un peu avant d’arriver à la ville, à laquelle on peut justement donner le nom de Cité sainte, Banks nous fit arrêter devant un arbre sacré, autour duquel des pèlerins de tout âge et de tout sexe se tenaient dans la posture de l’adoration.

Cet arbre était un « pîpal », au tronc énorme ; mais, bien que la plupart de ses branches fussent déjà tombées de vieillesse, il ne devait pas compter plus de deux à trois cents ans d’existence. C’est ce que devait constater M. Louis Rousselet, deux ans plus tard, pendant son intéressant voyage à travers l’Inde des Rajahs.

Arbre Boddhi, tel était, en religion, le nom de ce dernier représentant de la génération de pîpals sacrés, qui ombragèrent cette place même, pendant une longue série de siècles, et dont le premier fut planté cinq cents ans avant l’ère chrétienne. Il est probable que, pour les fanatiques prosternés à ses pieds, c’était l’arbre même que Bouddha consacra en ce lieu. Il se dresse maintenant sur une terrasse en ruines, tout près d’un temple de briques, dont l’origine est évidemment très ancienne.

La présence de trois Européens, au milieu de ces milliers d’Indous, ne fut pas vue d’un très bon œil. On ne nous dit rien, cependant, mais nous ne pûmes arriver jusqu’à la terrasse ni pénétrer dans les ruines du temple. Du reste, les pèlerins les encombraient, et il eût été difficile de se frayer un chemin parmi eux.

« S’il y avait eu là quelque brahmane, dit Banks, notre visite aurait été plus complète, et nous eussions peut-être pu visiter l’édifice jusque dans ses profondeurs.

— Comment ! répondis-je, un prêtre eût été moins sévère que ses propres fidèles ?

— Mon cher Maucler, répondit Banks, il n’y a pas de sévérité qui tienne devant l’offre de quelques roupies. Après tout, il faut bien que les brahmanes vivent !

— Je n’en vois pas la nécessité, répondit le capitaine Hod, qui avait le tort de ne pas professer pour les Indous, leurs mœurs, leurs préjugés, leurs coutumes et les objets de leur vénération, la tolérance que ses compatriotes leur accordent très justement.

Pour le moment, l’Inde n’était pour lui qu’un vaste territoire de « chasses réservées », et, à la population des villes ou des campagnes, il préférait incontestablement les féroces carnassiers des jungles.

Après une station convenable au pied de l’arbre sacré, Banks nous conduisit sur la route dans la direction de Gaya. À mesure que nous approchions de la ville sainte, la foule des pèlerins s’accroissait. Bientôt, dans une éclaircie de verdure, Gaya nous apparut sur la cime du rocher qu’elle couronne de ses constructions pittoresques.

Ce qui attire surtout l’attention des touristes en cet endroit, c’est le temple de Vishnou. Il est de construction moderne, puisqu’il a été rebâti, voilà quelques années seulement, par la reine d’Holcar. La grande curiosité de ce temple, ce sont les empreintes laissées par Vishnou en personne, lorsqu’il daigna descendre sur la terre pour lutter avec le démon Maya. La lutte entre un dieu et un diable ne pouvait être longtemps douteuse. Le démon succomba, et un bloc de pierre, visible dans l’enceinte même de Vishnou-Pad, témoigne, par les profondes empreintes des pieds de son adversaire, que ce diable avait affaire à forte partie.

Je dis « un bloc de pierre visible », et je me hâte d’ajouter « visible pour les Indous seulement ». En effet, aucun Européen n’est admis à contempler ces divins vestiges. Peut-être, pour bien les distinguer sur la pierre miraculeuse, faut-il une foi robuste, qui ne se rencontre plus chez les croyants des contrées occidentales. Cette fois, quoiqu’il en eût, Banks en fut pour l’offre de ses roupies. Aucun prêtre ne voulut accepter ce qui eût été le prix d’un sacrilège. La somme ne fut-elle pas à la hauteur d’une conscience de brahmane, je n’oserais décider ce point. Toujours est-il que nous ne pûmes pénétrer dans le temple, et j’en suis encore à savoir quelle est la « pointure » de ce doux et beau jeune homme d’une couleur azurée, vêtu comme un roi des anciens temps, célèbre par ses dix incarnations, qui représente le principe conservateur opposé à Siva, le farouche emblème du principe destructeur, et que les Vaichnavas, adorateurs de Vishnou, reconnaissent comme le premier des trois cent trente millions de dieux qui peuplent leur mythologie éminemment polythéiste.

Mais il n’y avait pas lieu de regretter notre excursion à la ville sainte, ni au Vishnou-Pad. Dépeindre le pêle-mêle de temples, la succession de cours, l’agglomération de viharas qu’il nous fallut contourner ou traverser pour arriver jusqu’à lui, ce serait impossible. Thésée lui-même, le fil d’Ariane à la main, se serait perdu dans ce labyrinthe ! Nous redescendîmes donc le rocher de Gaya.

Le capitaine Hod était furieux. Il avait voulu faire un mauvais parti au brahmane qui nous refusait l’accès du Vishnou-Pad.

« Y pensez-vous, Hod ? lui avait dit Banks, en le retenant. Ne savez-vous pas que les Indous regardent leurs prêtres, les brahmanes, non seulement comme des êtres d’un sang illustre, mais aussi comme des êtres d’une origine supérieure ? »

Lorsque nous fûmes arrivés à la partie du Phalgou qui baigne le rocher de Gaya, la prodigieuse agglomération des pèlerins se développa largement sous nos regards. Là se coudoyaient, dans un pêle-mêle sans nom, hommes et femmes, vieillards et enfants, citadins et ruraux, riches babous et pauvres raïots de la plus infime catégorie, des Vaïchyas, marchands et agriculteurs, des Kchatryas, fiers guerriers du pays, des Sudras, misérables artisans de sectes différentes, des parias, qui sont hors la loi, et dont les yeux souillent les objets qu’ils regardent, — en un mot, toutes les classes ou toutes les castes de l’Inde, le Radjoupt vigoureux repoussant du coude le Bengali malingre, les gens du Pendjab opposés aux mahométans du Scinde. Les uns sont venus en palanquins, les autres dans des voitures traînées par les grands bœufs à bosse. Ceux-ci sont étendus près de leurs chameaux, dont la tête vipérine s’allonge sur le sol, ceux-là ont fait la route à pied, et il en arrive encore de toutes les parties de la péninsule. Çà et là se dressent des tentes, çà et là des charrettes dételées, çà et là des huttes de branches, qui servent de demeures provisoires à tout ce monde.

« Quelle cohue ! dit le capitaine Hod.

— Les eaux du Phalgou ne seront pas agréables à boire au coucher du soleil ! fit observer Banks.

— Et pourquoi ? demandai-je.

— Parce que ces eaux sont sacrées, et que toute cette foule suspecte va s’y baigner, comme les Gangistes le font dans les eaux du Gange.

— Sommes-nous donc en aval ? s’écria Hod, en tendant la main dans la direction où se trouvait notre campement.

— Non, mon capitaine, rassurez-vous, répondit l’ingénieur, nous sommes en amont.

À la bonne heure, Banks ! Il ne faut pas qu’on abreuve à cette source impure notre Géant d’Acier ! »

Cependant, nous passions au milieu de ces milliers d’Indous, entassés sur un espace assez restreint.

L’oreille était tout d’abord frappée d’un bruit discordant de chaînes et de sonnettes. C’étaient les mendiants qui faisaient appel à la charité publique.

Là fourmillaient des échantillons variés de cette confrérie truandière, si considérable dans toute la péninsule indienne. La plupart étalaient de fausses plaies, comme les Clopin-Trouillefou du moyen âge. Mais si les mendiants de profession sont de faux infirmes pour la plupart, il n’en est pas ainsi des fanatiques. En effet, il eût été difficile de pousser la conviction plus loin.

Des faquirs, des goussaïns étaient là, presque nus, couverts de cendre ; celui-ci, le bras ankylosé par une tension prolongée ; celui-là, la main traversée par les ongles de ses propres doigts.

D’autres s’étaient imposé la condition de mesurer avec leur corps tout le chemin parcouru depuis leur départ. S’étendant sur le sol, se relevant, s’étendant encore, ils avaient fait des centaines de lieues de cette façon, comme s’ils eussent servi de chaîne d’arpenteur.

Ici, des fidèles, enivrés par le hang, — opium liquide mêlé d’une infusion de chanvre, — étaient attachés à des branches d’arbres par des crocs de fer enfoncés dans leurs épaules. Ainsi pendus, ils tournaient sur eux-mêmes jusqu’à ce que leur chair vînt à manquer et qu’ils tombassent dans les eaux du Phalgou.

Là, d’autres, en l’honneur de Siva, les jambes percées, la langue perforée, des flèches les traversant d’outre en outre, faisaient lécher par des serpents le sang qui coulait de leurs plaies.

Tout ce spectacle ne pouvait être que fort répugnant pour le regard d’un Européen. Aussi, avais-je hâte de passer, lorsque Banks, m’arrêtant tout d’un coup :

« L’heure de la prière ! » dit-il.

En ce moment, un brahmane parut au milieu de la foule. Il leva la main droite et la dirigea vers le soleil, que le massif du rocher de Gaya avait caché jusqu’alors.

Le premier rayon, lancé par l’astre radieux, fut le signal. La foule, à peu près nue, entra dans les eaux sacrées. Il y eut alors de simples immersions, comme aux premiers temps du baptême ; mais, je dois le dire, elles ne tardèrent pas à se changer en véritables parties de pleine eau, dont le caractère religieux était difficile à saisir. J’ignore si les initiés, en récitant les « slocas » ou versets, que, pour un prix convenu, leur dictaient les prêtres, songeaient plus à laver leur corps que leur âme. La vérité est qu’après avoir pris de l’eau dans le creux de la main, après en avoir aspergé les quatre points cardinaux, ils s’en jetaient quelques gouttes au visage, comme des baigneurs qui s’amusent dans les premières lames d’une grève de bains de mer. Je dois ajouter, d’ailleurs, qu’ils n’oubliaient pas de s’arracher au moins un cheveu pour chaque péché qu’ils avaient commis. Combien y en avait-il là qui eussent mérité de sortir chauves des eaux du Phalgou !

Et tels étaient les ébats balnéaires de ces fidèles, tantôt troublant l’eau par leurs subits plongeons, tantôt la battant du talon comme un nageur émérite, que les alligators effrayés s’enfuyaient à la rive opposée. Là, d’un œil glauque fixé sur toute cette foule bruyante qui envahissait leur domaine, ils regardaient et restaient en ligne, faisant retentir l’air du claquement de leurs formidables mâchoires. Les pèlerins, d’ailleurs, ne s’en souciaient pas plus que de lézards inoffensifs.

Il était temps de laisser ces singuliers dévots se mettre en état d’entrer dans le Kaïlas, qui est le paradis de Brahma. Nous remontâmes donc la rive du Phalgou, afin de rejoindre le campement.

Le déjeuner nous réunit tous à table, et le reste de la journée, qui avait été extrêmement chaude, se passa sans incidents. Le capitaine Hod, vers le soir, alla battre la plaine environnante et rapporta quelque menu gibier. Pendant ce temps, Storr, Kâlouth et Goûmi refaisaient la provision d’eau et de combustible, et chargeaient le foyer. Il était, en effet, question de partir au petit jour.

À neuf heures du soir, nous avions tous regagné nos chambres. Une nuit très calme, mais assez obscure, se préparait. D’épais nuages cachaient les étoiles et alourdissaient l’atmosphère. La chaleur ne perdait rien de son intensité, même avec le coucher du soleil.

J’eus quelque peine à m’endormir, tant la température était étouffante.
Ils restaient en ligne. (Page 87.)

À travers ma fenêtre, que j’avais laissée ouverte, ne pénétrait qu’un air brûlant, qui me paraissait très impropre au fonctionnement régulier des poumons.

Minuit arriva, sans que j’eusse trouvé un seul instant de repos. J’avais pourtant la ferme intention de dormir pendant trois ou quatre heures avant le départ, mais j’avais aussi le tort de vouloir commander le sommeil. Le sommeil me fuyait. La volonté n’y peut rien, au contraire.

Il devait être une heure du matin, environ, lorsque je crus entendre un sourd murmure, qui se propageait le long des rives du Phalgou.

Le bruit ne venait ni de l’eau, ni de l’air. (Page 90.)

L’idée me vint d’abord que, sous l’influence d’une atmosphère très saturée d’électricité, quelque vent d’orage commençait à se lever dans l’ouest. Il serait brûlant, sans doute, mais enfin il déplacerait les couches de l’air, et le rendrait peut-être plus respirable.

Je me trompais. La ramure des arbres qui abritaient le campement gardait une absolue immobilité.

Je passai la tête à travers la baie de ma fenêtre, et j’écoutai. Le murmure lointain se fit encore entendre, mais je ne vis rien. La nappe du Phalgou était entièrement sombre, sans aucun de ces reflets tremblotants qu’eut produits une agitation quelconque de sa surface. Le bruit ne venait ni de l’eau ni de l’air.

Cependant, je n’aperçus rien de suspect. Je me recouchai donc, et, la fatigue l’emportant, je commençai à m’assoupir. À de certains intervalles, quelques bouffées de cet inexplicable murmure m’arrivaient encore, mais je finis par m’endormir tout à fait.

Deux heures après, au moment où les premières blancheurs de l’aube se glissaient à travers les ténèbres, je fus brusquement réveillé.

On appelait l’ingénieur.

« Monsieur Banks ?

— Que me veut-on ?

— Venez donc. »

J’avais reconnu la voix de Banks et celle du mécanicien qui venait d’entrer dans le couloir. Je me levai aussitôt et quittai ma cabine. Banks et Storr étaient déjà sous la vérandah de l’avant. Le colonel Munro m’y avait précédé, et le capitaine Hod ne tarda pas à nous rejoindre.

« Qu’y a-t-il ? demanda l’ingénieur.

— Regardez, monsieur, » répondit Storr.

Quelques lueurs du jour naissant permettaient d’observer les rives du Phalgou et une partie de la route qui se développait en avant sur un espace de plusieurs milles.

Notre surprise fut grande, lorsque nous aperçûmes plusieurs centaines d’Indous, couchés par groupes, qui encombraient les berges et le chemin.

« Ce sont nos pèlerins d’hier, dit le capitaine Hod.

— Que font-ils là ? demandai-je.

— Ils attendent, sans doute, que le soleil se lève, répondit le capitaine, afin de se plonger dans les eaux sacrées !

— Non, répondit Banks. Ne peuvent-ils faire leurs ablutions à Gaya même ? S’ils sont venus ici, c’est que…

— C’est que notre Géant d’Acier a produit son effet habituel ! s’écria le capitaine Hod. Ils auront su qu’un éléphant gigantesque, un colosse, comme ils n’en avaient jamais vu, était dans le voisinage, et ils sont venus l’admirer !

— Pourvu qu’ils s’en tiennent à l’admiration ! répondit l’ingénieur, en secouant la tête.

— Que crains-tu donc, Banks ? demanda le colonel Munro.

— Eh ! je crains… que ces fanatiques ne barrent le passage et ne gênent notre marche !

— En tout cas, sois prudent ! Avec de tels dévots, on ne saurait trop prendre de précautions.

— En effet, » répondit Banks.

Puis, appelant le chauffeur :

« Kâlouth, demanda-t-il, les feux sont-ils prêts ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien, allume.

— Oui, allume, Kâlouth ! s’écria le capitaine Hod. Chauffe, Kâlouth, et que notre éléphant crache à la figure de tous ces pèlerins, son haleine de fumée et de vapeur ! »

Il était alors trois heures et demie du matin. Il ne fallait qu’une demi-heure, au plus, pour que la machine fût en pression. Les feux furent aussitôt allumés, le bois pétilla dans le foyer, et une fumée noire s’échappa de la gigantesque trompe de l’éléphant, dont l’extrémité se perdait dans les branches des grands arbres.

En ce moment, quelques groupes d’Indous se rapprochèrent. Il se fit un mouvement général dans la foule. Notre train fut serré de plus près. Aux premiers rangs de ces pèlerins, on levait les bras en l’air, on les étendait vers l’éléphant, on se courbait, on s’agenouillait, on se prosternait jusque dans la poussière. C’était évidemment de l’adoration, portée au plus haut point.

Nous étions donc là, sous la vérandah, le colonel Munro, le capitaine Hod et moi, assez inquiets de savoir où s’arrêterait ce fanatisme. Mac Neil nous avait rejoints et regardait silencieusement. Quant à Banks, il était allé prendre place avec Storr dans la tourelle que portait l’énorme animal, et d’où il pouvait le manœuvrer à son gré.

À quatre heures, la chaudière ronflait déjà. Ce ronflement sonore devait être pris par les Indous pour le grondement irrité d’un éléphant d’un ordre surnaturel. En ce moment, le manomètre indiquait une pression de cinq atmosphères, et Storr laissait fuir la vapeur par les soupapes, comme si elle eût transpiré à travers la peau du gigantesque pachyderme.

« Nous sommes en pression, Munro ! cria Banks.

— Va, Banks, répondit le colonel, mais va prudemment et n’écrasons personne ! » Il faisait presque jour alors. La route qui longe la rive du Phalgou était entièrement occupée par cette foule de dévots, peu disposée à nous livrer passage. Dans ces conditions, aller de l’avant et n’écraser personne, ce n’était pas chose facile.

Banks donna deux ou trois coups de sifflet, auxquels les pèlerins répondirent par des hurlements frénétiques.

« Rangez-vous ! Rangez-vous ! » cria l’ingénieur, en ordonnant au mécanicien d’ouvrir un peu le régulateur.

Les mugissements de la vapeur, qui se précipitait dans les cylindres, se firent entendre. La machine s’ébranla d’un demi-tour de roue. Un puissant jet de fumée blanche s’échappa de la trompe.

La foule s’était un instant écartée. Le régulateur fut alors ouvert à demi. Les hennissements du Géant d’Acier s’accrurent, et notre train commença à se mouvoir entre les rangs pressés des Indous, qui ne semblaient pas vouloir lui faire place.

« Banks, prenez garde ! » m’écriai-je tout à coup.

En me penchant en dehors de la vérandah, je venais de voir une douzaine de ces fanatiques se jeter sur la route, avec la volonté bien évidente de se faire écraser sous les roues de la lourde machine.

« Attention ! attention ! Retirez-vous, » disait le colonel Munro, qui leur faisait signe de se relever.

— Les imbéciles ! criait à son tour le capitaine Hod. Ils prennent notre appareil pour le char de Jaggernaut ! Ils veulent se faire broyer sous les pieds de l’éléphant sacré ! »

Sur un signe de Banks, le mécanicien ferma l’introduction de la vapeur. Les pèlerins, étendus en travers du chemin, paraissaient décidés à ne point se relever. Autour d’eux, la foule fanatisée poussait des cris et les encourageait du geste.

La machine s’était arrêtée. Banks ne savait plus que faire et était très embarrassé.

Tout à coup, une idée lui vint.

« Nous allons bien voir ! » dit-il.

Il ouvrit aussitôt le robinet des purgeurs des cylindres, et d’intenses jets de vapeur fusèrent au ras du sol, pendant que l’air retentissait de sifflets stridents.

« Hurrah ! hurrah ! hurrah ! s’écria le capitaine Hod. Cinglez-les, ami Banks, cinglez-les ! »

Le moyen était bon. Les fanatiques, atteints par les jets de vapeur, se relevèrent en poussant des cris d’échaudés. Se faire écraser, bien ! Se faire brûler, non !

La foule recula et le chemin redevint libre. Le régulateur fut alors ouvert en grand, les roues mordirent profondément le sol.

« En avant ! en avant ! » cria le capitaine Hod, qui battait des mains et riait de bon cœur.

Et, d’un train plus rapide, le Géant d’Acier, filant droit sur la route, disparut bientôt aux yeux de la foule ébahie, comme un animal fantastique, dans un nuage de vapeur.