Aller au contenu

La Maison dans la dune/19

La bibliothèque libre.
Albin Michel, Éditeur (p. 230-245).
◄  xviii
xx  ►

XIX


Le lendemain, jour où Sylvain devait partir en Belgique pour risquer le coup de l’auto, le fraudeur s’habillait tranquillement dans sa cuisine, quand on frappa à la porte.

Depuis la perquisition de Lourges, Sylvain était devenu prudent. Toujours son verrou était tiré. Il monta dans la chambre du devant, où Germaine dormait encore, et il regarda par la fenêtre. À son képi, il reconnut Jules, l’agent de police.

Curieux de ce que pouvait lui vouloir le camarade, il descendit rapidement, et alla ouvrir.

— Quelle nouvelle ? demanda-t-il.

— T’es seul ? interrogea l’agent de police.

— Oui. Entre.

Jules entra.

— Et Germaine ? demanda-t-il.

— Elle dort encore.

— T’es sûr ?

— Je viens d’aller en haut.

— Ah, tu te méfies, t’as raison.

— Pourquoi ne parles-tu pas tout haut ?

— Je ne veux pas qu’elle nous entende.

— Qui ? Germaine ?

— Oui. J’ai appris des affaires sur son compte.

— Quoi ?

Par prudence, Jules entraîna Sylvain auprès de la fenêtre de la rue, loin de la porte de l’escalier :

— Elle fait des blagues, chuchota-t-il.

— Germaine ?

— Oui, fit Jules, de la tête.

Sylvain avait compris tout de suite.

— Avec qui ? demanda-t-il.

— Tu le sauras tout à l’heure. Je ne te le dirai que si tu promets d’être raisonnable.

— Tu me prends pour un gosse ? Dépéche-toi de me dire qui.

— Laisse-moi d’abord te dire comment je le sais. C’est un copain qui me l’a dit, un agent. Il va toujours chez Henri, tu sais. Et il l’a su là, par hasard. Elle va en chambre tous les jeudis.

— Je sais, maintenant, dit Sylvain. C’est Lourges.

— Oui.

— Je commençais à m’en douter, depuis l’affaire de la perquisition.

— Ça ne te fait pas trop de bile ?

— Pourquoi me ferais-je de la bile ?

— Tiens… dit Jules, un peu surpris du calme de Sylvain. En tout cas, moi, je suis venu te dire de te méfier. Tiens ça pour toi, tu comprends. Je risque ma place, Mais fais attention, elle ne sera pas longtemps sans raconter tes affaires au douanier, si elle ne l’a pas déjà fait. Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?

— Rien.

— Tu ne vas rien lui dire ?

— Si. Plus tard, peut-être. Je m’en fous, maintenant, mon vieux, tu comprends. César est bouclé, Tom est mort…

— Mort ?

— Oui, la nuit d’avant-hier. Je voudrais que tout ça finisse. J’en ai marre…

— Faut te remonter, Sylvain. Cherche du travail, lâche la fraude, plaque Germaine…

— Fini, tout ça, maintenant, Jules. On ne peut pas toujours recommencer, tu comprends, on peut pas toujours recommencer…

— Pas de blague, au moins, hein ? fit Jules, inquiet de lui voir un air étrange.

— Sois tranquille, sourit Sylvain. J’en ai vu d’autres, tu peux me croire. Merci, mon vieux. T’es un brave type, malgré que tu es un flic.

À sept heures, le soir, Sylvain partait de nouveau pour la Belgique.

En quarante minutes, il eut atteint la petite boutique où le maître-fraudeur attendait ses hommes. C’était à deux kilomètres de la frontière française.

Le rendez-vous avait été fixé pour huit heures. L’auto était déjà devant la porte. C’était une camionnette Berliet, d’une force de deux tonnes environ. Elle était venue avec des papiers, — carnet français et tryptique, — volés dans une autre voiture, et adroitement maquillés. Dans la boutique, il y avait des monceaux de paquets tout préparés. C’étaient des piles de paquets de tabac et de cigarettes, enveloppés dans du fort papier gris, et solidement ficelés. Pour qu’il tint moins de place, un homme écrasait le tabac sous une presse de bureau. Et un autre comptait et enveloppait les paquets.

À neuf heures, comme la brune était tombée, le maître-fraudeur fit l’appel de ses hommes. On était huit, car au dernier moment, il avait paru sage de prendre du renfort.

— Ça ira comme ça, dit le maître-fraudeur.

Il alla au dehors regarder le ciel qui s’assombrissait rapidement, et la route déserte.

— Personne, dit-il en revenant. On peut charger.

Car il craignait qu’un noir, rôdant par hasard en Belgique, ne fût intéressé par ces préparatifs.

Sous son contrôle, les hommes, rapidement, transportèrent les ballots dans l’auto. Sylvain remarqua que les ressorts de la voiture s’affaissaient rapidement.

— Combien met-on ? demanda-t-il.

— Deux mille deux. Tout y est, maintenant. On a de la veine, n’y a pas de clair de lune.

— Comment se met-on ? demanda l’un des hommes en arrivant.

— Deux sur le toit. Quatre en dedans, avec le tabac, Sylvain ira tout près du chauffeur. Les planches sont sur le toit, Zidore ?

— Oui, dit le chauffeur.

— Bon. Hé, là-dedans, tâchez tous d’écouter Zidore, et de faire comme il dira, si vous voulez toucher vos billets.

Un grognement général fut interprété comme un acquiescement.

— En route, alors.

Tout le monde prit sa place.

Zidore avait Jancé le moteur d’un coup de manivelle. Il saisit le volant, mit en prise, embraya. Et la lourde voiture démarra, partit vers la frontière française.

On roula un bon moment sans que personne ne dit mot. Peu ou prou, chacun, au moment de risquer l’aventure, se sentait la gorge étreinte d’une certaine émotion. Heureusement, à l’intérieur, un fraudeur avait emporté une bouteille de rhum qu’il fit circuler, et qui égaya tout le monde. Il fallut une exclamation de colère de Zidore pour que les deux compagnons qui perchaient sur le toit interrompissent un refrain qu’ils avaient entonné.

— On est tout près de la frontière ? demanda Sylvain. Je ne m’y reconnais pas.

— Oui, dit Zidore. T’es jamais venu par ici ?

— Si, mais je partais dans les dunes. On n’est pas loin de Furnes, hein ?

— Non. Derrière nous. Le canal est a notre gauche, les dunes à droite.

Instinctivement, Sylvain se retourna, comme s’il avait pu voir, dans les ténèbres, la maison dont le souvenir le hantait.

La camionnette roulait par d’étroits sentiers de terre, côtoyait des ruisseaux, passait de petits ponts de bois. Dans un chemin creux, elle s’arrêta.

— Panne ? interrogea Sylvain.

— Non. Faut attendre jusqu’à une heure. Le douanier ne prend la garde qu’à ce moment-là.

Un à un, les hommes sortaient de la voiture. On s’asseyait dans l’herbe, on allumait des cigarettes. La bouteille de rhum fut rapidement achevée. On s’égayait, on plaisantait, mais doucement, sans bruit, car la frontière n’était pas loin. Un douanier aurait pu entendre ces rumeurs et donner l’éveil.

— Quelle heure qu’il est ? demanda un homme. On va encore poireauter longtemps ?

— Il est minuit, dit Zidore. On n’en a plus que pour une petite heure.

Il alla fouiller sous le siège de la camionnette, tira quelque chose dont jaillit un pinceau de lumière pâle.

— Sylvain, demanda-t-il, viens m’éclairer.

Et il souleva le capot de la camionnette.

Sylvain prit la lampe électrique, en projeta la clarté sur le moteur. Et Zidore, avec une clé à tube, démonta ses bougies, les nettoya, contrôla l’écartement des électrodes. Il passa à la magnéto, vérifia les vis platinées. Puis il essaya de mettre en route. Au quart de tour, le moteur partit.

Zidore l’arrêta aussitôt.

— Ça marche, hein ? dit-il fièrement.

— Oui.

— Faut ça. Tout à l’heure, s’agira pas de s’amuser sur la manivelle.

Pour plus de certitude, il versa encore dans les décompresseurs, — la vieille voiture comportait encore ce dispositif — quelques gouttes d’essence. Et il referma le capot. Puis il alluma, lui aussi, une cigarette.

— On est loin de France ? demanda Sylvain.

— Cinq cents métres. Il y a un grand fossé, juste sur la frontière.

— Un pont ?

— Non, pas de pont.

— On va faire un crochet, alors ?

— Non. Tu vois pas qu’on a des planches ? On va en faire un, de pont. Après ça, on filera dans les champs.

À la lumière de la lampe électrique, il consulta sa montre.

— Une heure moins le quart. Je vais aller voir. Tenez-vous peinards, les types.

Il s’éloigna vers la frontière.

Sylvain respira fortement. Maintenant, comme avant tous les coups dangereux, il se sentait la poitrine oppressée. Il lui semblait qu’il eût froid. Il tremblait un peu. Cela passait d’ailleurs au moment du danger immédiat, mais pour l’instant, il avait peur. Il regrettait presque d’être venu. Les paroles de Jules lui revenaient à la mémoire. Et si Germaine l’avait trahi ? Il repoussa cette pensée.

Il marcha un peu le long du chemin qu’on avait suivi, regardant le ciel sombre givré d’étoiles. Malgré lui, de tristes réflexions lui venaient à l’esprit. La profondeur infinie de cette voûte vide, d’un noir d’abîme, lui accablait l’âme. Il se sentait étrangement rapetissé. Il avait pour la première fois conscience du peu de place qu’il tenait parmi ces choses. Il ne comprenait plus qu’on put s’ennuyer pour une préoccupation aussi vaine que l’existence. Tout cela, au fond, n’avait d’importance à ses yeux que parce que c’était lui. Mais après lui, mais comme lui, que d’êtres encore, interrompant une minute leur lutte désespérée contre l’anéantissement, interrogeraient encore ce ciel indifférent, qui depuis des millénaires assistait, impassible, à la répétition éternelle du même drame… Sylvain, ce n’était qu’un épisode infime. Et toute sa souffrance, aux yeux de cet univers, ça ne comptait pas pour beaucoup…

Un sifflement assourdi lui parvint, l’arracha à sa songerie. Alors il retourna à l’auto.

Sous la direction de Zidore, les hommes, déjà, déchargeaient les planches, sur le toit.

— Grouille-toi donc ! dit Zidore en apercevant Sylvain. Il est temps.

Sylvain monta sur la voiture, aida les autres. On descendait les planches, on les étalait sur le sol, en une double piste, à travers un champ fraîchement labouré, que l’auto devait traverser. Puis, ce chemin ainsi préparé, on y poussa l’auto à la main, moteur arrêté. Zidore était au volant. Deux hommes poussaient aux roues avant, deux aux roues arrière, les autres sur les côtés. On n’entendait dans la nuit que les craquements des planches, et les halètements brefs des hommes. Quand on eut ainsi parcouru toute la longueur des planches, on les ramassa et on revint les disposer devant la voiture. Et on recommença à pousser.

Deux ou trois fois, la voiture quitta sa voie, s’enlisa profondément dans l’argile. Et il fallait alors employer des barres de bois, pour la soulever et l’arracher à l’étreinte collante de la glaise.

On atteignit enfin le petit cours d’eau qui formait la frontière entre la France et la Belgique Et là, on s’arrêta. De l’autre côté, Sylvain devina la silhouette du douanier.

— Allez, commanda Zidore, prenez les : madriers, couchez-les en travers.

On empoigna les grosses poutres, on les jeta sur le ruisseau. Là-dessus, transversalement, on disposa les planches. On se hâtait si fort que, malgré la fraîcheur de la nuit, tout le monde suait. Immobile, drapé dans sa longue capote, le douanier regardait sans rien dire.

— Ce salaud-la, grogna l’un des fraudeurs, il les gagne plus facilement que nous, ses mille balles !

On rit.

Le pont achevé, on revint à la camionnette. Toujours à la main, on la poussa sur les planches. On la fit rouler avec lenteur. La charge fit gémir les poutres. Sylvain les sentait fléchir sous lui. Mais une fois le milieu passé, il n’y avait plus de danger de rupture. Lentement, les poutres allégées se redressèrent. Et la camionnette atteignit la rive française.

Là, on était sur un sol ferme, une sorte de prairie à l’herbe courte, au terrain dur, où l’auto roulerait aisément.

Sylvain, qui regardait autour de lui, vit qu’un peu plus loin, il y avait une route qu’on pourrait atteindre sans obstacle. Le plus dur était fait.

À droite, à cent mètres de là, une masse noire attira aussi son attention.

— Qu’est-ce qu’il y a là-bas ? demanda-t-il.

— Rien, dit alors le douanier, qui parla pour la première fois. Un abri pour les vaches, quand il pleut.

Zidore rassemblait de nouveau ses hommes.

— Vous deux, dit-il, vous allez ramasser les planches et en faire un tas, « sur » Belgique. On viendra les reprendre demain. Quand vous aurez fini, vous pourrez retourner. Sylvain, tu les aideras un petit moment, avec Louis. On t’attendra là-bas, sur le bon chemin, pour être prêts à filer. Les autres, vous pousserez l’auto par derrière. On va la mener sur la route.

Il entra dans la camionnette pour prendre la manivelle de mise en marche. Sylvain avait déjà empoigné une planche pour la passer à l’un des deux fraudeurs qui attendaient, de l’autre côté du ruisseau. Et c’est alors qu’il entendit autour de lui une grande clameur. Il se retourna. Une dizaine d’hommes entouraient l’auto. Une bagarre furieuse commençait.

Sylvain comprit tout de suite. Un douanier sautait sur lui, — celui-là justement qui avait laissé passer l’auto, et qui espérait peut-être donner le change à ses camarades sur son rôle dans cette affaire. Sylvain, par-dessous, lui lança dans la mâchoire un uppercut qui le souleva littéralement de terre, et le projeta en arrière, assommé. Débarrassé, Sylvain se rua dans la mêlée.

Il y eut autour de lui un tourbillonnement confus de bras et de poings levés. Il reçut sur la tête des coups qu’il rendit à d’autres, au hasard. Près de lui, il vit Zidore abattre la manivelle sur le crâne d’un assaillant, et courir à l’auto. Il ne l’aperçut plus. Mais l’instant d’après, le moteur ronfla.

La lutte devint alors sauvage. Deux éclairs brefs, des détonations. Un homme roula par terre, juste devant Sylvain, sans qu’il vît si c’était un ami ou un ennemi. Instinctivement, tous les fraudeurs se ralliaient autour de la camionnette, le seul espoir de fuite. Zidore avait dû réussir à prendre le volant, car il y eut le grincement brutal de pignons violemment engrenés. Sylvain avait un homme sur le dos. Un autre se pendait à son bras gauche. Assommé par des coups d’un poing plus lourd qu’un marteau, il tenait bon tout de même, cramponné à sa proie. Et un troisième arrivait à la rescousse. Impossible de rejoindre la camionnette.

Malgré tout, Sylvain le tenta. Il ramassa ses forces, il entraîna les trois hommes qui se pendaient à lui. Il leur assena des coups de poings terribles. Le moteur ronflait plus fort. La voiture s’ébranlait. Dix bras se tendaient vainement pour la retenir. Elle allait démarrer.

Sylvain eut un épouvantable sursaut de rage. Il saisit l’oreille de celui qui lui maintenait le bras gauche, lui releva irrésistiblement la tête, et, les os des phalanges en avant, dans une détente où il mit toute sa force, il lui broya la face d’un coup de poing. L’homme croula. Un crochet au foie fit pousser au second un étrange hoquet, et le plia en deux, comme cassé par le milieu. Et Sylvain allait s’élancer derrière la voiture, quand le douanier qui était sur son dos lui saisit le cou par derrière et lui coupa le souffle.

Sylvain s’arrêta, essaya d’aspirer l’air qui lui manquait. Et la camionnette démarra, s’éloigna.

Un éclair en jaillit encore. Un corps qui s’y cramponnait en dégringola grotesquement.

Ici, sur la frontière, il n’y avait plus que Sylvain, avec deux camarades qui continuaient à se battre. Immédiatement, Sylvain fut entouré de quatre douaniers. Derrière lui, celui qui le tenait relâcha son étreinte.

— Rends-toi, dit un des hommes, s’avançant vers Sylvain les menottes à la main.

Docile, Sylvain tendit les poignets à la chaînette.

Mais quelqu’un écarta le douanier.

— C’est moi qui l’arrêterai !

Et Lourges se dressa devant Sylvain.

Sylvain, dans la mêlée, ne l’avait pas encore vu. Son sang reflua vers son cœur, en un flot brutal. Une rage nouvelle jaillit en lui, soudaine. Il recula, il refusa d’offrir ses mains au cabriolet de Lourges.

— Pas toi ! cria-t-il.

Lourges s’avança, voulut lui passer de force l’anneau de fer. Et d’une détente du bras droit, Sylvain lui fracassa la mâchoire.

Lourges hurla. Il recula. I] eut un geste rapide. Et Sylvain lui vit au poing la flamme d’un revolver.

Il reçut la balle en plein ventre. Cela, sur le moment, lui fit comme une brûlure. Mais il sentait encore toute sa force en ses bras. Et dans son cerveau, flamboyante, passa la pensée qu’il fallait agir tout de suite, pendant qu’il le pouvait encore. Il se jeta sur Lourges, essuya un second coup de feu qui passa dans ses cheveux, arracha son arme à l’homme, et la lui appuya en plein front. Et le crâne de Lourges s’ouvrit, se fendit, laissa jaillir des lambeaux sanglants. Sylvain le regarda s’affaisser comme une loque vide.

Une balle au même instant lui entama l’oreille. Il se retourna, vida son arme au hasard, vit s’effondrer des ombres autour de lui. Et d’un bond, abandonnant la lutte, les deux camarades pour qui il ne pouvait plus rien, il franchit le ruisseau, il plongea dans la nuit.