La Maison à vapeur/Première partie/8

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La Maison à vapeur
Voyage à travers l’Inde septentrionale (1880)
Hetzel (p. 93-107).

CHAPITRE VIII.

quelques heures à bénarès.


La grande route était maintenant ouverte devant Steam-House, — cette route qui, par Sasserâm, allait nous conduire à la rive droite du Gange, en face de Bénarès.

Un mille au delà du campement, la machine ralentie prit une allure plus modérée, soit environ deux lieues et demie à l’heure. L’intention de Banks était de camper le soir même à vingt-cinq lieues de Gaya, et de passer tranquillement la nuit aux environs de la petite ville de Sasserâm.

En général, les routes de l’Inde évitent autant que possible les cours d’eau, qui nécessitent des ponts, lesquels sont assez coûteux à établir sur ces terrains de formation alluvionnaire. Aussi sont-ils encore à construire en beaucoup d’endroits, où il n’a pas été possible d’empêcher une rivière ou un fleuve de barrer le chemin. Il est vrai, le bac est là, cet antique et rudimentaire appareil, qui, pour transporter notre train, eût été insuffisant, à coup sûr. Fort heureusement, nous pouvions nous en passer.

Précisément, pendant cette journée, il fallut franchir un important cours d’eau, la Sône. Cette rivière, alimentée au-dessus de Rhotas par ses affluents du Coput et du Coyle, va se perdre dans le Gange, à peu près entre Arrah et Dinapore.

Rien ne fut plus aisé que ce passage. L’éléphant se transforma tout naturellement en moteur marin. Il descendit la berge sur une pente douce, entra dans le fleuve, se maintint à sa surface, et, de ses larges pattes battant l’eau comme les aubes d’une roue motrice, il entraîna doucement le train, qui flottait à sa suite.

Le capitaine Hod ne se tenait pas de joie.

« Une maison roulante ! s’écriait-il, une maison qui est à la fois une voiture et un bateau à vapeur ! Il ne lui manque plus que des ailes pour se transformer en appareil volant et franchir l’espace !

— Cela se fera un jour ou l’autre, ami Hod, répondit sérieusement l’ingénieur.

— Je le sais bien, ami Banks, répondit non moins sérieusement le capitaine. Tout se fera ! Mais ce qui ne se fera pas, ce sera que l’existence nous soit rendue dans deux cents ans pour voir ces merveilles ! La vie n’est pas gaie tous les jours, et, cependant, je consentirais volontiers à vivre dix siècles, — par pure curiosité ! »

Le soir, à douze heures de Gaya, après avoir franchi le magnifique pont tubulaire qui porte le railway, à quatre-vingts pieds au-dessus du lit de la Sône, nous campions aux environs de Sasserâm. Il n’était question que de passer une nuit en cet endroit, pour refaire le bois et l’eau, et de repartir à l’aube naissante.

Ce programme fut exécuté de tous points, et le lendemain matin, 22 mai, avant ces heures brûlantes que nous réservait l’ardent soleil de midi, nous avions repris notre route.

Le pays était toujours le même, c’est-à-dire très riche, très cultivé. Tel il apparaît aux abords de la merveilleuse vallée du Gange. Je ne parlerai pas des nombreux villages qui se perdent au milieu des immenses rizières, entre les bouquets de palmiers taras à l’épais feuillage en voûte, sous l’ombrage des manguiers et autres arbres de magnifique venue. D’ailleurs nous ne nous arrêtions pas. Si, parfois, le chemin était barré par quelque charrette, traînée au pas lent des zébus, deux ou trois coups de sifflet la faisaient ranger, et notre train passait, au grand ébahissement des raïots.

Pendant cette journée, j’eus le plaisir charmant de voir bon nombre de champs de roses. En effet, nous n’étions pas éloignés de Ghazipore, grand centre de production de l’eau ou plutôt de l’essence faite avec ces fleurs.

Je demandai à Banks s’il pouvait me donner quelques renseignements sur ce produit si recherché, qui paraît être le dernier mot de l’art en matière de parfumerie.

« Voici des chiffres, cher ami, me répondit Banks, et ils vous montreront combien cette fabrication est coûteuse. Quarante livres de roses sont préalablement soumises à une sorte de distillation lente sur un feu doux, et le tout donne environ trente livres d’eau de roses. Cette eau est jetée sur un nouveau paquet de quarante livres de fleurs, dont on pousse la distillation jusqu’au moment où le mélange est réduit à vingt livres. On expose ce mélange, pendant douze heures, à l’air frais de la nuit, et, le lendemain, on trouve, figée à sa surface, quoi ? une once d’huile odorante. Ainsi donc, de quatre-vingts livres de roses, — quantité qui, dit-on, ne contient pas moins de deux cent mille fleurs, — on n’a retiré finalement qu’une once de liquide. C’est un véritable massacre ! Aussi ne s’étonnera-t-on pas que, même dans le pays de production, l’essence de roses coûte quarante roupies ou cent francs l’once.

— Eh ! répondit le capitaine Hod, si pour fabriquer une once d’eau-de-vie, il fallait quatre-vingts livres de raisin, voilà qui mettrait le grog à un fier prix ! »

Pendant cette journée, nous eûmes encore à franchir la Karamnaca, l’un des affluents du Gange. Les Indous ont fait de cette innocente rivière une sorte de Styx, sur lequel il ne fait pas bon, naviguer. Ses bords ne sont pas moins maudits que les bords du Jourdain ou de la mer Morte. Les cadavres qu’on lui confie, elle les porte tout droit à l’enfer brahmanique. Je ne discute pas ces croyances ; mais, quant à admettre que l’eau de cette diabolique rivière soit désagréable au goût et malsaine à l’estomac, je proteste. Elle est excellente.

Le soir, après avoir traversé un pays très peu accidenté, entre les immenses champs de pavots et le vaste damier des rizières, nous campions sur la rive droite du Gange, en face de l’antique Jérusalem des Indous, la ville sainte de Bénarès.

« Vingt-quatre heures de halte ! dit Banks.

À quelle distance sommes-nous maintenant de Calcutta ? demandai-je à l’ingénieur.

À trois cent cinquante milles environ, me répondit-il, et vous avouerez, mon cher ami, que nous ne nous sommes aperçus ni de la longueur du chemin ni des fatigues de la route ! »

Le Gange ! Est-il un fleuve dont le nom évoque de plus poétiques légendes, et ne semble-t-il pas que toute l’Inde se résume en lui ? Est-il au monde une vallée comparable à celle qui, pour diriger son cours superbe, se développe sur un espace de cinq cents lieues et ne compte pas moins de cent millions d’habitants ? Est-il un endroit du globe où plus de merveilles aient été entassées depuis l’apparition des races asiatiques ? Qu’aurait
Les fanatiques se relevèrent. (Page 92.)

donc dit du Gange Victor Hugo, qui a si fièrement chanté le Danube ! Oui ! on peut parler haut, quand on a :


… comme une mer sa houle,

Quand sur le globe on se déroule,
Comme un serpent, et quand on roule

De l’occident à l’orient !


Mais le Gange a sa houle, ses cyclones, plus terribles que les ouragans du fleuve européen ! Lui aussi se déroule comme un serpent dans les plus poétiques contrées du monde ! Lui aussi coule de l’occident à l’orient ! Mais ce n’est pas dans un médiocre massif de collines qu’il va prendre sa source ! C’est
Bénarès : Vue générale. (Page 100.)

de la plus haute chaîne du globe, c’est des montagnes du Thibet qu’il se précipite en absorbant tous les affluents de sa route ! C’est de l’Himalaya qu’il descend !

Le lendemain, 23 mai, au soleil levant, la large nappe d’eau miroitait devant nos yeux. Sur le sable blanc, quelques groupes d’alligators, de grande taille, semblaient boire les premiers rayons du jour. Ils étaient immobiles, tournés vers l’astre radieux, comme s’ils eussent été les plus fidèles sectateurs de Brahma. Mais quelques cadavres, qui passaient en flottant, les arrachèrent à leur adoration. Ces cadavres que le courant emporte, on a dit qu’ils flottent sur le dos quand ce sont des hommes, sur la poitrine quand ce sont des femmes. Je pus constater qu’il n’y a rien de vrai dans cette observation. Un instant après, les monstres se jetaient sur cette proie, que leur fournissent quotidiennement les cours d’eau de la péninsule, et ils l’entraînaient dans les profondeurs du fleuve.

Le chemin de fer de Calcutta, avant de se bifurquer à Allahabad pour courir sur Delhi, au nord-ouest, et sur Bombay, au sud-ouest, suit constamment la rive droite du Gange, dont il économise par sa rectitude les nombreuses sinuosités. À la station de Mogul-Seraï, dont nous n’étions éloignés que de quelques milles, un petit embranchement se détache, qui dessert Bénarès en traversant le fleuve, et, par la vallée de la Goûmti, va jusqu’à Jaunpore sur un parcours d’une soixantaine de kilomètres.

Bénarès est donc sur la rive gauche. Mais ce n’était pas en cet endroit que nous devions franchir le Gange. C’était seulement à Allahabad. Le Géant d’Acier resta donc au campement qui avait été choisi la veille au soir, 22 mai. Des gondoles étaient amarrées à la rive, et prêtes à nous conduire à la ville sainte, que je désirais visiter avec quelque soin.

Le colonel Munro n’avait rien à apprendre, rien à voir de ces cités si souvent visitées par lui. Cependant, ce jour-là, il eut un instant la pensée de nous accompagner ; mais, après réflexion, il se décida à faire une excursion sur les rives du fleuve, en compagnie du sergent Mac Neil. En effet, tous deux quittèrent Steam-House, avant même que nous ne fussions partis. Quant au capitaine Hod, qui avait déjà tenu garnison à Bénarès, son intention était d’aller voir quelques-uns de ses camarades. Donc, Banks et moi, – l’ingénieur avait voulu me servir de guide, – nous fûmes les seuls qu’un sentiment de curiosité allait entraîner vers la ville.

Lorsque je dis que le capitaine Hod avait tenu garnison à Bénarès, il faut savoir que les troupes de l’armée royale ne résident pas habituellement dans les cités indoues. Leurs casernes sont situées au milieu de « cantonnements », qui, par le fait, deviennent de véritables villes anglaises. Ainsi à Allahabad, ainsi à Bénarès, ainsi en d’autres points du territoire, où non seulement les soldats, mais les fonctionnaires, les négociants, les rentiers, se groupent de préférence. Chacune de ces grandes cités est donc double, l’une avec tout le confort de l’Europe moderne, l’autre ayant conservé les coutumes du pays et les usages indous dans toute leur couleur locale !

La ville anglaise annexée à Bénarès, c’est Sécrole, dont les bungalows, les avenues, les églises chrétiennes, sont peu intéressants à visiter. Là se trouvent aussi les principaux hôtels que recherchent les touristes. Sécrole est une de ces cités toutes faites, que les fabricants du Royaume-Uni pourraient expédier dans des caisses, et que l’on remonterait sur place. Donc, rien de curieux à voir. Aussi, Banks et moi, après nous être embarqués dans une gondole, nous traversâmes obliquement le Gange, de manière à prendre tout d’abord une vue d’ensemble de ce magnifique amphithéâtre que décrit Bénarès au-dessus d’une haute berge.

« Bénarès, me dit Banks, est, par excellence, la ville sacrée de l’Inde. C’est la Mecque indoue, et quiconque y a vécu, ne fût-ce que vingt-quatre heures, est assuré d’une part dans les félicités éternelles. On comprend dès lors quelle affluence de pèlerins une telle croyance peut provoquer, et quel nombre d’habitants doit compter une cité à laquelle Brahma a réservé des immunités de cette importance. »

On donne à Bénarès plus de trente siècles d’existence. Elle aurait donc été fondée à peu près à l’époque où Troie allait disparaître. Après avoir toujours exercé une très grande influence, non politique, mais spirituelle, sur l’Indoustan, elle fut le centre le plus autorisé de la religion bouddhique jusqu’au neuvième siècle. Une révolution religieuse s’accomplit alors. Le brahmanisme détruisit l’ancien culte. Bénarès devint la capitale des brahmanes, le centre d’attraction des fidèles, et l’on affirme que trois cent mille pèlerins la visitent annuellement.

L’autorité métropolitaine a conservé son rajah à la ville sainte. Ce prince, assez maigrement appointé par l’Angleterre, habite une magnifique résidence à Ramnagur, sur le Gange. C’est un authentique descendant des rois de Kaci, ancien nom de Bénarès, mais il n’a plus aucune influence, et s’en consolerait, si sa pension n’était pas réduite à un lakh de roupies, — soit cent mille roupies, ou deux cent cinquante mille francs environ, qui constituent à peine l’argent de poche d’un nabab d’autrefois.

Bénarès, comme presque toutes les villes de la vallée du Gange, fut touchée un instant par la grande insurrection de 1857. À cette époque, sa garnison se composait du 37e régiment d’infanterie native, d’un corps de cavalerie irrégulière, d’un demi-régiment sikh. En troupes royales, elle ne possédait qu’une demi-batterie d’artillerie européenne. Cette poignée d’hommes ne pouvait prétendre à désarmer les soldats indigènes. Aussi, les autorités attendirent-elles, non sans impatience, l’arrivée du colonel Neil, qui s’était mis en route pour Allahabad avec le 10e régiment de l’armée royale. Le colonel Neil entra à Bénarès avec deux cent cinquante hommes seulement, et une parade fut ordonnée sur le champ de manœuvres.

Lorsque les Cipayes eurent été réunis, ordre leur fut donné de déposer les armes. Ils refusèrent. La lutte s’engagea entre eux et l’infanterie du colonel Neil. Aux révoltés se joignirent presque aussitôt la cavalerie irrégulière, puis les Sikhs, qui se crurent trahis. Mais alors la demi-batterie ouvrit son feu, couvrit les insurgés de mitraille, et, malgré leur valeur, malgré leur acharnement, tous furent mis en déroute.

Ce combat s’était livré en dehors de la ville. Au dedans, il n’y eut qu’une simple tentative d’insurrection des musulmans, qui hissèrent le drapeau vert, — tentative aussitôt avortée. Depuis ce jour, pendant toute la durée de la révolte, Bénarès ne fut plus troublée, même aux heures où l’insurrection parut être triomphante dans les provinces de l’Ouest.

Banks m’avait donné ces quelques détails, tandis que notre gondole glissait lentement sur les eaux du Gange.

« Mon cher ami, me dit-il, nous allons visiter Bénarès, bien ! Mais, si ancienne que soit cette capitale, vous n’y trouverez aucun monument qui compte plus de trois cents ans d’existence. Ne vous en étonnez pas. C’est la conséquence des luttes religieuses, dans lesquelles le fer et le feu ont joué un trop regrettable rôle. Quoi qu’il en soit, Bénarès n’en est pas moins une ville curieuse, et vous ne regretterez pas votre promenade ! »

Bientôt notre gondole s’arrêta à bonne distance pour nous permettre de contempler, au fond d’une baie bleue comme la baie de Naples, le pittoresque amphithéâtre des maisons qui s’étagent sur la colline, et l’entassement des palais, dont tout un massif menace de s’écrouler par suite d’un fléchissement de leur base, incessamment minée par les eaux du fleuve. Une pagode népalaise, d’architecture chinoise, qui est consacrée à Bouddha, une forêt de tours, d’aiguilles, de minarets, de pyramidions, que projettent les mosquées et les temples, dominés par la flèche d’or du lingam de Siva et les deux maigres flèches de la mosquée d’Aureng-Zeb, couronne ce merveilleux panorama.

Au lieu de débarquer immédiatement à l’un des « ghâts » ou escaliers qui relient les rives à la plate-forme des berges, Banks fit passer la gondole devant les quais, dont les premières assises baignent dans le fleuve.

Je retrouvai là une reproduction de la scène de Gaya, mais dans un autre paysage. Au lieu des forêts vertes du Phalgou, c’étaient les arrière-plans de la ville sainte qui faisaient le fond du tableau. Quant au sujet, il était à peu près le même.

En effet, des milliers de pèlerins couvraient la berge, les terrasses, les escaliers, et venaient dévotement se plonger dans le fleuve par triples ou quadruples rangées. Il ne faudrait pas croire que ce bain fut gratuit. Des gardiens, en turban rouge, sabre au côté, occupant les dernières marches des ghâts, exigeaient le tribut, en compagnie d’industrieux brahmanes, qui vendaient des chapelets, des amulettes ou autres ustensiles de piété.

En outre, il y avait non seulement des pèlerins qui se baignaient pour leur propre compte, mais aussi des trafiquants, dont l’unique commerce était de puiser à ces eaux sacro-saintes pour les colporter jusque dans les territoires éloignés de la péninsule. Comme garantie, chaque fiole est marquée du sceau des brahmanes. On peut croire cependant que la fraude s’exerce sur une vaste échelle, tant l’exportation de ce miraculeux liquide est devenue considérable.

« Peut-être même, me dit Banks, toute l’eau du Gange ne suffirait-elle pas aux besoins des fidèles ! »

Je lui demandai alors si ces « baignades » n’entraînaient pas souvent des accidents, qu’on ne cherchait guère à prévenir. Il n’y avait pas là de maîtres nageurs pour arrêter les imprudents qui s’aventuraient dans le rapide courant du fleuve.

« Les accidents sont fréquents, en effet, me répondit Banks, mais si le corps du dévot est perdu, son âme est sauvée. Aussi n’y regarde-t-on pas de trop près.

— Et les crocodiles ? ajoutai-je.

— Les crocodiles, me répondit Banks, se tiennent généralement à l’écart. Tout ce bruit les effraye. Ce ne sont pas ces monstres qui sont à redouter, mais plutôt des malfaiteurs, qui plongent, se glissent sous les eaux, saisissent les femmes, les enfants, les entraînent et leur arrachent leurs bijoux. On cite même un de ces coquins qui, coiffé d’une tête mécanique, a longtemps joué le rôle de faux crocodile, et avait gagné une petite fortune à ce métier, à la fois profitable et périlleux. En effet, un jour cet intrus a été dévoré par un véritable alligator, et l’on n’a plus retrouvé que sa tête en peau tannée, qui surnageait à la surface du fleuve. »

Du reste, il est aussi de ces enragés fanatiques qui viennent volontairement chercher la mort dans les flots du Gange, et ils y mettent même quelque raffinement. Autour de leur corps est lié un chapelet d’urnes vides, mais débouchées. Peu à peu l’eau pénètre dans ces urnes et les immerge doucement, aux grands applaudissements des dévots.

Notre gondole nous eut bientôt amenés devant le Manmenka Ghât. Là se superposent en étages les bûchers auxquels on a confié les cadavres de tous les morts qui ont eu quelque souci de la vie future. La crémation, en ce saint lieu, est recherchée avidement des fidèles, et les bûchers brûlent nuit et jour. Les riches babous des territoires éloignés se font transporter à Bénarès, dès qu’ils se sentent atteints d’une maladie qui ne leur pardonnera pas. C’est que Bénarès est, sans contredit, le meilleur point de départ pour le « voyage dans l’autre monde ». Si le défunt n’a que des fautes vénielles à se reprocher, son âme, emportée sur ces fumées du Manmenka, ira droit au séjour des félicités éternelles. S’il a été grand pécheur, son âme, au contraire, devra préalablement se régénérer dans le corps de quelque brahmane à naître. Il faut donc espérer que, pendant cette seconde incarnation, sa vie ayant été exemplaire, un troisième avatar ne lui sera pas imposé, avant qu’il ne soit définitivement admis à partager les délices du ciel de Brahma.

Nous consacrâmes le reste de la journée à visiter la ville, ses principaux monuments, ses bazars bordés de boutiques sombres, à la mode arabe. Là se vendent principalement de fines mousselines d’un tissu précieux, et le « kinkôb », sorte d’étoffe de soie brochée d’or, qui est un des principaux produits de l’industrie de Bénarès. Les rues étaient proprement entretenues, mais étroites, comme il convient aux cités que les rayons d’un soleil tropical frappent presque normalement. Si l’on y trouvait de l’ombre, la chaleur y était encore étouffante. Je plaignais les porteurs de notre palanquin, qui, cependant, ne semblaient pas trop se plaindre.

D’ailleurs, ces pauvres diables avaient là une occasion de gagner quelques roupies, et cela suffisait à leur donner force et courage. Mais il n’en était pas ainsi d’un certain Indou, ou plutôt un Bengali, à l’œil vif, à la physionomie rusée, qui, sans trop chercher à s’en cacher, nous suivit pendant toute notre excursion.

En débarquant sur le quai du Manmenka Ghât, j’avais, en causant avec Banks, prononcé à voix haute le nom du colonel Munro. Le Bengali, qui regardait accoster notre gondole, n’avait pu s’empêcher de tressaillir. Je n’y avais pas fait attention plus qu’il ne convenait, mais ce souvenir me revint, lorsque je retrouvai cette espèce d’espion incessamment attaché à nos pas. Il ne nous quittait que pour se retrouver devant ou derrière, quelques instants plus tard. Était-ce un ami ou un ennemi ? je ne savais, mais c’était un homme pour qui le nom du colonel Munro, à coup sûr, n’était pas indifférent.

Notre palanquin ne tarda pas à s’arrêter au bas du large escalier de cent marches qui monte du quai à la mosquée d’Aureng-Zeb.

Autrefois, les dévots ne gravissaient qu’à genoux cette sorte de Santa Scala, à l’imitation des fidèles de Rome. C’était alors le temple de Vishnou qui se dressait à cette place, auquel s’est substituée la mosquée du conquérant.

J’aurais aimé à contempler Bénarès du haut de l’un des minarets de cette mosquée, dont la construction est regardée comme un tour de force architectural. Hauts de cent trente-deux pieds, ils ont à peine le diamètre d’une simple cheminée d’usine, et pourtant, un escalier tournant se développe dans leur fût cylindrique ; mais il n’est plus permis d’y monter, et non sans raison. Déjà ces deux minarets s’écartent sensiblement de la verticale, et, moins doués de vitalité que la tour de Pise, ils finiront par tomber quelque jour.

En quittant la mosquée d’Aureng-Zeb, je retrouvai le Bengali qui nous attendait à la porte. Cette fois, je le regardai fixement, et il baissa les yeux. Avant d’attirer l’attention de Banks sur cet incident, je voulus voir si la conduite équivoque de cet individu persisterait, et je ne dis rien.

C’est par centaines que les pagodes et les mosquées se comptent dans cette merveilleuse ville de Bénarès. Il en est de même de ces splendides palais, dont le plus beau, sans contredit, appartient au roi de Nagpore. Peu de rajahs, en effet, négligent d’avoir un pied à terre dans la cité sainte, et ils y viennent à l’époque des grandes fêtes religieuses de Méla.

Je ne pouvais avoir la prétention de visiter tous ces édifices dans le peu de temps dont nous disposions. Je me bornai donc à rendre visite au temple de Bichêshwar, où se dresse le lingam de Siva. Cette pierre informe, regardée comme une partie du corps du plus farouche des Dieux de la mythologie indoue, recouvre un puits, dont l’eau croupissante possède, dit-on, des vertus miraculeuses. Je vis aussi le Mankarnika, ou la fontaine sacrée, dans laquelle se baignent les dévots pour le plus grand profit des brahmanes, puis le Mân-Mundir, observatoire bâti il y a deux cents ans par l’empereur Akbar, et dont tous les instruments, d’une immobilité marmoréenne, ne sont que figurés en pierre.

J’avais aussi entendu parler d’un palais des singes, que les touristes ne manquent pas de visiter à Bénarès. Un Parisien devait naturellement croire
Bénarès : Pagode népalaise. (Page 100.)

qu’il allait se retrouver devant la célèbre cage du Jardin des Plantes, il n’en était rien.

Ce palais n’est qu’un temple, le Dourga-Khound, situé un peu en dehors des faubourgs. Il date du IXe siècle, et compte parmi les plus anciens monuments de la ville. Les singes n’y sont point enfermés dans une cage grillée. Ils errent librement à travers les cours, sautent d’un mur à l’autre, grimpent à la cime d’énormes manguiers, se disputent à grands cris les grains grillés, dont ils sont très friands, et que les visiteurs leur apportent. Là, comme partout, les brahmanes, gardiens du Dourga-Khound, prélèvent
Le temple Mankarnika. (Page 103.)

une petite rétribution, qui fait évidemment de cette profession une des plus lucratives de l’Inde.

Il va sans dire que nous étions passablement fatigués par la chaleur, lorsque, vers le soir, nous songeâmes à revenir à Steam-House. Nous avions déjeuné et dîné à Sécrole, dans un des meilleurs hôtels de la ville anglaise, et, cependant, je dois dire que cette cuisine nous fit regretter celle de monsieur Parazard.

Lorsque la gondole revint au pied du Gâth pour nous ramener à la rive droite du Gange, je retrouvai une dernière fois le Bengali, à deux pas de l’embarcation. Un canot, monté par un Indou, l’attendait. Il s’embarqua. Voulait-il donc passer le fleuve et nous suivre encore jusqu’au campement ? Cela devenait très suspect.

« Banks, dis-je alors, à voix basse, en montrant le Bengali, voici un espion qui ne nous a pas quittés d’une semelle…

— Je l’ai bien vu, répondit Banks, et j’ai observé que c’est le nom du colonel, prononcé par vous, qui lui a donné l’éveil.

— N’y a-t-il pas lieu ?… dis-je alors.

— Non ! Laissons-le faire, répondit Banks. Mieux vaut qu’il ne se sache pas soupçonné… D’ailleurs, il n’est déjà plus là. »

En effet, le canot du Bengali avait déjà disparu au milieu des nombreuses embarcations de toutes formes qui sillonnaient alors les sombres eaux du Gange.

Puis, Banks, se retournant vers notre marinier :

« Connais-tu cet homme ? lui demanda-t-il d’un ton qui affectait l’indifférence.

— Non, c’est la première fois que je le vois, » répondit le marinier.

La nuit était venue. Des centaines de bateaux pavoisés, illuminés de lanternes multicolores, remplis de chanteurs et d’instrumentistes, se croisaient en tous sens sur le fleuve en fête. De la rive gauche s’élevaient des feux d’artifice très variés, me rappelant que nous n’étions pas loin du Céleste-Empire, où ils sont en si grand honneur. Il serait difficile de donner une description de ce spectacle, qui était vraiment incomparable. À quel propos se célébrait cette fête de nuit, qui paraissait improvisée, et à laquelle les Indous de toutes classes prenaient part, je ne pus le savoir. Au moment où elle finissait, la gondole avait déjà accosté l’autre rive.

Ce fut donc comme une vision. Elle n’eut que la durée de ces feux éphémères qui illuminèrent un instant l’espace et s’éteignirent dans la nuit. Mais l’Inde, je l’ai dit, révère trois cents millions de dieux, sous-dieux, saints et sous-saints de toute espèce, et l’année n’a pas même assez d’heures, de minutes et de secondes qui puissent être consacrées à chacune de ces divinités.

Lorsque nous fûmes de retour au campement, le colonel Munro et Mac Neil y étaient déjà revenus. Banks demanda au sergent s’il ne s’était rien produit de nouveau pendant notre absence.

« Rien, répondit Mac Neil.

— Vous n’avez vu rôder aucune figure suspecte ?

— Aucune, monsieur Banks. Est-ce que vous auriez quelque motif de soupçonner…

— Nous avons été espionnés pendant notre excursion à Bénarès, répondit l’ingénieur, et je n’aime pas qu’on nous espionne !

— Cet espion, c’était…

— Un Bengali, auquel le nom du colonel Munro a donné l’éveil.

— Que peut nous vouloir cet homme ?

— Je ne sais, Mac Neil. Il faudra veiller !

— On veillera, » répondit le sergent.