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La Maison dans la dune/20

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Albin Michel, Éditeur (p. 246-254).
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XX


Aussi longtemps qu’il put courir sans reprendre haleine, Sylvain courut. Il franchit des fossés, coupa à travers les champs, au hasard, ne cherchant qu’à s’éloigner de la frontière française. Il alla ainsi longtemps, lui sembla-t-il. Sa blessure, d’abord insensible, lui faisait mal maintenant. Un liquide chaud lui coulait du ventre le long des jambes. Il allait, cependant, tête baissée, comme on fonce contre le vent. Ses oreilles bourdonnaient sans qu’il sût si c’était par la rapidité de sa course, ou par l’épuisement progressif qui l’envahissait. Et il arriva ainsi, sans l’avoir deviné, jusque sur le bord du canal de Dunkerque à Furnes. Ce fut là qu’il tomba pour la première fois.

Il resta étendu sur de flanc, un bon moment. La douleur croissait en lui avec sa faiblesse. Il n’avait plus les idées aussi nettes que de coutume. Il était un peu comme en un rêve.

Par un grand effort, il concentra son attention. Il était au bord du canal, en plein désert. La seule maison qu’il connût, au milieu de cette lande, c’était…

Sylvain eut un sursaut. Dans la brume naissante qui envahissait son cerveau, le nom de Pascaline surgit comme un phare de salut. À flots, le courage lui revint. Une force nouvelle le galvanisa. Et il se mit à genoux, se releva, attendit encore un instant, puis il reprit sa route.

Il allait plus lentement. Il était incapable de courir, maintenant. Il ne marchait que par un grand effort de volonté. Chaque pas lui coûtait une souffrance. Des répercussions douloureuses dans le ventre lui faisaient étouffer un cri, quand il butait dans l’herbe. Mais sur |’eau, dans les ténèbres, il vit le reflet sombre d’un pont qui barrait le canal. Il le reconnut. Un sursaut d’espérance lui rendit son courage. Et il repartit en avant, plus vite, maintenant qu’il approchait du but.

Sur le pont, désert et noir, il dut s’appuyer au parapet. Une sueur froide l’inondait. Des ondes glacées lui parcouraient le corps, épuisaient ses forces, lui prenaient toute son énergie. Ses jambes semblaient ne plus lui appartenir. Elles étaient pesantes, se mouvaient avec une lenteur maladroite.

Il respira longuement, une minute. À chaque aspiration, une douleur lancinante lui percait le ventre. Mais il continuait, malgré la souffrance, content de souffrir, puisqu’il était sûr ainsi qu’il vivait encore.

Après un moment, il se redressa. Il voulut, de toute sa volonté, de toute son énergie, repartir, faire un pas. De contracter ses muscles lui causait d’effroyables déchirements. Il s’aperçut soudain qu’il balançait. Il eut peur de tomber sans s’en apercevoir. Et il se pencha en avant, il s’appuya de la main à la balustrade et repartit. Il avait l’impression de marcher sur des jambes morts, des masses lourdes dont il n’était plus maître.

Le pont traversé, il fit cent mètres encore. Il fermait les yeux, effrayé de voir autour de lui tournoyer la campagne et le ciel. Le sang affluait dans sa tête à grandes lancées douloureuses, qui résonnaient en lui comme des coups de marteau. Des flammes, des lueurs sanglantes dansaient devant ses yeux clos. Il se trouva à terre, tombé sans même l’avoir senti. Et il crut que c’était fini, qu’il allait mourir là, tout de suite. Il toucha son visage, le sentit ruisselant, ne put se rendre compte si c’étaient des larmes ou de la sueur. Et il s’épouvanta, il eut peur de la mort.

Longtemps, il resta là, allongé sur le sol, concentrant ses forces, maîtrisant le vertige intolérable où sa tête était emportée. Et, lentement, il reprit la maîtrise de lui-même, il retrouva encore la conscience lucide des choses. Une pensée lui revint, le rassura. Il se souvint de ce que lui avait dit une fois un marin qu’on avait tiré sans connaissance de la mer. « Moi, disait cet homme, je sais ce que c’est d’étre mort. Et ce n’est rien du tout. Quand on va mourir, qu’on est réellement à bout, ça ne vous fait plus rien. On est plutôt content, parce que c’est fini. » Sylvain s’interrogea, sentit dans tout son être un soulèvement, une révolte, une horreur innommable devant l’anéantissement. Et il se réjouit de cette volonté de vivre, encore ferme en lui.

Doucement, pour ne pas réveiller une douleur trop vive, il glissa sa main sous sa veste, ouvrit la boucle de son pantalon, passa ses doigts sous sa chemise, et, avec d’infinies précautions, palpa son ventre tout englué de sang. Il eut un frisson en atteignant la plaie où il sentit que le sang sourdait toujours, entre ses doigts. Sa vie fuyait par là. Il appliqua sa paume sur le trou, contint cet écoulement. Et, après un nouveau repos, il put se relever, d’abord sur les genoux, puis debout.

Il se remit en marche.

— Il faut… Il faut… murmurait-il, pour lui-même.

Mais il n’y voyait plus. Il avançait dans un brouillard rouge. Un fer ardent lui brûlait le ventre. Il se pliait en deux pour étouffer cette douleur torturante. Il ne pouvait plus respirer. Il marchait à l’aveugle. Dans une demi-conscience, il traversait un monde d’incohérence, où le néant prenait corps et se heurtait à lui, où des obstacles se révélaient soudain irréels, inexistants. Il voyait ce qui n’était pas, il ne voyait plus ce qui était. Et il croyait marcher encore, il tendait et contractait toujours ses muscles, qu’il était couché à terre depuis longtemps, ayant buté et roulé par-dessus un monticule d’argile.

Allongé sur le sol, au bout d’un moment, il reprit conscience. Le sang irriguait de nouveau son cerveau, sa lucidité lui revenait. Il rouvrit les yeux, regarda autour de lui, vit de la terre, des légumes, des groseilliers. Il était dans un jardin. Une allée, encadrée de deux rangées de poiriers, s’enfonçait très loin.

Une seconde, par un sursaut d’énergie, Sylvain se souleva sur son coude, et regarda. Il reconnut le jardin de Pascaline. Sans s’en rendre compte, il avait traversé la haie, et était tombé à quelques mètres de la maison.

Sylvain se laissa retomber avec un soupir de soulagement. Il avait atteint le but. Les yeux au ciel, il contempla la pâleur naissante qui blanchissait le firmament. Il pouvait être cinq heures. Dans une heure, Pascaline se lèverait, ouvrirait sa fenétre. Il fallait attendre.

L’aube naissait. Sylvain, allongé sur le dos, commençait à distinguer autour de lui les masses sombres des arbres, et, tout près de ses yeux, de minces brindilles d’herbe qui oscillaient au vent du matin…

Il avait froid. Une oppression de plus en plus grande l’étouffait. Il s’alarma. Jamais il ne pourrait attendre jusqu’au jour. Et il pensa à se lever, à aller demander du secours. S’il pouvait atteindre la porte de l’auberge, il serait sauvé.

Il essaya de se lever. Et cela lui fit une impression étrange. Il n’avait plus de jambes. Du moins elles ne lui obéissaient plus. Elles n’avaient méme plus froid. Elles étaient tout à fait comme si elles n’avaient plus existé, Jamais il ne pourrait marcher.

Il songea qu’il pouvait du moins appeler, crier à l’aide. Avec un grand effort, il se tourna de côté, pour fixer les yeux sur la fenêtre de Pascaline. Et il cria :

— Pascaline…

Puis il attendit, appuyé sur le conde.

Dans la maison, rien ne bougea.

Sylvain commençait à trembler. Ses forces s’épuisaient, Il fallait les ménager, s’il voulait durer une heure encore.

Alors, il se recoucha sur le sol. Ses vêtements inondés de sang se plaquèrent contre son corps. Et il se dit qu’il devait être complètement exsangue, après avoir tant saigné. Il s’aperçut soudain que ses yeux ne voyaient plus la fenêtre. Elle pouvait s’ouvrir, il ne la verrait pas. Une brume grisâtre se rapprochait de lui, limitait sa vue, le murait dans un cercle confus. Cela l’effraya. Il rassembla tout son souffle pour crier de nouveau :

— Pascaline…

Sa voix ne portait plus.

Autour de lui, la campagne pâlissait. Le vent se faisait plus fort. L’herbe, autour de la tête de Sylvain, murmurait, frôlait son visage, l’effleurait d’une dernière caresse. Sa main droite tenait toujours sa blessure fermée. De la gauche, il palpa son corps, le sentit à peine. Cette belle et robuste machine ne lui appartenait déjà plus. Et son bras s’appesantissait, retombait à son côté sans qu’il le voulût.

Sylvain sut alors qu’il allait mourir sans revoir Pascaline. Et pour la première fois, il se sentit lâche, il pleura désespérément.

Il voulut crier encore. Et il n’émit qu’un son confus, inintelligible. Sa bouche s’embarrassait dans un mucus mousseux, à goût de sang. Cette mousse, il n’avait plus la force de la cracher, elle sortait en gargouillant, malgré lui, de sa gorge, coulait en bave rougeâtre sur son menton, inondait tout son visage…

Et d’ailleurs, la suprême indifférence entrait en lui. Sa pensée, de plus en plus s’obscurcissait. Tout lui paraissait confus, lointain, hors de son être. Germaine, Lourges, César, Pascaline même, ce n’étaient plus que des mots, des fantômes qui s’embrumaient lentement dans sa mémoire. Lui-même, Sylvain, ce n’était plus qu’un rien, un corps insensible sur lequel il concentrait un reste de lucidité agonisante…

Il perdit conscience une première fois, se rendit compte, en revenant à lui, qu’il gémissait tout haut, et ne put interrompre ce bruit de gorge qu’il faisait en respirant. D’ailleurs, ça n’avait plus d’importance. Il retournait lentement aux limbes de sa prime enfance, les sons n’étaient plus que des rumeurs indistinctes, la lumière, qu’une blancheur trouble sur ses pupilles…

Son âme mourut la première. Et il ne connut rien du drame ultime qui se déroula dans sa chair, de la lutte farouche que livra encore son être, avant de redevenir matière…

FIN