La Mer élégante/La Vieille Guitariste

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La Mer éléganteAlphonse Lemerre, éditeur (p. 89-92).

La vieille Guitariste


Devant les restaurants et devant les cafés
Elle vient chaque soir la vieille guitariste
Psalmodier un chant voluptueux ou triste
Que scande sa guitare en rythmes étouffés.

Un vieux châle déteint l’enveloppe ; elle est maigre,
Sa robe est rapiécée et ses souliers crevés,
Et du matin au soir elle bat les pavés
Chantant et mendiant sous l’assaut du vent aigre.


Son visage a les tons de l’ivoire jauni,
Son chapeau retenu par des brides fanées
Étale tristement ses roses surannées,
Car la gloire est passée et le rêve est fini !…

Elle chante aujourd’hui pour manger et pour vivre,
C’est pour gagner son pain qu’elle court les chemins ;
Et dire qu’autrefois on lui battait des mains
Et que rien qu’à la voir le public semblait ivre !…

Ivre de sa beauté quand elle apparaissait
En robe de satin sous les feux de la rampe,
Ses cheveux blond cendré frisant près de la tempe,
Et des camélias piqués dans son corset.

Ivre de sa façon discrètement obscène
De chanter tour à tour en variant sa voix
Des romances d’amour ou des couplets grivois,
— Déesse qui régnait sur l’autel de la scène !

Elle n’avait qu’à vivre, aimer, rire, chanter ;
Elle était riche et belle, elle était jalousée !…
Et voici qu’elle est là maintenant la risée
Des gens de mer qui sont près d’elle à l’écouter !…


Elle chante en criant comme un chat qu’on écorche,
Puis quand elle a fini, le regard en dessous,
Elle tend sa coquille où tombent quelques sous,
Comme un mendiant blême accroupi sous un porche.

Pauvre débris humain ! Spectre ratatiné !
À voir son corps étique et son visage glabre
On dirait qu’elle vient d’une danse macabre,
Poussive et lasse encor d’un sabbat effréné !…

Pourtant les étrangers assis autour des tables
Qui boivent en fumant par ces beaux soirs d’été,
La repoussent parfois avec brutalité
Tant leurs nerfs sont crispés par ses chants lamentables.

Alors elle regagne à pas lents la maison
Dont elle a sous-loué, pour l’été, la mansarde ;
C’est dans un quartier sale où nul ne se hasarde,
Près du port, imprégné d’une odeur de poisson.

Elle songe : « jadis elle était adorée ;
Comme un enfant gâté qu’on comble de joujoux,
Ses amants lui donnaient des robes, des bijoux,
Et jonchaient de bouquets la scène à son entrée !


À présent elle est vieille et va sans savoir où ;
Au bout du chemin morne où chacun l’abandonne,
Elle va s’affaisser sans doute dès l’automne
Puis on la jettera comme un chien dans un trou !…

Dans un trou jaune et gras de la terre marâtre,
Où les vers rongeront ce corps jadis si beau ;
Mais elle aura du moins la paix dans son tombeau
Et l’herbe lui rendra des fleurs comme au théâtre !… »

La vieille tout en pleurs se déshabille alors
Sans quinquet, à tâtons, dans cette chambre obscure,
Puis s’étend sur son lit, les mains sur la figure,
Comme pour échapper aux bruits gais du dehors.

Mais dès le lendemain, plus hâve et les yeux ternes,
Elle revient encor sur le seuil des maisons
Pincer de la guitare et crier ses chansons,
Puis s’éloigne en comptant son gain sous les lanternes.