La Monarchie de Louis XV/03

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LA
MONARCHIE DE LOUIS XV

III.
LE CARDINAL DE FLEURY.

I. Mémoires de l’abbé de Montgon. — II. Chronique du règne de Louis XV ou journal de Barbier. — III. Mémoires du marquis d’Argenson, ministre des affaires étrangères sous Louis XV. — IV. Louis XV, Le maréchal de Richelieu, Mme la marquise de Pompadour, par M. Capefigue, etc.




I.

Depuis l’avènement de la maison de Bourbon au trône, la famille royale avait en France une situation singulière. Séparée de tous par sa grandeur comme par un abîme infranchissable, cette famille était sans action et presque sans influence, lorsque la puissance souveraine était exercée par le roi lui-même; mais à chaque minorité ses membres semblaient se trouver investis par l’opinion de la plénitude de tous les pouvoirs, de telle sorte que les princes, exclus de l’exercice de l’autorité royale, devenaient alors comme les chefs naturels et presque légitimes des factions.

Si une mort prématurée n’avait frappé le duc d’Orléans dans la maturité de son esprit et de son âge[1], le sentiment public aurait donc maintenu aux mains de ce prince un pouvoir que ne lui aurait pas disputé de longtemps l’indolence de son ancien pupille, et que le pays envisageait comme inhérent à sa naissance. Cette association était alors considérée comme tellement naturelle que si, après la mort du régent, le duc de Chartres était venu à Versailles réclamer résolument et sans retard l’héritage politique de son père, il n’aurait probablement rencontré ni objection ni résistance. Il eût été moins insolite en effet de voir le premier prince du sang exercer les fonctions de premier ministre à vingt ans qu’il ne l’avait été de voir à quatorze ans M. de Maurepas succéder, à titre héréditaire, à la charge de secrétaire d’état de la marine. Mais le nouveau chef de la maison d’Orléans n’avait ni l’habitude de la cour ni l’ambition de la puissance; il laissait pressentir déjà le dégoût du monde qui conduisit bientôt aux plus hautes spéculations de la piété et de la science le fils du prince le plus dissolu de son temps. Un pareil homme laissait le champ libre à un rival tout préoccupé du soin de grandir sa fortune et l’importance de sa maison, et qui, à l’époque du système comme lors du fameux lit de justice de 1718, avait prouvé que, pour atteindre le double but de ses ardentes poursuites, il ne reculait ni devant les scrupules de la délicatesse ni devant les extrémités de la violence.

L’attaque d’apoplexie à laquelle avait succombé l’ancien régent était à peine connue du jeune roi, que le duc de Bourbon sollicitait et obtenait, en vertu du droit de sa naissance, le titre de premier ministre, porté par le duc d’Orléans depuis la majorité légale du monarque. Le chef de la maison de Condé passa donc à son tour par cette épreuve suprême du pouvoir, où il porta des vices moins éclatans, mais plus dangereux que ceux de son prédécesseur. De la régence il retint tout, excepté l’habileté et la fortune.

Après avoir poursuivi ses proches avec âpreté, M. Le duc avait eu l’irréparable malheur d’augmenter démesurément ses richesses par des procédés indignes de son nom. D’un égoïsme brutal, et dénué de lumières sans l’être de sagacité, ce prince avait installé toutes ses passions au pouvoir comme un cortège naturel. Si le régent avait eu le mérite de séparer toujours les faiblesses de sa vie privée des devoirs de sa vie publique, M. Le duc imposa sans hésiter à la France les volontés et jusqu’aux caprices d’esprit de la femme qui le perdit par sa soif insatiable d’agir et de gouverner. On pourrait écrire l’histoire politique de la régence sans avoir l’occasion de nommer ces nombreuses prêtresses de la volupté qui couronnèrent de fleurs éphémères le front du duc d’Orléans jusqu’à l’heure où il tomba mort aux pieds de l’une d’entre elles, comme foudroyé par le seul dieu dont il eût jamais embrassé l’autel. Vainement s’efforcerait-on de rattacher une mesure importante de son gouvernement au nom de ces femmes, qui se succédèrent sans laisser plus de trace dans les affaires de l’état que dans le cœur du prince, tant ce dernier était maître de sa volonté et de son secret jusqu’au sein de l’ivresse qui fut sa honte! Le gouvernement de M. Le duc, durant les trente mois de son ministère, fut au contraire le gouvernement personnel de la marquise de Prie. Aux cupidités d’une nature élégante dans ses habitudes, mais vulgaire dans ses instincts, cette femme joignait toutes les ambitions de l’esprit novateur qui déjà commençaient à poindre dans le demi-monde auquel elle appartenait par son origine, l’ignorance de M. Le duc laissant d’ailleurs à sa maîtresse, en matière d’administration, tout le champ que l’apathie de Louis XV allait bientôt livrer à Mme de Pompadour. Cette figure de Mme de Prie est remarquable. Ce n’est pas sans saisissement qu’à l’entrée de la longue galerie à travers laquelle des scandales chaque jour plus énormes conduisent à de si terribles expiations, l’on rencontre cette jeune femme qu’une main maternelle avait dressée pour la séduction, et qui cachait des dérèglemens effrénés sous la naïveté empruntée de l’enfance. C’est dans Suétone et dans Pétrone qu’il faudrait étudier ces types féminins du XVIIIe siècle, étrangers jusqu’alors aux sociétés chrétiennes. En voyant l’ardente maîtresse de M. Le duc chercher avec calme et à jour fixe un refuge dans la mort contre la disgrâce, le seul malheur qu’elle eût été enseignée à redouter, l’on dirait l’une de ces femmes formées par les arts de la Grèce pour les plaisirs de la Rome impériale, et qui passaient sans murmure de la couche de César au bain parfumé où, le poison dans le sein, elles allaient dormir leur dernier sommeil.

Mme de Prie avait livré à la discrétion de Pâris-Duverney le pays que la faiblesse de son amant avait abandonné à sa fantaisie. Il fallait donc que la nation pourvût en même temps aux cupidités d’une fille de traitant et aux expériences de l’homme le plus propre à briller dans une académie et à perdre un royaume. Duverney ne rêvait rien moins que l’égalité des impôts, la taxe unique, le cadastre des terres, l’uniformité de l’administration; il voulait toutes ces choses-là en 1725 avec l’ardeur impatiente d’un constituant de 1791. Qu’on se représente un théoricien inflexible, sans aucun titre officiel dans le ministère, sans autre appui que celui d’une favorite, entreprenant en plein ancien régime, en présence des parlemens insurgés, une révolution dans tous les principes de la société française avant que cette révolution fût consommée dans les faits, et l’on comprendra dans quel abîme de confusion de tels projets durent précipiter le royaume.

Afin de s’assurer quelque appui dans cette lutte inégale contre tous les corps de l’état et tous les intérêts menacés, Duverney s’était efforcé de se concilier le peuple. Dans cette pensée, il diminua de moitié la valeur légale des monnaies, et réduisit l’intérêt de l’argent au denier trente[2], persuadé qu’il provoquerait ainsi une baisse générale dans le prix de toutes les denrées; mais la nation ne vit dans cette mesure qu’un triste souvenir des premiers temps de la régence, et se crut condamnée à rentrer dans le cercle fatal où tant de désastres avaient succédé à tant d’illusions. Le seul effet de l’abaissement du taux des monnaies et de l’intérêt ayant été d’arrêter subitement toutes les transactions, ainsi qu’il était arrivé huit années auparavant, l’état ruiné se trouva contraint de s’assurer des ressources à tout prix. Faute d’un crédit englouti pour longtemps dans le naufrage du système, il fallut bien substituer aux théories nouvelles la plus cruelle application des vieilles traditions fiscales. De nombreux édits furent donc enregistrés d’autorité royale, en présence du parlement muet, mais menaçant. A l’impôt du cinquantième, perçu en nature sur tous les biens meubles et immeubles, vinrent se joindre celui du joyeux avènement et de la ceinture de la reine, vieilles inventions du génie fiscal, dont la dénomination contrastait avec les larmes qu’elles faisaient couler. Ainsi l’on était devenu le plus réactionnaire des pouvoirs pour en avoir été le plus novateur.

Les finances n’absorbaient pas d’ailleurs l’inquiète activité de Mme de Prie et de son aventureux conseiller. En deux ans, le ministère de M. Le duc avait remué toutes les questions sans parvenir à en résoudre aucune, et promulgué plus d’édits qu’il ne s’en rendit durant les dix-huit années de l’administration du cardinal de Fleury. Si en matière de législation criminelle et coloniale il était injuste de ne pas noter quelques belles ordonnances, toutes les tentatives de cette époque dans l’administration proprement dite furent frappées au coin de l’audace et de la stérilité. Effrayé du nombre et de la menaçante attitude des mendians, le gouvernement entreprenait-il de les séquestrer par la force[3] : la pénurie du trésor rendait impossible l’organisation des secours solennellement annoncée, et la mesure devenait à la fois atroce et inefficace. Pour mettre son orthodoxie à couvert, le ministère de Mme de Prie imaginait-il de faire revivre contre les protestans inoffensifs et résignés tous les édits qu’aux derniers temps de son règne Louis XIV avait laissé tomber en désuétude[4] : les mœurs résistaient aux lois, et la plupart des magistrats aimaient mieux se montrer inconséquens que cruels.

Cependant, au sein de l’agitation générale suscitée par des projets qui n’étaient point les siens, quoiqu’il en subît les périlleuses conséquences, M. Le duc était préoccupé d’une seule pensée, celle de se perpétuer dans un pouvoir qu’il déléguait sans en user. Rien n’annonçait encore dans le jeune roi ni l’éveil de la volonté ni même celui des sens, et le premier ministre se tenait pour assuré d’un prince auquel il semblait en coûter de régner et presque de vivre. Si les alarmans symptômes de l’enfance avaient disparu, si Louis XV, à seize ans, était beau comme un dieu de l’Olympe, avec quelle inquiète sollicitude le chef de la maison de Condé n’observait-il pas cette inerte nature contre laquelle venaient s’émousser les plus ardentes séductions de la cour! Ce fut surtout lorsque, au commencement de 1725, le roi eut échappé à une maladie soudaine, un moment réputée mortelle, qu’on vit redoubler les angoisses de ce prince, et qu’il se trouva conduit à envisager comme possible un malheur mille fois plus grand à ses yeux que la perte du pouvoir, celui de voir passer la couronne au chef de la maison d’Orléans, à défaut d’héritier mâle du jeune monarque.

Cette simple éventualité, bientôt conjurée d’ailleurs par la santé de plus en plus fortifiée du roi, avait suffi pour faire prendre à M. Le duc et à sa maîtresse la résolution la plus étrange et la plus odieuse qui ait jamais offensé un père et un roi. Une heureuse inspiration du régent avait, après de tristes désaccords, réuni par un double lien les intérêts des deux branches de la maison de Bourbon et ceux des deux grands peuples sur lesquels s’étendait son sceptre. Élevée depuis trois ans sous les yeux des Parisiens, l’infante d’Espagne était chaque jour saluée reine par la France et par l’Europe. L’un des premiers actes de M. Le duc avait été d’annoncer à la cour de Madrid sa résolution de devancer l’époque des fiançailles afin de se concilier, avec le concours de Philippe V, la bienveillance d’Elisabeth, dont les passions étaient devenues plus que jamais les seules règles de la politique espagnole[5]. L’âme désolée du petit-fils de Louis XIV ne se ranimait un moment qu’à la pensée du mariage de sa fille chérie avec l’auguste chef de sa race. Dans six années, le mariage pouvait être accompli, et un prince de vingt-deux ans serait alors devenu l’époux d’une femme de quinze.

Telle était au vrai la situation si honorable et si naturelle dont on s’efforça, à grand renfort de zèle dynastique, de persuader à la nation qu’il avait été urgent et légitime de sortir au prix d’une violation sans exemple de la foi jurée et d’une guerre probable. Telle fut, cette œuvre d’égoïsme raffiné à laquelle ni une négociation ni un seul avis préalable n’étaient venus préparer l’Espagne, et dont l’annonce fit éclater au-delà des Pyrénées un long cri de vengeance. Pour mettre le comble à la gloire des hommes qui assumaient sur leur tête les chances d’une telle rupture, la France apprenait qu’entre les murs d’un château délabré de l’Alsace l’on avait découvert une épouse de vingt-deux ans pour son roi âgé de seize, et que la fille d’un noble Polonais, déchu depuis douze années de l’orageuse royauté que lui avait valu un caprice de Charles XII victorieux, allait remplacer, sur le trône d’Anne et de Marie-Thérèse d’Autriche, la fille aînée du roi catholique. La princesse Marie Leczinska possédait, outre les douces vertus dont sa destinée la condamna bientôt à faire preuve, une qualité que Mme de Prie réputait plus précieuse qu’aucune autre : elle était sans appui et dès lors sans prétentions; on lui prêtait un noble cœur, et l’on pouvait la croire reconnaissante. Mme de Prie ne douta point que, sous le titre de dame du palais de la reine, la maîtresse de M. Le duc n’exerçât indéfiniment la puissance, à laquelle cette jeune femme tenait plus qu’à la vie; elle fit donc Marie Leczinska reine sans nulle autre pensée que celle de la dominer; « elle la fit reine, nous dit un témoin oculaire, comme je fais mon laquais valet de chambre[6]. »

La France avait vu se consommer ces étranges arrangemens avec une désapprobation marquée, car elle en connaissait fort bien les mobiles, et elle en méprisait les auteurs[7]. On voyait d’ailleurs se dérouler d’heure en heure les conséquences de l’acte qui avait renversé par sa base le système politique du gouvernement précédent. Ce système se composait de deux parties : il impliquait à la fois l’établissement des rapports les plus intimes avec l’Espagne et le maintien, à titre d’arbitrage européen, de la quadruple alliance dont nous avons exposé les phases. L’infante n’avait pas encore repassé les Pyrénées que tous les sujets français avaient été chassés d’Espagne, et ces représailles trop légitimes étaient suivies du plus complet revirement dans l’attitude prise par la cour de Madrid envers la France depuis le triple mariage projeté entre les deux familles royales. Philippe V, blessé au plus vif de ses affections et de son orgueil, rappelait ses plénipotentiaires du congrès ouvert à Cambrai pour régler les affaires d’Italie et pour résoudre les questions depuis si longtemps pendantes entre l’Espagne et l’Autriche. En même temps, par l’une de ces transitions qu’explique la colère, ce prince passait, avec la cour de Vienne, d’une hostilité qui avait duré vingt-cinq ans à l’intimité la plus inattendue et la plus alarmante pour la France. L’un de ces aventuriers que semblent susciter les circonstances extraordinaires, le baron, depuis duc de Riperda, surexcitant les passions d’une famille et d’un peuple outragés, parvint à faire briller aux yeux éblouis d’Elisabeth Farnèse le mirage de la couronne impériale; ce Hollandais, devenu ministre d’Espagne à Vienne, sut persuader à l’aveugle tendresse d’une mère que l’empereur Charles V, privé d’héritier mâle, pourrait unir sa fille Marie-Thérèse à l’infant don Carlos, en choisissant ainsi pour la maison d’Autriche un vengeur dans le sein de la maison de Bourbon. Si chimérique que dût être un tel espoir, cette vague perspective suffit pour entraîner une cour fascinée par la haine à une démarche qui allait changer la face du monde politique. Riperda reçut des pouvoirs pour négocier une alliance offensive et défensive entre l’Espagne et l’Autriche[8], et le secret profond dont les dispositions de ce traité demeurèrent enveloppées laissa redouter à la France d’avoir, par l’imprudence et la légèreté de son gouvernement, perdu le bénéfice du testament de Charles II et peut-être reconstitué de ses propres mains une nouvelle maison de Bourgogne.

L’effroi commençait cependant à gagner les conseillers intimes du premier ministre, malgré l’appui que leur prêtait la jeune reine, dont ils entendaient faire leur complice, parce qu’elle avait été leur créature. Les périls grossissaient assez pour être aperçus même par les plus aveugles. Au milieu des luttes parlementaires les plus violentes pour l’impôt du cinquantième, ce pouvoir turbulent et inquiet s’était pris de querelle avec le clergé, dont il venait de fermer de force l’assemblée et de lacérer les registres. Au plus fort de l’émotion populaire, on apprenait que l’impératrice de Russie adhérait à la ligue de Vienne, et que la cour d’Espagne mettait la continuation de la paix au prix du renvoi ignominieux de M. Le duc et d’excuses portées à Madrid par ce prince en personne. Résolu de se cramponner au pouvoir qu’aucun compétiteur ne semblait en mesure de disputer alors à un prince du sang, le premier ministre demanda à l’Angleterre l’appui dont il avait besoin contre l’alliance austro-espagnole et contre la colère publique. En débat avec l’Espagne pour Gibraltar et pour d’importans intérêts coloniaux, le cabinet britannique ne manqua pas d’élargir entre les deux branches de la maison de Bourbon une scission qui assurait sa prépondérance. Au traité de Vienne la France et l’Angleterre répondirent donc par le traité de Hanovre[9], qu’elles signèrent avec la Prusse, les trois contractans définissant, dans la prévision d’une lutte prochaine, les secours qu’ils se donneraient l’un à l’autre en cas d’attaque. Ainsi l’Europe se trouva tout à coup partagée en deux camps, et du sein de la paix profonde dont elle jouissait avec bonheur depuis dix ans, la France, sans autre motif qu’une intrigue indigne d’un prince et d’une nation généreuse, se trouvait à la veille d’une guerre générale dont tous les citoyens avaient horreur, mais que tous réputaient inévitable.

À l’intérieur, la confusion était partout, et chaque invention fiscale de Pâris-Duverney venait l’augmenter encore. Des impôts décrétés sans être perçus, les grands corps de l’état en lutte ouverte avec l’autorité royale, une disette qui prit dans quelques parties du royaume les proportions d’une famine, des armées de mendians résistant dans toutes les provinces aux iniques mesures par lesquelles on attentait à leur liberté sans assurer leur subsistance, enfin la rupture d’un grand système fédératif devenue le prélude d’une guerre générale, telle était l’extrémité où deux années d’une détestable administration avaient conduit le royaume.

Toutefois l’irritation populaire, quelque vives qu’en fussent les manifestations d’après les chroniques de Marais et de Barbier, ne troublait guère la sécurité du premier ministre ; elle altérait bien moins encore la physionomie toujours souriante du monde frivole au sein duquel un roi de dix-sept ans écoulait sa vie entre les distractions prolongées de l’enfance et les premières émotions de la jeunesse. Aucun bruit du dehors n’avait accès dans une cour où le maître n’échappait à sa timidité que par les plus fatigans plaisirs, et pour laquelle les forêts de Rambouillet et de Fontainebleau, théâtres ordinaires des chasses royales, étaient comme les limites du monde. Dans l’isolement où se tenait le nouveau duc d’Orléans, comment attaquer le chef de la maison de Condé et lui disputer un pouvoir qui, dans l’opinion des courtisans, revêtait alors le caractère d’un droit de naissance ? Comment lutter contre la reine, toute dévouée au premier ministre et dirigée comme la plus soumise des pensionnaires par Mme de Prie et par Duverney, qui gouvernait la France avec le simple titre de secrétaire de ses commandemens ? Parmi les survivans oubliés du dernier règne, parmi les brillans étourdis admis dans l’intimité royale, quel homme assez grandement posé pour aspirer aux fonctions de premier ministre? Quel esprit assez politique pour conjurer par une modération intelligente tous les maux qu’avait provoqués une légèreté présomptueuse? Le problème semblait insoluble et l’aurait certainement été, si la bonne fortune de la France n’avait suscité le dévouement d’un vieux précepteur dont l’inquiétude finit par éveiller l’ambition, et si un prêtre de soixante-treize ans n’avait saisi les rênes de l’état avec un calme que ses ennemis mêmes n’osèrent taxer de présomption, tant son intervention fut réputée opportune et salutaire!

Le 11 juin 1726, Paris apprenait avec des transports de joie[10] que des lettres de cachet venaient d’exiler le duc de Bourbon, la marquise de Prie et les frères Pâris, et que l’évêque de Fréjus, sous le titre modeste de ministre d’état, le seul que Fleury ait jamais porté, avait pris possession de la direction suprême de toutes les affaires du pays, direction qu’il exerça avec une plénitude de puissance qu’aucun premier ministre n’avait possédée et avec un bonheur dont la constance sembla démentir les chances ordinaires de la fortune.


II.

Aucun homme d’état n’imprima jamais au pouvoir au même degré que le cardinal de Fleury le cachet de sa propre personnalité, et ne fit de son gouvernement une image aussi vivante de lui-même. Vieillard et prêtre, son ministère fut modéré et pacifique; bourgeois d’origine, il conserva jusqu’au sommet de toutes les grandeurs des habitudes d’économie presque parcimonieuse; courtisan par essence, aimant la bonne compagnie avec passion et l’intrigue dans la mesure où elle était compatible avec les bienséances de son caractère, il s’inquiéta moins de la France que de Versailles. Préférant le succès à la gloire, il se montra plus soucieux de se concilier l’Europe par sa modération que de s’y ménager de grandes occasions par sa prévoyance, et plus occupé d’ajourner les périls que d’en triompher. M. d’Argenson affirme avoir vu souvent le cardinal de Fleury professer un dédain profond pour Richelieu et une admiration exaltée pour Mazarin. Nous l’en croyons sans peine, quoiqu’à vrai dire le ministre de Louis XV n’ait guère plus ressemblé à l’un qu’à l’autre. Fleury fut un ministre original; il le fut à force de manquer d’initiative et, s’il est permis de le dire, d’originalité en toute chose, et de n’avoir pour système que de s’abstenir. Ce qui assura le succès de cette politique négative, c’est qu’il vint dans un moment où les aventuriers avaient dégoûté la nation des aventures, et qu’après Law et les frères Pâris elle était saisie de ce besoin du repos qui, s’il est en France plus rare qu’ailleurs, y est aussi parfois plus irrésistible. Ce qui rendit son ministère durable, c’est qu’il absorbait en lui-même toute la force de la royauté, la seule qui subsistât dans l’abaissement général des situations et des âmes; le reste fut l’œuvre d’une fortune qu’aucun homme peut-être n’a rencontrée si longtemps favorable. Enfin, si cette administration, où tout, même les fautes, fut accompli avec convenance, revêt aujourd’hui dans l’histoire un éclat incontestable, c’est qu’elle est encadrée entre le gouvernement de Mme de Prie et celui de Mme de Pompadour, et qu’elle représente la dernière période où l’ancienne société française ait conservé le droit de s’estimer elle-même.

Introduit à la cour par la protection du cardinal Bonzi, archevêque d’Alby, comme l’un des aumôniers ordinaires du roi, l’abbé de Fleury, fils d’un receveur des tailles de Lodève, paraît avoir rencontré de sérieuses difficultés pour se concilier la bienveillance de Louis XIV. Doué d’une belle figure et d’une grande élégance de manières, il fit servir ces avantages à l’avancement de sa fortune, sans donner prise à la médisance, comme on peut l’inférer de la réserve gardée sur ses mœurs par l’homme qui s’est fait le détracteur forcené de son ministère après en avoir été, de son propre aveu, le conseiller le plus assidu. «D’une modestie et d’une circonspection qui rassuraient, nous dit Saint-Simon, il eut l’entregent d’être d’abord souffert, puis admis dans les meilleures compagnies de la cour, étant partout sans conséquence, suppléant souvent aux sonnettes avant qu’on en eût l’invention. » Fleury attendit assez longtemps l’épiscopat, malgré le zèle ardent de ses protecteurs et peut-être à cause de ce zèle même. L’on triompha pourtant des résistances royales, et l’abbé le plus à la mode de la cour dut aller durant de longues années cacher sa vie dans un village de la Provence. D’actives correspondances, de fréquentes visites aux nombreux châteaux de la France méridionale, adoucirent pour l’évêque de Fréjus les ennuis d’une résidence durant laquelle il se montra prélat plus régulier qu’édifiant, sa nature élégante et tempérée le rendant le type accompli de cet épiscopat de Louis XIV, où la sainteté était aussi rare que le scandale, et dont les membres mettaient à peu près sur la même ligne leurs devoirs d’hommes du monde et leurs devoirs de pasteurs.

La parfaite tenue de l’abbé de Fleury dans son évêché, l’art avec lequel il sut y cultiver de précieuses relations, lui concilièrent enfin une faveur d’autant plus éclatante qu’elle avait été plus tardive. Sur la pressante recommandation du maréchal de Villeroy, il fut appelé à partager avec lui l’éducation du royal orphelin qui allait être Louis XV. Fleury dut éprouver dans ses devoirs de précepteur des dégoûts fréquens qui auraient découragé un homme moins obstiné au succès. On eût dit qu’il n’y avait aucune anse pour saisir l’âme de cet enfant méfiant et timide, dont l’esprit très clairvoyant se refermait constamment sur lui-même par l’effet d’une indifférence profonde et d’un indomptable dégoût. Sur ce fonds d’une désespérante aridité, l’habile sollicitude de Fleury parvint cependant à élever deux colonnes demeurées inébranlables sous la tempête de toutes les passions triomphantes. L’évêque de Fréjus inspira à Louis XV une foi assez forte pour disputer longtemps la victoire à ses faiblesses, et un attachement assez profond pour que la présence de son précepteur devînt dans sa jeunesse le seul besoin de son cœur, dans son âge mûr le seul principe de sa sécurité.

Fleury respira donc enfin à pleine poitrine dans l’atmosphère de Versailles, pour laquelle il était né, car il en aimait l’agitation contenue par le respect, les plaisirs tempérés par les convenances, et des courtisans il avait tout, excepté les vices. Mais s’il se sentit heureux de vivre au centre de la puissance et de la faveur, il est manifeste, quoi qu’on en ait pu dire, que l’évêque de Fréjus ne s’était ménagé, ni de longue main ni par des combinaisons astucieuses, la conquête d’un pouvoir auquel ne l’avaient pas préparé les habitudes d’un esprit plus fait pour les faciles distractions du monde que pour les labeurs incessans du ministère. Rendant hommage, après la mort du régent, au droit prétendu par les princes du sang, il avait été le premier à conseiller au roi de revêtir le duc de Bourbon de l’autorité du duc d’Orléans, ne se réservant pour lui-même, avec une intervention fort naturelle dans les affaires ecclésiastiques, qu’une influence moins patente que soupçonnée. Il fallut plus que l’imprudente ingratitude de M. Le duc pour déterminer Fleury à quitter une attitude qui lui seyait aussi bien. S’il saisit brusquement le pouvoir, ce fut bien moins parce que ce prince s’efforçait, de concert avec la jeune reine, d’éloigner Louis XV de son précepteur, que parce que les fautes du premier ministre éloignaient la nation de son jeune roi, ces fautes ayant mis l’Europe à la veille d’une guerre générale et la France au bord d’un abîme. Fleury fut aux yeux de tous un ministre de nécessité et de salut. En assumant le fardeau des affaires, il espéra suppléer à l’expérience qui lui manquait par la plénitude d’une autorité dont il savait qu’aucune part ne lui serait disputée; il comprit de plus avec un instinct sûr qu’une politique de vieillard avait chance d’être bien accueillie par une génération fatiguée, double prévision confirmée par l’événement.

Trois mois après que l’évêque de Fréjus eut été appelé au ministère, une nomination, opérée en dehors de la promotion ordinaire des couronnes, lui conféra la pourpre. La dignité de cardinal vint mettre le dernier sceau à une autorité exercée avec une sollicitude jalouse, quoique toujours cachée sous les formes de l’indifférence. On put juger du prix que mettrait le ministre dirigeant à conserver l’intégrité du pouvoir par le peu d’importance des collaborateurs qu’il se donna et par le soin qu’il prit toujours d’écarter des affaires publiques quiconque s’estimait en mesure d’y déployer une sorte d’indépendance. Ce furent moins des collègues que des commis qu’il s’adjoignit dans la personne du garde des sceaux d’Arménonville et du contrôleur-général Lepelletier-Desforts. M. de Maurepas, né dans le ministère, y continua cette longue carrière de frivolité brillante dont le trop fameux recueil portant son nom est demeuré le scandaleux témoignage. Si Fleury rappela Le Blanc aux affaires, ce fut moins à cause de sa capacité incontestée qu’à titre de victime personnelle de M. Le duc; la réputation du secrétaire d’état de la guerre était d’ailleurs, sous le rapport de l’intégrité, assez suspecte au public pour que le cardinal pût utiliser ses services sans avoir jamais rien à redouter de son influence. Le comte de Morville, ministre des affaires étrangères, conserva, il est vrai, pour quelque temps son portefeuille; mais la confiance que lui avait témoignée le gouvernement précédent et la part qu’il avait prise au renvoi de l’infante, événement dont Fleury aurait voulu effacer jusqu’au souvenir, laissèrent pressentir dès le premier jour à Morville le sort qui l’attendait : il comprit fort bien que sa mission se bornerait à initier aux négociations pendantes un chef de cabinet qui leur était demeuré parfaitement étranger jusqu’au jour de son avènement au pouvoir. Ce ministre ne s’étonna donc point de se voir remplacé par un jeune magistrat qui avait le double avantage de posséder une intelligence éminente et de devoir sa fortune au choix tout spontané du premier ministre. La ruine du président de Chauvelin sortit dix ans plus tard des causes mêmes qui avaient déterminé sa faveur. Lorsque, revêtu du double titre de garde des sceaux et de ministre des affaires étrangères, Chauvelin voulut se faire dans le conseil une position en rapport avec son importance, sitôt qu’on put le soupçonner surtout de s’y préparer une survivance dont le grand âge du cardinal rendait la poursuite naturelle, il reçut un ordre d’exil, et ce ministre disgracié, interné au fond de l’Auvergne, y devint le centre d’une opposition dans laquelle entrèrent tous les aspirans au pouvoir soigneusement écartés par la méfiance du vieux ministre, opposition impuissante, quoique nombreuse, dont les manœuvres et les espérances sont consignées jour par jour dans les mémoires du marquis d’Argenson[11].

La première préoccupation de Fleury fut de rétablir avec l’Espagne les rapports si malheureusement interrompus depuis une année. Apaiser Philippe V, donner à la reine toutes les satisfactions réclamées par son orgueil encore plus que par sa tendresse, telle fut la pensée politique à laquelle Fleury subordonna toutes les autres. On peut suivre dans les prolixes mémoires de l’abbé de Montgon les progrès d’une négociation dont le renvoi de M. Le duc avait bien rendu l’ouverture possible, mais à chaque pas de laquelle le cardinal était contraint de caresser toutes les chimères du roi d’Espagne, à ce point qu’il dut se montrer favorable à ses espérances éventuelles de succession au trône, de France, espérances qu’entretint jusqu’au dernier jour de sa vie le prince qui avait pourtant déposé comme trop pesante la couronne des rois catholiques[12].

Malgré le soin qu’apportait le cardinal à ménager ces grands enfans irrités, le fil des négociations se brisait à chaque moment dans les mains de l’abbé diplomate que le hasard en avait constitué l’agent. On ne pouvait d’ailleurs, sous le règne d’Elisabeth Farnèse, gagner quelque terrain auprès de son gouvernement qu’en épousant des passions aussi mobiles que les caprices de l’ignorance et de la haine. Après des refus réitérés, cette cour avait enfin consenti à recevoir un ambassadeur de France. Le comte de Rottenbourg, envoyé à Madrid en cette qualité avec l’ordre de ne refuser pour le renvoi de l’infante aucune des excuses qui pourraient être réclamées, avait, paraît-il, poussé la fidélité à ses instructions au point de se jeter à genoux devant leurs majestés catholiques[13]; et pourtant rien n’était fait encore ! La reine voulait obtenir avant tout la promesse de n’être pas contrariée dans ses engouemens et d’être secondée dans ses plus folles entreprises. Elisabeth s’était livrée à l’Autriche avec un abandon dépassé toutefois par la colère que lui inspirait alors l’Angleterre. L’Espagne, sans marine et presque sans armée, avait imaginé d’exiger du cabinet britannique l’évacuation de Gibraltar après une occupation de plus de vingt ans; elle mettait la reprise de ses anciens rapports avec la France au prix d’un appui dans la guerre qu’elle était résolue à déclarer; elle allait enfin jusqu’à attendre le concours du cabinet de Versailles pour une restauration des Stuarts, qu’au moment de l’avènement de George II son infatuation lui faisait considérer comme facile.

Quelque importance qu’attachât le cardinal de Fleury à recouvrer l’amitié de l’Espagne, il est à peine nécessaire de dire qu’il en mettait bien davantage à conserver celle de l’Angleterre. Par l’effet d’une situation que le cours des âges a peu changée, l’alliance anglaise était au XVIIIe siècle, comme elle l’est encore au nôtre, la base fondamentale du système politique dont la devise était la paix, et dont la régence avait formulé les véritables conditions. En parfaite entente avec Robert Walpole, ministre de George II, lié d’une vieille amitié avec son frère Horace, ambassadeur à Paris, le cardinal avait encore moins la volonté que le pouvoir de se séparer de l’alliance de la maison d’Hanovre pour se mettre à la suite des caprices d’un roi fantasque et d’une reine furieuse. N’ayant pu prévenir les hostilités commencées par l’Espagne contre l’Angleterre, il attendit avec confiance l’effet de déceptions qu’il savait inévitables, et qui furent promptes. Les opérations militaires contre Gibraltar étaient à peine entamées que le gouvernement espagnol comprenait en effet la témérité de son entreprise, et qu’après de grandes pertes il se trouvait conduit à convertir en blocus le siège de cette formidable forteresse. La médiation de la France fut alors aussi ardemment souhaitée qu’avait pu l’être d’abord son concours, et les préliminaires du Pardo[14] terminèrent sous sa garantie une guerre dont le ridicule n’excluait pas le péril. Le même acte conviait tous les cabinets à reprendre la solution des problèmes qui avaient été à peine posés à Cambrai, avant que le congrès de cette ville fût dissous par le renvoi de l’infante. Enfin une nouvelle négociation dut s’ouvrir, et le siège en fut fixé à Soissons, sur la demande du cardinal et pour ses convenances personnelles.

Dans ce congrès de Soissons, les agens de toutes les cours déférèrent d’une voix unanime à l’ancien précepteur de Louis XV un rôle qui fit du cardinal le médiateur respecté de l’Europe. C’est que ce vieillard, qu’on savait modéré, quoiqu’il fût tout-puissant, et qui suppléait par la droiture des intentions à l’expérience des affaires, se trouvait représenter la France à l’une de ces époques heureuses où le prestige de sa sagesse vient rehausser celui de sa force. Toutefois les conférences de Soissons constatèrent plus de dissentimens qu’elles n’amenèrent de solutions, et les soubresauts de la politique espagnole empêchèrent une fois de plus les cabinets de sortir de la situation provisoire où l’on s’agitait depuis si longtemps. Une violente réaction s’était opérée à Madrid contre l’Autriche, car l’on y était passé de la confiance la plus intime à une hostilité presque patente contre la cour impériale. Les espérances entretenues par Riperda avaient fini par se dissiper après d’énormes sacrifices pécuniaires faits depuis deux ans par l’Espagne pour servir des subsides au gouvernement autrichien. L’on commençai! à comprendre que l’empereur ne pouvait, sans manquer à ses devoirs envers ses ancêtres et envers l’Allemagne, faire passer dans la maison de Bourbon la succession de ses états héréditaires, et l’on n’ignorait plus sa résolution de marier l’archiduchesse sa fille avec un prince de Lorraine. Ainsi la garantie si légèrement promise à la pragmatique sanction, par laquelle l’empereur, à défaut d’héritier mâle, disposait en faveur de Marie-Thérèse de la totalité de ses possessions, au lieu de servir, comme on l’avait rêvé, les intérêts de l’infant don Carlos en préparant l’union de la jeune archiduchesse avec ce prince, était devenue pour la cour d’Espagne un sacrifice purement gratuit, et la reine avait été prise au piège de ses ambitions maternelles. Désabusé de la sorte, Philippe V, qui associait à tous les scrupules du cloître toutes les cupidités d’un père et d’un roi, et pour lequel l’égoïsme domestique était devenu comme une seconde conscience, avait passé tout à coup du plus étrange abandon envers l’Autriche à une colère désordonnée. N’ayant plus rien à attendre de cette cour, et entre tous ses rêves évanouis ne conservant que sa passion inextinguible, ce prince se trouva forcément ramené aux anciennes propositions de la France pour l’établissement territorial des infans en Italie à la mort des derniers princes régnans de Parme et de Toscane. L’on comprend donc que, l’Espagne revenant au projet de prendre pied au-delà des Alpes et la France faisant de son côté à l’acceptation de la pragmatique de Charles VI des objections naturelles, il devenait impossible de s’entendre à Soissons malgré les dispositions résolument pacifiques de Walpole et de Fleury, intimement associés dans une pensée commune. Sans rompre avec l’Autriche, le cardinal voulait faire payer à Charles VI la garantie si passionnément souhaitée de la pragmatique, et on verra bientôt de quel prix magnifique l’heureuse destinée de Fleury lui permit de la faire acheter.

Cependant le pays s’abandonnait sans résistance au vieux ministre, satisfait d’un gouvernement qui avait rendu la sécurité aux intérêts, et qui semblait ériger en système la somnolence où se reposait en ce moment la nation entre les grandes luttes militaires de l’époque précédente et les agitations d’esprit de l’ère qui allait s’ouvrir. La France traversait l’une de ces périodes durant lesquelles, le sentiment public n’aspirant point à voir devancer son réveil par une initiative inopportune, il suffit au pouvoir d’éviter les fautes. En promettant de ne plus toucher aux monnaies, en prenant, pour mettre le cours légal de celles-ci en accord permanent avec leur valeur intrinsèque, de judicieuses mesures destinées à lui survivre, Fleury correspondit à la préoccupation la plus générale et peut-être la plus impérieuse de son temps. Son entrée aux affaires et sa ferme résolution de conserver la paix avaient d’ailleurs suffi pour améliorer sensiblement l’état des finances. Aussi la nouvelle adjudication du bail des fermes et du bail des recettes générales avait-elle presque doublé les ressources d’un trésor où sa main ne puisait jamais qu’avec regret et pour des nécessités démontrées. S’il arriva une fois au cardinal, dans sa complète ignorance de ces matières, de sanctionner une sorte de banqueroute partielle faite aux actionnaires de l’ancienne banque de Law, auxquels celui-ci avait, aux derniers temps du système, hypothéqué certaines rentes sur les tailles, il recula aussitôt que le véritable caractère de cette mesure lui eut été révélé. Le premier entre tous les ministres de l’ancienne monarchie, Fleury renonça à la méchante guerre contre les financiers, dans laquelle le pouvoir en appelait presque toujours, pour masquer ses violences, aux passions les plus aveugles; il s’indigna qu’on osât mesurer les obligations contractées par l’état à la popularité de ses créanciers, et la France s’étonna de voir un ministre aussi soucieux de réparer une injustice que ses prédécesseurs l’auraient été d’en profiter.

Une économie dans laquelle le génie de l’homme d’état se révélait moins que la sollicitude du père de famille présida à toutes les dépenses publiques, qu’elles fussent stériles ou fécondes de leur nature. Dans l’abaissement progressif du chiffre de l’impôt semblait en effet se résumer toute la théorie politique de Fleury : il goûta probablement une satisfaction plus intime en abolissant, une année après son entrée au ministère[15], l’impôt du cinquantième qu’en opérant six ans plus tard l’adjonction de la Lorraine à la France. Cependant, si ces économies profitaient au présent, elles ne servaient pas aussi bien les intérêts de l’avenir. L’armée considérablement réduite, la marine à peu près anéantie sous la double préoccupation de ménager les ressources du trésor et les bons rapports avec l’Angleterre, firent grandement défaut à la France, lorsque la mort du roi de Pologne en 1731 et celle de l’empereur Charles VI en 1740 vinrent arracher l’Europe à ce repos en vue duquel le cardinal avait exclusivement gouverné. Ce ministre manqua donc de grandeur, parce qu’il manqua de prévoyance. Pleinement en accord avec la nation aux jours d’atonie durant lesquels il prit le pouvoir, Fleury parut croire que la France vieillirait avec lui, oubliant que dans le cours ordinaire des vicissitudes humaines les peuples passent incessamment du repos à l’action, et renouvellent leur jeunesse comme l’aigle. Aussi devait-il être un jour violemment rejeté par les événemens hors des seules voies dans lesquelles il s’était arrangé pour marcher.

Comme un octogénaire qui ne fait guère entrer l’avenir dans ses calculs, le cardinal opposait aux difficultés sa modération inaltérable, et se conciliait les personnes lorsqu’il fallait renoncer à triompher des choses. Il fut dans les questions religieuses ce qu’il était dans l’administration proprement dite. Evêque et ministre d’une monarchie catholique, il dut continuer contre une secte transformée en faction une guerre politique et religieuse; mais si ferme qu’ait été Fleury dans sa lutte contre le jansénisme, il y porta plutôt l’esprit tempéré de Saint-Sulpice que l’ardeur agressive de la société de Jésus, affectant presque toujours de se croire victorieux lorsqu’il avait conquis le silence. Son ministère, quoique signalé par l’épisode des convulsions, forma une période d’apaisement relative dans cette ardente controverse. Le concile d’Embrun, l’acceptation de la bulle unigenitus par le cardinal de Noailles, et la soumission de la presque totalité des évêques et des docteurs appelans constatent sans doute l’autorité personnelle de Fleury au sein de ce clergé gallican dont il était le modèle et l’honneur; toutefois de tels succès étaient plus éclatans que solides, car le mal s’était étendu en se transformant, et des rangs des clercs il était passé dans ceux des laïques. Chassé de l’épiscopat, le jansénisme avait envahi la nation, et s’asseyait avec les magistrats sur le siège de la justice. Ou cette redoutable modification avait échappé aux regards du cardinal, ou elle ne l’avait point inquiété. Cependant il avait à peine fermé les yeux, que, la crise parlementaire éclatant avec une violence sans exemple, les moins clairvoyans se virent à la veille d’une révolution que la génération précédente n’avait su ni prévoir ni prévenir.

Il n’en fut guère autrement dans l’ordre philosophique, sur lequel Fleury ou ne chercha point d’influence, ou n’exerça qu’une action inefficace. Un œil plus pénétrant aurait vu fumer l’Europe, un cœur plus hardi aurait du moins tenté d’éteindre l’incendie dans son foyer en donnant au génie français une plus vive et plus féconde impulsion. L’école qui allait agiter tous les problèmes politiques n’avait du vivant du cardinal ni l’énergie d’une secte, ni même l’importance d’une puissante coterie littéraire groupée autour d’un centre commun. Aucune grande renommée, aucune œuvre éclatante ne lui avait encore concilié la faveur publique. Le front chargé de ses plus belles couronnes dramatiques. Voltaire voyageait en Angleterre, ou préparait à Cirey des écrits anonymes dont il répudiait la paternité. Jean-Jacques Rousseau copiait de la musique dans un galetas, Diderot vivait à grand’peine en écrivant des traductions; d’Alembert recueillait dans le champ de la science la plus solide partie de sa gloire; Montesquieu lui-même, dont les Lettres persanes avaient vingt années auparavant signalé le brillant début, amassait encore à La Brède les matériaux de l’Esprit des Lois. La fondation de l’Encyclopédie, commencée sept ans après la mort de Fleury, donna seule au parti philosophique l’unité d’impulsion qui fit sa force et son succès; mais si le monument n’était point élevé du vivant du cardinal, tous les ouvriers étaient déjà à leur poste avec les matériaux apportés pour ainsi dire à pied d’œuvre. Rien n’indique cependant que la sagacité de ce ministre ait entrevu le danger auquel on touchait d’aussi près, et qu’il ait essayé quelques efforts ou pour prévenir ce mouvement formidable, ou pour diriger dans un sens moins périlleux l’activité d’esprit des hommes qui s’en firent les moteurs.

La poursuite persistante, quoique voilée, sous laquelle finit par succomber la société de l’entre-sol est peut-être la trace la plus sensible de l’action exercée par Fleury sur la pensée publique de son temps. On sait que cette réunion, ainsi nommée parce qu’elle avait été formée d’abord dans l’entre-sol occupé par l’abbé Alary, l’un des instituteurs du dauphin, se composait de magistrats, d’ecclésiastiques, de diplomates, auxquels s’étaient joints un petit nombre d’hommes de cour et d’hommes de lettres préoccupés du soin d’appliquer au bien-être des nations les théories des publicistes et les enseignemens de l’histoire. Ce club, ouvert sous le ministère de M. Le duc, fut la première importation britannique faite au sein d’une société qui allait en recevoir de plus dangereuses. Dans de modestes conférences hebdomadaires qui n’avaient ni les inconvéniens du secret ni ceux d’une éclatante publicité, de nobles esprits, pour échapper aux stériles distractions de la vie du monde, venaient mettre en commun les fruits de leurs études, l’analyse des journaux et des écrits périodiques de l’étranger, payés à frais communs, et les aspirations politiques auxquelles la France ne fournissait guère d’alimens, mais qu’entretenait la lecture de plus en plus répandue des débats du parlement anglais. A côté de l’abbé Alary, président de cette société d’élite, qui redoutait le bruit parce qu’elle en soupçonnait le danger, l’on remarquait M. de Pomponne, qui portait dignement un nom illustré dans les affaires et dans les lettres, l’abbé de Bragelone de l’Académie des Sciences, l’abbé de Saint-Pierre, heureux d’avoir trouvé pour accueillir ses rêves de félicité publique des collègues moins timides que ceux qui lui avaient fermé les portes de l’Académie française. À ces graves esprits s’étaient joints le comte de Plélo, l’héroïque ambassadeur qui mourut plus tard en soldat sous les murs de Dantzig; Saint-Contest, mêlé à toutes les affaires diplomatiques de son siècle; Ramsay, l’auteur des Voyages de Cyrus, protégé par le souvenir de Fénelon; enfin le marquis d’Argenson, ministre des affaires étrangères après la mort du cardinal, qui se fit dans sa retraite l’historien de cet entre-sol, auquel le reportaient les plus chers souvenirs de son esprit et de son cœur[16]. M. d’Argenson nous a conservé les titres et l’exposé des principaux travaux lus dans ces conférences pendant qu’il en était membre. Ces études, toujours étrangères aux affaires du temps, suffisaient pour constater combien cette réunion d’honnêtes gens était inoffensive, et de quel profond respect elle était pénétrée pour la religion et pour le pouvoir. En voyant de tels hommes devenus suspects au cardinal et conduits à se séparer spontanément pour n’en pas recevoir l’ordre formel, on comprend trop bien que leur tort unique fut de prétendre penser à quelque chose sous un ministre qui croyait satisfaire à tous ses devoirs en réduisant les impôts et en gouvernant la France comme il aurait gouverné sa propre famille. Cet oubli du rôle immortel de la pensée était professé à la veille de sa plus redoutable explosion, et c’est lorsque l’incrédulité allait sortir tout armée des frivolités de la cour et des plus vaines spéculations de l’esprit que l’on commettait la faute de traiter en ennemis les hommes dont le patriotique souci avait été de susciter dans une nation ardente et légère le goût viril et moral des études et des affaires!

Si le cardinal de Fleury frappa une société dont le seul tort à ses yeux était d’agiter quelque peu la tiède atmosphère où s’écoulaient ses dernières années, il se montra toujours plein d’égards et de bienveillance pour ses principaux membres. Les gens d’esprit lui inspiraient à la fois du goût et de l’inquiétude. Sans leur reconnaître assez d’importance pour les corrompre à la manière de Mazarin, il se ménageait leur approbation par les procédés les plus délicats. D’habitudes tellement simples que sa vie à Versailles ne différait guère de celle qu’il menait dans sa modeste retraite d’Issy, Fleury, sous la pourpre et sous ses cheveux blancs, était demeuré le plus accessible des ministres et le plus charmant des hommes du monde.

« Abord facile, audiences accordées sans délai, prolongées sans chagrin et sans ennui, liberté d’exposer ses droits, d’expliquer ses vues, ses projets, d’insister, de contredire même et de se plaindre... la timide modestie était aussitôt rassurée. S’il restait quelque crainte, on n’appréhendait que l’erreur; on avait cherché le ministre, on trouvait le citoyen simple, aisé dans ses manières. On demeurait flottant, incertain, au contraste inouï du crédit sans faste, de l’élévation sans hauteur, de l’autorité sans rebut, sans cet air imposant d’empire et de domination qui rend quelquefois le courtisan plus timide devant le ministre que devant le monarque. Quels charmes, quel agrément ne répandaient pas dans son commerce cet esprit doux, souple, liant, ces manières civiles, humaines, officieuses, ce don de s’exprimer, ce talent de peindre, de raconter, cette connaissance délicate et profonde des bienséances à laquelle seule il appartient d’entretenir dans la société l’assortiment enchanteur du respect et de la liberté, des prévenances et des différences mutuelles, cette étude réfléchie du caractère, de l’humeur, des liaisons, des intérêts, qui faisait qu’on n’avait jamais à soutenir auprès du cardinal de Fleury le personnage embarrassant d’étranger, qu’il parlait à chacun son langage, qu’il mettait chacun en situation de sentir, de partager l’amusement de la conversation ! Modèle du courtisan parfait, en le voyant, on aurait pensé qu’il avait intérêt à plaire à tous; on n’aurait point soupçonné qu’il était l’homme à qui tous avaient intérêt de plaire : vir amahilis ad societatem[17]. Que dirai-je de cette égalité d’humeur si parfaite, si constante, si inaltérable? Le cardinal de Fleury ne vous fatigue ni de sa joie, ni de ses peines, ni de ses succès, ni de ses inquiétudes... Sous le tumulte et l’agitation du ministère, sa vie presque entière fut un jour sans nuages et sans tempêtes[18]. »

Ces paroles, empruntées au premier orateur chrétien de l’époque, laissent comprendre, mieux que je ne saurais le faire, quels dons les contemporains de Fleury appréciaient surtout chez ce ministre, et en quelle estime le clergé du XVIIIe siècle tenait cet esprit d’élégante sociabilité si abondamment départi à l’ancien évêque de Fréjus. Avec une intelligence politique médiocre, le cardinal de Fleury parvint donc à dominer une génération presque tout entière par une parfaite mesure dans la conduite. Son roi, sans expansion et sans confiance envers personne, s’abandonnait à lui seul avec une docilité filiale. Aussi fallut-il toute l’infatuation de deux jeunes seigneurs admis, sous l’œil toujours ouvert du ministre, à l’intimité royale, pour organiser contre le cardinal la machination ridicule à laquelle l’hilarité publique infligea son juste châtiment, lorsqu’elle l’inscrivit dans l’histoire sous le titre de conjuration des marmousets. L’éducation à laquelle avait présidé Fleury paraissait d’ailleurs avoir si bien réussi, que le plus charmant et le plus exposé des princes, marié à une femme sans beauté et déjà sans jeunesse, avait atteint l’âge de vingt-quatre ans sans avoir troublé par aucun scandale la régularité imprimée par une main octogénaire à la cour qui avait vu les désordres des deux gouvernemens précédens. Sans souci pour une autorité qui ne pouvait finir qu’avec sa vie, Fleury venait de terminer avec l’Espagne une négociation dont le résultat paraissait devoir mettre désormais hors de toute atteinte le repos de l’Europe, si longtemps menacé par l’inquiète ambition d’une mère. Un traité, signé à Séville, avait enfin attribué à l’infant don Carlos la succession aux duchés de Parme et de Toscane, et par une conséquence de cette disposition, cet acte avait autorisé l’envoi de six mille Espagnols en Italie, afin de sauvegarder le droit créé par les grands cabinets, malgré les protestations fort naturelles du dernier des Médicis. L’Autriche, quoique irritée d’un tel arrangement, y avait enfin accédé, grâce à l’intervention de l’Angleterre et de la Hollande, sous la promesse de George II de garantir à l’empereur cette pragmatique fameuse, à l’acceptation de laquelle Charles VI, privé d’héritier mâle, subordonnait tous les intérêts de l’Autriche et de l’Allemagne[19].

Ce fut cependant au lendemain de ce succès, réputé le gage le plus solide de la paix générale, que le cardinal de Fleury rencontra devant lui cette guerre qu’il avait toujours envisagée comme le pire des maux, et qui allait mettre le comble aux miracles de sa fortune, nonobstant la répugnance avec laquelle il s’y engagea. Sa destinée allait le contraindre à de grandes choses malgré l’antipathie qu’il professait en toute occasion pour les ministères historiques. Ce fut d’une impulsion latente, mais irrésistible, de l’esprit public que sortit la crise dont le résultat final fut de donner la Lorraine à la France et un nouveau royaume en Italie à la maison de Bourbon.


III.

La nation commençait en effet à échapper à l’homme qui affichait un systématique dédain pour toutes les aspirations étrangères à la sphère où se concentrait sa pensée. Vingt années s’étaient écoulées depuis les désastres du précédent régime, et quoique ceux-ci fussent bien loin encore d’être complètement réparés, la génération nouvelle se lassait d’un gouvernement qui discréditait la paix en affectant de la rechercher toujours. La jeune cour s’irritait surtout contre le ministre qui, non content de contrôler sévèrement toutes les libéralités royales, lui refusait les profits et les licences de cette vie des camps, dont les survivans du grand règne opposaient les souvenirs à la parcimonie du cardinal. Les vieux généraux, à leur tête Villars et Berwick, étaient devenus le centre d’une sourde opposition dont la trace se retrouve dans les écrits qu’ils nous ont laissés. Une coterie plus dissolue que chevaleresque, où figurait avec une princesse de la maison de Condé ce Richelieu dont le nom se retrouve dans tous les scandales du règne, travaillait déjà avec un succès qui devait être trop éclatant à dégoûter le roi d’un bonheur monotone, et poussait à la guerre, bien moins par ambition de la gloire que par impatience de l’austérité. L’on s’ennuyait et l’on cherchait des distractions même au risque de rencontrer des aventures. Celles-ci vinrent tout à coup du côté où elles étaient le moins attendues.

Depuis plus d’un demi-siècle, la France n’avait que rarement porté ses regards vers la Pologne, abandonnée comme un champ de bataille à la Suède, à la Russie et à l’Autriche. Cependant à peine Auguste II fut-il mort en 1733, après un règne immortalisé par le scandale, qu’un cri s’éleva du sein de cette cour que Fleury croyait avoir dressée au silence et à l’oubli de toutes les préoccupations politiques. Il fallait, disaient les jeunes seigneurs à Versailles et les jeunes conseillers des enquêtes à Paris, profiter de l’occasion pour donner au père de la reine une situation moins indigne de l’alliance à laquelle sa fille avait été élevée, et l’intérêt national, d’accord avec la dignité du trône, prescrivait de reprendre dans le Nord une influence perdue. Fleury se trouvait placé en face d’un mouvement d’idées à peu près irrésistible. Il ne tenait aucunement à servir Marie Leczinska, dont l’inaltérable douceur l’avait à peine désarmé; il tenait peut-être moins encore à conquérir à Varsovie une prépondérance plus nuisible qu’utile à la solution des difficultés pendantes; il pressentait d’ailleurs fort bien qu’un grand succès en Pologne ne s’obtiendrait qu’au prix d’une guerre lointaine et périlleuse, où la France rencontrerait devant elle une formidable alliance austro-russe. Toutefois le mouvement d’opinion était si vif à la cour et à la ville, et M. de Chauvelin, le secrétaire d’état pour les affaires étrangères, y était lui-même si résolument entré, que le premier ministre dut accorder quelque chose à ce sentiment public plus fort que les pouvoirs les plus absolus. L’on convint donc d’aider par de grosses sommes à l’élection de Stanislas, en appuyant la candidature du beau-père de Louis XV par la présence d’une escorte d’honneur de quinze cents hommes d’excellentes troupes françaises transportées par mer à Dantzig.

C’était compromettre la France avec les deux grands empires limitrophes de la Pologne, sans se préparer aucun moyen sérieux de soutenir ni la guerre ni l’élection. Dans un tel plan, l’imprévoyance le disputait à l’audace. Le succès électoral de Stanislas Leczinsky n’était aucunement douteux, car l’on savait que la noblesse, heureuse d’échapper au joug de la maison de Saxe, devenu si humiliant pour elle sous le règne du dernier roi, seconderait avec empressement les vues de la France et du parti piast en appelant au trône un gentilhomme polonais. Cependant il aurait fallu deviner aussi, et la chose n’était pas à coup sûr difficile, que l’empereur d’Allemagne et l’impératrice de Russie entraveraient ce choix avant l’élection, ou protesteraient immédiatement contre le vote. A peine en effet Stanislas eut-il été acclamé au champ électoral de Varsovie, qu’une armée russe et saxonne, envahissant par toutes ses frontières le territoire polonais, faisait proclamer Auguste III, fils du roi défunt, dans une diète formée d’un petit nombre de mécontens. Peu après, ce prince recevait le concours d’une armée autrichienne pour prix de son adhésion à la pragmatique de Charles VI, et ces forces réunies, après avoir écrasé dans quelques rencontres la cavalerie polonaise, plus brave que disciplinée, contraignaient le malheureux Stanislas à se réfugier dans les murs de Dantzig sous la protection de la poignée de soldats que l’imprudence du gouvernement français y avait enfermés avec lui. Une héroïque défense sauva l’honneur de notre drapeau sans rétablir la réputation de notre politique. Dans cette lutte sans espoir, que l’anéantissement de sa marine interdisait à la France de prolonger au fond de la Baltique, il fallut céder au nombre, et Stanislas lui-même eut à traverser, pour sauver sa tête, des épreuves dont la fuite de Charles-Edouard devait seule surpasser bientôt la dramatique horreur.

L’unique résultat de la politique où s’était laissé engager Fleury avait donc été, avec la destruction d’une poignée de braves, une guerre engagée à l’improviste contre l’Autriche et la Russie. Ce fut de ce fait, si redouté pourtant du cardinal, que sortit bientôt après la gloire la plus solide de sa vie. Engagé dans une lutte avec l’Autriche, ce ministre se trouva conduit à se rapprocher bien plus étroitement de l’Espagne, que de récens mécomptes avaient si vivement irritée contre la cour de Vienne. Aussi la reine Elisabeth, voyant après une longue attente la paix du monde troublée selon le vœu le plus cher de son cœur, et comprenant que la force des choses allait enfin lui assurer pour ses ambitions cette complicité de la France qui lui avait si longtemps manqué, agrandit-elle ses perspectives avec les chances inattendues que lui envoyait la fortune. L’infant don Carlos, déjà établi en Toscane, venait de prendre possession du duché de Parme après la mort du dernier des Farnèse; mais cet arrangement était à peine consommé, qu’un plus vaste projet, reposant sur l’expulsion des Allemands de toute l’Italie, était débattu dans le plus profond mystère entre les cabinets de Versailles, de Madrid et de Turin, réunis dans une hostilité commune contre le cabinet impérial. Quelques jours avant la déclaration de guerre de la France à l’Autriche, un triple traité avait été signé pour régler les conditions de la lutte que les alliés se proposaient de soutenir en commun[20]. D’après les dispositions de cet acte mémorable, le royaume de Naples et de Sicile, dont l’Espagne se proposait de faire la conquête, devait être attribué à l’infant don Carlos; les duchés d’Italie occupés par ce prince passeraient à l’infant don Philippe, son plus jeune frère; le roi de Sardaigne enfin recevait la promesse de ce beau duché de Milan sur lequel les armées françaises se préparaient à porter les premiers coups.

Conformément aux stipulations de ce traité, l’année 1733 n’était pas encore terminée que l’empereur était attaqué dans le royaume de Naples par les Espagnols, en Allemagne et en Lombardie par les Français, assistés d’une armée piémontaise. La domination autrichienne avait suscité de si vives irritations dans les Deux-Siciles, elle y était d’ailleurs appuyée sur des forces si peu nombreuses et si mal commandées, que la conquête de ces royaumes, opérée par le duc de Montemart, eut moins l’apparence d’une grande expédition militaire que celle d’une course triomphale. Dès les premiers mois de 1734, don Carlos pouvait prendre possession de ses nouveaux domaines. Jamais changement si considérable n’avait été aussi facilement consommé. Les populations sanctionnèrent cette fois par une adhésion chaleureuse les arrangemens préconçus des hommes politiques, et l’on vit un jeune prince digne de sa fortune placer une nouvelle couronne dans sa maison en fondant une dynastie italienne dans ces contrées, magnifique et sanglant théâtre des luttes séculaires de l’Europe.

Au-delà des Alpes et sur les bords du Rhin, la guerre se poursuivit durant deux campagnes avec des succès divers. Les résultats définitifs furent toutefois presque constamment favorables à la France, malgré l’arrivée d’une armée russe accourue en 1735 pour prendre part aux querelles de l’Europe occidentale, mais dont profita fort peu le prince Eugène, épuisé par l’âge et déserté par la fortune. Dès le début des hostilités, les Français s’étaient emparés de la Lorraine, devenue comme une province autrichienne par le mariage convenu du duc François-Etienne avec l’héritière désignée de toutes les possessions de Charles VI. Arrêté devant Philippsbourg, Berwick y trouvait la mort de Turenne, pendant que son glorieux émule Villars, commandant l’armée d’Italie, engagé dans de violens démêlés avec le roi de Sardaigne, notre allié un peu suspect, mourait à Turin de vieillesse et de colère. L’acharnement de l’ennemi aux sanglantes journées de Parme et de Guastalla fit éprouver sans doute à la France des pertes énormes, mais le résultat final de la guerre n’en demeura pas plus douteux. L’Autriche n’était point en mesure de prolonger sa résistance en Italie du moment où l’Angleterre et la Hollande persistaient à garder une neutralité que le cabinet impérial n’avait jamais estimée possible. L’art avec lequel Fleury parvint à désintéresser dans ce vaste conflit les deux puissances maritimes, sous la seule condition de respecter les Pays-Bas autrichiens[21], est peut-être ce qui fait le plus d’honneur au cardinal dans le cours de son long ministère. Triompher de l’empire en présence de l’Angleterre immobile, quoique frémissante, faire garantir par la Grande-Bretagne une paix dont les conditions impliquaient des avantages territoriaux considérables pour la France et pour la maison de Bourbon, c’est là une œuvre dont l’accomplissement était à coup sûr contraire à toutes les traditions, pour ne pas dire à toutes les vraisemblances.

L’attitude de l’Angleterre avait laissé l’empereur sans espérance. Il comprenait fort bien d’ailleurs l’impossibilité de reconquérir Naples et la Sicile, où l’antipathie des peuples contre la race allemande était invincible. Aussi désirait-il sincèrement la paix, et se montrait-il résolu à n’en guère disputer les conditions, si l’on consentait à donner de nouveaux gages à cette succession féminine, devenue l’objet exclusif de ses sollicitudes. L’obstacle à la paix se rencontrait moins chez l’ennemi que chez les alliés eux-mêmes. D’une part, l’Espagne, enivrée de ses succès, aurait voulu revendiquer la totalité des anciens domaines d’Italie qu’elle possédait sous la dynastie autrichienne; elle élevait des objections contre l’attribution au roi de Sardaigne du duché de Milan, promis à ce prince par le traité de 1733, contestant, non sans motifs, la loyauté de son rôle au sein d’une alliance dans laquelle Charles-Emmanuel avait peut-être trop porté l’égoïsme traditionnel de sa maison. D’un autre côté, la France, sur laquelle était retombé presque tout le poids de la guerre, ne voulait pas d’une paix qui ne lui aurait rien rapporté. N’aspirant à conserver aucune position en Italie, le gouvernement de Louis XV dut nécessairement s’arrêter à la pensée de compléter le territoire français par la réunion de la Lorraine, que la France occupait depuis deux ans, et qui l’avait gênée durant tant de siècles. Un tel projet venait si naturellement à l’esprit, qu’il faut l’outrecuidance habituelle au duc de Saint-Simon pour en revendiquer l’initiative personnelle, et pour oser affirmer qu’il en suggéra le premier l’idée au cardinal de Fleury.

Quoi qu’il en soit, les offres de médiation surabondaient de la part de tous les cabinets neutres, et le ministère britannique surtout, si intéressé par sa position parlementaire au prompt rétablissement de la paix, épuisait toutes les combinaisons afin de rapprocher les belligérans. Aux demandes des alliés l’empereur n’attachait guère qu’une condition, la garantie solennelle par la France de la pragmatique de 1713, par laquelle il avait établi la succession féminine dans ses états héréditaires. Or une telle clause, sans importance véritable pour la France, ne pouvait plus arrêter le cabinet de Versailles du moment où un grand accroissement territorial devenait le prix de sa condescendance au vœu personnel de Charles VI. L’important traité dont les préliminaires furent signés à Vienne dès le 3 octobre 1735, quoiqu’il n’ait reçu que beaucoup plus tard une sanction définitive[22], résolut, avec la question de Pologne, pour laquelle on avait couru aux armes après la mort du roi Auguste II, toutes celles qu’avait suscitées depuis trois ans la situation si troublée de l’Europe. Stanislas Leczinsky renonça à tous ses droits au trône de Pologne en conservant néanmoins le titre royal, et reçut, pour prix de cette renonciation, la possession viagère des duchés de Bar et de Lorraine, dont la souveraineté fut attribuée à la France après la mort de ce prince. La maison de Lorraine obtint en échange le grand-duché de Toscane, pendant que l’infant don Carlos, reconnu roi des Deux-Siciles, rétrocédait à l’empire le duché de Parme et de Plaisance, où dix années plus tard l’infant don Philippe, son frère, fut appelé à régner. Charles-Emmanuel de Savoie, trop faible pour résister à la volonté générale et pour ne pas ajourner ses espérances, se bornait à l’acquisition du Novarais et du Tortonais, le reste du duché de Milan demeurant aux mains de l’empereur. Enfin Charles VI, pour prix de ses nombreuses concessions à la maison de Bourbon, obtenait de la France, dans la forme la plus authentique, la garantie tant souhaitée de sa pragmatique sanction, garantie minutieusement libellée, qui emportait, dans la pensée de toute l’Europe, la reconnaissance anticipée de l’archiduchesse comme héritière de toutes les possessions de la maison d’Autriche. Afin de lier plus étroitement encore les contractans, le texte même de la pragmatique impériale du 19 avril 1713 était annexé au traité comme pour en faire partie intégrante, précaution dont le seul effet fut d’en rendre bientôt après la violation plus scandaleuse.

Fleury escamota la paix à M. de Chauvelin, comme, deux années auparavant, celui-ci lui avait escamoté la guerre. Telle est du moins l’opinion générale des contemporains, tous persuadés que le secrétaire d’état des affaires étrangères s’efforçait de prolonger une lutte qui rendait son concours plus nécessaire et son avenir politique plus assuré. On peut donc considérer le traité de 1738 comme l’œuvre personnelle du cardinal, et je n’en sais guère de plus glorieuse dans les carrières les plus illustres. Ce traité eut en effet cet avantage inestimable de servir, avec les intérêts particuliers de la France, les intérêts permanens des nombreuses populations dont il fixa le sort. Annexer la Lorraine au grand royaume dont elle échancrait la frontière, c’était donner enfin raison à la géographie contre la politique; faire passer cette province sous l’administration paternelle de Stanislas, c’était réparer d’un seul coup ses longs malheurs. Constituer à Naples une grande monarchie, c’était préparer l’indépendance de l’Italie dans la seule forme sous laquelle elle soit possible; transporter à Florence la maison de Lorraine, c’était donner à la Toscane des princes dignes de s’inspirer de son génie; garantir la pragmatique de Charles VI, c’était faire une œuvre sensée, dont l’abandon allait bientôt coûter cher à la France.

Tout cela sortit comme de soi-même d’une guerre que Fleury n’avait point voulue, mais qu’il sut terminer par l’un des traités les plus utiles aux hommes dont l’histoire ait gardé le souvenir. Ce fut la plus éclatante et la dernière faveur de sa destinée. Si au lendemain de la réunion de la Lorraine et de la fondation du royaume de Naples la mort avait frappé le ministre octogénaire auquel remontait l’honneur de ce double service à la dynastie et à la France, on aurait certainement appliqué au cardinal de Fleury le mot échappé à Villars lorsqu’il apprit qu’un boulet venait de terminer dans la tranchée la carrière du maréchal de Berwick : Cet homme a toujours été heureux! Mais, âgé déjà de plus de quatre-vingt-deux ans lors de la signature du traité de Vienne, le cardinal allait vivre cinq années encore, et quoiqu’il ne perdît durant ce dernier lustre ni la plénitude de sa puissance, ni même celle de son esprit et de sa santé, il souffrit toutes les angoisses infligées aux ambitieux par des rivaux en possession du plus incontestable des avantages, celui de la jeunesse sur la caducité. Chose singulière et pourtant constatée : Fleury, qui préféra si longtemps l’influence au pouvoir et ne prit le ministère que sous le coup de circonstances impérieuses, parut se cramponner à la vie dans la seule intention de le conserver. La coterie de M. de Chauvelin, qui croyait pouvoir compter pour ce dernier sur une succession prochaine, accueillait relativement à la santé du premier ministre tous les bruits conformes à ses espérances, de telle sorte que, pour déconcerter ses ennemis, qui le déclaraient moribond, il fallait qu’un prince de l’église chargé d’années simulât la gaieté, et qu’il allât presque jusqu’à jouer à la jeunesse! Néanmoins tant d’efforts n’empêchèrent point que de 1740 à 1743 Paris n’attendît tous les matins l’annonce de cette mort que tout le monde avait fini par souhaiter à force de l’avoir prédite.

Ce gouvernement, qui n’avait jamais manqué de dignité lors même qu’il avait pu manquer de grandeur, s’effaçait de plus en plus devant un mouvement d’esprit dont il n’était pas le maître, devant des scandales qu’il ne pouvait plus cacher, et des complications extérieures auxquelles la faiblesse du cardinal ne sut opposer en dernier lieu qu’une détestable politique appuyée sur la violation d’un engagement sacré. L’esprit français, sorti des limbes où Fleury travaillait à le maintenir, s’était élancé à travers les abîmes à la recherche d’un monde nouveau, et le jour des grandes épreuves se rapprochait de plus en plus. Le roi, de son côté, avait échappé au joug des préceptes et des devoirs pour donner à sa cour le spectacle d’incestueuses tendresses prodiguées tour à tour à quatre sœurs. Supporté désormais par habitude plus que par attachement, le vieux précepteur était contraint, pour conserver le pouvoir, de pactiser avec des désordres, présages trop certains de dérèglemens plus honteux.

Pendant que ce ministre se raidissait contre l’attente générale de sa mort prochaine, le décès de Charles VI, survenu le 20 octobre 1740, posait pour l’Europe les plus redoutables problèmes, et contraignait la France à prendre un parti décidé. Les longs efforts de l’empereur pour assurer à l’aînée des archiduchesses, mariée depuis quatre ans au duc de Lorraine, l’intégrité de la monarchie autrichienne n’avaient pas répondu à son attente. Quoique l’acte de 1713 eut été accepté et solennellement garanti par toutes les grandes puissances, ce prince était à peine descendu dans la tombe, que divers prétendans réclamaient le morcellement de son héritage, les uns arguant du vieux droit germanique, les autres faisant valoir les prétentions de leurs femmes, issues des mâles de la maison d’Autriche. Parmi ces princes figuraient au premier rang l’électeur de Saxe, roi de Pologne, époux de la fille aînée de l’empereur Joseph Ier, et Charles-Albert de Bavière, dont tous les ennemis de Marie-Thérèse appuyaient la candidature à la couronne impériale d’Allemagne. Un autre rival montait d’ailleurs sur cette scène qu’il allait bientôt remplir du bruit de sa renommée et de l’éclat de son génie militaire. Le nouveau roi de Prusse, Frédéric II, était trop résolu à se faire adjuger la Silésie au milieu de cette confusion pour ne pas trouver dans les subtilités des jurisconsultes des argumens à faire valoir; aussi l’habile héritier du prince le plus avare de son siècle se hâta-t-il de les présenter en les soutenant par une armée de 80,000 hommes et un trésor de 80 millions.

La France venait de garantir la pragmatique. Par un traité, œuvre d’un ministre revêtu d’un caractère sacré, elle avait obtenu pour prix de cette garantie la cession d’une grande province, et jamais engagement n’avait été, devant Dieu et devant les hommes, empreint d’une authenticité plus éclatante. Si l’article 10 du traité de Vienne n’obligeait pas Louis XV à tirer l’épée contre les princes allemands qui contestaient le titre de Marie-Thérèse, il lui imposait tout au moins l’obligation de reconnaître pour son compte le droit de l’archiduchesse et d’attendre, dans une neutralité bienveillante, l’issue d’une querelle dans laquelle la France était au fond parfaitement désintéressée. Lorsque, dans l’ivresse des petits soupers, les jeunes courtisans poussaient la royauté à la guerre et au parjure, un tel conseil n’avait pas même l’excuse d’un profit lointain à poursuivre. Dans l’extrémité où était réduite Marie-Thérèse, après les premiers succès de ses ennemis, parler de la nécessité de continuer la politique traditionnelle de la France pour l’abaissement de la maison d’Autriche, c’était mettre des mots à la place de réalités disparues. Alors que des Bourbons régnaient à Madrid et à Naples, lorsque dans le nord de l’Allemagne la monarchie prussienne suffisait seule pour tenir l’empire en échec, il était dérisoire d’invoquer, pour pallier une iniquité, les souvenirs d’Henri IV et de Richelieu. La guerre à laquelle on poussait un ministre incapable de résister désormais aux passions qui lui étaient le plus odieuses était à la fois sans motif comme sans excuse. Au XVIIIe siècle, la véritable politique de la France en Allemagne aurait consisté à maintenir au sein du corps germanique l’équilibre de la Prusse avec l’Autriche, de manière à interdire tout accroissement notable à l’une comme à l’autre de ces puissances. La France méconnut donc ses véritables intérêts, lorsqu’en 1742 elle s’efforça d’écraser Marie-Thérèse avec le concours de Frédéric II, comme elle le fit en 1756, lorsque, changeant brusquement de point de vue, elle entreprit, sous l’inspiration de Mme de Pompadour, d’anéantir la puissance prussienne dans le seul intérêt et pour la plus grande gloire de l’impératrice.

Fleury discerna très bien, malgré ses quatre-vingt-cinq ans, la profondeur de l’abîme dans lequel on poussait sa patrie en l’y entraînant lui-même. Tous les contemporains s’accordent pour reconnaître qu’il opposa des objections nombreuses au projet de cette expédition de Bohême, appelée à finir par un désastre si mérité. Voltaire, généralement bienveillant pour le cardinal, dont il eut presque toujours à se louer, affirme que Fleury alla jusqu’à consigner son opinion dans un long mémoire au roi; il ajoute avec trop de raison qu’il n’eut pas, « malheureusement pour sa gloire, la force de se retirer, afin de vivre avec lui-même sur le bord de son tombeau[23]. »

Tel fut en effet le tort le plus grave de l’homme à qui la Providence prodigua toutes les faveurs, excepté celle d’une mort opportune. Engagé dans une entreprise qu’il avait désapprouvée, Fleury ne nuisit pas moins à la France par la manière dont il conduisit la guerre que par la faiblesse avec laquelle il avait laissé troubler la paix. D’autant plus économe qu’il vieillissait davantage, il refusait avec obstination l’argent et les hommes, estimant préparer ainsi de plus prochaines chances à une pacification et peut-être se mettre en règle avec sa conscience. N’imputons pas toutefois au cardinal tous les malheurs des deux campagnes auxquelles il prêta son nom plus que son appui. Reconnaissons qu’à partir du jour où une armée française pénétra en Allemagne pour placer la couronne impériale dans la maison de Bavière et pour faire gratuitement les affaires du roi de Prusse, le vrai ministre de la France était le général diplomate du cerveau duquel était sortie toute cette nouvelle politique. Belle-Isle avait supplanté Fleury. Le pouvoir avait passé au seul homme qui, au milieu de ce monde élégant et frivole, osât encore vouloir et agir. Si dans une société bien constituée le petit-fils de Fouquet n’eût guère passé que pour un brillant aventurier, la fécondité de son esprit et l’intrépidité de son ambition faisaient de Belle-Isle le personnage principal d’une cour de jeunes fats plus occupés de corrompre leur roi que de le grandir, et dont les horizons politiques ne dépassaient pas ceux des coulisses de l’Opéra.

Fleury, que les respects de sa patrie et de l’Europe auraient suivi dans sa retraite avant la funeste expédition de 1741, avait donc, depuis deux années, tout abdiqué du pouvoir, excepté les inimitiés qu’il provoque. « M. Le cardinal mourut enfin hier à midi. On n’avait jamais vu d’agonie si comique par toutes les chansons, épigrammes et démonstrations qui se faisaient jusque dans l’antichambre et même la chambre du mourant, sur lui et sur M. Cassegrain, son directeur[24]. » C’est en ces termes que parle un homme grave, dont le frère avait alors la plus grande part dans la confiance du chef du gouvernement, et qui quelques années auparavant avait compté lui-même au nombre des plus ardens admirateurs de Fleury. M. d’Argenson était ici l’organe du sentiment public. Le vieux cardinal avait commis la faute d’ennuyer la France et de trop faire attendre ses rivaux : ceux-ci se vengeaient en poussant la nation de la lassitude à l’injustice.

Quiconque étudie l’histoire politique du XVIIIe siècle ne peut manquer d’éprouver quelque émotion en voyant disparaître la sereine figure qui domina si longtemps cette scène agitée. Si dans les derniers temps de sa vie Fleury laissa commettre des fautes contre lesquelles protestait sa sagacité à défaut de son courage, une pensée permanente de modération et de paix n’imprima pas moins à sa longue administration l’unité la plus remarquable de vues et d’efforts. Il est le dernier ministre de Louis XV qui ait eu une politique personnelle. Entre tous les successeurs du cardinal, il n’en est aucun chez lequel on puisse surprendre une pensée indépendante des honteuses influences auxquelles ils devaient ou leur avènement ou leur maintien aux affaires. Nouant ou rompant ses alliances au gré des plus frivoles caprices, le pouvoir sceptique et blasé passa désormais d’un système à un autre avec cette mobilité, signe éclatant des temps de décadence.

Il faudra aborder ces jours d’abaissement et dire la vérité sur des choses qui n’ont pas droit à la protection du silence, lorsqu’on prétend les donner en exemple. Quand, en haine de la société nouvelle et des doctrines politiques qui l’ont constituée parmi nous, l’on entreprend la glorification des noms les plus justement flétris par la conscience publique, il faut bien rappeler la vérité à un pays auquel on propose comme but unique de la vie sociale l’adoration de toutes les sensualités élégantes. Cette tentative a passé tout à coup des romans-feuilletons dans des livres d’histoire. Aux yeux de la nouvelle école enrubannée et poudrée à blanc qui recueille avec idolâtrie les souvenirs d’Étiolés, de Choisy et de Luciennes, Mme de Prie, dont nous venons d’esquisser la carrière, fut une forte tête financière et diplomatique ; la marquise de Pompadour est la plus noble expression du génie français et l’esprit politique le plus sagace de son temps ; un héros de ruelles devient l’énergique émule du cardinal de Richelieu, son grand-oncle ; il n’est pas jusqu’à Mme du Barry pour laquelle on ne dessine aussi un grand rôle historique en en faisant la personnification de l’unité et de la force dans le pouvoir royal ! L’on professe un dédain si profond pour notre temps et pour les œuvres de science qui l’ont instruit et formé, qu’on déclare de beaucoup préférer le récit des petits soupers où le champagne faisait pétiller l’esprit français « à l’éloge des émeutes de serfs, des séditions d’hôtels de ville, des procès-verbaux d’assemblées et des maussades oppositions[25]. » Ceci est une affaire de goût sur laquelle il n’y a point à discuter. Il est utile pourtant de détourner la fantaisie littéraire de passer de la réhabilitation du crime à la réhabilitation du vice : craignons qu’après avoir badigeonné la révolution, on ne nous badigeonne aussi l’ancien régime, et que la France cesse de comprendre la prévarication comme le châtiment.


L. DE CARNE.

  1. Voyez les livraisons du 1er et du 15 juin.
  2. Édits et arrêts du 28 juin et 22 septembre 1724, 14 décembre 1725.
  3. Déclaration de Chantilly du 18 juillet 1724.
  4. Déclaration du 14 mai 1724.
  5. Les efforts du duc de Bourbon pour se concilier l’appui de la cour d’Espagne furent, à partir des derniers mois de 1724, remplacés par une sorte de réserve à laquelle ne tardèrent pas à succéder les plus étranges insinuations. Au commencement de 1725 et avant la maladie de Louis XV, les relations étaient déjà devenues des plus difficiles entre les deux gouvernemens. Faut-il chercher la source de ces difficultés dans le dédain avec lequel la cour de Saint-Ildephonse venait de repousser la demande d’une grandesse pour la marquise de Prie, que le maréchal de Tessé avait reçu l’ordre de lui adresser par une dépêche du 10 juillet 1724 citée par Lémontey? Serait-il juste de faire remonter à cette demande et à ce refus la première pensée du renvoi de l’infante? Il est difficile de se prononcer sur ce point. En reconnaissant, car cela demeure prouvé jusqu’à l’évidence, que Mme de Prie fut l’agent principal de cette grande intrigue, je persiste à penser qu’on se détermina surtout à Chantilly dans la vue d’enlever à la maison d’Orléans quelques chances successoriales, et plus encore par la certitude de faire rompre ainsi le mariage de Mlle de Beaujolais avec l’infant don Carlos, ce qui ne manqua pas d’arriver, puisque le renvoi de l’infante fut immédiatement suivi de celui de la jeune fille du régent. On voit quelle part dans tout cela demeurait à l’intérêt de la France.
  6. Mémoires du marquis d’Argenson, édition Jannet, tome Ier, p. 204.
  7. « Ce mariage n’est du goût de personne et étonne tout le monde. Il ne convient en aucune façon au roi de France Le plus sérieux de cette affaire, c’est qu’on dit que le premier coup de canon se tirera mercredi, jour du mariage. Il ne nous manquait plus que cela pour couronner l’administration de M. Le duc. » Journal de Barbier, 27 mai 1725, tome 1er, p. 300.
  8. 30 avril 1725.
  9. 3 septembre 1723.
  10. « Le peuple est si content de ce changement, qu’on a été obligé d’empêcher hier qu’il ne fit des feux de joie dans toutes les rues, ce qui aurait trop insulté la personne d’un prince du sang. M. Hereau, lieutenant de police, a écrit à tous les commissaires des quartiers de Paris pour l’empêcher. » Chronique de Barbier, 13 juin 1726.
  11. Mémoires de d’Argenson, journal antérieur au ministère, tome II.
  12. Mémoires de l’abbé de Montgon, tome III, p. 139, édit. de 1750.
  13. Cette étrange circonstance, dont le silence de l’abbé de Montgon pourrait faire douter, est exposée avec les détails les plus minutieux par William Coxe d’après le texte des dépêches de M. Veere, alors ministre d’Angleterre à Madrid. L’Espagne sous la maison de Bourbon, tome III, cli. 39.
  14. 5 mars 1728.
  15. Déclaration du 7 juillet 1727.
  16. Histoire des Conférences de l’entre-sol tenues chez M. L’abbé Alary, de 1724 à 1731, mémoires du marquis d’Argenson, tome Ier, p. 87.
  17. Prov., c. 18.
  18. Oraison funèbre du cardinal de Fleury, prononcée le 25 mai 1743 par le père de Nerville, de la compagnie de Jésus.
  19. Traité de Séville du 9 novembre 1729, traité de Vienne du 16 mars 1731. Dumont, Corps diplomatique, t. II, p. II, p. 158 et 288.
  20. Traité de Turin du 20 septembre 1733.
  21. Convention de neutralité signée à La Haye le 24 novembre 1733.
  22. 8 novembre 1738. Voyez Koch, Histoire des Traités de paix depuis la paix de Westphalie, t. II, p. 37.
  23. Siècle de Louis XV, ch. VI.
  24. Journal du marquis d’Argenson, 30 janvier 1743.
  25. Madame la marquise de Pompadour, par M. Capefigue. Amyot, édition de 1858, préface, III.