La Marque des quatre/IX

La bibliothèque libre.
Traduction par la Ctesse F.-M.-G. d'Oilliamson.
Libraire Hachette (p. 138-158).

ix

En défaut.

Je ne me réveillai que fort tard dans l’après-midi ; mais je me sentis alors parfaitement reposé. Sherlock Holmes était tel que je l’avais laissé, si ce n’est qu’il avait déposé son violon pour se plonger dans une lecture qui semblait l’absorber tout entier. En m’entendant remuer, il se retourna vers moi, et je pus voir une profonde inquiétude peinte sur ses traits.

« Vous avez rudement dormi, dit-il. Je craignais que notre conversation ne vous éveillât.

— Je n’ai rien entendu, répondis-je, vous avez donc eu du nouveau ?

— Non, hélas ! et j’avoue que cela me désoriente tout à fait. Je comptais bien sur des renseignements sérieux à l’heure qu’il est. Wiggins vient de me faire son rapport. Nulle trace de la chaloupe. C’est on ne peut plus contrariant, car chaque minute de retard a son importance.

— Puis-je vous être utile ? Je me sens maintenant parfaitement dispos et je suis tout prêt à passer une seconde nuit blanche.

— Non, il n’y a rien à faire, il n’y a qu’à attendre patiemment. Si nous sortons, les renseignements pourraient venir en notre absence, et ce serait autant de temps perdu. Pour vous, vous êtes libre, mais moi, je dois rester ici à monter la faction.

— Alors, je vais courir voir Mrs Cecil Forrester ; elle me l’a demandé hier.

— Voir Mrs Cecil Forrester ? demanda Holmes avec un clin d’œil malin.

— Eh bien ! oui, elle et miss Morstan. Elles désirent vivement être tenues au courant des événements.

— À votre place, je ne leur en dirais pas trop long ; Il faut toujours se méfier un peu des femmes, même des meilleures. »

Je ne m’abaissai pas jusqu’à discuter un pareil blasphème, mais : « Je serai de retour dans une heure ou deux, ajoutai-je.

— Parfait, bonne chance alors. Mais, dites donc, puisque vous traversez la rivière, vous pourriez bien rendre Toby à son maître, car je ne pense pas que nous ayons encore à nous en servir. »

Je pris donc le chien et le ramenai chez le vieux naturaliste de Pinchin Lane auquel je remis en même temps un demi-souverain. À Camberwell, je trouvai miss Morstan un peu fatiguée après toutes les aventures de la nuit, mais très anxieuse, ainsi que Mrs Forrester, de savoir les nouvelles. Je leur racontai tout ce que nous avions fait en supprimant cependant les détails les plus effrayants. Ainsi, à propos de l’assassinat de Mr Sholto, je ne dis rien des circonstances qui l’avaient accompagné et de la manière dont il avait été accompli. Malgré toutes ces précautions, les pauvres femmes n’en furent pas moins très émues de ce que je leur apprenais.

« C’est un véritable roman ! s’écria Mrs Forrester. Une pauvre femme dépouillée de ce qui lui revint, un trésor de douze millions, un nègre anthropophage, un brigand avec une jambe de bois, cela remplace le dragon ou le traître traditionnel.

— N’oublions pas les deux chevaliers sauveurs, ajouta miss Morstan, en me jetant un doux regard.

— Mais, Mary, toute votre fortune dépend de la tournure que prendront les événements. Je ne comprends pas que vous restiez aussi indifférente ? Pensez donc combien cela doit être agréable d’être aussi riche et de voir le monde entier à ses pieds. »

J’éprouvai un frémissement joyeux en voyant combien miss Morstan restait calme devant une pareille perspective. Et même elle secoua la tête d’un mouvement hautain comme pour dire que tout cela ne la touchait que peu.

« C’est le sort de Mr Thaddeus Sholto qui m’inquiète, dit-elle ; il s’est conduit avec tant de bonté et de loyauté que, pour moi, c’est la seule chose importante dans tout ceci ; il faut absolument réduire à néant l’accusation terrible et si peu fondée qui pèse sur lui. »

Il était déjà tard lorsque je quittai Camberwell et je ne rentrai chez moi qu’à la nuit tombante. Dans le salon, je trouvai le livre de mon compagnon et sa pipe posés sur une chaise ; mais lui n’y était plus. Je cherchai dans toute la pièce, s’il n’avait pas laissé un mot à mon adresse, sans rien trouver.

« Je pense que Mr Sherlock Holmes est sorti, dis-je à Mrs Hudson, lorsqu’elle vint fermer les volets.

— Non, monsieur. Il est rentré dans sa chambre. Savez-vous bien, me dit-elle tout bas, que j’ai des inquiétudes sur sa santé.

— Pourquoi donc, mistress Hudson ?

— Mais, il est si étrange. Après votre départ il s’est mis à marcher de long en large, à marcher, si bien que j’étais excédée de l’entendre. Puis il parlait tout haut. Chaque fois que la sonnette tintait, il se précipitait sur le palier de l’escalier en me criant : « Qu’est-ce que c’est, mistress Hudson ? » Et maintenant qu’il s’est enfermé, je l’entends encore se promener comme avant. J’espère qu’il ne va pas tomber malade, monsieur. J’ai essayé de lui conseiller une potion calmante, mais il s’est retourné vers moi et m’a lancé un tel regard que je ne sais vraiment pas comment j’ai trouvé mon chemin pour sortir de la chambre.

— Inutile de vous inquiéter ainsi, mistress Hudson, dis-je. Je l’ai déjà vu comme cela, mais en ce moment il a une affaire qui le préoccupe un peu. »

Je feignais l’indifférence pour répondre à notre excellente propriétaire, mais, en entendant pendant toute cette longue nuit résonner le bruit des pas de mon ami, je me sentais moi-même mal à l’aise, car je savais combien son esprit investigateur devait s’irriter de l’inaction à laquelle il se voyait condamné.

À l’heure du déjeuner, je le vis apparaître, l’air fatigué, l’œil incertain, les joues colorées d’une rougeur fébrile.

« Vous vous surmenez vraiment trop, mon ami, lui dis-je. Je vous ai entendu vous promener toute la nuit.

— Oui, il m’était impossible de dormir. Cet infernal problème me tourmente trop. Quelle guigne d’être arrêté par un si mince obstacle, quand tout le reste marche si bien ! Quoi, j’ai découvert les hommes, la chaloupe, tout, en un mot, et je ne puis plus en avoir aucune nouvelle. J’ai pris encore d’autres agents, j’ai employé tous les moyens, la rivière a été explorée sur chacune de ses rives, et rien, toujours rien. Mrs Smith elle-même n’a pas entendu parler de son mari. J’en suis amené à me demander s’ils n’ont pas coulé bas l’embarcation. Mais cependant c’est trop improbable.

— Et si Mrs Smith nous avait lancés sur une fausse piste ?

— Non, je ne le crois pas. D’après l’enquête à laquelle je me suis livré, il existe bien une chaloupe répondant au signalement donné ; seulement n’aurait-elle pas pu remonter la rivière ? J’ai envisagé cette éventualité et j’ai des hommes qui vont pousser leurs recherches jusqu’à Richmond. S’il n’y a rien de nouveau aujourd’hui, je me mettrai moi-même en campagne demain et alors je m’attacherai plutôt à retrouver les hommes que l’embarcation. Mais, sûrement, sûrement, nous devons apprendre quelque chose auparavant. »

Cependant ni Wiggins, ni les autres agents employés ne donnèrent signe de vie. La plupart des journaux parlèrent du drame de Norwood et tous chargeaient le malheureux Thaddeus Sholto. La seule chose qu’ils nous apprirent fut que la justice devait instrumenter le lendemain. Dans la soirée, je poussai jusqu’à Camberwell, pour raconter nos malheurs à ces dames, et, à mon retour, je trouvai Holmes très abattu et très sombre. Il répondit à peine à mes questions, mais s’absorba dans une analyse chimique des plus compliquées, chauffant ses cornues et produisant des vapeurs dont l’horrible odeur me chassa net de l’appartement. Jusqu’aux heures les plus avancées de la nuit, j’entendis tinter les éprouvettes et je sus ainsi qu’il s’occupait toujours à son expérience si peu odoriférante.

Il faisait à peine jour, lorsque je me réveillai en sursaut, et, à ma grande surprise, je vis Holmes debout au pied de mon lit. Il était vêtu d’un grossier costume de marin, surcot et écharpe rouge autour du cou.

« Je m’en vais parcourir la rivière, Watson, me dit-il. J’ai bien réfléchi à tout ceci, et je ne vois plus qu’une manière d’expliquer les choses. Il faut en tout cas m’assurer de ce que vaut mon hypothèse.

— Je puis vous accompagner, n’est-ce pas ?

— Non, vous me serez bien plus utile en restant ici et en me servant de représentant. Je regrette de m’éloigner, car, selon toute probabilité, j’aurai quelque renseignement dans la journée, quoique Wiggins ait été fort peu encourageant hier au soir. Décachetez donc toutes les lettres ou télégrammes qui arriveraient à mon adresse, et si vous apprenez du nouveau, agissez d’après votre propre inspiration. Puis-je compter sur vous ?

— Certainement.

— Je crains qu’il ne vous soit difficile de me télégraphier, car je ne sais pas moi-même où je me trouverai. Toutefois, si j’ai un peu de veine, je ne dois pas rester absent très longtemps et mon excursion ne sera pas infructueuse. »

À l’heure du déjeuner, je n’avais pas eu de ses nouvelles ; en ouvrant le Standard, j’y vis un nouvel article relatif à notre affaire. « Le drame d’Upper Norwood, disait-on, semble encore plus mystérieux qu’on ne pouvait le supposer au premier abord. De nouvelles preuves permettent d’affirmer que M. Thaddeus Sholto n’a pu en aucune façon tremper dans le crime. Aussi a-t-il été remis en liberté hier en même temps que Mrs Bernstone, la femme de charge. Il est probable cependant que la police suit une nouvelle piste, et comme c’est Mr Athelney Jones, de Scotland Yard, qui dirige les recherches, on peut se fier à son activité et à sa sagacité bien connues. On s’attend d’un moment à l’autre à de nouvelles arrestations. »

« Allons, tout cela n’est pas trop mauvais, pensai-je. En tout cas voici l’ami Sholto hors de cause. Je me demande ce que peut être cette nouvelle piste, à moins que ce ne soit là un cliché stéréotype qu’on sort toutes les fois que la police a commis quelque gaffe. »

En jetant le journal sur la table, j’aperçus aux faits divers l’annonce suivante :

« Bonne récompense : tous ceux qui pourront donner des renseignements sur le nommé Mordecai Smith, patron marinier, et sur son fils Jim, qui tous les deux, vers trois heures du matin, mardi dernier, ont quitté le ponton de Smith à bord de la chaloupe à vapeur l’Aurora (cette chaloupe est noire avec deux raies rouges et sa cheminée est également noire avec une bande blanche), recevront la somme de cent vingt-cinq francs. S’adresser soit à Mrs Smith, à l’appontement Smith, soit 221 bis, Baker Street, pour toute information, concernant le susdit Mordecai Smith ou la chaloupe l’Aurora. »

Cette annonce ne pouvait avoir été insérée que par Holmes, l’adresse de Baker Street en était la preuve. Je trouvai l’idée heureuse, car si cet avis tombait sous les yeux des criminels en fuite, ils ne pouvaient y voir que l’inquiétude bien naturelle d’une femme dont le mari a disparu.

La journée se traîna lentement. Chaque fois que retentissait le marteau de la porte, ou qu’un pas pressé se faisait entendre dans la rue, je m’imaginais que c’était, soit Holmes qui revenait, soit quelqu’un apportant les renseignements demandés dans le journal. J’essayai bien de lire, mais mes pensées s’envolaient vers notre singulière enquête et vers la paire de coquins si étrangement assortis auxquels nous donnions la chasse. Je me demandais si le raisonnement de mon compagnon ne contenait pas quelque lacune énorme et s’il ne se préparait pas une immense déception. Son esprit si vif et si chercheur n’avait-il pas par hasard échafaudé toute son ingénieuse théorie sur des bases complètement erronées ? Je ne l’avais, il est vrai, jamais vu se tromper ; mais qui peut se vanter d’être infaillible ? Les subtilités dans lesquelles se complaisait toujours sa logique, sa préférence à admettre les explications les plus compliquées et les plus bizarres devaient, il me semblait, l’amener facilement à commettre une erreur. Cependant, d’autre part, j’avais moi-même apprécié les preuves qu’il m’avait fournies et approuvé toutes ses déductions. En me remémorant l’enchaînement des faits, en voyant combien les détails les plus insignifiants en apparence concouraient à renforcer sa thèse, j’étais forcé d’avouer que si celle d’Holmes était fausse, la véritable devait, en tout cas, être tout aussi étrange, tout aussi extraordinaire.

À trois heures de l’après-midi, j’entendis un violent coup de sonnette, puis dans le vestibule quelqu’un qui s’exprimait sur un ton d’autorité, et on introduisit dans le salon un visiteur qui, à ma grande surprise, se trouva n’être autre que Mr Athelney Jones. Ce n’était plus cependant le maître aux allures brusques et doctrinaires qui s’érigeait en professeur de bon sens au moment où il s’embarquait avec tant d’assurance dans l’affaire d’Upper Norwood. Il semblait maintenant abattu et son attitude était humble et presque repentante.

« Bonjour, monsieur, bonjour, dit-il. M. Sherlock Holmes est sorti, m’a-t-on dit.

— Oui, et je ne puis savoir quand il rentrera. Mais si vous désirez l’attendre, prenez donc cette chaise et veuillez accepter un cigare.

— Avec plaisir, dit-il en passant sur sa figure un grand foulard rouge.

— Un peu de whiskey et de soda ?

— Mon Dieu, la moitié d’un verre. Il fait très chaud pour la saison et j’ai bien des occupations et bien des soucis. Vous savez quelles étaient mes idées sur cette affaire de Norwood ?

— Vous nous les aviez exprimées.

— Eh bien ! j’ai été obligé d’en rabattre. J’avais tendu mon filet tout autour de M. Sholto et je comptais l’enserrer dans ses mailles, quand il s’est échappé par un trou qui se trouvait au beau milieu : il nous a fourni un alibi indiscutable. Depuis le moment où il est sorti de la chambre de son frère, il s’est toujours trouvé en présence de quelqu’un. Ce n’est donc pas lui qui a pu escalader le toit et pénétrer dans la maison par la trappe. Voilà une affaire bien obscure et qui met mon honneur professionnel en jeu ; un peu d’aide me ferait plaisir.

— Nous avons tous besoin d’aide de temps à autre, dis-je.

— Votre ami, M. Sherlock Holmes, est un homme très extraordinaire, monsieur, me dit-il brusquement sur un ton confidentiel. Personne n’arrive à sa hauteur. J’ai, déjà vu ce jeune homme aux prises avec bien des affaires et il n’en est pas une seule qu’il ne soit arrivé à tirer au clair. Il manque tout à fait de méthode et est un peu prompt à se formuler une théorie, mais, en résumé, je crois qu’il aurait fait le détective le plus accompli, et je suis prêt à en convenir devant n’importe qui. Il m’a envoyé ce matin un télégramme qui me fait présumer qu’il a recueilli des indices importants au sujet de cette affaire Sholto. Du reste, voici sa dépêche. » Il la tira de sa poche et me la tendit.

Elle était datée de Poplar à midi. En voici le texte : « Allez immédiatement à Baxer Street. Si je ne suis pas rentré, attendez-moi. Je suis de près les assassins de Sholto. Vous n’aurez qu’à nous accompagner cette nuit, si vous désirez assister à l’hallali. »

« Voilà qui prend bonne tournure, dis-je. Il a évidemment retrouvé la piste.

— Ah ! ah ! il a donc été aussi en défaut ? s’écria Jones avec une satisfaction évidente. Voyez-vous ; les plus malins d’entre nous se trouvent parfois tout désorientés. Après tout, c’est peut-être un faux espoir qu’il nous donne là. Mais il est de mon devoir, comme représentant de la force publique, de ne rien négliger. Ah ! j’entends quelqu’un ; peut-être est-ce lui. »

Un pas lourd montait l’escalier en même temps que le bruit d’une respiration sifflante et oppressée arrivait jusqu’à nous.

L’individu qui accomplissait cette ascension, trop pénible pour ses forces, fut obligé de s’arrêter une fois ou deux en route, mais à la fin atteignit le palier et entra dans le salon. Son extérieur, répondait bien à l’idée que nous avions pu nous en faire déjà. C’était un individu âgé, habillé, comme un marin, d’un vieux surcot boutonné jusqu’au cou. Son dos était voûté, ses genoux tremblotaient et sa respiration était celle d’un homme fortement asthmatique. Il s’appuyait sur un gros bâton de chêne et ses épaules se soulevaient sous l’effort qu’il faisait pour introduire un peu d’air dans ses poumons. Un mouchoir de couleur entourait son cou, cachait le bas de sa figure, et, on ne voyait guère de lui qu’une paire d’yeux noirs et brillants, ombragée par d’épais sourcils tout blancs, et ses longs favoris grisonnants qui encadraient sa figure. En somme il me fit l’effet d’un respectable maître marinier que la vieillesse aurait fait tomber dans la misère.

« Que voulez-vous, mon brave ? » demandai-je.

Il regarda tout autour de lui de cette manière lente et méthodique particulière aux vieillards.

« Monsieur Sherlock Holmes est-il ici ? dit-il.

— Non, mais je le remplace. Quelque communication que vous ayez à lui transmettre, vous pouvez me la faire.

— C’est à lui-même que je désire parler, dit-il.

— Mais je vous répète que suis son représentant. Est-ce à propos du bateau de Mordecai Smith ?

— Oui, je sais bien où se trouve le bateau, comme je sais où sont les hommes que poursuit M. Holmes et aussi le trésor ; tout, je sais tout.

— Ah, dites-le-moi vite alors, et je le lui répéterai.

— C’est à lui-même que je veux parler, répéta-t-il avec l’obstination d’un vieillard.

— Eh bien, il faut que vous l’attendiez.

— Non, non, je ne vais pas m’amuser à perdre toute une journée pour le bon plaisir du premier venu. Puisque M. Holmes n’est pas là, tant pis pour M. Holmes. Qu’il se débrouille tout seul. D’ailleurs vos figures ne me reviennent pas, et je ne veux rien vous dire. »

Il se glissa du côté de la porte, mais pas assez vite pour qu’Athelney Jones n’eût ou le temps de lui barrer le chemin.

« Halte-là ! camarade, dit-il. Vous avez un renseignement important à nous donner et vous n’allez pas vous esquiver ainsi. Nous vous garderons, que vous le veuillez ou non, jusqu’au retour de notre ami. »

Le vieux continua sa marche vers la sortie, mais, en voyant Athelney Jones appuyer son large dos contre la porte, il comprit l’inutilité de toute tentative.

« Voilà une drôle de manière de traiter les gens, cria-t-il en frappant par terre avec son gourdin. Je viens ici pour causer avec un monsieur, et vous autres, que je n’ai jamais vus de ma vie, vous me traitez comme si j’étais un prisonnier.

— Ne craignez rien, dis-je. Nous vous indemniserons pour le temps que nous vous ferons perdre. Asseyez-vous là sur ce canapé, vous n’aurez pas trop longtemps à attendre. »

Il traversa la pièce d’assez mauvaise grâce et s’assit la tête dans les mains. Jones et moi nous reprîmes notre conversation en continuant à fumer. Tout à coup la voix de Holmes se fit entendre :

« Il me semble que vous pourriez tout au moins m’offrir un cigare », disait-il.

Nous bondîmes tous les deux. Devant nous Holmes, assis tranquillement, nous regardait en ayant l’air de s’amuser beaucoup.

« Holmes ! m’écriai-je. Vous ici ! Mais qu’est devenu le vieux ?

— Le voici, dit-il, en nous montrant une touffe de cheveux blancs. Le voici tout entier, avec sa perruque, ses favoris, ses sourcils, etc. Je pensais bien que mon déguisement était assez réussi, mais je n’espérais pas qu’il pût résister à pareille épreuve.

— Ah ! farceur, s’écria Jones, riant aux éclats. Quel acteur vous auriez fait ! Vous aviez même cette façon de toussoter particulière aux pauvres, et le tremblotement de vos jambes se paierait deux cents francs par semaine. Cependant j’ai bien cru un instant reconnaître l’éclat de vos yeux. Mais vous voyez que vous ne nous auriez pas échappé facilement.

— J’ai travaillé toute la journée sous ce déguisement, dit Holmes en allumant son cigare. Trop de gens dans le monde du crime me connaissent maintenant, surtout depuis que notre ami ici présent s’est mis à publier quelques-unes des affaires ou j’ai été mêlé ; aussi ne puis-je guère me mettre en chasse sans me déguiser un peu. Vous avez reçu ma dépêche ?

— Oui, et c’est ce qui m’a fait venir ici.

— Et que devient votre enquête ?

— Elle s’est terminée en queue de poisson. J’ai dû relâcher deux de mes prisonniers, et il n’existe aucune preuve contre ceux qui restent sous clef.

— Peu importe. Je vous donnerai deux autres individus à coffrer à leur place. Mais il faut que vous promettiez de m’obéir complètement. Officiellement vous recueillerez tout l’honneur de notre expédition, seulement vous devrez, suivre mes instructions à la lettre. Est-ce bien convenu ?

— Parfaitement, pourvu que vous m’aidiez à m’emparer des criminels.

— Bon, en premier lieu, j’ai besoin qu’un bateau de la police, une chaloupe à vapeur très bonne marcheuse, se trouve à l’escalier de Westminster avant sept heures.

— Ce sera facile. Il y en a toujours dans ces parages, et, en tout cas, je peux traverser la rue et téléphoner pour m’en assurer.

— Puis il me faudra deux hommes solides en cas de bataille.

— Nous en aurons deux ou trois dans le bateau. Est-ce tout ?

— Lorsque nous tiendrons nos individus, le trésor sera à nous. — Or, je crois que mon ami serait très heureux de porter lui-même le coffret à la jeune personne à laquelle la moitié de toutes ces richesses revient de droit. Je voudrais donc qu’elle fût la première à l’ouvrir. Qu’en pensez-vous, Watson ?

— Cela me ferait, en effet, un très grand plaisir.

— Le procédé n’est guère régulier, dit Jones en secouant la tête. Mais tout est si irrégulier dans cette affaire !… Je crois donc que je puis fermer les yeux là-dessus. Cependant, il faut que le trésor soit ensuite remis entre les mains des autorités, et il y devra rester jusqu’à la fin de toute la procédure.

— Certainement, rien de plus facile. Autre chose. Je désirerais vivement avoir quelques renseignements de la bouche même de Jonathan Small. Car, vous savez combien j’aime à pénétrer les moindres détails des affaires dont je m’occupe. Voyez-vous donc quelque inconvénient à ce que, en dehors de tout interrogatoire officiel, j’aie, soit chez moi, soit ailleurs, une conversation avec le prisonnier, celui-ci restant toujours sous bonne garde ?

— Mon Dieu, vous êtes le maître de la situation. D’ailleurs rien ne me prouve encore l’existence de ce Jonathan Small. Cependant, si vous lui mettez la main au collet, je ne vois pas pourquoi je vous refuserais l’entrevue que vous me demandez.

— Tout est bien entendu, alors ?

— Parfaitement. Désirez-vous encore autre chose ?

— Seulement vous voir partager notre dîner, si vous le voulez bien. Il sera servi dans une demi-heure. Nous aurons des huîtres, une paire de grouses, et certains vins blancs dont vous me direz des nouvelles. Voyez-vous, Watson, vous n’avez jamais suffisamment reconnu mes mérites comme maîtresse de maison. »