La Mer élégante/Promenade en mer

La bibliothèque libre.
La Mer éléganteAlphonse Lemerre, éditeur (p. 70-73).

Promenade en Mer


Un jour que nous étions au bout des estacades
À regarder les flots se briser par saccades,
Une chaloupe, avec des étrangers à bord,
Apparut tout à coup, prête à sortir du port.
Ils étaient pleins d’entrain : jeunes gens , jeunes filles
Qui, s’abritant un peu du vent dans leurs mantilles,
S’amusaient à laisser pendre leurs mains dans l’eau.

Le ciel très bleu formait un fond clair au tableau
Que n’aurait pas rendu le plus grand mariniste.


Les dames agitaient leurs mouchoirs de batiste
Et pour nous saluer se levaient sur leurs bancs.
Comme des violons, les cordes des haubans
Frémissaient et chantaient sous l’archet de la brise.
Le guidon ondoyait ; le foc de toile grise
Montait et s’abaissait comme un sein oppressé.
Deux marins, dans la barque, en tricot bleu foncé,
Tenaient le gouvernail et faisaient les manœuvres.
Les cordages glissaient ainsi que des couleuvres
Dans leurs gros doigts durcis comme des doigts d’airain ;
Et tous les passagers reprenaient le refrain
D’un ancien air flamand qu’on chante sur la côte.
Sous des parasols blancs, entassés côte à côte,
Ils riaient aux éclats, feignant d’avoir grand peur
D’un steamer qui virait, panaché de vapeur ;
Puis en signe d’adieu nous lançaient au passage
Quelques fleurs des bouquets parant chaque corsage
Tandis que les marins manœuvraient à l’avant !…

Mais bientôt le bateau poussé par un bon vent
Loin de nous, dans l’azur, s’envola sur les vagues,
Et l’on n’entrevit plus que les gonflements vagues
Des voiles qui fuyaient dans l’horizon des eaux
Et qui tremblaient au loin comme de grands oiseaux !…


Pendant une heure encor, nous autres nous restâmes
À regarder d’en haut s’exaspérer les lames
Contre les pilotis qu’escaladait la mer.
Moi j’éprouvais alors comme un plaisir amer
À déchiffrer, rêveur, sur ces rampes salies
Les noms, les bouts de vers, les serments, les folies,
Les dates, les croquis, les chiffres enlacés
Qu’ont gravés sur ce bois tant d’amoureux passés
Comme sur les troncs d’arbre au retour des kermesses !

Plût à Dieu que l’amour, moins traître à ses promesses,
Eût dans leur cœur aussi pénétré plus avant.

Pourtant le soir tombait et dans le ciel mouvant
Sur les nuages clairs que la brise balaye,
Rouge, le grand soleil saignait comme une plaie.

Tout à coup j’aperçus le bateau qui rentrait
Toutes voiles dehors, rapide comme un trait,
Incliné sur les flots qui le frangeaient d’écume !…
Et dans l’horizon vague où la nuit et la brume
Éteignaient le soleil sous leur double éteignoir
Cette barque semblait un catafalque noir

Qu’entouraient, — en perçant les premières ténèbres, —
Quelques astres pareils à des cierges funèbres !…

Plus de chants, plus de fleurs, d’aveux et de baisers !
Ils étaient là, tremblants, malades et brisés ;
Dans les voiles le vent gémissait comme un râle ;
On eût dit des noyés, tant chacun était pâle,
Et les derniers rayons du soleil s’affaissant
Mettaient sur leur pâleur comme un filet de sang !…

Les voyant abattus et la mine défaite
Eux qui tantôt semblaient partir pour une fête,
Je songeais : C’est ainsi du voyage d’amour.
Au matin de sa vie on s’embarque un beau jour
Les mains pleines de fleurs, et le cœur plein de rêves ;
Mais à peine s’est-on élancé loin des grèves
Où l’on goûtait en paix un calme indifférent
Que le charme vous quitte et la douleur vous prend,
Car sur ces flots menteurs qui cachent plus d’un gouffre
On chante quand on part — quand on revient on souffre !…