La Monarchie de Louis XV/04

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LA MONARCHIE
DE LOUIS XV

IV.
LE GOUVERNEMENT DE Mme DE POMPADOUR.



En quittant le ministère du cardinal de Fleury pour aborder le gouvernement personnel de Louis XV, j’éprouve un embarras que je n’hésite point à confesser. Dans le cours de mes études antérieures, que ces études se rapportassent à la fondation de notre nationalité ou bien à la décadence encore latente de la monarchie française, j’ai pu grouper les faits autour de quelques noms propres, et lier les innombrables accidens de l’histoire aux intérêts généraux qui les avaient suscités. Rien de semblable n’est possible de 1743 à 1774. Le caprice avec tout l’imprévu de ses fantaisies, la passion avec ses alternatives de découragement et d’audace, gouvernèrent la France depuis l’instant où s’éteignit le vieux ministre qu’on avait vu poursuivre dix-huit ans sa pacifique pensée jusqu’à l’heure où s’acheminèrent nuitamment vers Saint-Denis les restes insultés du prince qui s’était appelé le Bien-Aimé. La nation fut ballottée, trente ans durant, par des idées politiques disparates et contradictoires, qui, n’ayant de commun que leur impuissance, la détachèrent de son roi sans la rattacher à rien ni à personne. Janséniste ou moliniste tour à tour, suivant qu’il a besoin de l’enregistrement des cours de justice ou des subsides du clergé, le gouvernement fait suivre l’exil des magistrats de celui des évêques. S’il dépouille les jésuites de concert avec les magistrats, afin de détourner l’attention publique des conditions d’une paix honteuse, il ne tarde pas à trembler devant les juges bien plus qu’il n’affectait de le faire devant les accusés ; de l’abîme de mépris où l’ont précipité les incohérences de sa conduite, il engage donc la lutte la plus redoutable contre les parlemens, dont il a lui-même décuplé la force, et remporte une victoire plus dangereuse que n’aurait pu l’être une défaite.

La mobilité qui affaiblit la France au dedans la déshonore au dehors. L’Europe devient une scène où les changemens à vue se multiplient avec une vitesse qu’on ne peut suivre sans fatigue. Aujourd’hui le sang français coule à torrens pour détruire l’impératrice au profit du roi de Prusse ; demain il va couler pour anéantir Frédéric II au profit de Marie-Thérèse. La guerre embrase et ruine les deux mondes sans qu’il soit possible aux meilleurs esprits de décider ce que la nation, presque toujours vaincue durant cette lutte de sept années, aurait gagné, si elle y avait été victorieuse. L’Inde et l’Amérique nous échappent, la Pologne est partagée ; mais en présence de traités tels qu’il n’en avait pas vu signer depuis les jours du roi Jean, le pays se sent à peine humilié, tant il a pris soin de se séparer du pouvoir, tant le dédain est devenu profond, et le divorce irrévocable. Ainsi se consomme, au bruit des sifflets, cette scission entre la cour et Paris, entre la royauté et la France, qui fut l’œuvre et le châtiment du règne.

Cependant les hommes qui portèrent le poids de ces honteuses calamités étaient brillans et braves, et à tout prendre supérieurs à ceux qui conduisirent les affaires depuis le traité de Ryswick jusqu’au traité d’Utrecht. L’étiolement, très sensible dans les serviteurs de la seconde période du gouvernement de Louis XIV, n’existe point en effet sous le gouvernement de Louis XV. Ce prince vit passer dans ses conseils assez d’esprits distingués pour illustrer un long règne. S’ils n’y parurent que pour assister aux malheurs publics en recueillant eux-mêmes d’amers déboires personnels, c’est qu’ils y demeurèrent toujours sans direction comme sans responsabilité, de telle sorte qu’ils affaiblirent bien plus la monarchie par leurs tâtonnemens et leurs désaccords qu’ils ne la servirent par leurs lumières. MM. d’Argenson étaient à coup sûr des esprits originaux et foncièrement honnêtes. Le cardinal de Bernis, la seule créature de Mme de Pompadour qui ait osé lui résister, a droit d’être jugé sur sa conduite et sur ses dépêches plutôt que sur ses petits vers, car les habitudes du temps avaient fait de ceux-ci le passeport obligé de l’ambition. Le duc de Choiseul fut un personnage très important et par les qualités qu’il possédait et par celles dont il sut affecter l’apparence. Le duc d’Aiguillon et le chancelier Maupeou poussèrent l’audace dans la lutte jusqu’à des limites où il faudrait la qualifier d’héroïsme, s’ils avaient combattu pour une autre cause. Machault fut un ministre aussi éclairé que résolu, et rarement la royauté avait eu à son service des contrôleurs-généraux de la valeur de Silhouette, Orry, Laverdy, Bertin et Terray. Les armées du roi ne manquèrent pas plus que ses conseils d’hommes de mérite et de valeur. Lowendahl, Broglie et d’Estrées furent de grands hommes de guerre, même en face de Frédéric ; le comte de Saxe apparaît comme un contemporain de Condé et de Turenne, dont il possède à la fois l’illumination et la prudence. Si les mœurs corrompues du vainqueur de Fontenoy abrégèrent et obscurcirent sa vie, il est juste que la société française du XVIIIe siècle, trop indulgente pour de pareilles faiblesses, prenne ce grief à son compte. Le grand crime de cette société fut en réalité d’avoir fait avorter la plupart des qualités natives départies à une génération très bien douée. Que ne fussent pas devenus, sous un pouvoir énergique et dans un autre milieu, des hommes de la trempe de MM. de Belle-Isle par exemple, ou même un personnage tel que le maréchal de Richelieu, dont la vie militaire, commencée par la prise de Minorque, dut s’achever aux pieds de Mme Du Barry ? Si ceux-là ne furent guère que de brillans aventuriers, si celui-ci prit et conserva durant trente ans le rôle honteux d’entremetteur, c’est que dans ces déplorables temps les voies naturelles étaient fermées à la grande et légitime ambition. De pareilles déchéances n’étaient possibles que dans une telle époque et sous un tel prince.

Si, durant la vieillesse de Louis XIV, les hommes firent défaut au monarque, ce fut le pouvoir seul qui manqua sous son successeur à la France rajeunie et transformée. Depuis que toutes les forces sociales y avaient été absorbées par l’autorité monarchique, un grand roi ou un ministre de génie était devenu le premier besoin du pays et la condition même de son existence politique. C’est parce qu’elle avait eu presque constamment l’heureuse fortune de posséder l’un ou l’autre depuis plus d’un siècle que la France avait marché d’un pas si rapide. Le vide fut donc immense, et le mal sans remède, lorsqu’à la mort de Fleury Louis XV se déclara résolu à ne déléguer à personne une autorité dont l’exercice direct soulevait pourtant en lui d’invincibles répugnances. Inerte et mélancolique jusqu’au sein des voluptés, assistant en spectateur blasé aux événemens de son règne et ne se méfiant pas moins des autres que de lui-même, l’élève du vieux cardinal était un Louis XIII libertin, dont une maîtresse devint le Richelieu.

Ce ne fut qu’après de longs efforts pour se dérober à la plus triste évidence que la France se résigna à juger ainsi le beau prince qu’elle avait rêvé à force d’amour d’élever à la hauteur de ses devoirs. La nation persista durant plusieurs années à espérer contre toute espérance, tant elle pressentait le péril qu’allait entraîner l’abdication royale. Aussi la voit-on, aux derniers temps de Fleury, guetter jusqu’aux plus vagues indices de nature à révéler l’éveil d’une volonté personnelle chez ce roi qui avait déjà dépassé trente ans. Louis XV garde-t-il le silence, son front paraît-il chargé d’ennuis, ajourne-t-il malgré l’insistance du cardinal quelque décision insignifiante, laisse-t-il tomber un regard sur un ami de M. de Chauvelin exilé : on s’ingénie pour expliquer par des calculs profonds ces accidens d’humeur dont la raison était plutôt dans la fatigue, la digestion ou la migraine. Lisez le journal du marquis d’Argenson et celui de l’avocat Barbier jusqu’à l’année 1744, date de la grande maladie de Louis XV à Metz, et vous verrez les inductions presque comiques tirées des plus insignifiantes circonstances par un peuple obstiné dans son espoir, et qui semble attendre avec une sorte de persévérance judaïque le grand roi qu’il s’est promis.

Rarement en effet un gouvernement fort avait été plus nécessaire à la France. Dans toutes les cours de l’Europe, l’autorité royale avait pris au milieu du XVIIIe siècle un développement qu’il n’avait pas été possible de pressentir jusqu’alors. Marie-Thérèse, élevée par son courage à la hauteur des plus grands hommes, avait su faire des Hongrois, vieux auxiliaires de la politique française contre l’empire d’Allemagne, les héroïques chevaliers de sa cause. Depuis Frédéric II, la Prusse n’était plus qu’une épée dans la main d’un général servi par son génie comme par son courage. La Russie, avec des ressources décuplées, serrait chaque jour l’Europe de plus près, et cette cour, dont Louis XIV affectait d’ignorer l’existence, avait poussé l’habileté jusqu’à s’assurer, pour ses plus gigantesques desseins, des apologistes et des complices au sein des états les plus intéressés à en prévenir le succès. La Hollande, en établissant l’hérédité du stathoudérat, avait attribué un pouvoir presque absolu à une maison toujours hostile à la France. Enfin la maison d’Hanovre, après avoir failli disparaître en 1745 sous les coups du prétendant, s’était retrempée par ses périls et par le sang qu’elle avait si cruellement versé, à ce point que tous les partis, désormais ralliés à la même bannière, ne luttaient plus en Angleterre que d’ambition et de haine contre la France.


I

Telle était l’Europe qu’allait rencontrer devant lui, après la mort de son ancien précepteur, le prince sur la tête duquel la nation avait mis en dépôt tout son avenir. Nous avons dit sous quelles influences s’était engagée en 1742 la guerre de la succession d’Autriche[1], et l’on a vu comment le cabinet de Versailles, au mépris de la garantie solennellement donnée par lui à la pragmatique de l’empereur Charles VI, s’était embarqué dans une aventure qu’on croyait l’affaire d’une campagne, quoiqu’elle tendît à rayer l’un des plus grands états de l’Europe de la liste des nations. Après la vaine gloire d’avoir porté la couronne du saint-empire dans la maison de Bavière, il restait à la France une tâche moins facile : c’était celle de soutenir l’empereur qu’elle avait fait contre l’opposition de la majeure partie de l’Europe, déjà en armes pour le renverser. La question successoriale soulevée par la mort de Charles VI, sans héritier mâle, n’intéressait au fond que le roi de Prusse, non que ce prince, comme on avait la bonhomie de le croire à Versailles, attachât une bien haute importance à priver de la dignité impériale la maison de Habsbourg-Lorraine et qu’il prît grand souci du sort de l’électeur bavarois dont le maréchal de Belle-Isle avait fait l’empereur Charles VII, mais parce que Frédéric était résolu à profiter d’une occasion aussi opportune pour élever la Prusse, par l’adjonction de la Silésie, au rang des grandes puissances de l’Europe. Son sens droit ne dépassa jamais ce but, parfaitement défini, et pour lequel on le vit si longtemps jouer son trône et sa vie.

Après les succès de sa première campagne, Frédéric II s’était empressé de traiter une première fois avec Marie-Thérèse, rendue pour quelque temps facile par ses malheurs, et ce prince avait abandonné la France avec un cynisme fort embarrassant pour l’enthousiasme de ses correspondans parisiens. Ce fut ainsi que les Français, entrés d’abord en Allemagne à titre d’auxiliaires des Prussiens, se trouvèrent bientôt engagés comme partie principale dans un conflit européen sans aucun intérêt direct à sauvegarder, et n’ayant d’autre but à poursuivre que celui de protéger un fantôme d’empereur sous les pas duquel se dérobait l’empire. Jetée au fond de la Bohême par une guerre dont la défection soudaine du roi de Prusse avait changé toutes les conditions, l’armée française, renfermée dans la capitale de ce royaume sous le commandement des maréchaux de Broglie et de Belle-Isle, n’eut plus qu’à retarder par une constance héroïque une catastrophe inévitable. La retraite de Prague au cœur de l’hiver, les neiges ensanglantées d’Égra, des luttes jusqu’alors sans exemple contre les élémens conjurés avec les hommes, tous ces sombres tableaux apparaissaient aux imaginations attristées teints des couleurs du ciel inclément sous lequel ils s’étaient déroulés. Aussi, dès la campagne de 1743, la France s’était-elle dégoûtée d’une guerre qui, dans l’opinion publique, aigrie contre la cour, commençait à former un parti du roi de Prusse et un parti de Marie-Thérèse ; elle répugnait aux sacrifices nécessaires pour réparer un désastre qu’il lui semblait plus humiliant d’avoir mérité que d’avoir subi. L’empereur bavarois, chassé de sa ville de Munich, sans états, sans troupes et sans autres ressources pécuniaires que nos subsides, ne régnait plus que dans les murs d’une place forte. L’on eût dit un prisonnier plutôt qu’un souverain, et l’excès de son désespoir laissait déjà pressentir à la France qu’elle ne conserverait plus longtemps en dépôt sous ses tentes cette couronne impériale, le seul trophée d’une guerre malheureuse.

Pour la puérile satisfaction d’avoir désigné un empereur, la France se retrouvait placée dans une situation analogue à celle dont elle avait dû affronter les périls à meilleur titre lorsque le petit-fils de son roi fut spontanément appelé au trône d’Espagne. L’Angleterre était parvenue à organiser, par la promesse d’énormes subventions, une coalition européenne, dans laquelle était entrée jusqu’à l’impératrice de Russie. Une armée anglo-hanovrienne commandée par George II combinait ses opérations avec celles du prince Charles de Lorraine, qui, après avoir victorieusement défendu le territoire de l’empire, menaçait déjà le nôtre. La Sardaigne, ne se fiant plus à la fortune de la France, avait répudié son alliance. Nos frontières, découvertes depuis la perte de la bataille d’Ettinghen, allaient être attaquées par trois armées de la côte de Provence à la Mer du Nord ; enfin l’Alsace entendait déjà hurler les bandes sauvages de Mentzel et voyait fumer les torches de ses pandours.

L’on était dans ces circonstances critiques, dont le découragement général accroissait encore le péril, lorsqu’une résolution importante vint imprimer un autre cours à l’opinion nationale. Paris, où la curiosité ne trouvait guère pour alimens que des histoires de galanterie ou des publications scandaleuses, se remit avec une passion toute soudaine à l’étude des grandes questions dont il semblait s’être désintéressé aussi complètement que son roi. Le 3 mai 1744, on apprit que Louis XV, quittant enfin le théâtre de ses chasses et celui de ses plaisirs, allait se montrer à son armée dans l’imposant éclat de sa virile beauté. Cette résolution fut accueillie avec une sorte d’ivresse : en retrouvant son roi, la France se retrouvait elle-même dans l’élan de son enthousiasme et de sa confiance.

Cependant quelques personnes en mesure d’étudier de plus près le monarque demeuraient étrangères à ce généreux entraînement. Parmi celles-ci, il faut citer en première ligne la trop célèbre Mme de Tencin, qui dépassait même son frère en perspicacité comme en esprit d’intrigue. L’abbé de Tencin, devenu cardinal sur la présentation de Jacques III, admis dans le conseil de Louis XV aux derniers jours du ministère de Fleury, avait entretenu longtemps l’espérance de remplacer celui-ci à la tête des affaires, et si cet espoir fut déçu, il faut en chercher la cause dans la répugnance qu’inspirait au roi le nom d’un premier ministre : c’était une dernière impression des leçons de Fleury, qui, comme Mazarin, aurait aimé à emporter au tombeau l’héritage de sa puissance. Tencin assistait donc avec une ironique amertume aux séances de ce cabinet, dont les membres ne travaillaient guère qu’à se supplanter l’un l’autre, et dont le roi suivait les débats avec l’ennui profond d’un écolier aspirant à l’heure de sa récréation. Renseignée chaque jour sur les luttes stériles qui s’élevaient entre son frère et MM. d’Argenson, Orry et Maurepas, fort bien fixée sur l’apathique indifférence du prince pour ses ministres et pour ses affaires, Mme de Tencin a consigné dans huit lettres au duc de Richelieu, écrites dans le courant de 1743, les inquiétudes que lui inspirait pour l’avenir un gouvernement dont les scandales la touchaient moins que l’ïmpéritie. « Chaque ministre, écrit-elle à la date du 30 septembre à l’homme auquel elle propose une sorte d’action politique concertée, est maître absolu dans son département, et comme il n’y a point de réunion, et que personne ne communique ni ce qu’il fait, ni ce qu’il veut faire, il est physiquement impossible que l’état ne culbute… Je me sens malgré moi un fonds de mépris pour celui qui laisse ainsi tout aller selon la volonté de chacun, souscrivant avec la même indifférence à tout ce qui lui est présenté… Je ne puis mieux comparer le roi dans son conseil qu’à monsieur votre fils, qui se dépêche de faire son thème dans sa classe pour en être plus tôt quitte. Aussi est-ce un conseil pour rire. On n’y dit presque rien qui intéresse l’état. Ceux qui voudraient s’y occuper sérieusement sont obligés d’y renoncer pour le peu d’intérêt que le roi a l’air d’y prendre et par le silence qu’il garde. On dirait qu’il n’est pas du tout question de ses affaires. Il a été accoutumé à envisager celles de son royaume comme lui étant personnellement étrangères[2]. »

Dans ces lettres, chefs-d’œuvre de pénétration et d’astuce, la femme galante qui cherche à prendre sa retraite dans l’ambition appelle l’attention de l’homme le mieux renseigné de la cour sur des mystères à peine soupçonnés au-delà du cercle intime de Choisy et des petits cabinets ; sa prophétique parole semble évoquer les orages. N’attendant rien ni d’un conseil sans direction, ni d’un roi sans volonté, le cardinal et sa sœur n’entrevoient plus qu’une ressource pour conjurer des calamités imminentes : c’est que Louis XV fasse une campagne pour relever le moral de l’armée et de la nation, frappé par les désastres de Bohème, et qu’on essaie sur un princede trente-quatre ans l’enivrant effet de la poudre à canon. Ce n’est pas que Mme de Tencin compte beaucoup plus sur lui pour la guerre que pour le conseil, et qu’elle le croie en mesure de peser sur des généraux aussi divisés entre eux que l’étaient les ministres à Versailles, « car entre nous, écrit-elle à son cynique correspondant, il n’est pas capable de commander une compagnie de grenadiers ; mais un roi de France, quel qu’il soit, est pour les soldats et pour les peuples ce qu’était l’arche d’alliance pour les Hébreux, sa présence seule annonce la victoire[3]. »

Pour galvaniser l’insensible monarque, un prêtre suspect et une intrigante émérite circonviennent donc la maîtresse du roi, afin de se donner ou le mérite ou l’apparence d’avoir préparé de compte à demi avec elle la grande résolution dont ils ont si sûrement calculé l’effet. Les amours de Louis XV avaient été longtemps voilés et à demi clandestins comme sa vie. Des bras de Mme de Mailly, le roi avait passé successivement dans ceux de ses trois sœurs, moins par un odieux raffinement de libertinage que par cette puissance de l’affinité et de l’habitude, toujours dominante dans les natures sans ressort. Mme de La Tournelle, la dernière de celles-ci, entra d’autant mieux dans le projet d’élever le cœur de son amant au niveau des périls publics, qu’une telle conduite rendait à la fois plus noble et plus facile un rôle auquel elle ambitionnait de rendre ce qu’il faut bien nommer son ancien lustre. Conseillée jour par jour par le duc de Richelieu, qui régla la capitulation de sa vertu aussi solennellement qu’il l’aurait fait pour la remise d’une place de guerre, la quatrième fille du marquis de Nesle entreprit de rétablir les prérogatives attachées à ce que la fascination du respect avait fait considérer sous le précédent règne comme une sorte de grande charge de la couronne. Devenue duchesse de Châteauroux, la nouvelle maîtresse, officiellement reconnue, entendait se montrer aux populations et aux armées dans l’appareil quasi-royal affecté par Mme de Montespan, dont elle rappelait la fière beauté et l’ardente ambition. Louis XV, que la nature avait fait si peu semblable à son aïeul, professait une sorte de culte pour sa mémoire. Il ne résista point à cet appel adressé à son honneur de roi par la seule de ses maîtresses qui se soit efforcée de le gouverner en lui imposant ses propres goûts, au lieu de caresser les siens.

Le monarque se rendit donc dans les Pays-Bas, théâtre ordinaire de toutes les grandes exhibitions militaires dirigées par les souverains en personne. Il y fit des sièges nombreux, toujours couvert par le maréchal de Saxe, qui opérait à quelque distance. Les places de Fumes, Courtray, Ypres et Menin se rendirent au roi après les attaques et les délais en usage durant les guerres précédentes. Le ministre de la guerre comte d’Argenson avait pris ses mesures pour donner à l’armée commandée par le roi une supériorité décisive, mais imprudente, dans une lutte où les frontières du royaume étaient menacées sur plusieurs points à la fois. La campagne aurait été signalée par d’autres succès en Flandre, si une diversion foudroyante, exécutée par les impériaux sur l’Alsace dégarnie, n’avait changé soudainement la face des choses. Le roi dut quitter avec précipitation le théâtre de ses conquêtes afin de sauver cette grande province, où l’ennemi adressait un dangereux appel aux souvenirs d’une nationalité encore vivante au fond de bien des cœurs. Par une résolution qui cette fois paraît avoir été spontanée, Louis XV se dirigea en toute hâte sur Strasbourg ; mais, arrêté à Metz le 4 août 1744 par une maladie dangereuse, il était huit jours après à toute extrémité, et recevait l’avis de porter vers l’éternité des regards déjà troublés par les ombres de la mort.

Alors se produisit l’une de ces grandes émotions qui font époque dans les annales d’un peuple. Persuadée que son roi portait la peine de l’empressement avec lequel il était accouru la défendre, la nation fatigua le ciel de ses prières et des cris de son désespoir ; puis, lorsqu’à quelques jours de là Louis XV eut été rendu aux vœux de ses sujets, l’allégresse publique se traduisit en manifestations presque délirantes, dont l’éclat emprunte quelque chose de sinistre aux retours si prochains de l’opinion et aux catastrophes qui devaient bientôt les suivre. Le roi déploya dans cette crise son impassibilité ordinaire ; s’il demeura calme devant la mort comme il convenait à un prince de sa race, sa foi toujours vive, même au sein d’amours incestueuses, évoqua dans sa conscience la terreur plus que le remords. Aussi ajouta-t-il au sacrifice de sa maîtresse, commandé par le devoir, les témoignages d’une insensibilité presque odieuse. On eût dit qu’il entendait lui faire payer à force d’outrages le prix de son propre salut. Chassée comme une fille publique avec Mme de Lauraguais, sa sœur, menacée dans sa fuite par la populace ameutée, la duchesse de Châteauroux tomba en quelques heures dans une situation à provoquer la pitié des hommes les plus sévères pour ses fautes. Personne n’ignore d’ailleurs que Louis XV, à peine rétabli, oubliant des promesses articulées par ses lèvres sans avoir été ratifiées par son cœur, rappela près de lui sa maîtresse, et que d’importans changemens dans le personnel de la cour allaient être le résultat de la rentrée de Mme de Châteauroux à Versailles, lorsqu’une mort soudaine vint arrêter cette favorite dans sa carrière de vengeance et d’ambition. Cette jeune femme succomba à la veille de prendre les fonctions de premier ministre, qu’elle aurait exercées, on peut le croire, dans l’intérêt de la haute noblesse de cour et dans l’esprit du gouvernement de Louis XIV ; mais la révolution française approchait, et c’était à une initiatrice d’une condition différente qu’il appartenait de lui frayer les voies.

Louis XV, qui avait versé, lors de la mort de Mme de Vintimille, la seconde des quatre sœurs, les seules larmes qu’il ait jamais données à l’amour, n’en eut point pour la femme qui du moins avait eu le mérite de le rendre à ses devoirs envers la France. Quant à la nation, alors fière de son roi, elle respirait, délivrée des appréhensions si naturelles au début de la campagne. Le roi de Prusse en effet, plus alarmé de nos périls que nous ne semblions d’abord l’être nous-mêmes, avait compris que s’il n’arrêtait court l’invasion de l’Alsace, cette province et la Lorraine, arrachées à la France par Marie-Thérèse, pouvaient, à son grand détriment, rentrer bientôt sous la domination impériale. Avec la promptitude de résolution qui fut le caractère propre de son génie, il rentra à l’instant dans la lutte, et une diversion inattendue de cent mille Prussiens en Bohême et en Moravie vint sauver l’intégrité de notre territoire, permettant à Louis XV de jouir avec sécurité de l’enthousiasme populaire, justifié par ses premiers succès en Flandre.

Malgré la continuation de la guerre, et quoique le prince de Conti eût récemment abandonné l’Italie après une retraite désastreuse, tout respirait donc la confiance et le plaisir à la cour et à la ville dans l’hiver de 1744 à 1745. Paris lisait le Sopha de Crébillon fils, applaudissait Mérope, s’indignait contre la censure théâtrale qui avait interdit la représentation de Mahomet, ou s’amusait des coquetteries de Voltaire et de Benoît XIV. À Versailles, le roi avait repris le cours de ses chasses et des petits soupers où, sous les excitations d’une conversation libre et d’une chère exquise, il sentait fondre pour quelques heures les glaces de son esprit et de son âme. Une affaire réputée plus grave que la guerre avec la moitié de l’Europe occupait alors ce petit monde à part, tellement accoutumé à vivre des bontés du prince, qu’il croyait tout licite et honorable pour les obtenir. Il s’agissait de remplacer la duchesse de Châteauroux dans une position trop convoitée pour demeurer longtemps vacante. Tout atteste que l’interrègne fut court ; mais, à dire vrai, les investigations les plus scrupuleuses de la chronique, et l’on sait si elles nous ont manqué, n’ont point encore écarté les nuages dont sont couverts les premiers rapports du roi avec Mme d’Étioles, et l’on ignore le nom des agens qui conçurent l’audacieuse pensée d’établir à la cour la fille d’un ancien commis aux vivres et de la maîtresse affichée d’un fermier-général. Les fugitives apparitions de cette jeune femme au milieu des chasses royales dans un phaéton d’or et d’azur, ses agaceries sous le masque au bal de l’Hôtel-de-Ville donné pour le mariage du dauphin, son mouchoir résonnent jeté et relevé par un sultan amoureux aux applaudissemens d’une salle entière, ces épisodes si connus ne révèlent rien de précis sur l’origine d’une trame dont le succès dut apparaître d’abord comme impossible, tant les obstacles étaient nombreux et les rivalités redoutables. Faire de la fille du sieur Poisson, naguère poursuivi comme concussionnaire, une dame du palais de la reine, placer la femme d’un sous-traitant dans un poste que la perversion des idées faisait considérer comme honorable pour les maisons les plus illustres, constater enfin l’importance de la bourgeoisie par un aussi éclatant triomphe sur la noblesse de cour, c’était là une entreprise des plus hardies, et pourtant les faits démontrent que ce dessein fut conçu et suivi avec la plus habile persévérance. Malgré les innombrables mémoires édités chaque jour, on ne saurait désigner avec certitude les hommes obscurs qui supplantèrent cette fois le duc de Richelieu dans un rôle que ce fat éblouissant considérait comme inhérent à ses fonctions de premier gentilhomme de la chambre ; mais ces négociateurs, quels qu’ils furent, ne faillirent point à une mission qui touchait de si près aux plus vifs intérêts de la classe représentée par la femme dont on mettait à prix la beauté. Avant d’être arrangée avec le roi, comme on disait alors, Mme Le Normand d’Étioles, assurée d’un titre et d’un appartement à Versailles, avait déjà triomphé de l’étiquette, la seule constitution qui restât depuis un siècle à la monarchie française : c’était en conquérante que la nouvelle marquise de Pompadour entrait dans la place.

Il n’y a pas un autre exemple d’un plan de séduction combiné d’aussi loin et qui ait aussi pleinement réussi. La jeune Antoinette avait été pétrie pour devenir un morceau de roi, selon la significative expression des écrits du temps. Telle était la destinée qu’avait pressentie pour sa fille Mme Poisson. Quant à M. Le Normand de Tournehem, il était lui-même un type accompli de ce monde de la finance, auquel le despotisme, par l’incertitude si longtemps suspendue sur la fortune et sur la vie des traitans, n’avait laissé pour ressource que l’audace, et pour morale que le plaisir. Dans ce milieu de corruption splendide avait grandi une jeune fille sans innocence, quoique sans vice, gracieuse créature dont le luxe, les arts et de précoces flatteries avaient défloré la chasteté du cœur, et qui sortit de la voie du devoir par ignorance plus que par entraînement. Dès son adolescence, elle avait subordonné son sort à des calculs que ne vinrent jamais contrarier ni les agitations de l’âme ni les ardeurs des sens. Devenue, sans amour comme sans résistance, l’épouse de celui que l’amant de Mme Poisson lui avait désigné, Antoinette ne vit dans ce mariage, encore qu’il relevât beaucoup sa fortune et sa condition, qu’un arrangement qui ne pouvait préjudicier au but assigné à sa vie par l’impure ambition d’une mère. Musicienne, comédienne, cantatrice, habile à peindre comme à graver, elle s’était munie de toutes les armes que l’art départit aux natures bien douées, avec la ferme résolution d’en essayer l’emploi sur un monde où jusqu’alors elles n’étaient point en usage. Au moment où commencèrent, à l’âge de vingt-deux ans, ses relations avec Louis XV, Mme de Pompadour brillait d’une beauté rehaussée par l’éclat d’une souveraine confiance. Allez la contempler au Louvre dans le beau portrait de Latour, et vous comprendrez tout ce qu’il y avait d’attractive puissance dans cette jeune femme, qui, sans remords comme sans passion, et sans autre souci que celui de plaire, abordait la vie avec une plénitude de foi dans sa fortune et dans le bonheur.

Heureuse en effet de sa conquête, Mme de Pompadour porta au roi, avec une fidélité que sa froideur rendait facile, l’attachement que ne pouvait manquer d’inspirer un bel homme couronné à une jeune femme restée vulgaire malgré le clinquant de son éducation. Afin de conserver longtemps les fruits d’une victoire que les familiers du château d’Étioles mettaient au niveau des plus glorieuses, la nouvelle maîtresse reconnue prit le contre-pied de la marche suivie par Mme de Châteauroux. Caresser les penchans secrets de Louis XV en affectant une liberté charmante dans un asservissement perpétuel, s’emparer de l’homme par toutes ses faiblesses sans s’inquiéter autrement de la gloire du souverain, toujours assez puissant au gré d’une petite bourgeoise, tel fut le premier plan de campagne tracé par l’adroite Parisienne, qui n’avait de la grande dame française ni les instincts ni le cœur. Si la marquise fut conduite à modifier ce plan bientôt après, si elle dut s’attribuer un rôle politique afin de fortifier auprès du roi son influence décroissante, cette nouvelle phase n’avait été au début ni prévue ni souhaitée ; l’horizon de ses pensées ne s’étendait point alors jusqu’aux affaires, et ne dépassait certainement pas le rêve d’un grand établissement à la cour.

Quoiqu’au nom de Mme de Pompadour se rattache le souvenir d’une lutte sanglante, cette femme de salon, pour ne pas dire d’atelier, avait une instinctive répugnance pour les armes ; elle avait d’ailleurs fort bien pénétré la nature pacifique d’un monarque qui fit la guerre sans l’aimer durant la plus grande partie de son règne. Cependant l’état de l’Europe rendait pour quelque temps impossible la séquestration du roi dans les obscures retraites où sa maîtresse aspirait à le retenir, loin des affaires et loin du monde. Des embarras qu’un gouvernement résolu aurait dénoués d’un seul coup avaient enlacé un pouvoir sans volonté dans un réseau de difficultés inextricables. L’empereur Charles VII venait de mourir sous le poids de ses déceptions et de ses douleurs, et lorsque la France, chassée de toute l’Allemagne, en était réduite à défendre ses propres frontières, aucun doute n’était possible sur le nom de son inévitable successeur. L’intérêt de l’empire germanique commandait manifestement de déférer la couronne à l’époux de Marie-Thérèse, et l’intérêt non moins réel de la France lui aurait prescrit, sans faire à ce choix une opposition inutile, de mettre la reconnaissance de François de Lorraine au prix de concessions solides. Malheureusement l’un des caractères des gouvernemens faibles est de résister longtemps, soit faute de clairvoyance, soit faute de courage, aux dénoûmens obligés. La France, qui avait pris les armes pour arracher à la reine de Hongrie la couronne de ses pères et pour porter le sceptre impérial dans la maison de Bavière, poursuivait sans aucun but une guerre dont les événemens accomplis ne laissaient plus rien à attendre : la lutte continuait par la seule raison qu’elle était commencée.

Louis XV reprit au printemps la route des Pays-Bas, où la marquise de Pompadour ne tarda pas à venir le rejoindre. Cette fois le programme ordinaire des expéditions royales avait été notablement modifié. La présence d’une formidable armée anglaise en Flandre contraignit le maréchal de Saxe à déployer toutes les ressources de son génie militaire, et la guerre de siège fut remplacée par la plus glorieuse campagne du règne. Le 11 mai 1745, Dieu donna à la France la victoire de Fontenoy, arrachée par une fougue héroïque, comme pour prouver à la nation, à la veille de tant de malheurs, que, bien commandée, elle serait toujours digne d’elle-même. Dans cette bataille longtemps incertaine, Louis XV avait porté au milieu du péril un calme relevé par sa magnifique attitude ; le jeune dauphin y avait déployé une ardeur que faisait ressortir encore la gravité précoce de sa vie : Fontenoy est donc une date solennelle de l’histoire ; mais au lendemain de cette grande journée, la dernière de l’ancienne monarchie, on dirait que la décadence commence malgré Raucoux et Lawfeld, car la France n’obtient plus que des succès stériles, dont ses ministres ne profitent pas mieux que ses généraux.

Sitôt après la victoire de Fontenoy, le fils du malheureux empereur créé et soutenu durant quatre ans par nos armes désertait l’alliance française, et la Bavière traitait avec Marie-Thérèse. Le roi de Prusse, auquel cette vindicative princesse avait juré de reprendre la Silésie, de quelque prix qu’il fallût la payer, se trouvait, après la diversion tentée avec tant d’opportunité pour dégager l’Alsace, réduit à l’une de ces extrémités, si fréquentes dans sa vie, dont il sortit toujours par l’accord de sa fortune avec son génie. En se plaignant avec une irritation assez fondée que Louis XV eût concentré dans les Pays-Bas les efforts de ses armes, Frédéric II lui écrivait après Fontenoy que cette brillante journée avait servi la cause de ses alliés à peu près comme si elle avait eu lieu sur les bords du Scamandre. Aussi, avec l’égoïsme affiché qui faisait le fond de sa politique, Frédéric s’empressa-t-il, sitôt que la victoire fut revenue sous ses drapeaux à Friedberg et à Nesseldorff, de négocier une nouvelle paix séparée avec l’Autriche[4], en s’y faisant concéder une seconde fois la malheureuse province arrosée de tant de sang. Enfin, pendant que les villes de la Flandre présentaient leurs clés au roi de France, les électeurs, donnant à ce long drame son dénoûment inévitable, plaçaient la couronne du saint-empire sur la tête du chef de la nouvelle maison d’Autriche, et la France, chassée de l’Allemagne après y avoir perdu son dernier allié, voyait la Hollande entrer comme belligérante dans une lutte où cette puissance avait poursuivi longtemps le rôle de médiatrice.

Dans cet isolement, la position du cabinet de Versailles devint des plus étranges, car la paix lui fut à peu près aussi impossible que la guerre. Si la convenance d’une négociation directe avec l’impératrice-reine ressortait de l’état des choses, cette résolution rencontrait au sein d’un conseil divisé sur tout le reste des résistances presque unanimes. Il répugnait en effet aux auteurs d’une guerre injuste d’en confesser l’inefficacité, il répugnait surtout au ministre chargé de diriger les opérations militaires de renoncer aux succès de parade que le roi obtenait en Flandre à chaque nouvelle campagne, quelque certitude qu’on eût de perdre à la paix des conquêtes que ne sanctionneraient à aucun prix ni l’Angleterre ni la Hollande. Les embarras suscités au cabinet français par sa propre faiblesse n’étaient rien pourtant auprès de ceux que faisaient naître les exigences de la seule cour qui eût uni jusqu’alors ses efforts aux nôtres. Elisabeth Farnèse gouvernait encore l’Espagne, et l’âge avait donné à sa volonté quelque chose de plus indomptable. En voyant approcher le moment de la retraite claustrale assignée par l’usage aux veuves des rois catholiques, cette princesse aspirait à une grande souveraineté en Italie, afin d’aller, après la mort de son époux, régner sous le nom de don Philippe, le fils le plus cher à son cœur. L’établissement de l’infant don Carlos, déjà accompli depuis 1736 dans le royaume des Deux-Siciles, ne suffisait plus ni à ses prévoyances ni à ses égoïstes tendresses. Il fallait que le second de ses fils portât aussi une couronne royale, et pour atteindre ce dernier but de son ambition, rien ne lui semblait plus légitime que l’embrasement indéfini de l’Europe. Quoique Louis XV fût très attaché à la branche espagnole de sa maison, quoiqu’il portât à l’infant don Philippe, époux de sa fille aînée, une affection paternelle, il aurait voulu détourner Elisabeth d’une tentative qui rendait la paix impossible ; mais, en s’alliant avec cette princesse, on s’engageait moins à servir les véritables intérêts de l’Espagne que ses passions, et la France n’était pas alors en mesure de se passer de la cour de Madrid.

À l’occasion de ces affaires d’Italie, où la France se mit en 1745 à la suite d’Elisabeth, comme en 1741 elle s’était placée à la suite de Frédéric II, le marquis d’Argenson, alors ministre des affaires étrangères, avait préparé un vaste plan qui vint malheureusement échouer contre l’impérieuse volonté de la reine d’Espagne. Appelé au conseil en remplacement d’Amelot, écarté, disent les uns, parce qu’il était désagréable au roi de Prusse, disgracié, soutiennent les autres, parce que son bégaiement était antipathique à Mme de Pompadour, l’aîné des d’Argenson porta dans un poste qu’il occupa moins de deux années une âme honnête et un esprit élevé, quoique parfois chimérique. S’il obtint moins de succès près de ses contemporains comme ministre qu’il n’en obtient près de nous comme écrivain, c’est qu’il paraît avoir manqué absolument des petites qualités toujours nécessaires pour faire valoir les grandes. Son projet de confédération italienne, très judicieux et très bien lié dans toutes ses parties, n’eut qu’un tort : ce fut d’émaner d’un cabinet trop faible pour le faire accepter de l’Espagne. Ce plan, conçu dans une pensée très hostile à l’Autriche, comme tous ceux que caressait alors la cour de France, avait pour but, après l’expulsion des Allemands, de constituer dans la péninsule des maisons princières appelées à devenir exclusivement italiennes, et de rattacher ces souverainetés par un lien fédératif et la création d’une diète permanente[5]. Dans cette combinaison, dont l’accomplissement présupposait le concours résolu du roi de Sardaigne, ce prince recevait le Milanais tout entier, et l’infant don Philippe n’obtenait que le seul duché de Parme, ancien patrimoine de sa mère. Porté à Turin par un agent secret, le plan français y fut accueilli avec chaleur, et Charles-Emmanuel, ayant mordu à l’hameçon avec une sorte de rapacité, se préparait déjà à réunir aux forces françaises l’armée qui opérait alors contre elles de concert avec les Autrichiens ; mais à Madrid, où l’on voulait tout le Milanais pour don Philippe, un cri de rage accueillit le projet de d’Argenson, et le cabinet de Versailles, où M. de Maurepas défendait avec passion les intérêts espagnols, recula à la pensée de se séparer du seul allié qui demeurât encore à la France. Le roi de Sardaigne, exaspéré d’avoir été compromis par un gouvernement incapable de faire prévaloir sa volonté, reprit avec acharnement le cours d’opérations militaires qui allaient, à la campagne suivante, conduire son armée jusqu’au centre de la Provence.

II

Gênée pour négocier, la France ne l’était pas moins pour combattre : elle se trouvait en effet dans cette situation quasi-ridicule, de ne pouvoir attacher d’importance à aucune de ses conquêtes, et d’occuper de vastes territoires qu’on la savait disposée à restituer à la paix sans en rien retenir. Dans les Pays-Bas, Louis XV avait marché de succès en succès ; il y avait pris plus de places fortes que ne l’avait jamais fait son bisaïeul. Anvers, Liège, Namur et Berg-op-Zoom avaient eu le sort de Bruxelles. Des provinces belgiques, le maréchal de Saxe s’était jeté sur le Brabant hollandais, et par une marche admirable, qu’avait préparée la journée de Lawfeld, quatre-vingt mille Français au début de la campagne de 1748 avaient soudainement investi Maëstricht, dont la nombreuse garnison ne conservait plus d’espérance. L’Autriche, qui avait à peine défendu ses possessions des Pays-Bas, se montrait d’ailleurs pleinement rassurée sur leur sort. Les lui faire rendre intégralement, même sans qu’elle s’en mêlât, était en effet le premier intérêt des deux puissances maritimes. Or l’Angleterre venait d’anéantir le parti jacobite, qui avait mis la maison de Hanovre à deux doigts de sa perte, sans que la France tentât même un effort pour le soutenir, et la Hollande avait, plus récemment encore, sous le coup de l’émotion publique, confié la dictature au gendre du roi d’Angleterre, l’ennemi le plus acharné du nom français. C’est donc avec la plénitude de leurs forces et toutes les ressources d’un pouvoir retrempé dans une crise que les deux cabinets de Londres et de La Haye s’unirent pour arracher à la France jusqu’à la dernière bicoque des Pays-Bas. La paix conclue avec la Prusse avait rendu d’ailleurs à la cour de Vienne l’entière disposition de ses armées, et, comme le dit quelque part Voltaire, c’était la destinée du roi Frédéric II de nuire toujours beaucoup à l’Autriche en faisant la guerre, et plus encore à la France en faisant la paix. Le traité de Dresde fut en effet l’origine de nos malheurs.

L’Autriche, complètement libre en Allemagne et remettant à d’autres le soin de faire ses propres affaires dans les Pays-Bas, concentra toute sa pensée sur l’Italie. Le maréchal de Maillebois y opérait dans un désaccord permanent avec les généraux espagnols ; ce désaccord ne cessa pas même en face de l’ennemi commun, et la journée de Plaisance vint s’ajouter aux dates sinistres de notre histoire militaire. L’Italie fut perdue une fois de plus jusqu’aux Alpes, et bientôt l’armée austro-piémontaise, passant le Var, envahissait en masses profondes la Provence et le Dauphiné. Une escadre anglaise maîtresse de la Méditerranée, où la France ne comptait plus un vaisseau, rougissait les boulets préparés pour l’incendie de Toulon, et les représailles exercées sur nos provinces dégarnies payaient avec usure les malheurs de la campagne de Bohême. Pendant ce temps, Louis XV, maître de la Belgique et d’une partie de la Hollande, était comme emprisonné dans une conquête où s’étaient vainement épuisées les forces de la France, et la nation voyait avec colère ses braves défenseurs employés loin de la frontière, dont un ennemi audacieux avait su trouver le chemin. On sait comment notre territoire fut sauvé et par l’héroïque soulèvement de Gênes contre les Autrichiens, et par l’armée du maréchal de Belle-Isle, transportée en poste des bords de l’Escaut, où elle était inutile, sur ceux du Rhône, où elle était devenue si tristement nécessaire.

La paix, que l’initiative résolue d’aucun cabinet n’avait su procurer à l’Europe, sortit enfin comme d’elle-même de la lassitude universelle. Elle se trouva d’ailleurs singulièrement facilitée par l’indifférence avec laquelle le nouveau roi d’Espagne Ferdinand VI, prince tout péninsulaire, suivait les combinaisons si longtemps tramées en Italie par la furieuse épouse du roi son père. Les préliminaires d’une pacification générale furent signés au moment où cinquante mille Russes, soudoyés par l’Angleterre, entraient en Franconie pour ranimer de leur ardeur sauvage une lutte qui languissait par l’épuisement de tous. Les conférences rompues à Bréda en 1747 par les événemens de Hollande furent reprises l’année suivante à Aix-la-Chapelle, et cette fois conduites à bonne fin.

Si dans cette négociation le rôle de la France ne fut pas le plus profitable, il fut certainement le plus facile. Avant l’ouverture des négociations, la cour de Versailles, très bien renseignée sur l’invariable résolution des deux puissances maritimes, avait manifesté l’intention d’abandonner la totalité de ses conquêtes dans les Pays-Bas et de ne sauvegarder que les intérêts de ses alliés. Pour prix de la reconnaissance trop longtemps différée du titre impérial dans la maison d’Autriche-Lorraine, elle couvrit d’un patronage commandé par l’honneur la république de Gênes, dont l’intervention nous avait été si précieuse, et le duc de Modène, époux d’une princesse française dépouillé de ses états par la coalition victorieuse. Elle fit consacrer pour la seconde fois le titre déjà reconnu de la royauté des Deux-Siciles ; mais, à vrai dire, l’établissement de l’infant don Philippe dans une principauté microscopique fut le seul résultat nouveau pour la maison de Bourbon d’une lutte de six années, qui avait armé un million de soldats. Ainsi la Providence se complaît à constater son intervention dans le gouvernement des choses humaines par une disproportion presque constante entre les effets et les causes.

Ce traité[6] était utile, mais point brillant, et la nation tout entière en porta ce jugement. Mme de Pompadour en avait hâté la conclusion avec une ardeur qu’explique l’inquiétude où la jetaient toujours les absences du roi, lors même qu’elle était admise à le suivre. Tout l’effort du cercle intime dont elle était entourée tendit à populariser la paix de 1748 en relevant la haute modération du monarque qui avait assuré le repos du monde par l’abandon spontané de toutes ses conquêtes. « C’était, s’écriait-on en vers et en prose, faire la paix en roi et point en marchand, » mot d’ordre de Choisy et de Bellevue qui se retrouve jusque dans les pages de Voltaire[7]. Pendant que ses poètes chantaient le retour de l’âge d’or, et que les disciples du docteur Quesnay, son vieil ami, prophétisaient l’élévation du produit net, la marquise gravait de ses belles mains sur l’améthyste et sur l’onyx l’image de Louis XV répudiant, du haut d’un char de triomphe, les attributs de Mars pour saisir ceux de Thémis.

Tout était aux joies de la paix dans ces voluptueuses demeures où les arts, en s’abaissant, se transformaient en instrumens de plaisir. Par un double calcul, conforme d’ailleurs aux habitudes de son esprit et de sa vie, la favorite entr’ouvrait d’une main discrète la porte de ce sanctuaire aux plus soumis d’entre les gens de lettres et aux moins indisciplinés d’entre les philosophes. Quelques noms illustrés par le succès et par la faveur des idées nouvelles lui semblaient en effet pouvoir apporter une diversion dans la monotone existence du prince. D’ailleurs, en groupant autour d’elle les hommes alors puissans sur l’opinion, Mme de Pompadour s’assurait une force contre les deux influences qui menaçaient sa fortune, la cour par les machinations d’audacieuses rivales, l’église par la rigueur de ses enseignemens. La situation de la marquise en faisait la complice nécessaire des novateurs, la protectrice intéressée de toutes les jeunes renommées, car c’était affaiblir le prestige de la naissance que de lui opposer celui de la gloire littéraire, chaque dérogation à l’étiquette conquise au profit des hommes nouveaux devenant une sorte de garantie pour elle-même. Dans les nombreuses résidences construites pour Mme de Pompadour et disparues avec elle comme des palais de carton commençaient donc à se montrer, mêlés à la foule des courtisans, ces dictateurs de l’opinion dont la favorite s’attachait à grandir la puissance, afin d’en couvrir la sienne. Se considérant comme un trait d’union entre son royal correspondant de Berlin et le roi de France, dont il chantait la maîtresse, Voltaire venait s’y proposer pour un rôle politique, et son ambition n’aurait pas été trompée, si la fatuité de la confiance n’avait blessé dans sa royauté de théâtre la divinité que le poète dans son dépit ne tardait pas à transformer en grisette[8]. Plus souple parce qu’il se sentait moins fort, l’abbé de Bernis faisait les approches du ministère, couvert par ses madrigaux ; mis à l’index par la feuille des bénéfices, il se faisait, faute d’un évêché, donner une ambassade. Sous ces lambris peuplés d’amours et semés de fleurs, sur les soyeuses ottomanes où la facilité des mœurs rendait à la conversation une partie de la liberté qu’elle perdait par la présence du monarque, Marmontel, Duclos, Montesquieu lui-même, venaient parfois chercher des matériaux pour l’histoire. C’était surtout dans l’entre-sol ménagé par Mme de Pompadour à son médecin au-dessous de son appartement que la parole atteignait les dernières limites de l’audace. À deux pas du roi et dans sa propre demeure, il se disait chaque jour des choses à faire répéter par les génies de Versailles le cri de désertion et d’effroi poussé à Jérusalem par les esprits du temple à la veille de sa ruine. Là venait aboyer la meute des économistes. Baudeau, Roubaud, Mirabeau, disciples fanatiques du célèbre rêveur dont Louis XV, dans les langueurs de son insupportable ennui, imprima quelquefois les œuvres de ses propres mains, pendant que Mme de Pompadour traçait à ses côtés les plans de campagne du prince de Soubise. Dans ce réduit si voisin du sanctuaire, on entendit un jour Mercier de La Rivière s’écrier en présence du frère et de la femme de chambre de la favorite : « Ce royaume est bien malade, il ne pourra être régénéré que par un grand bouleversement intérieur ; mais malheur à ceux qui s’y trouveront, car le peuple français n’y va pas de main-morte ! — Ces paroles me firent trembler, ajoute la femme modeste à laquelle nous devons le véridique tableau de cet intérieur ; je m’empressai de sortir. M. de Marigny fit de même, sans avoir l’air d’être affecté de ce qu’on disait. — N’ayez pas peur, me dit-il, de ce que vous avez entendu ; rien n’est répété de ce qui se dit chez le docteur Quesnay. Ce sont d’honnêtes gens, quoiqu’un peu chimériques ; cependant ils sont, je crois dans la bonne voie[9]. » Ainsi pensait l’insouciant jeune homme que la faveur de sa sœur avait créé marquis de Marigny et de Vandière, surintendant des bâtimens de la couronne et chevalier de l’ordre du Saint-Esprit, car le Poisson avait été mis au bleu !

Ni Mme de Pompadour, ni le roi lui-même n’envisageaient d’ailleurs l’avenir sous un aspect plus rassurant. On sait avec quelle bonne grâce la marquise s’écriait en jouant de l’éventail : « Après moi le déluge ! » Mme Du Hausset nous a confirmé une longue conversation du roi durant une crise parlementaire, et sa conclusion présente avec la prophétie de Mercier de La Rivière une saisissante identité : « Les grandes robes et le clergé sont toujours aux couteaux tirés, ils me désolent par leurs querelles ; mais je déteste bien plus les grandes robes… Les parlemens voudraient me mettre en tutelle ; ils finiront par perdre l’état. C’est une assemblée de républicains. Au reste, en voilà assez ; les choses comme elles sont dureront autant que moi[10]. »

Avec de semblables perspectives et un fonds de mélancolie à l’épreuve des plus ardentes voluptés, Louis XV était un homme inamusable. L’ennui n’était pas chez lui comme chez Louis XIV le fruit tardif de la vieillesse et du malheur, c’était un mal chronique qui l’avait visité dès sa jeunesse et aux plus florissantes années de son règne. Tel fut l’ennemi contre lequel Mme de Pompadour eut à lutter et sur lequel elle remporta durant dix-huit ans une victoire à peu près complète. C’est le seul avantage qu’elle ait obtenu sur une autre femme dont il serait messéant de citer le nom à côté du sien. Quelle fécondité d’inventions, quelle variété de moyens ne développa-t-elle point dans l’accomplissement de cette tâche désespérante ! Aux distractions consacrées pour remplir le vide des journées royales, la favorite ajouta les déplacemens fréquens, les constructions dispendieuses, le goût des superfluités élégantes. D’un homme naturellement avare, elle fit le prince le plus prodigue de son temps, et voulut elle-même être riche à millions, moins pour s’assurer une grande fortune que pour initier son amant à tout le comfort de la vie privée, qu’il n’avait pas jusqu’alors soupçonné. Elle vengea le roi de l’étiquette du grand couvert par la liberté des petits soupers ; aux représentations des chefs-d’œuvre elle substitua les spectacles des petits appartemens, organisation savante et compliquée de mille incidens journaliers, qui tenaient le roi en haleine et mettaient la cour entière en mouvement à la plus grande gloire de la marquise, actrice charmante et musicienne accomplie. Si ce théâtre de bergeries, dont Laujon fut l’un des fournisseurs et s’est fait l’historien[11], donne une assez mince idée des goûts littéraires de Mme de Pompadour, il constate l’habileté de la femme qui avait su faire des jours inoccupés de Louis XV une suite de surprises et d’enchantemens. — Comme le temps passe ! disait chaque soir Schahriar à Scheherazade.

Quand les premières atteintes de l’âge eurent pâli la beauté de la sultane et que l’espoir fut rentré au cœur de nobles dames aspirant à la supplanter, on sait trop par quel enchaînement de manœuvres Mme de Pompadour parvint à conserver la direction des plaisirs du monarque, lors même qu’elle eut cessé d’en être l’instrument[12]. Se choisir d’obscures rivales, reines d’une nuit, dont la couronne flétrie tombait au matin, traiter avec l’infâme Mercure de ces amours vénales et devenir soi-même la Lucine de leurs fruits clandestins, tel fut, durant les six dernières années de sa vie, le sort de la femme qui régnait sur le royaume, changeait le système de ses alliances, lui donnait ses ministres et ses généraux. La révolution qui transforma la surintendante des plaisirs du prince en chef de son cabinet fut à la fois imprévue et à peu près inévitable. Dans Louis XV en effet, le roi était inséparable de l’homme, et pour conserver son ascendant sur celui-ci, Mme de Pompadour dut se trouver conduite à dominer celui-là. Ce fut ainsi que pour demeurer favorite elle devint premier ministre.

Sitôt que la cour et le conseil eurent acquis la certitude que cette jeune femme travaillait à transformer une fantaisie en habitude durable, la plus formidable opposition s’organisa contre elle. On avait vu les ministres se partager. Pendant que M. de Saint-Florentin, avec la docilité héréditaire des Phélypeaux, s’inclinait devant le choix du monarque, et que M. de Puysieux, successeur du marquis d’Argenson aux affaires étrangères, secondait avec une soumission empressée les vues pacifiques de Mme de Pompadour, le contrôleur-général s’irritait d’avoir à couvrir en même temps et les charges accumulées par une longue guerre et les prodigalités quotidiennes dont un adroit calcul suggérait le goût à Louis XV. Économe jusqu’à l’avarice de son pécule personnel, grossi chaque jour par les profits d’un jeu effréné, le roi signait d’innombrables acquits au comptant avec la plus complète insouciance. Orry tenta d’opposer à cet entraînement une résistance qui l’honore, et Mme de Pompadour dut briser le contrôleur-général afin de garder la libre disposition de ce trésor public, qui était en effet nécessaire au maintien de son empire. À Orry révoqué succéda M. de Machault d’Arnouville, administrateur éminent qui a mieux, pour se recommander dans l’histoire financière, que la constante faveur de Mme de Pompadour[13]. Celle-ci eut la main moins heureuse lorsqu’elle remplaça M. de Maurepas par l’intendant Rouillé. La favorite avait été provoquée à opérer cette mutation, non par l’insuffisance trop constatée du secrétaire d’état de la marine, mais par une injure que ni sa position ni son sexe ne lui permettaient de pardonner : il fallait en effet quitter la cour ou bien arracher son portefeuille à l’audacieux railleur qui avait osé médire de ses charmes.

L’issue de la lutte avec le comte d’Argenson fut plus longtemps incertaine. Un antagonisme des plus vifs avait séparé dès l’abord le ministre de la guerre et la maîtresse : d’Argenson en effet, tout plein du sentiment de son importance, aspirait ouvertement au rôle de premier ministre, qu’il attendait de la confiance spontanée du roi, lorsqu’un tel rôle ne pouvait être concédé qu’à huis-clos par sa faiblesse. Ce fut seulement après l’attentat de Damiens, lorsque M. d’Argenson eut témoigné au dauphin une déférence mal appréciée par les ombrageuses susceptibilités du roi son père, que Mme de Pompadour se sentit assez forte pour lui porter le dernier coup. En 1757, ce ministre dut quitter le conseil, et à partir de ce jour, qui marqua pour la marquise l’apogée de sa puissance, il ne se rencontra personne assez libre pour y porter des paroles qu’elle n’avait point inspirées.


III

Si le besoin de garder seule l’oreille du maître explique fort bien comment Mme de Pompadour passa de la direction de ses plaisirs à celle de ses affaires, la révoltante immoralité de sa position laisse deviner dans quel sens elle dut exercer un pouvoir qui fut toujours une égide pour sa personne. Malgré la dépravation du temps, le scandale d’un adultère public et d’une fortune entretenue par les plus hideuses complaisances avait rallié tous les cœurs honnêtes à la malheureuse princesse condamnée à épuiser la coupe de toutes les humiliations. En s’imposant à Marie Leczinska comme dame de son palais, en se faisant attribuer le tabouret et les honneurs de duchesse, Mme de Pompadour, bien loin de conquérir de la force, avait engagé contre l’opinion une lutte imprudente. Si la reine persistait à n’opposer aux outrages réitérés de son époux qu’une inaltérable résignation, ses quatre filles, surtout le prince son fils, saisissaient toutes les occasions pour faire payer par des dédains publics à la rivale de leur malheureuse mère le prix de tant de larmes. Or le dauphin était devenu le centre de tout le parti religieux, attaqué simultanément par le jansénisme et par la philosophie, et la force des choses lui avait donné un rôle qui inquiétait singulièrement son père. Mme de Pompadour, méprisée par le prince, trop justement odieuse au parti dont il était l’espérance, en fut donc l’antagoniste implacable. Sa ligne de conduite se trouva dès lors toute tracée. Si étrange que cela puisse paraître, Mme de Pompadour se fit janséniste ; elle servit avec toute la violence de sa passion et de ses secrets ressentimens la magistrature contre le clergé, et bientôt après la philosophie contre les jésuites. Depuis la querelle des billets de confession jusqu’à la destruction de la société de Jésus, elle fut l’allié dont on parla le moins et sur lequel on compta le plus.

Un débat aussi mesquin dans l’hypocrisie de ses formules qu’il était sérieux dans les intérêts cachés sous celles-ci troublait la France depuis les dernières années de Louis XIV. Les parlemens se refusaient à reconnaître la constitution unigenitus comme règle de foi et loi de l’état ; le clergé de son côté prétendait au droit d’écarter des sacremens, patrimoine exclusif des fidèles, ceux qui repoussaient avec une systématique obstination la définition d’un point de doctrine canoniquement donnée parle saint-siège et acceptée par l’univers catholique. Cependant les magistrats, en attaquant cette bulle fameuse, n’étaient stimulés, encore qu’ils affectassent de le paraître, ni par des scrupules religieux ni par des scrupules monarchiques. Il s’agissait bien moins de sauver la doctrine de saint Augustin et l’indépendance temporelle des couronnes que de profiter de l’agitation des esprits et du trouble des consciences, afin de faire triompher dans toute sa plénitude ce droit de contrôle et de remontrance si souvent reconquis et si souvent retiré. Si les magistrats portaient une haine profonde à l’œuvre de Clément XI, c’est que cette bulle, enregistrée au grand conseil, avait été imposée d’autorité royale aux parlemens. Le but qu’ils se proposaient en soulevant contre ce texte à peu près inconnu les flots de la colère publique, c’était de faire consacrer par l’éclat d’un tel rejet leurs prétentions, chaque jour moins dissimulées, à la puissance législative. Avec le concours des passions jansénistes, alors partagées, au dire de Barbier, par les deux tiers de la population parisienne, il sembla possible de souffleter sans péril le roi sur la joue du pape. En se couvrant d’un zèle ardent pour les libertés de l’église gallicane et pour l’indépendance de l’autorité monarchique, l’on manœuvra de manière à faire sortir l’éclatante consécration du pouvoir parlementaire du chaos métaphysique où se poursuivait depuis si longtemps cette obscure controverse.

Cette grande affaire se présentait donc sous un double aspect, et le côté religieux, étalé avec affectation par les jansénistes, servait à tenir dans l’ombre le côté politique, soigneusement dissimulé par les parlementaires. Tant qu’il ne s’était agi que de contraindre de pauvres curés à dispenser les sacremens de l’église sur injonction d’huissier, malgré la défense de leur évêque ; tant que l’on s’était borné à prononcer contre eux la peine des galères et à les effigier par la main du bourreau, Mme de Pompadour avait trouvé la chose bonne, de pareilles gens ne pouvant jamais être assez punis de la mauvaise opinion qu’ils avaient d’elle. La scène changea cependant lorsque l’épiscopat y eut remplacé le bas clergé, et quand la favorite se vit en face de ce Christophe de Beaumont qui, dans sa charité presque indiscrète, allait chercher des filles perdues dans leurs galetas, mais se redressait de toute sa fierté de gentilhomme et d’évêque devant le vice en manteau de cour. Des pénalités portées contre les curés, les parlemens avaient passé à l’exil des évêques et à la saisie de leur temporel. Parmi ces prélats, il en était plusieurs auxquels le titre de leur siège donnait le droit de déférer ces arrêts à la cour des pairs, et le gouvernement pouvait ainsi d’un moment à l’autre retrouver devant lui les prétentions tracassières de la pairie, qui, bien que de peu de valeur en elles-mêmes, n’étaient point sans danger dans une situation tellement ruinée qu’il suffisait de toucher à une seule pierre pour déterminer une catastrophe.

Quand Louis XV, qui avait fait tant de sacrifices à son repos, se vit troublé dans sa conscience en même temps qu’inquiété dans son autorité, lorsque Mme de Pompadour put commencer à craindre que l’ardeur de ces controverses ne réveillât le monarque et comme chrétien et comme roi, elle éprouva les plus étranges perplexités. Très inquiète des forces qu’elle avait involontairement apportées à l’opposition parlementaire et de la diminution de cette autorité absolue, sa seule sauvegarde contre le pays, elle s’arrêta court, craignant d’avoir dépassé le but et servi sa passion aux dépens de son intérêt. C’est avec vérité qu’un historien a comparé son attitude à celle de Catherine de Médicis dans des conjonctures plus terribles, mais non plus difficiles[14]. S’inspirant tour à tour des haines de la marquise et des appréhensions du roi, le gouvernement marcha donc de contradiction en contradiction depuis 1753, date du premier exil prononcé contre le parlement de Paris, jusqu’à l’année 1764, qui vit mourir Mme de Pompadour et achever la destruction des jésuites.

Chaque fois qu’une entreprise nouvelle contre l’épiscopat ou bien une lutte avec le grand conseil mettait aux prises le parlement et le ministère, Mme de Pompadour intervenait d’une part afin de calmer la colère permanente de Louis XV contre les grandes robes, de l’autre afin de rendre les magistrats non pas plus implacables dans leurs haines, mais plus modérés dans leurs exigences. Aux chefs du parti janséniste, elle confiait la secrète résolution du roi de défendre à outrance les droits de sa souveraineté compromise ; au roi, elle montrait le parti religieux groupé autour d’un fils qu’il détestait, parce que sa vie semblait l’éclatante condamnation de celle de son père. Cependant la marquise avait le sort habituel des chefs de faction : lorsqu’elle voulait arrêter les siens, elle perdait l’influence acquise en les stimulant, et s’entendait taxer d’inconséquence quand elle leur reprochait leur ingratitude. Dans ce boudoir tout plein des raffinemens du luxe et des enivremens de la puissance, Mme de Pompadour appelait les meneurs les plus ardens de cette magistrature qui jouait alors avec un tel entrain le prologue du drame dont elle allait être la première victime. Une femme belle et quasi-couronnée se croyait en effet des moyens de séduction personnelle presque irrésistibles ; il n’en arrivait pas moins assez fréquemment que ceux-ci échouassent devant la raideur janséniste, et surtout devant ces aspirations vers la liberté politique, d’autant plus puissantes qu’elles étaient plus vagues. Alors l’actrice changeait de rôle, et parlait des droits que le roi tenait de Dieu et de son épée avec la dignité d’une reine tragique débitant des tirades auxquelles parfois manquait le souffleur. Le président de Mesnières nous a conservé dans ses précieux souvenirs l’une de ces bonnes scènes où Roxelane échange ses voiles de gaze contre le péplum d’Agrippine.

Vers la fin du règne de Louis XV, l’anarchie dans les pouvoirs et dans les idées était parvenue en France à ce point que nul ne soupçonnait plus ni ses droits ni ses véritables intérêts. La royauté défendait avec une aveugle obstination l’omnipotence, devenue son plus grand péril ; la magistrature réclamait des prérogatives politiques aussi contraires à son institution qu’à son esprit ; la cour affichait la plus audacieuse incrédulité, et le clergé, menacé par la philosophie et le jansénisme, épuisait ses forces à repousser des réformes administratives et financières dont aucun corps de la nation n’aurait certainement mieux profité. M. de Machault, successivement contrôleur-général, ministre de la marine et garde des sceaux, avait conçu en 1749 un projet important. Comme tous les contrôleurs-généraux intelligens, il avait été frappé de cette pensée que l’impôt manquait en France de fixité dans les bases et d’équité dans la répartition, car l’arbitraire et les nombreuses exemptions personnelles le rendaient à la fois très odieux et très peu productif. Ce ministre s’efforça donc de ramener une foule de taxes, aussi diverses par l’origine que par le mode de perception, au droit unique d’un vingtième à percevoir sur la totalité des revenus de toute nature. Cette taxe, essentiellement réelle, atteignant toutes les conditions sociales, aurait doublé les ressources financières du pays et hâté l’heure de cette égalité civile déjà pressentie par la nation tout entière. Malheureusement des pouvoirs préoccupés du soin exclusif de se sauvegarder eux-mêmes se trouvèrent tous d’accord pour résister à un projet qui subordonnait les intérêts collectifs aux intérêts nationaux. Quoique l’hostilité prononcée de Machault contre le clergé en fît un ministre très agréable aux parlemens, ceux-ci opposèrent à son projet leur haine accoutumée pour toutes les innovations administratives. D’un autre côté, les pays d’état se tinrent pour perdus, si l’uniformité financière prévalait jamais dans le royaume. Enfin l’église gallicane, déniant à la couronne et le droit de cadastrer ses terres et celui de les imposer, engagea contre le gouvernement une lutte plus passionnée que celle qu’avec une infériorité trop sensible elle soutenait contre l’incrédulité triomphante. Suivant les organes de l’assemblée du clergé, les propriétés ecclésiastiques, à raison de leur caractère spécial, ne pouvaient être soumises à aucune sorte d’imposition ni de contrôle administratif, et le don gratuit était la seule forme selon laquelle l’église fût en mesure de concourir au soulagement des charges publiques. Aberration singulière en présence des signes du temps ! Placer les biens du clergé en dehors du droit commun afin de les dispenser de l’impôt annuel, gage et prix de la protection sociale, c’était en effet fournir les armes les plus terribles aux hommes tout prêts à se lever pour contester l’inviolabilité des propriétés de main-morte ; c’était, à défaut de raisons, préparer au moins des prétextes aux spoliateurs.

Les réformes les plus nécessaires étaient ainsi rendues comme impossibles par la fascination générale qui semblait entraîner alors tous les grands corps vers l’abîme. Pendant que les suspicions permanentes des pays d’état et les tiraillemens de la magistrature et du clergé entravaient l’action administrative, la royauté s’affaissait sous le poids du mépris public. De 1748 à 1756, dans l’intervalle qui sépare la paix d’Aix-la-Chapelle du commencement de la guerre de sept ans, une révolution aussi complète que soudaine s’était opérée dans l’opinion : la France avait passé de l’adoration de son roi à un dédain qui ne tarda pas à revêtir toutes les apparences de la haine. Les nombreux mémoires du temps, qu’ils émanent de gens de lettres comme Marmontel et Morellet, ou d’hommes de cour comme Bezenval et Richelieu[15], constatent ce changement plutôt qu’ils ne l’expliquent. Quoi qu’il en soit, Mme de Pompadour en fut certainement la cause et la victime. Sa liaison avec le roi n’avait d’abord blessé personne hors de la cour, car la bourgeoisie parisienne, que sa propre immoralité rendait fort indulgente pour celle du prince, n’avait pas vu sans satisfaction le triomphe éclatant de la finance sur la noblesse, et de la beauté sur le rang. Une transformation rapide s’opéra dans les idées sitôt que Mme de Pompadour eut pris la direction des affaires et se trouva à titre de ministre dirigeant l’intermédiaire avoué de la France avec l’Europe. La nation se tint pour outragée par un scandale tout nouveau dans son histoire, et lorsqu’elle vit la marquise hâter la paix afin d’enfermer le roi dans Versailles et de transformer en monarque d’Orient le chef d’un peuple de soldats, l’indignation éclata dans Paris sous des formes tellement vives que le séjour de la capitale ne tarda pas à devenir des plus pénibles pour elle[16]. Contrainte de n’y faire désormais que des apparitions passagères et de s’esquiver au plus vite sitôt qu’elle était reconnue, Mme de Pompadour achetait au prix des plus sanglans outrages un pouvoir dont la plénitude lui procurait les flatteries de toutes les cours et jusqu’aux avances personnelles de l’impératrice Marie-Thérèse. De l’irritation contre la maîtresse, le peuple avait passé à une haine profonde contre le roi, contre son gouvernement, et surtout contre la police, laquelle pour le peuple est le gouvernement tout entier. L’année 1750 vit éclater dans Paris de fréquentes séditions, fomentées par cette imbécile crédulité qui prépare et justifie tous les crimes populaires. C’est l’anarchie qui commence[17], s’écrie l’un des narrateurs de ces scènes significatives les yeux fixés vers les nuages amoncelés à l’horizon. Louis XV n’en jugeait point autrement. Devenu antipathique à ce peuple, aussi peu ménager de sa colère qu’il l’avait été naguère de son amour, le roi n’eut plus d’autre souci que d’échapper aux regards de ses sujets, et d’élever une infranchissable barrière entre la royauté et la tumultueuse cité dont il avait pressenti le rôle prochain. De Paris s’élevaient en effet comme d’un vaste et brûlant foyer de terribles aspirations mêlées de démocratie et de fanatisme. Damiens aiguisait son poignard en silence dans les réunions des convulsionnaires et aux abords du Palais-de-Justice, et bientôt, avec cette froide sécurité qu’inspirent toujours les passions collectives aux hommes qui les résument, il se fit le vengeur d’un peuple dont il n’était que l’écho.

Si l’opinion de la capitale inquiétait Louis XV sans l’émouvoir, il n’en était pas ainsi pour Mme de Pompadour, car celle-ci était la plus parisienne des femmes ; puis, en perdant l’appui extérieur qu’elle avait attendu de la ville contre la cour, elle voyait s’évanouir l’une des premières illusions de sa vie. Les sévérités de l’opinion lui furent donc très amères, et c’est assurément à l’espoir de les adoucir par une entreprise éclatante qu’il convient d’attribuer le grand acte dont la conclusion changea d’une manière si inattendue l’attitude de la France dans le monde diplomatique. Devenir l’intermédiaire d’une étroite alliance avec cette puissante maison d’Autriche, si longtemps réputée l’irréconciliable ennemie de la maison de Bourbon, frapper l’Europe de surprise à défaut de stupeur, atterrer ses ennemis en étalant ses rapports directs avec la plus grande et la plus vertueuse des souveraines, tels furent les motifs de Mme de Pompadour, et la chronique n’ajoute rien sur ce point-là aux certitudes fournies par l’histoire. L’intérêt manifeste de la marquise présentait, pour accueillir les avances de Marie-Thérèse, des raisons beaucoup plus plausibles que ne l’auraient été les épigrammes de Frédéric II et les cancans de Potsdam. Des considérations d’un caractère fort différent expliquent et justifient l’habile conduite de l’impératrice. Cette princesse, aussi vindicative qu’obstinée, avait toujours considéré comme une trêve la paix conclue par elle avec la Prusse, et son ardeur pour reprendre la Silésie ne demeurait pas moins vive après le traité de Dresde que ne l’était chez Frédéric la résolution de conserver sa conquête.

Sous l’obsession de cette idée, tout le travail du cabinet de Vienne à partir de la paix d’Aix-la-Chapelle dut consister à isoler la Prusse et à relâcher les liens formés entre elle et la France par l’identité des intérêts et par une longue confraternité militaire. Se ménager la neutralité du cabinet de Versailles pour le jour prochain où l’Autriche croirait pouvoir attaquer la Prusse, c’était une chance que l’apathie croissante de Louis XV ne rendait pas dès l’abord invraisemblable ; mais faire passer la France d’une simple tolérance à une active coopération, se faire attribuer ses trésors et ses armées afin de renverser la monarchie d’un grand homme, notre seul allié dans l’empire, subordonner la France à l’Autriche sans autre profit que des flatteries pour Mme de Pompadour, cela ressemblait à un véritable rêve, et l’accomplissement n’en fut possible que par l’infatuation progressive d’une femmelette dont l’unique souci était de relever sa position par la grandeur des questions et l’importance des intérêts débattus. La raideur et la complaisance sont pour les parvenus deux écueils également à craindre ; mais une femme vaniteuse et légère n’avait à redouter que le second. Sitôt que l’impératrice eut pris sur elle détendre la main à Mme de Pompadour, celle-ci fut à ses pieds.

Ce n’est ni sur les pamphlets de Favier, ni sur les écrits plus calmes du comte de Broglie qu’il faut juger le célèbre traité de Versailles. Le ministère occulte que Louis XV consultait dans l’ombre, comme pour se consoler par le triste plaisir de blâmer son conseil de l’empressement qu’il mettait à lui céder, ne pouvait demeurer dans les termes de la justice en présence d’actes que sa mission même le provoquait à combattre. Les auteurs de la correspondance secrète ont donc dépassé la mesure du vrai en dénonçant comme un crime d’état et comme une trahison envers la France la pensée même d’une alliance avec l’Autriche. Lorsque l’abbé (bientôt après cardinal) de Bernis fut chargé par Mme de Pompadour de mettre à profit les dispositions de l’auguste correspondante qui voulait bien se dire son amie, quand ce ministre négocia avec le comte de Stahremberg, successeur du comte de Kaunitz à l’ambassade de Paris, les bases du traité de Versailles[18], l’attitude hostile prise par l’Angleterre donnait une importance véritable à cette convention. Au moment où, sans aucun motif de rupture et sans déclaration de guerre, la Grande-Bretagne faisait saisir nos bâtimens sur toutes les mers, quand des procédés sauvages contraignaient la France de commencer une lutte maritime pour laquelle elle n’était point préparée, il y avait certainement quelque utilité à garantir ses frontières contre une agression éventuelle et à séparer de l’Angleterre cette cour de Vienne où les subsides britanniques avaient si longtemps coulé. Le traité n’aurait présenté que des avantages, même relativement à l’Allemagne, si, conservant à chacune des parties sa liberté d’action, il avait stipulé une alliance purement défensive avec la garantie réciproque des territoires ; mais, réduit à de pareils termes, il n’aurait pas servi les vues profondes de Marie-Thérèse, et l’impératrice ne s’était pas abaissée pour si peu. Elle avait vu naguère la France engagée à la suite de la Prusse dans la guerre de la succession d’Autriche par la stipulation d’une force auxiliaire insignifiante : c’était la sanglante contre-partie de cette politique qu’elle entendait lui préparer. L’impératrice exigea donc un traité offensif et défensif, se montrant d’ailleurs de fort bonne composition sur le chiffre du contingent, qu’elle aurait réduit au besoin à un caporal et quatre hommes. Quoique appelé aux affaires par Mme de Pompadour, Bernis soutint une lutte opiniâtre contre sa protectrice afin d’écarter les stipulations qui ne tardèrent pas à devenir si funestes : s’il eut la faiblesse d’apposer sa signature au traité conclu contre ses conseils dans les conférences de Babiole[19], une retraite honorablement prise après qu’on eut refusé la paix à ses instances réitérées constate qu’il demeura fidèle à sa pensée, et qu’il osa continuer de déplaire.

Quoique Bernis ait conservé le ministère jusqu’en 1758, il avait perdu la confiance de la femme frivole qu’enivrait la perspective de soutenir de compte à demi avec une princesse illustre une lutte personnelle contre le plus grand homme de guerre de son temps. Dès la signature du premier traité conclu avec l’Autriche, le comte de Choiseul-Stainville avait été dans la pensée de la marquise le successeur désigné du cardinal. Ambassadeur à Vienne depuis plusieurs années, M. de Choiseul avait le cœur tout autrichien. Lorrain d’origine, fils d’un ministre du duc de Lorraine à Paris, ce spirituel et brillant seigneur appartenait à la nouvelle maison impériale par reconnaissance et par affection. Assez ambitieux pour subordonner au besoin ses préférences à ses intérêts, il eut la fortune de pouvoir servir ceux-ci en satisfaisant pleinement celles-là. Durant sa résidence à Vienne, l’ambassadeur, fort au courant et des faiblesses d’esprit de la favorite et des cruels embarras de sa position, fit miroiter devant ses regards novices les plus hardies et les plus magnifiques perspectives. Dans un complet remaniement de l’Europe, il lui montrait le Hanovre arraché à l’Angleterre, la Suède et la Saxe, nos alliées, agrandies aux dépens de Frédéric II, personnellement antipathique à Louis XV. Quelquefois il laissait entrevoir, quoique dans une sorte de pénombre, la France obtenant les Pays-Bas autrichiens pour prix d’une alliance dont la Prusse seule paierait les frais. En attendant l’accomplissement de ces beaux rêves, il enlaçait la vanité de Mme de Pompadour par un commerce avec l’impératrice dont l’effet fut irrésistible. L’alliance autrichienne fut ainsi l’œuvre de M. de Choiseul. Il la prépara par ses dépêches et par ses conseils plus efficacement que ne purent le faire à Versailles MM. de Kaunitz et de Stahremberg par leurs obséquiosités. Joueur confiant et résolu, il plaça toute sa fortune sur cette carte, n’hésitant pas à doubler la mise à toutes les mauvaises chances du sort : quoiqu’elle crût conduire la partie, Mme de Pompadour ne fut plus que son croupier.

Cependant l’éveil était donné dans toute l’Europe, et malgré la réserve avec laquelle avait été rédigée la première convention de Versailles, le roi de Prusse avait fort bien compris qu’il était à la veille de la crise décisive de sa vie. Soit par l’effet de ressentimens personnels, soit par l’entraînement naturel de la Russie vers l’Europe occidentale, Marie-Thérèse avait secrètement décidé la voluptueuse Elisabeth à lui prêter l’appui de soixante mille hommes contre un prince ennemi juré des femmes et des plaisirs. En Saxe, elle avait fait appel à la haine héréditaire d’une reine-électrice issue du sang impérial d’Autriche, et la Suède, qu’elle promettait d’agrandir de la Poméranie prussienne, lui avait déjà répondu en faisant avancer son armée. Bloqué par une coalition qui le laissait avec l’appui lointain de l’Angleterre, sachant fort bien que la France le menacerait bientôt sur l’Elbe et le Weser, Frédéric résolut d’écraser ses ennemis en détail avant qu’ils eussent pu concentrer leurs forces. En moins de temps qu’il n’en eût fallu à un autre pour se mettre en Campagne, il pénètre en Saxe, emporte le camp retranché de Pirna, anéantit l’armée saxonne, entre à Dresde, où il enlève des archives électorales la preuve authentique de la trame autrichienne qu’il vient de dénouer par son épée, puis, envahissant la Bohême, il remporte à Prague sur son implacable ennemie une victoire bientôt suivie de revers terribles.

Dans les termes où Mme de Pompadour était avec l’Autriche, le cabinet français n’avait besoin d’aucun motif pour rompre avec le roi de Prusse, cette rupture étant la conséquence à peu près nécessaire des actes accomplis ; mais l’invasion de la Saxe parut un excellent prétexte à donner à la nation : Mme de Pompadour déclara donc avec solennité qu’elle armait pour venger l’honneur du dauphin, son ennemi personnel, et qu’elle sacrifiait ses griefs à l’honneur de la maison royale. La dauphine en effet, princesse saxonne, était fille de ce roi de Pologne, Auguste III, qu’en 1732 la France avait prétendu détrôner en faveur de Stanislas Leczinsky au prix d’une guerre contre l’Autriche, et qu’en 1757 elle se proposait de relever par une guerre contre la Prusse : imbroglio stérile, dont les suites ne tardèrent pas à justifier tristement la maxime, qu’il est pour un état un malheur plus grand que de persévérer dans un mauvais système : c’est de n’en avoir aucun.

La Providence parut vouloir aveugler les fauteurs d’une guerre funeste en leur permettant de la commencer par des succès. Le duc de Richelieu enleva Manon aux Anglais avec cet entrain de vaillante audace qu’il ne porta plus que dans les téméraires agressions du libertinage. Sous l’éclat de cette victoire, à laquelle Mme de Pompadour crut habile d’applaudir, quoiqu’elle eût assez peu de goût poulie vainqueur, celui-ci fut choisi pour commander l’année à laquelle on, avait assigné pour tâche la conquête du Hanovre. L’occupation, de, cet électorat était en effet une opération obligée, soit qu’en cas de succès ce pays changeât de main dans un vaste remaniement territorial, soit que la France le conservât comme moyen d’échange contre ses propres colonies, envahies par l’Angleterre. Envoyé par la cour afin, de remplacer le maréchal d’Estrées tombé en disgrâce, Richelieu trouva celui-ci à Hastenbeck, couché sur un champ de : bataille qu’il venait de transformer la veille en un champ de victoire. Général très novice et ne connaissant de l’art militaire que la charge et l’escalade, aussi avide d’argent que de plaisir, trop brillant pour n’être pas quelquefois admiré, trop égoïste et trop corrompu pour se concilier jamais pu l’affection ou l’estime, le nouveau chef de l’armée française ne tarda pas à faire regretter, aux populations et aux soldats les solides qualités de son prédécesseur. À peine Richelieu eut-il pris le commandement et autorisé tous les désordres et toutes les exactions par son exemple, que l’indiscipline et l’inquiétude devinrent générales. La capitulation de Closter-Severn, signée dans une heure de délire par le duc de Cumberland, fut pour le duc et pour la France le dernier sourire de la fortune. La seule garantie sérieuse d’une pareille convention aurait été une victoire, et malheureusement le maréchal n’avait ni triomphé, ni même combattu. À la honte de l’avoir souscrite, l’Angleterre ajouta bientôt celle de la violer ; elle accusa Richelieu afin de paraître moins coupable, et les clameurs de Paris contraignirent la cour à rappeler un général sans talent et sans prévoyance, mais qui fut plus accablé sous le tort de l’ennemi que sous sa propre faute.

Si l’honneur de l’Angleterre avait été atteint, l’armée anglo-hanovrienne était sauvée, et ce fut avec les armes dont elle avait spontanément abdiqué l’usage qu’elle se prépara bientôt à nous chasser du Hanovre. Rapide comme la foudre et toujours fidèle à sa tactique de battre ses ennemis séparément, Frédéric vint prêter tout à coup aux ennemis de la France le prestigieux secours de son nom et de son épée. Cruellement éprouvé à la bataille de Kolin, il avait, avec un corps d’élite, quitté des soldats dont il se tenait pour aussi sûr dans le malheur que dans le succès, et pendant que l’Europe le croyait cerné et presque anéanti par l’armée des deux impératrices, il s’élançait à l’improviste sur celle des cercles et sur le corps du prince de Soubise pour infliger à la France l’opprobre de Rosbach.

On peut juger de l’émotion de la marquise le jour où l’on apprit à Versailles que dix mille Français avaient succombé dans une affaire qui avait à peine coûté cinq cents hommes à l’ennemi, victoire peu glorieuse à force d’avoir été peu disputée, et dont Frédéric dissimula l’importance par respect pour le grand peuple qu’il voulait vaincre, mais non humilier[20]. Un tel coup atteignait Mme de Pompadour dans les plus vives affections de son cœur et les plus chères illusions de sa vanité, car les femmes ne permettent pas plus au succès qu’à l’opinion de manquer à leurs candidatures ; or la marquise avait inventé M. de Soubise, qu’elle entendait faire maréchal de France, et qui le fut en effet. D’un caractère parfaitement honorable, d’une grande droiture de cœur et d’esprit, le prince de Soubise était propre à toutes les positions, excepté celle qu’il eut le malheur, pour ne pas dire le ridicule, de rechercher. Modeste d’ailleurs et fort sensé, il aurait certainement un peu douté de lui-même si la favorite le lui avait permis, et si, après avoir étudié avec lui la stratégie sur des cartes pointées de sa main, elle ne s’était crue en mesure d’improviser un général comme elle avait improvisé un traité.

À la manière dont la nation et l’armée accueillirent l’événement de Rosbach, on put prévoir que ce désastre ne serait pas le dernier, et que la France, si puissante alors par le mouvement de la pensée, était entrée dans une longue période de décadence politique et militaire. L’opinion trouvait en effet une sorte d’amère jouissance à voir s’accomplir des malheurs qu’elle avait pressentis, et l’admiration à peu près générale pour le roi de Prusse n’était dépassée que par le mépris professé pour la cour et pour les généraux investis de sa confiance. Commençant à douter de la royauté depuis qu’il avait cessé d’estimer son roi, le pays prêtait d’ailleurs une oreille trop complaisante aux spéculations des philosophes pour s’inquiéter beaucoup de malheurs qu’il cherchait à transformer en leçons et presque en menaces.

À mesure que les sinistres événemens se succédaient, l’armée en renvoyait la responsabilité à ses chefs, qui récriminaient à leur tour l’un contre l’autre. Des débats où l’on mettait réciproquement en question jusqu’à la bravoure et à la probité éclatèrent entre les généraux dans le temps même où l’application simultanée de l’ancienne tactique du maréchal de Saxe, de la tactique nouvelle de Frédéric II et du système mixte du comte de Saint-Germain introduisait le désordre dans le commandement et l’hésitation dans l’obéissance. Dans cette période de transition, l’armée française, tiraillée devant l’ennemi entre trois écoles stratégiques également exclusives, semblait prédestinée à des désastres certains. Afin de rétablir la discipline par l’autorité d’un prince du sang, le comte de Clermont dut passer de l’administration d’une abbaye au commandement en chef de l’armée. Le nouveau général joignait à la bravoure et aux mœurs d’un homme de guerre l’inexpérience militaire d’un homme d’église ; aussi ne parut-il à la tête des troupes que pour y donner des ordres confus, qui furent ou méprisés ou mal compris, et pour couronner sa triste carrière par le malheur de Crefeld. Cette fois, ce ne fut plus une débandade comme à Rosbach, épreuves soudaines à l’abri desquelles ne sont pas toujours les armées les plus aguerries ; ce fut une bataille savamment livrée et méthodiquement perdue. Les suites furent aussi graves que l’événement l’avait été lui-même, car les généraux de Frédéric, ayant repris le cours du Rhin et une partie des Pays-Bas autrichiens, purent pousser des reconnaissances jusqu’à Bruxelles.

Cependant la paix, en devenant chaque jour plus nécessaire à la France, devenait plus difficile à raison même des pertes qu’elle essuyait sur tous les champs de bataille. Ses escadres ne se montraient sur les mers que pour y être capturées, et malgré l’audacieux génie de Dupleix dans l’Inde, l’héroïsme de Montcalm et de Vaudreuil au Canada, la Providence avait décidé en faveur de sa rivale la question d’avenir depuis si longtemps posée dans les deux mondes. Mais Mme de Pompadour, qui avait vu le roi de Prusse grandir autant par ses défaites que par ses victoires, s’exaltait de plus en plus dans son duel prolongé contre un héros, entendant se montrer, comme lui, supérieure aux coups du sort. Toutes les instances de Bernis avaient échoué contre ce parti-pris de renommée et cette fantaisie d’un grand rôle. Lors donc que la favorite eut découvert qu’il soumettait directement au roi les avis repoussés par elle-même et qu’il nouait des négociations pacifiques dans toutes les cours[21], elle rendit au cardinal l’immense service de le chasser. En novembre 1758, le comte de Stainville, bientôt après duc de Choiseul, recueillit la succession de Bernis, et Mme de Pompadour ne tarda pas à devenir l’instrument de celui qu’elle croyait sa créature.

Le premier acte du nouveau ministre, qui, en entrant dans les passions de sa protectrice, travailla tout d’abord à établir son importance personnelle, fut de compléter le système autrichien par un second traité de Versailles, et cet acte sans précédent mit à l’entière disposition de Marie-Thérèse toutes les armées et tous les trésors de la France[22] ; mais ni cette désertion des intérêts français, dissimulée d’ailleurs par Choiseul avec un art infini, ni cette audacieuse obstination à lutter contre la mauvaise fortune ne parvinrent à la conjurer. Le maréchal de Contades eut à Minden le sort de ses prédécesseurs, et lorsque parfois la victoire revenait sous nos drapeaux, les querelles des généraux et les jugemens qu’en portait la cour ne tardaient pas à étouffer un peu de gloire sous beaucoup de scandale. Broglie, le vainqueur de Berghen, en lutte personnelle avec Soubise, marchait en triomphe vers le lieu de son exil, tandis que son rival recevait au bruit des sifflets le bâton de maréchal de France.

La guerre, depuis si longtemps commencée par toutes les armées continentales contre un état secondaire qui n’était plus qu’un camp commandé par un général couronné, se prolongeait donc avec des alternatives très souvent périlleuses pour celui-ci, mais qui étaient toujours funestes à la France. En ménageant à cet immense conflit une issue dont Frédéric II avait plus d’une fois désespéré lui-même, la Providence sembla vouloir montrer au monde, par un exemple mémorable, le poids qu’un seul homme peut mettre à certains jours dans la balance des révolutions. On sait comment fut sauvé Frédéric au moment où il semblait près de succomber sous ces masses russes, sans cesse renouvelées comme les flots d’une mer inépuisable. L’impératrice Elisabeth fut soudainement remplacée sur le trône de Russie par Pierre III, admirateur fanatique du héros prussien, et décidé à mettre à son service toutes les forces de son empire. La paix conclue par le roi de Prusse avec la cour de Saint-Pétersbourg fut bientôt suivie d’un traité avec la Suède. L’impératrice-reine, dont la plupart des cercles suivaient le drapeau avec une répugnance de plus en plus, sensible, ne conservait plus que l’appui de la France, et celle-ci, indifférente à ses échecs presque autant que son roi lui-même, n’avait plus qu’une armée démoralisée, des finances en désordre, et des ports où l’ennemi laissait à peine pénétrer quelques vaisseaux pour annoncer à la métropole de grands désastres subis aux extrémités du monde. Enfin, si la haine de Pitt continuait d’animer l’Angleterre, lord Bute, arrivé aux affaires avec toute la confiance d’un nouveau roi, avait le désir d’assurer à sa patrie et à lui-même le bénéfice des grandes choses accomplies par d’autres.

L’Europe gravitait donc vers la paix, et ces irrésistibles tendances y préparaient jusqu’aux plus récalcitrantes volontés. Marie-Thérèse se prêta, vers la fin de 1762, à traiter avec moins d’hésitation qu’il ne semblait naturel de le craindre, et M. de Choiseul lui-même, sous la pression du sentiment public, avait devancé l’impératrice en ouvrant une négociation directe avec l’Angleterre. Il venait de conduire à bon terme une autre négociation importante dont l’issue avait vivement ému la France et l’Europe ; fort préoccupé de s’assurer la faveur de l’opinion, ce ministre comprit qu’un succès, même remporté ailleurs, rendrait moins inacceptables au pays les conditions nécessairement humiliantes de la paix maritime et continentale. À la vue de nos malheurs, le pacte de famille[23] était sorti du cœur généreux de Charles III comme la voix du sang de saint Louis protestant contre l’abaissement de la France. Ce traité constatait sans doute une situation déjà existante plutôt qu’il ne la fondait. Seule en effet depuis un demi-siècle, la France avait établi la maison de Bourbon à Madrid, à Naples, à Parme ; seule elle était en mesure de protéger cette maison en Italie contre l’Autriche, en Espagne contre l’Angleterre, toujours menaçante pour les colonies transatlantiques. L’intimité de l’alliance résultait donc d’intérêts communs et permanens, et quoique cette alliance ait été sous certains rapports fort préjudiciable aux rois catholiques, elle était pour ces princes le gage même de leur sûreté. Néanmoins un tel pacte offensif et défensif conclu à perpétuité apparut dans le monde diplomatique comme un fait nouveau et considérable. M. de Choiseul en recueillit un grand honneur, et au lendemain de la signature il se sentit assez fort pour oser conclure une paix honteuse, mais nécessaire. On sait trop ce que fut le traité de 1763[24]. Après une guerre où la France avait sacrifié deux cent mille hommes afin d’agrandir la princesse qu’elle s’était efforcée si longtemps de dépouiller, elle vit son nom biffé de la carte des Indes et du continent américain, n’ayant remporté aucun avantagé sur la Prusse, son ennemie, malheureusement pour son honneur, mais heureusement pour sa puissance. M. de Choiseul sut encadrer ce traité, éternel témoignage de ses fautes, entre le pacte de famille et l’expulsion des jésuites : l’opinion ne marchanda rien à qui savait avec tant d’à-propos frapper les esprits et servir les passions.

Cependant, au milieu de tant d’agitations, Mme de Pompadour, à peine âgée de quarante-trois ans, fléchissait sous les atteintes d’un mal qui, en menaçant depuis longtemps ses jours, avait respecté cette beauté plus précieuse à ses yeux que la vie même. Elle vit venir de loin la mort, et se montra plus courageuse devant elle qu’elle ne l’aurait été devant l’adversité. Quoiqu’elle eût plus de vanité que d’ambition, elle parut heureuse de mourir dans la plénitude de sa puissance, durant un demi-retour de l’opinion provoqué par la paix, et surtout avant que l’outrage des ans ne fût devenu trop irréparable. Elle réclama et reçut les secours de la religion avec l’attitude d’une dame du palais de la reine très chrétienne dont le souci le plus constant avait été de faire prendre au sérieux le rôle qu’elle avait joué sur la scène du monde, recommandant chaleureusement ses amis, et faisant acte de haut patronage jusqu’à l’instant suprême. Attachant un prix presque puéril à se montrer en tout semblable à elle-même, elle mourut vêtue de soie, du carmin aux joues, le sourire aux lèvres, et sa main dans celle du prince qu’elle avait aidé si longtemps à se supporter lui-même.

Mme de Pompadour ne saurait être l’occasion d’aucune controverse. Sa vie fut un scandale d’autant plus corrupteur que toutes ses fautes furent calculées, et que son heureuse fortune n’eut aucun retour. Après avoir commencé sa carrière avec la seule pensée de devenir, puis de demeurer maîtresse du roi, elle entra dans les affaires par nécessité plus que par goût, et lorsqu’elle eut abordé ce rôle nouveau, elle le joua comme une actrice hors de son véritable emploi, y demeurant toujours au-dessous de la médiocrité. Jamais la responsabilité personnelle d’un homme d’état n’a été plus étroitement engagée que ne le fut celle de Mme de Pompadour dans les malheurs de son pays. Plus frottée de l’esprit d’autrui que riche de son propre fonds, possédant plus de délicatesse que d’originalité, elle n’a laissé aucune trace sensible de son passage dans l’histoire des lettres, qui continuèrent à suivre de son temps l’impulsion imprimée dès la régence. Si elle pensionna des écrivains, ce fut sans jamais leur rendre en inspirations ce qu’elle en recevait en flatteries, et leurs œuvres, composées pour ainsi dire dans son salon, ne nous ont conservé de la marquise aucun jugement sans appel, aucune appréciation neuve ou pittoresque, aucun même de ces mots qui sont comme la monnaie courante de l’esprit français. Son influence, à peu près nulle dans les lettres, a été singulièrement exagérée, même dans les arts. Si Mme de Pompadour n’avait fondé cette royale manufacture de porcelaine, gracieux et symbolique monument de son apparition dans l’histoire, on pourrait dire certainement que les tapissiers lui doivent plus que les artistes, car l’ornementation la toucha toujours beaucoup plus que la plastique. Jouer la comédie à Crécy et à Brimborion, user dans une heure de désœuvrement du pinceau, du touret ou de la presse pour dessiner des amours, graver quelques pierres fines ou imprimer des vers sur papier rose, ce sont là des fantaisies, ce ne sont point des services rendus à l’art. Les dévots de la marquise, car une telle divinité a des fanatiques, feront bien de ne pas trop orner l’autel, et à une statue en marbre de Carrare de substituer une statuette en biscuit de Sèvres.

C’est ici surtout que la mesure est nécessaire pour ne pas soulever la conscience publique, disposée à se laisser fléchir. Que l’on recommande Mme de Pompadour en rappelant la sûreté et la constante bienveillance de son commerce, sa fidélité au roi et à ses amis, que l’on invoque l’espèce d’ignorance invincible dans laquelle naquit et vécut une malheureuse femme prédestinée à l’adultère dès le berceau, cela se peut en toute convenance, peut-être en toute justice, surtout lorsque le bénéfice des circonstances atténuantes est réclamé pour une aussi charmante accusée par un avocat tel que M. Sainte-Beuve. Malheureusement les imitateurs en grâces légères n’ont point toujours le pas assez preste pour emboîter celui du maître, et là où l’un réclame l’indulgence, les autres veulent l’admiration. Puis, par une conséquence assez naturelle, on passe de la défense de la royale favorite à celle de la société et du temps qui virent de telles ignominies, et qui seuls les avaient rendues possibles. L’on se hasarde alors à des comparaisons entre nos jours et ceux de Louis XV, qu’on voudrait rendre bien humiliantes pour la société issue de la révolution française. Ici s’élèveraient, si l’on avait le loisir de les aborder, des questions tristes et sérieuses qui toucheraient moins au XVIIIe siècle qu’au nôtre. De telles tentatives ne se font jamais sans quelque espoir d’être bien accueillies, et c’est trop pour la génération actuelle que de n’avoir pas découragé dès l’abord de semblables audaces.


L. DE CARNE.

  1. Voyez le Ministère du cardinal de Fleury, livraison du 15 août 1858.
  2. Voyez les Lettres de mesdames de Villars, de La Fayette et de Tencin, Paris 1823.
  3. Lettre IIIe, p. 230.
  4. Paix de Dresde, 25 décembre 1745.
  5. Mémoires du marquis d’Argenson. — Progrès et rupture de la Négociation de Turin, tome m, chap. V.
  6. Traité d’Aix-la-Chapelle, 30 avril et 18 octobre 1748.
  7. Siècle de Louis XV, chap. XXX.
  8. Telle plutôt cette heureuse grisette
    Que la nature ainsi que l’art forma
    Pour le sérail ou bien pour l’Opéra.
    Sa vive allure est un vrai port de reine,
    Ses yeux fripons s’arment de majesté ;
    Sa voix a pris le ton de souveraine,
    Et sur son rang son esprit s’est monté.

  9. Mémoires de madame Du Hausset, page 186.
  10. Mémoires de madame Du Hausset, page 94.
  11. Spectacles des petits cabinets de Louis XV, dans la collection des mémoires relatifs au XVIIIe siècle.
  12. M. Lacretelle et M. de Sismondi ont pu exagérer les dépenses du Parc-aux-Cerfs en les portant à plus de 100 millions et en répétant les affirmations de Soulavie dans les Mémoires du duc de Richelieu ; mais l’on croit vraiment rêver en voyant un historien pousser le cynisme du paradoxe jusqu’à nier, dans une récente apothéose de Mme de Pompadour, l’existence même du Parc-aux-Cerfs, en présence des détails multipliés donnés par Mme Du Hausset sur les relations journalières de sa maîtresse avec le valet de chambre Le Bel, intendant en chef de cette triste demeure. (Mémoires, p. 106 à 115.)
  13. « Madame avait de l’amitié pour M. de Machault, nous dit Mme Du Hausset, car il avait eu l’obligeance de faire régler son traitement et de payer ses dettes. » (Mémoires, page 60.) Mme de Pompadour avait donc des dettes malgré son traitement et des revenus annuels qui touchaient à 1,500,000 francs, selon l’affirmation de M. Lacretelle, appuyée sur des indications qui paraissent précises. (Histoire de France au dix-huitième siècle, t. III, p. 154.)
  14. Lacretelle, Histoire de France pendant le dix-huitième siècle, t. III, p. 196.
  15. Chamfort nous a laissé une bonne dissertation sur les longs Mémoires du maréchal de Richelieu, auxquels le ton déclamatoire de Soulavie, rédacteur de l’ouvrage, n’a enlevé ni une valeur très sérieuse ni un intérêt incontestable. (Œuvres de Chamfort, t.Ier, p. 239.)
  16. Voyez dans les Mémoires du marquis d"Argenson le récit du voyage de Mme de Pompadour a Paris dans la journée du 4 juillet 1750, et dans Barbier tout le journal de cette même année, t. II.
  17. Mémoires de d’Argenson, t. III, p. 339.
  18. Traité de Versailles du 1er mai 1756.
  19. Petite maison de campagne de la marquise de Pompadour.
  20. Geschichte des siebenjährigen Krieges, von J. M. von Archenholtz, Berlin 1840, livre II, page 77.
  21. La preuve des négociations pacifiques ouvertes par Bernis depuis le commencement de la guerre de sept ans et de la secrète opposition de ce ministre au traité signé par lui-même est résultée en Angleterre des travaux historiques de lord Manon, en Allemagne des publications faites d’après les archives de Berlin, de Vienne et de Dresde. Ainsi se sont trouvées de point en point confirmées toutes les assertions de Duclos dans son mémoire sur la guerre de 1756, travail inspiré ou plutôt dicté à cet écrivain parle cardinal son ami.
  22. Traité du 30 décembre 1758. Par cette convention supplémentaire, la France s’engageait à entretenir constamment cent mille hommes en Allemagne, afin de protéger contre la Prusse les Pays-Bas autrichiens. De plus, elle mettait un corps soldé par elle à disposition de Marie-Thérèse et à la suite de son armée ; elle prenait à sa charge tous les subsides à fournir à la Suède, à la Saxe et aux divers auxiliaires de l’impératrice ; enfin elle garantissait à celle-ci la possession de la Silésie, alors cédée au roi de Prusse, s’engageant en outre à abandonner à Marie-Thérèse toutes les conquêtes que la France pourrait faire dans les états du Bas-Rhin sur Frédéric II. — Voyez le traité dans la Guerre de Sept Ans de Frédéric II, t. Ier, ch. IX, p. 352.
  23. 15 août 1761.
  24. Traité de paix du 10 février 1763.