La Mer élégante/Concert du soir

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La Mer éléganteAlphonse Lemerre, éditeur (p. 93-95).

Concert du Soir


Le soir quand le Kursaal aux arcades moresques
Rayonne avec ses becs de gaz clairs et tremblants,
Quand la digue s’emplit de châles pittoresques
Trouant l’obscurité de points roses et blancs,

Nous allons nous asseoir sur la terrasse ensemble ;
Il est charmant le coin où nous nous installons,
Car de là la musique est si douce qu’il semble
Qu’un cœur humain frémit dans tous ces violons.


Mais on s’occupe peu du concert ; on babille,
On bisse le morceau sans l’avoir écouté,
Et comme le champagne, ainsi l’esprit pétille
Sur les lèvres en fleur qu’empourpre la gaîté.

Sous les lustres flambants s’avivent les toilettes ;
Les dames ont bon air dans leurs maillots serrés
Où s’attache un petit bouquet de violettes
Sur un nœud de dentelle aux bouts longs et carrés.

D’autres ont un corsage ouvert, et leur cou pâle
Brille comme un satin sous l’or de leurs colliers ;
Quand l’air du soir fraîchit elles mettent un châle
Et s’abritent du vent derrière les piliers.

Toutes pour le soleil ont des chapeaux de paille
Très grands, garnis de tulle ainsi que des bouquets,
Où rubans, fleurs, oiseaux, tout s’agite et tressaille
Dans le balancement de leurs saluts coquets.

Les hommes en veston négligé sont près d’elles
Un monocle dans l’œil, un jonc dans leurs gants clairs,
Et sous les éventails, qui font comme un bruit d’ailes,
Passent des mots brûlants, plus prompts que des éclairs,


La mère fait semblant, jugeant qu’on marivaude,
De ne rien voir, lisant un roman de Feuillet ;
Mais parfois elle jette à sa fille qui brode
Un regard de tendresse en tournant un feuillet.

Des blondins de cinq ans, les coudes sur la table,
Dorment, et leurs cheveux leur tombent sur les yeux ;
Mais une jeune fille à l’âme charitable
Les prend sur ses genoux pour qu’ils y dorment mieux.

Moi j’écoute attentif la musique qui passe ;
Un frisson par moments me court par tout le corps,
Et mon rêve s’envole au travers de l’espace
Où comme des oiseaux s’unissent les accords.

Les tentes au dehors grondent comme des voiles,
Et tandis que la lune émerge à l’occident
Et qu’au plafond du ciel rayonnent les étoiles ;
J’évoque dans mon cœur celle que j’aime tant !

Et lorsque par hasard j’aperçois la Grande Ourse
Je rêve que, debout sur ce quadrige en feu,
Dans les champs de la nuit prenant de là ma course
Soudain je vais m’enfuir avec elle vers Dieu !…