La Mandragore (Machiavel, trad. Périès)/Prologue

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Traduction par Jean Vincent Périès.
Texte établi par Charles LouandreCharpentier et Cie (p. 5-6).

PROLOGUE

Dieu vous bénisse, auditeurs bénévoles, si cette bienveillance provient de ce que nous vous sommes agréables. Si vous continuez à faire silence, nous vous ferons entendre une aventure toute nouvelle arrivée dans cette ville. Regardez le spectacle que l’on vous présente. Cette ville est votre Florence, une autre fois ce sera Rome ou Pise ; mais aujourd’hui c’est une aventure capable de vous démonter la mâchoire à force de rire.

Cette porte que vous voyez là à ma main droite est la maison d’un docteur qui a longtemps appris les lois dans Boece ; cette rue qui aboutit à ce coin est la rue de l’Amour, dans laquelle celui qui tombe une fois ne se relève jamais. Vous pourrez connaître ensuite à l’habit du moine quel est le prieur ou l’abbé qui habite dans cette église que l’on voit du côté opposé, si vous ne vous en allez pas trop tôt.

Là, à cette porte à gauche, demeure un jeune homme nouvellement arrivé de Paris, et que l’on nomme Gallimaco Guadagni. Parmi les bons compagnons, il a su faire ses preuves et mériter le prix de la courtoisie. Il aimait éperdument une jeune femme pleine d’amabilité : vous apprendrez la manière dont il est parvenu à la tromper ; et je désire que vous soyez tous trompés comme elle.

La pièce se nomme la Mandragore. Le récit que vous allez entendre vous en fera connaître le sujet, à ce que je présume. L’auteur ne jouit pas d’une grande renommée ; cependant, s’il ne parvient à vous faire rire, il consent volontiers à vous payer votre écot. Un amant malheureux, un docteur peu malin, un moine de mauvaise vie, un parasite, le phénix de la malice, feront aujourd’hui votre amusement.

Et si ce divertissement vous paraissait indigne d’occuper les loisirs d’un homme sage et grave, daignez l’excuser, en songeant qu’il s’efforce, par ces distractions, d’adoucir les chagrins qui le poursuivent ; car il ne peut plus tourner ailleurs ses pensées ; on lui a interdit de pouvoir montrer d’une autre manière les qualités qu’il peut avoir, et il n’existe plus de récompense digne de ses travaux.

Celle qu’il attend aujourd’hui, c’est que chacun se tienne à l’écart et rie en dessous, en disant du mal de ce qu’il voit et de ce qu’il entend. C’est là sans doute ce qui est cause que le siècle présent s’est entièrement écarté du chemin de l’antique vertu ; car, en voyant que chacun ne se plaît qu’à médire, personne ne prend la peine d’entreprendre, au prix de mille fatigues, un ouvrage que le vent peut détruire, ou les nuages obscurcir.

Cependant, si quelqu’un, en médisant de l’auteur, croyait le saisir par les cheveux, ou l’effrayer, ou le tenir à l’écart, j’avertis et je préviens cet homme que notre auteur sait également médire ; que ce fut même l’art qu’il apprit le premier ; et que, dans tous les pays où l’on parle la langue du si, il n’estime personne, quoiqu’on puisse le voir à la suite de ceux qui sont en état de porter un plus riche manteau que le sien.

Mais, toutefois, laissons médire ceux qui aiment à dire du mal. Revenons à notre sujet, afin de ne point dépasser l’heure. Il ne faut pas trop compter sur les paroles, ni se faire un monstre d’une chose qui n’existe peut-être point encore. Mais voici Callimaco qui sort avec Siro, son valet ; il va dire ce dont il s’agit. Que chacun prête une oreille attentive, et ne s’attende point pour le moment à un plus long exposé.