La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines/2

La bibliothèque libre.

LIVRE II


LES PLAISIRS DE L’AME
______


CHAPITRE PREMIER


LA SÉRÉNITÉ INTELLECTUELLE ET MORALE. — LA SCIENCE OPPOSÉE PAR ÉPICURE A L’IDÉE DE MIRACLE


I. — Le plaisir de l’âme supérieur à celui du corps, comme embrassant à la fois le présent par la jouissance, le passé par le souvenir de la jouissance, l’avenir par l’anticipation de la jouissance — Transformation nouvelle apportée dans le système d’Epicure par l’introduction de l’idée de durée.
II. — Obstacles au plaisir de l’âme : trouble produit par l’ignorance du monde extérieur et la superstition qui en dérive. — De la superstition à l’époque d’Epicure. — Que le paganisme n’était pas la religion riante et bénigne qu’on se représente d’habitude. Epicure « libérateur » des hommes enchaînés par la religion. — Analogie avec la lutte des utilitaires modernes contre la religion de leur époque. — La « physiologie » épicurienne, ou recherche des causes naturelles des phénomènes. — La logique épicurienne, qui place dans l’expérience sensible le criterium du vrai. — La science victorieuse des dieux.

Nous avons déjà vu, sous l’influence de l’idée de durée, se transformer la doctrine d’Epicure ; la même idée à lui fournir un moyen terme pour passer du plaisir des sens au plaisir de l’esprit, sans pour cela établir entre l’esprit et les sens une différence irréductible.

I. — Jusqu’à présent, nous n’avons considéré la vie que comme une succession de plaisirs et de douleurs distincts les uns des autres ; il semble qu’à un moment donné il peut y avoir simplement ou un plaisir ou une douleur, et que chacune de ces sensations, au moment où elle existe, exclut la sensation contraire : par exemple, on ne jouit pas du plaisir d’être rassasié en même temps qu’on souffre de la faim. Le plaisir, ainsi exclu par la douleur, ne peut pas encore embrasser la vie tout entière, comme le voudrait Epicure ; pour que le plaisir pût remplir notre vie, il faudrait chasser totalement la douleur, ou du moins lui donner toujours comme associée la jouissance, les faire coexister toutes deux, et rendre les plus vives souffrances supportables en y mêlant du plaisir.

Tant qu’on ne s’en tient qu’au corps, au « plaisir de la chair » proprement dit, il est sans doute impossible qu’une douleur puisse jamais coexister avec le plaisir contraire. Pourquoi ? parce que le corps ne vit que dans le présent et n’a qu’une existence actuelle : il souffre ou il jouit, et voilà tout. Mais à cette vie renfermée dans l’instant présent, ouvrons le passé et l’avenir. Tout change aussitôt, car, en même temps que je souffre, je me rappelle le plaisir contraire à cette souffrance, et en outre je l’espère : voilà un sentiment d’une nouvelle nature qui s’introduit en nous ; c’est pour ainsi dire, le plaisir du plaisir. Ce plaisir, né des autres, n’est plus comme eux dépendant des circonstances extérieures : pourvu que j’aie joui une fois, pourvu que j’aie une fois aperçu le plaisir au fond de mon être, c’est assez ; il passera, mais son image immortelle, fixée à jamais dans ma pensée, longtemps après qu’il a disparu, m’apparaîtra séduisante encore ; son souvenir vivant excitera en moi un vivant espoir ; et la réunion de ce souvenir et de cet espoir, de ce passé et de cet avenir, pourra faire mon bonheur. Se souvenir et espérer, voilà deux idées nouvelles introduites dans la doctrine utilitaire. Jusqu’à présent, nous pouvions confondre le plaisir du corps et celui de l’âme ; désormais, ce sera impossible : le plaisir de l’âme, c’est celui qui jouit à la fois du passé et de l’avenir, et qui, coexistant avec les plus violentes douleurs du corps, peut les annuler. Ainsi se distinguent la chair et l’esprit : l’une ne souffre ou ne jouit que pour l’instant présent (διὰ τὸ παρὸν μόνον) ; l’autre souffre ou jouit et pour le présent et pour le passé et pour l’avenir (καὶ διὰ τὸ παρελθόν καὶ τὸ παρὸν καὶ τὸ μέλλον[1]). Aussi, de même que la douleur de l’esprit est bien plus cruelle que celle de la chair, la jouissance de la chair est bien moins douce que celle de l’esprit. Ici encore le désaccord s’accentue entre Aristippe et Epicure[2].

D’ailleurs le plaisir de l’esprit, pour Epicure comme pour les sensualistes en général, n’est pas un plaisir complètement à part ; ce n’est autre chose que le plaisir de la chair plus ou moins modifié par l’idée de présent et d’avenir ; c’est à la fois un souvenir (μνήμη) et une anticipation (πρωτοπάθεια)[3] ; c’est aussi, si l’on veut, une association d’idées ; c’est, en tout cas, quelque chose qui dépasse le plaisir sensible proprement dit, c’est une demi-possession de l’avenir.

Ces prémisses posées, un changement logique se produit encore dans la doctrine d’Epicure, mouvante comme son objet. Puisque le plaisir de l’âme est supérieur à celui du corps, et qu’il en est de même pour la douleur de l’âme, ce sont ces plaisirs et ces douleurs que nous devrons poursuivre désormais. Ce ne sera plus seulement l’utilité du corps, mais l’intérêt de l’âme, que nous devrons consulter; la véritable fin est toujours l’ἀπονία, l’ἀταραξία, l’ὑγιεία ; mais c’est à l’âme qu’il faudra rapporter ces mots : l’ataraxie de l’âme est bien supérieure à la non-souffrance du corps, car elle s’accroît et se nourrit à la fois de son présent, de son passé et de son avenir. L’esprit qui n’était d’abord qu’un moyen pour le corps reprend son rôle de fin véritable, et cela grâce à une idée qui fait le fond de l’esprit humain, l’idée d’infini. Les peines ou les plaisirs de l’esprit ont quelque chose d’ « infini et d’éternel » ; la durée s’ouvre devant eux : aussi quel « grand accroissement » (permagna accessio) ils apportent aux peines ou aux plaisirs du corps[4] ! Que devient la sensation présente en face de l’imagination et de la pensée, qui ont l’infini pour domaine ? Le souverain bien, c’est le bonheur de l’âme.

Seulement, de même que mille obstacles s’opposaient au bonheur dans la sphère sensible où nous nous étions d’abord placés, n’en verrons-nous pas surgir de nouveaux dans la sphère intellectuelle où nous entrons ? Nous avons essayé d’éviter le trouble dans les fonctions du corps ; essayons à présent, avec Epicure, de repousser le trouble plus redoutable encore qui amène dans l’âme la peine. Ici, l’épicurisme va se montrer à nous sous un aspect entièrement original.

II. La première cause de trouble pour l’esprit, c’est l’ignorance du monde extérieur. — Comment se produisent et dans quel ordre se lient les phénomènes qui s’accomplissent autour de nous ? Telle est la question que de tout temps s’est posée l’homme. Or, il y a deux réponses à cette question. L’une soumet tous les phénomènes, et par conséquent l’être sensible lui-même, à une ou à plusieurs divinités puissantes et capricieuses : la volonté de ces dieux, impossible à prévoir et impossible à éviter, est maîtresse de toutes choses, et assigne à chaque être la série de biens et de maux qui doit constituer son bonheur ou son malheur ; c’est là l’hypothèse commune aux diverses religions. L’autre hypothèse, au lieu de soumettre les événements à des puissances arbitraires, les enveloppe dans des lois immuables : tout s’enchaîne ; autour de nous, en nous, une inexorable nécessité, à laquelle rien ne peut échapper, dans laquelle tout pourrait se prévoir d’avance, où la place de chaque chose et de chaque être est si fatalement fixée qu’il ne peut ni en sortir lui-même ni s’y faire remplacer par autrui. Cette hypothèse est celle du Destin, de la Nécessité, du déterminisme universel, hypothèse si vivante chez les anciens théologiens, si vivante aussi chez Platon, chez les Stoïciens, chez Spinoza, Leibniz, Kant, enfin, de nos jours, chez presque tous les savants et chez bon nombre de métaphysiciens.

Commençons avec Epicure par examiner la première hypothèse, celle qui fait le fond des croyances religieuses, et nous comprendrons la lutte d’Epicure contre la religion de son temps, qui aura plus tard son analogue dans la lutte des utilitaires et des positivistes modernes contre la religion de leur siècle.

Tout jeune encore, Epicure allait avec sa mère, qui faisait le métier de magicienne, lire des formules lustrales dans les maisons pauvres. Initié ainsi aux pratiques de la superstition, il en conçut sans doute un dégoût plus profond et il y vit un plus grand obstacle au bonheur de la vie[5].

C’est à tort qu’on se représente toujours les religions antiques sous des couleurs riantes : elles conservaient encore, à l’époque d’Epicure, leur côté terrible. À l’origine la pensée humaine, ignorant les causes lointaines des phénomènes, place ces causes dans les phénomènes mêmes ; elle cloue chaque objet qui se présente, heureux ou funeste, de volonté bonne ou mauvaise ; l’homme projette autour de lui, dans la plante, dans l’animal, dans la nature entière, la puissance intelligente qu’il sent en lui. Seulement, après qu’il s’est ainsi entouré, enveloppé d’autres lui-même, après qu’il s’est ainsi répandu au dehors, revenant ensuite sur soi par la réflexion, il ne se retrouve plus : sa liberté a disparu, le cercle de volontés bonnes ou méchantes qu’il a tracé autour de la sienne se resserre sur lui et l’enferme ; il se sent esclave. La religion que l’homme a lui-même créée le met donc à la merci de maîtres tout-puissants et capricieux, d’autant plus terribles qu’il ne peut les voir, d’autant plus invincibles qu’il ne s’attend point à leurs coups. Que faire maintenant contre ces fantômes dont sa religion a peuplé le monde ? Eux seuls peuvent donner ou ôter à l’homme le bonheur ; il n’est rien, ils sont tout ; il ne lui reste plus qu’à se soumettre, à s’incliner, à essayer d’émouvoir par son humilité et ses prières des dieux inconnus, peut-être inflexibles.

Si encore la volonté de ces dieux n’était l’objet de nulle conjecture, s’il n’était aucun moyen de la prévoir, on jouirait vis à vis d’eux de la demi-liberté que donne l’ignorance : lorsque j’ai la perspective d’être châtié quoi que je fasse, il en résulte que je fais ce que je veux ; je puis donc conserver mon indépendance et mon « ataraxie ». Mais il n’en est pas ainsi. Si nous ne pouvons pas prévoir absolument la conduite des dieux à notre égard, nous pouvons du moins la conjecturer et y contribuer pour une certaine part : nous pouvons la conjecturer par la divination et par la science des augures, qui nous enseigne le rapport de certains phénomènes avec la volonté des dieux ; nous pouvons même la modifier dans une certaine mesure par les offrandes et les sacrifices, qui établissent un rapport entre nos actions et la volonté des dieux. Ainsi, toute la science du bonheur devient la science des signes qui annoncent ou des actes qui conjurent la volonté des dieux.

Or, rien de plus variable que ces signes : tous les objets extérieurs ont leur langage, souvent contradictoire ; ils nous parlent, ils menacent, et les présages redoutables se multiplient autour de nous : la vie devient une appréhension perpétuelle[6]. Même après avoir comblé de dons les autels et leurs prêtres, même après avoir accompli toutes les lustrations et toutes les expiations nécessaires pour se faire pardonner des dieux un instant de plaisir, l’homme n’est point tranquille : au moment où enfin il pense tenir dans ses mains et avoir fixé près de lui le bonheur, il peut le voir soudain, sur l’aile d’un oiseau qui passe à sa gauche, s’envoler et disparaître. Nul lieu de la terre, nul instant de la vie où l’on puisse se soustraire au caprice despotique des dieux. La mort même, que les philosophes considéraient comme une délivrance, marque aux yeux des religions antiques le commencement d’un plus entier esclavage. La crainte des enfers est loin d’être une idée moderne ; elle pouvait même avoir dans l’antiquité un caractère plus effrayant parce qu’elle avait un caractère plus indéterminé : on pensait bien qu’il y avait des réprouvés, mais personne ne croyait positivement qu’il y eût des élus, et n’osait se compter même tout bas parmi eux ; on en venait, comme nous le verrons plus tard, à craindre la vie future plus que la mort[7]. Ainsi l’espérance humaine n’avait point d’issue, ni dans le présent, ni dans l’avenir. Les exigences des dieux étaient sans bornes ; les rites qui réglaient la vie et enveloppaient tous les actes, formaient une sorte de code tyrannique en contraste avec la liberté sociale et politique d’alors. L’étiquette que nos anciennes monarchies imposèrent à ceux qui fréquentaient la cour et vivaient en présence des rois, cette étiquette trop fameuse qui réglait le nombre des pas en avant ou en arrière, qui donnait la mesure des révérences pour chaque dignitaire et indiquait le point précis où il fallait baiser la robe de la reine, n’était rien au prix de l’étiquette d’un autre genre que les religions antiques exigeaient de tous les hommes vivant et mourant en présence des dieux. Le moindre manquement pouvait à jamais irriter une divinité ; si, comme on le prétend, un regard de Louis XIV tua Racine, on imagine ce que pouvait devenir un dévot croyant la colère des dieux suspendue sur lui[8].

Il faudrait connaître toutes les pensées qui assaillent aujourd’hui encore une âme superstitieuse, pour se figurer ce que pouvait être la vie des superstitieux d’autrefois, alors que la superstition était garantie et encouragée par la religion même, faisait partie des croyances d’Etat, et que Cicéron lui-même briguait le titre d’augure. Au dernier degré de la superstition, on finissait par craindre tellement les dieux, que les dévots enviaient les athées et que, selon Plutarque, on en venait à se faire athée par peur[9] : la crainte, après avoir créé la religion, la détruisait. Plutarque, à vrai dire, distingue, comme Cicéron, entre cette religion superstitieuse et la vraie religion, mais la distinction n’était pas facile, en supposant même qu’elle fût possible, et les philosophes seuls, ou ceux qui se piquaient de l’être, pouvaient la faire. Le reste des hommes était plus ou moins en proie à cet « ulcère de la conscience », comme Plutarque appelle la superstition, à cette « fièvre », à « ce feu qui dévore l’âme », à cette « abjection servile[10]. » En vérité, il n’est pas de maîtres plus tyranniques que ceux qu’on se donne à soi-même, et ce n’était pas alors chose si douce que d’être le serviteur des dieux.

Ajoutons à tout cela que les dieux, dispensateurs du bonheur des hommes, craignaient toujours de leur en donner trop ; toutes les religions primitives attribuent aux dieux le sentiment de la jalousie. Aussi Socrate, avec la subtilité grecque, démontre facilement que c’est parfois un malheur d’être heureux. Vous vous croyez heureux ; — insensé ! vous criera Solon, avec toute la sagesse antique ; vous ne pouvez savoir qu’en mourant, vous ne pouvez savoir qu’au moment où vous ne l’êtes plus, si vous avez été heureux.

Non-seulement chaque homme en particulier était ainsi, d’après la conception païenne, l’esclave du hasard divinisé ; mais les hommes, même en s’unissant, en se groupant, en s’aidant les uns les autres, ne parvenaient pas à se donner une plus grande liberté ; on eût dit plutôt que tant de superstitions particulières, en s’accumulant, accroissaient la servitude commune. Les armées, les cités, les nations, — autant de grands corps liés, suivant l’expression de Lucrèce, « des nœuds étroits de la religion. »

Epicure sentit plus qu’aucun autre philosophe de l’antiquité, si l’on en excepte son disciple Lucrèce, la gêne de tant de liens. Déjà les Cyrénaïques, avec Théodore et Evhémère[11], s’étaient attaqués aux dieux du paganisme ; mais ils n’avaient guère employé d’autre arme que la logique ; or, la logique seule, surtout lorsqu’elle semble revêtir les formes de l’impiété, ne suffit point pour renverser les croyances les mieux enracinées dans l’homme. Epicure fut plus qu’un logicien : il sut parler au cœur, et éveiller chez ses disciples, pour combattre la tendance à la superstition, une autre tendance encore plus vivace chez l’homme, la tendance à la liberté. Il ne voulait pas seulement dépersuader, il voulait délivrer ; il s’était donné à lui-même la tâche de libérateur[12] ; bien plus, c’était, comme nous le verrons plus tard, avec une sorte de piété qu’il renversa la piété aveugle de la foule. Ne disait-il pas : « L’impie n’est point celui qui abolit les dieux du vulgaire, mais celui qui applique aux dieux les opinions du vulgaire[13]. »

Maintenant, comment Epicure s’y prend-il pour accomplir cette délivrance de l’humanité et pour rendre la paix aux âmes « oppressées par la religion » ? — La superstition, dit-il, vient de l’ignorance[14] : le vulgaire, ne connaissant pas les causes des phénomènes, place derrière eux des volontés divines ; mais le savant voit reculer, à mesure qu’il pénètre les causes (αἰτιολογεῖ), le domaine de l’arbitraire ; tout s’explique pour lui et s’enchaîne régulièrement. Par conséquent aussi, tout sujet d’effroi est écarté[15] ; plus il connaîtra, moins il aura sujet de craindre, car moins il aura besoin de substituer aux forces de la nature des puissances plus ou moins effrayantes et surnaturelles. Ainsi, la science est, pour Epicure, comme pour Lucrèce, l’ennemie directe de la religion ; et comme la religion est l’ennemie directe de notre indépendance, de notre ataraxie, la science, particulièrement la science naturelle (φυσιολογία), devient un moyen absolument nécessaire pour le bonheur. La science, c’est l’affranchissement : « L’ataraxie, dit-il, est l’affranchissement de toutes ces opinions (ἡ δ᾿ἀταραξία τὸ τούτων πάντων ἀπολελύσθαι)... Si nous nous appliquons à connaître ces événements, d’où naît le trouble et la crainte, nous en découvrirons les vraies causes (ἐξαιτιολογήσομεν ὀρθῶς) et nous nous affranchirons (καὶ ἀπολύσωμεν) ; car nous connaîtrons les causes et des météores et de tous les autres événements imprévus et perpétuels, qui au reste des hommes apportent la dernière épouvante[16]. »

On pourrait retrouver chez les moralistes utilitaires et chez la plupart des penseurs contemporains, par exemple M. Spencer, cette idée de la science comme affranchissement de l’humanité. Epicure a aperçu le premier l’opposition de l'esprit scientifique et de l’esprit religieux ; il a eu le mérite de pressentir leur lutte, qui devait plus tard devenir si ardente.

Voici donc de nouveau, dans le système épicurien, la part de l’intelligence considérablement augmentée ; par le mot de science, Epicure n’entendra plus simplement une science de mesure (συμμέτρησις), une sagesse de conduite (φρόνησις) ; ce terme s’est étendu pour lui. Toutes les sciences physiques et naturelles deviennent bonnes à connaître, non-seulement lorsqu’elles offrent un avantage immédiat et évident, mais en tant qu’elles donnent au sage l’ataraxie et une solide assurance (ἀταραξίαν καὶ βέβαιον πίστιν)[17]. Sans doute elles ne valent toujours, en définitive, que par le bonheur qu’elles procurent, et Epicure les subordonne avec insistance à une fin supérieure, à l’utilité ; mais la sphère de l’utilité même s’élargit sans cesse, et on peut, sans en sortir, marcher en avant de plus en plus.

De la physique ou physiologie on pourra même passer à la logique ou canonique ; car pour distinguer le vrai du faux, le réel de l’illusoire dans les phénomènes de la nature, encore faut-il posséder le critérium du vrai et du faux ; or, ce critérium, la logique seule nous le fournit et par là confirme à la fois la physique et la morale[18].

La logique d’Epicure, originale à plus d’un égard, mériterait, comme l’a dit Lange[19], une étude spéciale, que nous ne pouvons lui consacrer ici. Remarquons seulement combien elle se lie étroitement à la morale. Epicure y devance les positivistes contemporains en rejetant toute connaissance plus ou moins intuitive de la vérité, et en faisant du vrai une chose essentiellement sensible et subjective. Suivant lui, le vrai ne réside pas autre part que le bien ; nous avons trouvé le principe du bien dans la sensation, c’est là aussi qu’on trouve la règle du vrai[20]. La sensation est vraie et irréfutable ; elle est le fait irréductible. Qu’est-ce qui peut réfuter une sensation ? Une autre sensation de même espèce ? mais elle a une force égale. Une sensation d’un autre genre ? mais toutes deux jugent d’objets différents. La raison ? mais la raison vient toute des sensations[21]. Les sens ne peuvent donc jamais être convaincus d’erreur[22]. L’erreur naît seulement quand nous interprétons nos sensations, quand nous y ajoutons nos conjectures propres (Opinatus... addimus)[23] ; Lucrèce fait toute une énumération des erreurs qu’on commet fréquemment quand on dépasse par l’opinion les données précises des sens ; mais, tant que nous nous renfermons dans le domaine des sens, nous sommes sûrs de tenir la vérité absolue. En somme, le vrai se sent comme le bien, le vrai n’est qu’une des faces du bien ; le bien, c’est la sensation en tant qu’elle nous affecte d’une manière agréable ou douloureuse (πάθος) ; le vrai, c’est la sensation en tant qu’elle nous affecte purement et simplement (αἴσθησις) ; c’est la sensation abstraite en quelque sorte de son caractère attrayant ou répulsif.

Ainsi, en même temps qu’il se voit débarrassé par la Physique de la crainte du surnaturel, l’épicurien se verra par la Logique délivré de l’hésitation que donne le sentiment de l’erreur, le doute. Il faut se rappeler qu’au temps d’Epicure les sceptiques étaient puissants et inquiétaient, tourmentaient la pensée antique. Aussi fallait-il se mettre en sûreté contre le doute non moins que contre la foi : la logique d’Epicure atteint ce but[24].

Elle s’efforce de faire reposer la certitude sur un fondement sûr, la sensation ; de donner à la science un objet positif, le fait sensible ; de montrer que la pensée n’est pas vaine, et qu’on peut affirmer en toute assurance tant qu’on n’affirme pas autre chose que des sensations. Sur ce point les positivistes contemporains sont d’accord avec Epicure : la logique de Stuart Mill n’a pas d’autre conclusion que la sienne. Le point faible de la théorie épicurienne, c’est que, dans l’état primitif ou se trouvait alors la science, on ne pouvait bien distinguer la sensation proprement dite de ces illusions des sens qui se produisent dans le sommeil et même dans la veille : de la de faciles erreurs dont nous verrons plus tard les conséquences.

Après qu’Epicure a ainsi montré la possibilité de la science et qu’il a consolidé en quelque sorte le terrain sur lequel il marchait, il continue hardiment de poursuivre l’explication scientifique de tous les phénomènes naturels. On sait qu’il avait lu et médité les ouvrages de Démocrite, le plus grand physicien de l’antiquité. « Si Démocrite ne l’eût guidé, disait Métrodore, Epicure n’eût pu s’avancer vers la sagesse[25]. » Dès qu’Epicure a ainsi aperçu clairement le prix et l’utilité de la science naturelle pour dissiper la superstition, fille de l’ignorance, il semble qu’il se tourne vers cette étude comme vers une libératrice avec une confiance sans bornes. « Les obstacles, dit Lucrèce avec le double enthousiasme du savant et du poète, irritent son courage d’autant plus fougueux ; il est impatient de briser les barrières étroites de la nature. Voila que son ardente force d’âme a vaincu ; il s’est avancé par delà les murailles du monde étincelantes au loin, et toute l’immensité, il l’a parcourue de son esprit et de son cœur[26]. » Ainsi Lucrèce nous fait comme assister au suprême appel qu’Epicure adresse à la raison pour obtenir l’apaisement de l’imagination. Le poète va nous expliquer maintenant ce que le philosophe demandait plus particulièrement à la science : « Ensuite Epicure victorieux nous enseigne ce qui peut naître et ce qui ne le peut, par quelle raison enfin chaque chose n’a qu’une puissance limitée et rencontre une borne attachée à son essence même[27]. C’est ainsi que la religion, foulée aux pieds, à son tour est écrasée, et que notre victoire nous égale au ciel[28]. » Dans cette lutte qu’Epicure, « nouveau Titan, » entreprend contre les dieux, c’est donc bien la science, c’est la raison (ratio) qu’il prend pour arme ; c’est par elle seule qu’il veut conquérir son indépendance et celle de l’humanité. Il veut mettre autour de nous l’impuissance (quid nequeat oriri) afin de mettre en nous la puissance suprême ; il veut tout comprendre, et par là tout limiter (finita potestas) ; il veut apercevoir, au fond de tout phénomène, cette secrète borne à jamais attachée (altè terminus hærens), qu’il ne peut franchir et contre laquelle expirerait la volonté même des dieux ; en un mot, il s’efforce d’établir tout autour du sage une sorte de barrière infranchissable, au milieu de laquelle, tranquille et à l’abri de toute tempête, se confiant à sa raison pour contenir son imagination, il pourra enfin jouir d’une félicité sans trouble et d’une inébranlable confiance : ἀταραξία καὶ βέβαιος πίστις.

Mais à peine Epicure croit-il tenir enfin ce bonheur tant cherché, que de nouveau il lui échappe. L’imagination, il est vrai, a été réduite à l’impuissance ; mais elle est remplacée par la raison, et la raison à son tour va faire peser sur l’homme une domination plus redoutable encore. Tandis que l’imagination variait, se contredisait elle-même, la raison, toujours conséquente avec soi, nous montrera l’immuable nécessité qui règle le monde et nous enveloppe nous-mêmes. A quoi semble aboutir la science des Démocrite et des « Physiciens », si ce n’est à lier toutes les choses les unes aux autres et à nous faire voir dans l’éternelle harmonie un mécanisme éternel ? L’homme, à la vue de cet enchaînement infini des causes, dont il fait lui-même partie, ne va-t-il pas se sentir plus inquiet, plus troublé encore qu’auparavant ?


CHAPITRE II


LA LIBERTÉ. — LA CONTINGENCE DANS LA NATURE
CONDITION DE LA LIBERTÉ HUMAINE


Sentiment profond chez Epicure et chez Lucrèce du déterminisme de la nature, et recherche d’un principe qui échappe à la nécessité.
I. — Position originale que prend Epicure dans la question de la liberté. Sens de sa doctrine, qui n’a pas été bien comprise jusqu’ici : solidarité de l’homme et du monde ; la spontanéité dans les choses, condition de la liberté dans l’homme. — Première cause du mouvement : le choc. Réforme des idées de Démocrite sur le mouvement ; que tout mouvement n’est pas l’effet d’un choc fatal. Que la nécessité extérieure du choc présuppose la pesanteur, sorte de nécessité intérieure. — Deuxième cause de mouvement : la pesanteur. Que la pesanteur elle-même suppose le mouvement spontané et libre. — Troisième cause de mouvement : la spontanéité ; Epicure prédécesseur de Maine de Biran. Analyse psychologique du mouvement spontané dans Lucrèce ; contraste des mouvements forcés et des mouvements volontaires. L’effort. Contraste entre la rapidité des ordres de la volonté et la résistance des organes. Induction par laquelle Epicure étend aux « germes » de toutes choses ou atomes, la même puissance de mouvement spontané. Vrai sens du pouvoir de décliner par soi-même ou clinamen. Essai d’explication cosmologique par le clinamen. La cause première est, suivant Epicure, la spontanéité. — Première conséquence de la conception épicurienne : infinité des monies. Leur naissance et leur dissolution. — Deuxième conséquence : liberté de l’homme. Que cette liberté n’est pas supérieure et étrangère à la nature, mais qu’elle a en elle son origine et son principe. Textes de Lucrèce, de Cicéron et de Plutarque. Que l’absurdité apparente ou réelle si souvent reprochée à la conception épicurienne du clinamen, existe au fond dans la conception même du libre arbitre. – Objection de Carnéade aux Epicuriens : Carnéade prédécesseur des Écossais.
II. — Que la spontanéité, après avoir contribué à produire le monde, n’en disparaît pas ensuite, selon Epicure, mais y persiste en y apportant un élément de contingence — Distinction du miracle et de la spontanéité. — Que le miracle est en opposition directe avec la nature, tandis qu’on peut concevoir la spontanéité comme allant dans le sens de la nature et la complétant.
III. — Le déterminisme logique combattu à son tour par Epicure. — Des propositions sur l’avenir. — La science de la divination rejetée par Epicure. Objections contre le fatalisme stoïcien. — La responsabilité fondée par Epicure sur la liberté.
IV. — Vrai sens du hasard épicurien. — Lutte du sage contre la fortune. — La mémoire, œuvre de volonté, selon Epicure ; le souvenir des plaisirs passés servant à compenser les peines présentes. Identité de la liberté et du bonheur chez le sage.
V. — Vérité qui ressort de la doctrine d’Epicure : il faut concevoir le monde et l’homme sur le même type, et ne pas admettre chez l’un ce qu’on rejette chez l’autre. Si le déterminisme régit le monde, il doit aussi régir l’homme ; pour que l’homme pût être libre, il faudrait qu’il y eût en toutes choses le germe d’une liberté semblable.

Nous avons vu comment Epicure, après avoir lutté contre l’idée religieuse de providence ou de caprice divin, s’est trouvé en présence de l’idée scientifique de nécessité. C’est contre cette idée qu’il va engager maintenant une lutte nouvelle. Cette partie de son système est encore peu connue ; elle est originale et d’autant plus intéressante qu’elle rappelle par plusieurs points des doctrines contemporaines.

« Il était encore meilleur », dit Epicure, « d’ajouter foi aux fables sur les dieux que d’être asservi (δουλεύειν) à la fatalité des physiciens. La fable, en effet, nous laisse l’espérance de fléchir les dieux en les honorant, mais on ne peut fléchir la nécessité (ἀπαραίτητον τὴν ἀνάγκην)[29]. » — Epicure a eu, comme on voit, un vif sentiment de l’effet produit sur l’esprit humain par la conception du déterminisme scientifique, d’autant plus que l’école rivale de la sienne, l’école de Zénon, fondait sa doctrine sur cet universel enchaînement des causes et des effets. D’autre part, Démocrite le physicien, son prédécesseur et son maître, affirmait aussi que « toutes choses se font dans le monde selon la nécessité. » Après avoir renversé les dieux du paganisme, Epicure voit donc se lever devant lui ce dieu inconnu et mystérieux auquel les théologiens antiques soumettaient Jupiter même, ce Dieu à la sombre figure, fils du Chaos et de la Nuit, assis immobile au fond de l’Olympe, qu’on représentait sans yeux, car il ne voit point ceux qu’il écrase, et la tête couronnee d’étoiles, car sa puissance s’étend aussi loin que les cieux. C’est cette divinité figurant la force fatale de la nature, par opposition aux efforts impuissants de la volonté humaine, qu’Epicure se propose de renverser à son tour, — divinité d’autant plus redoutable que son pouvoir s’étend partout à la fois, au dedans de nous comme au dehors, et sur nos propres pensées, sur nos propres actions. Imaginer au-dessus des choses les dieux, c’était s’asservir ; mais expliquer toutes choses, y compris soi, par des raisons nécessaires qui excluent notre pouvoir personnel, ce serait faire plus encore, ce serait se supprimer soi-même. Puissance absolue des dieux éternels ou puissance absolue des lois éternelles, voilà l’alternative ; impuissance de l’homme, voilà la conclusion. De toutes parts, égal obstacle au bonheur. Comment donc trouver un principe capable de rompre les liens du destin et qui empêche la cause de suivre la cause à l’infini[30] ? » Tel est le problème, dans les termes mêmes où les Epicuriens l’ont posé : ce n’est autre chose que la question toujours pendante de la liberté ou du fatalisme, de la contingence ou de la nécessité universelle.

I. — Placé entre les dieux du paganisme et la nécessité des Stoïciens ou des Physiciens, Epicure ne vit qu’un parti à prendre. Si tous les êtres avaient naturellement en eux-mêmes, au lieu de l’emprunter du dehors, une puissance spontanée d’ou dériveraient leurs propres mouvements, n’échapperait-on pas ainsi à l’enchaînement universel des causes et des effets ? La nature, dans son fond, ne pourrait-elle pas être conçue à la fois sans les dieux et sans la nécessité ? De tout temps le vulgaire, malgré Socrate et Platon, avait placé dans l’homme, sous la forme de libre arbitre, une puissance qui, pour un spectateur du dehors, apparaît comme un hasard, mais on n’avait pas songé à mettre une puissance analogue dans les êtres inférieurs à l’homme, à introduire par cela même la contingence dans la nature comme dans l’humanité. Epicure, en s’efforcant de le faire, va entrer dans une voie toute nouvelle ; c’est sur ce point surtout qu’il pouvait affirmer avec vérité ne devoir qu’à lui-même sa philosophie[31]. Par là il voulait à la fois détruire la nécessité et le pouvoir des dieux. Cicéron, Lucrèce, Plutarque nous diront tous de la manière la plus formelle que la principale hypothèse d’Epicure, celle d’une puissance spontanée de « déclinaison » inhérente aux êtres, avait pour but de rendre possible, de « sauver notre pouvoir sur nous-mêmes, notre liberté : ὅπως τὸ ἐφ᾿ ἡμῖν μὴ ἀπολῆται.[32] »

Pour construire cette curieuse théorie du monde, Epicure commence par accepter en partie la doctrine atomistique de Leucippe et de Démocrite. Toutefois, à la conception du chaos primitif il apporte un premier changement. Démocrite avait considéré tout mouvement comme le résultat d’un choc fatal (πλήγη) et d’un rebondissement des atomes non moins fatal (παλμὸς, ἀποπαλμός)[33]. Epicure nie que tout mouvement ait ainsi sa première et unique origine dans la communication d’un autre mouvement par le choc, dans l’impulsion : cette doctrine en effet, outre qu’elle implique à ses yeux une contradiction (en admettant un mouvement antérieur au mouvement même[34]), introduit partout une absolue nécessité : πάντα κατ᾿ ἀνάγκης γίνεσθαι[35]. Le choc, pour Epicure, n’est qu’un effet ultérieur, qui suppose un mouvement antécédent. Quel sera donc le principe de ce mouvement ? — Pour le trouver, il faut d’abord passer du dehors au dedans, de la violence externe (externa vis) à l’impulsion interne. Celle-ci n’est autre chose, selon Epicure, que la pesanteur. « La pesanteur, dit Lucrèce, empêche que tout ne se fasse par voie de choc comme par une violence extérieure : Pondus enim prohibet ne plagis omnia fiant, Externa quasi vi[36]. » La pesanteur est donc déjà une cause de mouvement intime, moins visiblement matérielle, où la fatalité, si elle existe toujours, devient inhérente à la nature même des êtres et semble prendre un caractère plus spontané, sinon plus véritablement libre.

Toutefois cette seconde explication du mouvement paraît encore insuffisante à Epicure, précisement parce qu’elle présuppose encore une idée de loi nécessaire. La pesanteur, en effet, à une direction déterminée suivant une loi invariable ; la ligne qu’elle suit est soumise aux théorèmes des mathématiques. S’ils n’étaient animés que par cette seule force, les atomes, emportés parallèlement avec la même vitesse pendant l’éternité, « tomberaient comme des gouttes de pluie dans la profondeur du vide : Imbris uti guttse caderent per inane profundum[37]. » Au point de vue purement mécanique où s’arrête cette hypothèse, la nécessité peut se représenter par la ligne droite : les principes des choses, entraînés par la pesanteur, persévèreront éternellement dans le mouvement commencé, tant qu’une autre force ne viendra pas brusquement courber la ligne rigide qu’ils tracent à travers l’espace. Mais où trouver cette force ? — Ici Epicure fait appel à l’expérience intérieure : il cherche en nous le principe de mouvement qui, transporté au fond de toutes choses, donnera enfin l’explication cherchée.

L’observation d’où part Epicure, c’est que nous distinguons en nous-mêmes deux sortes de mouvements impossibles à confondre, le mouvement contraint et le mouvement spontané. Etre mû n’est pas tout ; nous savons aussi par expérience ce que c’est que se mouvoir.

Nous sommes avertis de l’un par un sentiment tout différent de celui qui nous révèle l’autre. « C’est de la volonté de l’esprit que le mouvement procède d’abord ; de là il est distribué par tout le corps et les membres. Et ce n’est plus la même chose que quand nous marchons sous le coup d’une impulsion, cédant aux forces supérieures d’un autre et à une contrainte violente. Car en ce cas il est évident que toute la matière de notre corps marche et est entraînée malgré nous, jusqu’à ce qu’elle ait été réfrénée à travers les membres par la volonté. Ne voyez-vous pas alors, quoique souvent une violence extérieure nous pousse, nous force à marcher malgré nous et nous entraîne en nous précipitant, ne voyez-vous pas que cependant il y a dans notre cœur quelque chose qui peut lutter contre elle et se dresser en obstacle ? A son arbitre, la masse de la matière est aussi forcée parfois de se fléchir à travers les membres, à travers les articulations : poussée d’abord en avant, elle est réfrénée, et, ramenée en arrière, elle est réduite au repos[38]. »

Une seconde preuve de l’opposition entre le mouvement volontaire, que nous révèle l’effort, et le mouvement fatal des organes, c’est, suivant les Epicuriens, le contraste qui existe parfois entre l’élan immédiat de la volonté et son exécution plus lente dans la matière rebelle : tous les êtres animés en sont un exemple. « Ne voyez-vous pas, quoique la carrière soit devant lui ouverte en un instant, que l’impétuosité ardente du coursier ne peut s’élancer aussi soudainement que le désire l’âme même ? C’est que toute la masse de la matière, à travers le corps entier, doit être recueillie, rappelée dans tous les membres, pour qu’une fois rassemblée elle puisse suivre l’élan de l’esprit[39]. »

Voilà les faits d’expérience intime invoqués par Epicure, et qui nous obligent à reconnaître en lui, de la manière la plus inattendue, un prédécesseur de Maine de Biran.

Maintenant, de ces faits observables, par une induction fondée sur le principe de causalité, Epicure va passer à la considération de l’univers. Il n’y a rien sans cause, et quelque chose ne peut pas venir de rien, voilà le principe. Donc le pouvoir qui est en nous doit avoir sa cause et se retrouver dans les germes des choses, dans les « semences de vie » ou atomes ; donc il ne faut plus se représenter les atomes comme inertes et morts, mais comme portant en eux la puissance de se mouvoir. « C’est pourquoi dans les germes des choses il faut avouer qu’il existe également, outre le choc et outre la pesanteur, une autre cause de mouvement, de laquelle nous est venue à nous-mêmes cette puissance qui nous est innée : car de rien nous voyons que rien ne peut sortir[40]. »

Il existe donc en définitive d’après Epicure (et le témoignage de Cicéron confirme ici celui de Lucrèce), trois causes de mouvement de plus en plus profondes et intimes : le choc, qui est à la fois extérieur et fatal ; la pesanteur, qui est intérieure mais paraît encore fatale, et enfin la volonté, qui est tout à la fois intérieure et libre, libera voluntas[41]. Cette volonté se manifeste par le pouvoir de faire décliner le mouvement, de lui faire quitter la ligne droite ou la fatalité le poussait ; c’est en un mot le pouvoir de s’incliner soi-même au mouvement, pouvoir qui, dans les germes éternels des choses, sera la déclinaison spontanée, échappant à toute prédétermination de temps ou de lieu. « La pesanteur empêche déjà que tout ne se fasse par choc comme par une force externe : mais, que l’âme elle-même n’ait point en soi une nécessité intestine, dans toutes les actions à accomplir, et que, vaincue, elle ne soit pas contrainte de tout subir et de rester passive, voilà ce qu’empêche l’imperceptible déclinaison des principes de toutes choses, dont on ne peut par le calcul déterminer le lieu ni déterminer le temps[42]. »

Revenons maintenant de la psychologie à la cosmologie. A l’origine idéale des choses, nous le savons, l’atome descendait dans le vide en vertu de sa pesanteur ; non loin de lui d’autres atomes descendaient, également solitaires, et si la nécessité seule avait continue d’imprimer aux atomes ce mouvement éternellement le même, le monde n’aurait pu naître : la nécessité serait inféconde. Mais puisque nous connaissons maintenant par expérience « une autre cause de mouvement que le choc et le poids, » puisque « c’est des germes des choses que nous vient la libre puissance innée en nous, » le principe de cette puissance doit se retrouver à l’origine dans l’atome même. L’atome pourra donc tirer de soi le mouvement qui le rapprochera des autres atomes ; il pourra, s’arrachant spontanément à la nécessité qui l’entraînait, s’arracher par là à la solitude et commencer la création de l’univers. Tant que la nécessité était maîtresse de toutes choses, il n’existait, à vrai dire, qu’un chaos d’atomes emportés dans le vide ; le premier mouvement parti de l’être même marque l’origine du cosmos. De la ligne rigide qu’il décrivait à travers l’espace et qui était comme la représentation de la nécessité, l’atome dévie spontanément, « sponte sua, » sans intervention d’aucune autre force, sans l’intersection d’aucune autre ligne : déviation légère, insensible, infiniment petite[43] ; qu’importe la quantité, pourvu que cette quantité soit obtenue, et que cette ligne nouvelle à peine dessinée marque l’apparition d’une puissance inhérente a l’être même, d’une « nouvelle cause de mouvement dans l’univers », l’apparition de la vie ? Se mouvoir soi-même, c’est vivre. Cette ligne qui ira se compliquant peu à peu et formera au sein du vide une première esquisse des figures géométriques, une première harmonie, c’est le raccourci de toutes les harmonies de l’univers.

En agrandissant leurs courbes « dans la profondeur du vide », des atomes finissent par se rencontrer, se toucher. « Palpitant » alors sous le choc, ils bondissent et rebondissent jusqu’à ce qu’ils se soient enlacés l’un l’autre[44]. Ayant ainsi vaincu l’espace qui les séparait (τὸ διόριζον ἑκάστην ἄτομον), ils font obstacle à la chute des nouveaux atomes ; ceux-ci sont arrêtés au passage (στεγαζόμεναι παρὰ τῶν πλεκτικῶν), et viennent grossir chaque corps déjà formé, qui se trouve être ainsi le noyau d’un monde. Le vide se peuple de formes étranges, et tous ces mondes naissent, dont l’harmonie régulière, une fois produite, nous fait croire faussement à la fatalité primitive.

Dès lors il n’est plus besoin, pour rendre raison de l’univers, de recourir à un deus ex machina, à une cause supérieure et surnaturelle, qui deviendrait pour l’homme une puissance tyrannique ; le monde peut se passer des dieux, il peut se passer d’une intelligence ordonnatrice, conséquemment nécessitante. L’espace est infini, les atomes sont en nombre infini, le temps s’ouvre à l’infini devant eux : avec ces trois infinis qu’y a-t-il d’impossible, et comment la force spontanée existant en chaque atome n’aurait-elle pas suffi à organiser le monde fini qui est devant nos yeux ? Les Epicuriens ne reculent point devant l’idée d’infini[45], comme plusieurs partisans modernes de la contingence universelle, qui confondent dans la même aversion les notions d’infini et de nécessaire. Pour Epicure, l’infini est au contraire la garantie de la liberté dans l’homme et de la spontanéité dans les choses. C’est l’infinité même des combinaisons dans l’espace et le temps infinis qui rend inutile l’hypothèse d’une intelligence divine, d’un plan préconçu et fatalement suivi, d’un monde des Idées préexistant au monde réel et le nécessitant ; l’initiative des atomes peut remplacer l’initiative d’un créateur ; leur volonté spontanée, qui deviendra liberté chez l’homme, peut se substituer à la volonté réfléchie d’un démiurge ou d’une providence.

Le premier résultat remarquable de cette conception d’Epicure, c’est qu’elle agrandit le monde. Si le monde avait été créé par une volonté divine, cette volonté insondable aurait pu ne tirer du néant que ce qu’elle eût voulu, ne donner naissance qu’à la terre élue par elle et entourée par elle d’une ceinture d’étoiles et de soleils. Mais si le monde est en quelque sorte le produit de l’infini, il doit être infini lui-même[46]. En supprimant l’idée du dieu créateur, Epicure et Démocrite aboutissent logiquement à la conception moderne du monde, où nous ont amenés si tard les découvertes astronomiques. Si notre terre est l’œuvre des atomes, pourquoi « tous ces autres atomes placés en dehors d’elle resteraient-ils oisifs[47]? » La nature est aussi féconde qu’elle est grande. Partout dans l’espace la vie éclate. « Dire qu’il n’y a qu’un seul monde dans l’infini, s’écriait Métrodore, c’est comme si l’on disait qu’un vaste champ est fait pour produire un épi[48]. » Au lieu d’un seul monde, il y en a donc, comme des atomes, à l’infini. « Je les vois se former au sein du vide, » dit Lucrèce avec enthousiasme. Ces mondes, ces orbes, terrarum orbes, ont leurs habitants ; ce sont de grands corps qui se développent comme notre corps, puis meurent comme lui pour faire place à d’autres ; tous les jours il naît et il meurt des mondes dans l’espace infini ; c’est une perpétuelle évolution suivie d’une perpétuelle dissolution[49]. Car Epicure ne tenait pas moins à l’idée de la dissolution des mondes qu’à celle de leur formation spontanée, et Lucrèce revient à plusieurs reprises sur ce sujet. Un monde qui resterait perpétuellement le même aurait un caractère de divinité ; on serait porté à l’adorer : les anciens adoraient les astres ; il redeviendrait pour nous un objet de terreur superstitieuse et une nouvelle sorte de destin. Par cette persévérance à repousser du monde toute forme du divin, Epicure se rencontre naturellement avec les savants contemporains, qui considèrent la marche des choses comme produite indépendamment d’un dieu ordonnateur. Aussi les savants modernes retrouveront-ils chez les Epicuriens le germe de leurs idées : Lucrèce avait parlé avant Lamarck de ces tâtonnements successifs (tentando, experiundo) par lesquels les éléments cherchent à se combiner et finissent par trouver en effet une combinaison stable. Il avait parlé avant Darwin de l’existence d’espèces maintenant disparues, parce qu’elles n’avaient pas su déployer assez « de force », de « ruse » ou « d’agilité » pour vaincre leurs adversaires, pour se reproduire et traverser les siècles. Il avait parlé avant M. Spencer du développement des mondes semblable à celui des individus, et aboutissant comme celui-ci à la vieillesse et à la mort. Enfin c’est chez Lucrèce qu’on trouve pour la première fois exprimée clairement et développée scientifiquement l’idée d’un progrès par lequel l’humanité s’avance pas à pas vers le mieux, pedetentim progreditur.

Une seconde conséquence de la théorie épicurienne, c’est que l’homme, forme comme le monde par le rapprochement spontané des principes de vie, tient du monde tout ce qu’il possède, est fait à son image et n’a rien en lui-même de supra-naturel. Que sommes-nous, sinon une réunion d’atomes, mais d’atomes plus subtils, plus capables encore de « décliner », et plus conscients de l’élan intime par lequel ils se meuvent ? Notre liberté elle-même, loin d’être supérieure à la nature, n’a son origine qu’en elle et n’est que l’achèvement de son essentielle spontanéité. On ne saurait expliquer autrement, selon Epicure, le pouvoir que nous prétendons tous posséder de choisir entre deux directions contraires, de nous porter librement là où notre volonté nous conduit, quò ducit quemque voluntas, de nous arracher en quelque sorte au poids des habitudes ou des tendances acquises. « Si toujours tout mouvement nouveau naît d’un précèdent dans un ordre nécessaire, si les germes des choses, en déclinant, ne produisent pas un principe de mouvement qui brise les liens de la nécessité et empêche la cause de suivre la cause à l’infini, d’où surgit chez les êtres vivants sur la terre, d’où surgit, dis-je, cette libre puissance arrachée au destin[50] ? Par elle nous marchons où nous conduit notre volonté. Nous déclinons, nous aussi, nos mouvements sans qu’on puisse d’avance déterminer le temps ni l’endroit de l’espace, mais comme l’a voulu notre esprit même. Car sans aucun doute c’est la volonté de chacun qui est le principe de ces actions, et c’est de là que les mouvements se répandent à travers les membres. »

On voit quelle unité règne dans la conception d’Epicure : non-seulement le monde se suffit à lui-même, mais il suffit à expliquer l’homme et la liberté que l’homme croit sentir en lui. La nature et l’homme sont tellement solidaires, qu’on ne peut trouver chez l’un quelque chose d’absolument nouveau qui manquerait à l’autre : voulons-nous qu’on reconnaisse en nous-mêmes un principe de spontanéité et de liberté, ne le retirons pas entièrement des choses. On ne peut pas faire sa part à la necessité et dire : elle règne tout autour de nous, mais elle ne règne pas sur nous. « Epicure avoue, dit Cicéron, qu’il n’eût pu poser de bornes à la fatalité s’il ne se fût réfugié dans l’hypothèse de la déclinaison[51]. » « C’est, dit-il encore, par le mouvement spontané de déclinaison qu’Epicure croit possible d’éviter la nécessité du destin. Il mit en avant cette hypothèse parce qu’il craignit que, si toujours l’atome était emporté par la pesanteur naturelle et nécessaire, nous n’eussions rien de libre ; car l’âme serait mue de la même manière, de sorte qu’elle serait contrainte par le mouvement des atomes. Démocrite, lui, l’inventeur des atomes, avait mieux aimé accepter que toutes choses se fissent par nécessité, que d’ôter aux atomes leurs mouvements naturels[52]. » Démocrite et Epicure sont d’ailleurs aussi logiques l’un que l’autre ; le premier, admettant partout dans le monde la nécessité, la plaça aussi chez l’homme ; le second, admettant la liberté chez l’homme, se vit forcé d’introduire aussi dans le monde un élément de contingence. Le véritable désaccord entre Démocrite et Epicure roule donc bien sur cette question : sommes-nous libres ou non, et plus généralement : — y a-t-il en toutes choses spontanéité ou fatalité absolue? — C’est à cette alternative que se ramène celle de la déclinaison spontanée ou du mouvement nécessaire ; c’est ce problème moral qu’Epicure a transporté à l’origine des choses et dont il a fait le problème même de la création.

Ni Epicure ni Lucrèce ne se dissimulaient combien ils choqueraient l’opinion en lui proposant l’idée d’une déclinaison spontanée. « Quelle est, demande Cicéron, cette cause nouvelle dans la nature, pour laquelle l’atome décline[53] ? » Supposer que, sans détermination physique ou mathématique, sans force fatale venue du dehors ou placée au-dedans, les atomes dévient et déclinent d’une manière qui échappe au calcul (ratio), cela est incompréhensible ; et tant qu’il s’agit d’atomes, de lignes droites et de lignes courbes, notions purement géométriques, tout l’avantage semble rester aux « physiciens » ; mais il n’en est plus ainsi selon Epicure lorsque, rentrant en nous-mêmes, nous réclamons pour nous cette liberté que nous refusons aux autres êtres. Si on admet l’arbitre en nous, pourquoi le restreindre à nous? si, là où il n’y a plus de motif assez fort pour nous déterminer fatalement à telle action, on suppose encore une volonté assez puissante pour s’y porter d’elle-même, et si on ne veut pas voir là de contradiction, on ne devra pas en voir davantage dans le mouvement sans cause extérieure et apparente des vivants atomes. Comment le grand monde qui nous entoure ne serait-il qu’un vaste et inflexible mécanisme, si on prétend que notre petit monde est une source de vive volonté et de mouvement ?

Par cette habile position du problème, Epicure espère enlever à sa solution ce qu’elle paraissait d’abord avoir de contradictoire et d’absurde : l’absurdité, s’il y en a une, est transportée dans la conception du libre-arbitre. Etant données d’une part l’apparente nécessité de tous les phénomènes, d’autre part l’apparente liberté du vouloir et du mouvoir, il est impossible d’éviter le conflit entre ces deux puissances contraires ; il faut accepter l’une et rejeter l’autre ; or, à en croire Epicure et Lucrèce, le choix n’est pas douteux, puisque l’une, nous la sentons, et que l’autre, nous la conjecturons.

Placés dans cette alternative, les contemporains d’Epicure essayèrent pourtant de s’y soustraire. On trouve dans le De fato de Cicéron un passage intéressant à ce sujet. Selon Cicéron, Carnéade disait que les Epicuriens auraient pu défendre leur thèse contre le déterminisme stoïcien sans avoir recours à la déclinaison. « Car, puisqu’ils enseignaient qu’il peut exister un certain mouvement volontaire de l’âme, il eût été mieux de défendre ce point que d’introduire la déclinaison, dont ils ne peuvent précisément trouver de cause ; en défendant ce principe, ils pourraient facilement résister à Chrysippe. » Carnéade blâme ici les Epicuriens d’avoir transporté le problème de la liberté dans l’univers, au lieu de le restreindre à l’homme : ils pouvaient, selon lui, soutenir que l’homme est libre sans placer pour cela la liberté de mouvement dans l’atome : ils eussent dû dire que l’atome et l’homme se meuvent tous deux en vertu de leur nature propre, sans cause extérieure et antécédente, et substituer ainsi la nature à la nécessité ou à la liberté. « Accorder qu’il n’y a point de mouvement sans cause, ce ne serait pas accorder que tout se fait par des causes antécédentes, car notre volonté n’a pas de causes extérieures et antécédentes. Nous usons donc du langage vulgaire en disant que nous voulons une chose ou ne la voulons pas sans cause, car par ces mots nous entendons : sans une cause extérieure et antécédente, non sans une cause quelconque. De même que, quand nous disons qu’un vase est vide, nous ne parlons pas comme les physiciens, qui nient le vide, mais nous voulons dire par exemple que le vase est sans eau, sans vin, sans huile, de même quand nous disons que l’âme se meut sans cause, nous voulons dire sans une cause antécédente et extérieure, et non absolument sans cause[54]. On peut dire de l’atome même, lorsqu’il est mû à travers le vide par son propre poids, qu’il est mû sans cause, parce que nulle cause ne survient du dehors. Mais, pour ne pas être tous raillés par les physiciens si nous prétendons que quelque chose arrive sans cause, il faut faire une distinction, et dire que la nature même de l’atome est d’être mû par son poids, que c’est là la cause pour laquelle il se meut ainsi. » Par cette ingénieuse introduction de l’idée de nature, Carnéade croit échapper à l’idée de nécessité sans avoir besoin d’invoquer la déclinaison spontanée des atomes ; selon lui, l’atome ne se meut pas parce qu’une cause extérieure le pousse, ni parce qu’il décline spontanément : il se meut parce que telle est sa nature. « De même, pour les mouvements volontaires des âmes, il ne faut pas chercher de cause extérieure : car le mouvement volontaire possède lui-même en soi cette nature d’être en notre puissance, de nous obéir, et cela non sans cause : la nature même est la cause de cette action[55]. » Ainsi, par l’idée de nature, c’est-à-dire d’une cause qui ne serait proprement ni libre ni nécessaire, Carnéade espère concilier la régularité des mouvements dans l’univers avec leur liberté arbitraire dans l’homme.

Cet argument subtil de Carnéade (que Bayle admire) ne put convaincre les Epicuriens : n’est-ce point se payer de mots que d’invoquer la nature comme cause, et de soutenir que cette cause n’a pas un caractère fatal, qu’elle ne ramène pas avec elle l’idée de nécessité qu’on voulait écarter ? Carnéade croit que, si la nature de l’atome est d’être mû par son propre poids, l’atome, en échappant ainsi à une cause extérieure, échappe à la nécessité ; mais Lucrèce répond en distinguant deux sortes de nécessité également à craindre, l’une extérieure, externa vis, l’autre intérieure, necessum intestinum. Parce que la pesanteur est naturelle (gravitas naturalis), en est-elle moins nécessaire (necessaria) ? Et si la nécessité règle seule les mouvements de l’atome, pourquoi ceux de nos âmes y échapperaient-ils ? D’où vient cette nouvelle nature de mouvement qui, selon les expressions de Carnéade, « serait en notre puissance et n’obéirait qu’à nous ? » Nos âmes ne sont-elles pas composées des mêmes éléments que le reste de l’univers et peuvent-elles faire exception à la loi commune ? Dans ce débat, c’est Epicure, semble-t-il, qui se montre le plus logique. Au moins est-il intéressant de voir par ce passage combien l’idée de liberté a préoccupé les Epicuriens, et avec eux l’antiquité.

II. — Une nouvelle question se pose. Il semble impossible de contester que, le premier dans l’antiquité, Epicure a tenté d’introduire la contingence au sein de la nature, d’expliquer par des mouvements spontanés la formation du monde et de légitimer ainsi l’existence de la liberté humaine. Mais on croit d’ordinaire que la contingence, placée par Epicure à l’origine des choses, existait selon lui à l’origine seulement et disparaissait ensuite pour laisser de nouveau place à la nécessité. Une fois le monde fait, une fois la machine construite, pourquoi n’irait-elle pas toute seule sans qu’il soit besoin d’invoquer désormais aucune autre force que la nécessité ? La « chaîne du destin » dont parle Lucrèce a été rompue une fois, comme on l’a dit, « par un coup du sort ; » cela peut suffire ; depuis, ne s’est-elle pas réformée anneau par anneau, et de nouveau n’enserre-t-elle pas l’univers ? Selon cette hypothèse, Epicure n’aurait introduit la « déclinaison » dans la nature que par une sorte d’expédient dialectique, et se serait empressé de l’en retirer aussitôt.

Pour confirmer cette hypothèse du déterminisme succédant à la contingence dans l’univers, on invoque un passage où Lucrèce, voulant combattre l’idée de création divine, soutient que nul être ne peut sortir tout fait du néant, qu’il a besoin pour naître d’un germe préexistant et de conditions déterminées (certis)[56]. Ainsi, dit Lucrèce, la rose ne sort pas tout à coup du néant, les moissons n’apparaissent pas soudain jaunissantes à la surface de la terre, l’enfant n’est pas homme en un jour. Rien ne vient de rien, et tous les êtres proviennent d’un germe se développant dans le temps d’une manière déterminée. De plus, ajoute-t-il, il faut que ce germe soit approprié à l’individu qui doit en sortir ; car les êtres ne sont pas engendrés dans des conditions indéterminées, au hasard (incerto partu) : ni les corps, ni les arbres ne peuvent produire des fruits de toute espèce ; les poissons ne naissent pas dans la terre, les troupeaux ne tombent pas des nues, l’homme ne se forme pas au sein de la mer, « car chaque être naît de germes déterminés, qui sont l’objet d’une certitude scientifique » (seminibus quia certis quidque creatur)[57]. C’est sur cet emploi du mot certus plusieurs fois répété à propos des germes des organismes, qu’on s’est appuyé pour conclure qu’à l’indétermination de la cause première succède dans le système épicurien la détermination immuable des effets, que ce vaste univers obéit maintenant et obéira éternellement aux lois de la nécessité, que la déclinaison est dorénavant incapable de rompre 1’enchaînement des causes.

Une telle conclusion nous semble dépasser la pensée de Lucrèce. Certains philosophes qui de nos jours admettent comme Epicure, — à tort ou à raison, — la contingence dans l’univers, croiraient-ils pour cela qu’un pommier peut produire une orange, ou un oranger une pomme, qu’un atome à lui seul peut enfanter ce qui suppose une combinaison déterminée d’atomes, qu’un homme à lui seul peut faire une famille ou une cité ? Autre chose est de croire que l’univers, dans ses premiers principes, n’est pas soumis à une nécessité absolue, et autre chose de croire au dérangement soudain de toutes les lois ou résultantes naturelles. Le mouvement spontané et initial ne peut etre calculé et déterminé d’avance (nec ratione loci certâ), mais les combinaisons des mouvements une fois produites peuvent être calculées et déterminées, elles constituent une matière certaine dont les choses ont besoin pour naître (materies certa rebus gignundis). Il est une idée que Lucrèce et les Epicuriens tiennent précisement à combattre, c’est l’idée du merveilleux, du miraculeux. Nous savons qu’ils ont autant d’aversion pour la puissance miraculeuse de la divinité que pour la puissance rationnelle de la nécessité ; c’est donc ces deux puissances à la fois, et non une seule, qu’ils veulent supprimer. Introduire dans les phénomènes assez de régularité pour que le miracle n’y puisse trouver place, assez de spontanéité pour que la nécessité n’ait plus rien d’absolu, de primitif ni de définitif, tel est le double but poursuivi par les Epicuriens. Voyons comment ils espèrent l’atteindre.

Contre l’idée de miracle, Epicure et Lucrèce invoquent la nature même et la forme des atomes, d’où naissent entre eux des différences ineffaçables. L’atome ne peut pas plus changer sa nature que l’homme ne peut quitter sa nature d’homme. Il s’en suit que, pour former un corps quelconque, il ne suffit pas d’associer au hasard des atomes de toute espèce, il faut d’abord un germe déterminé ou se trouvent déjà réunis un certain nombre d’atomes d’une espèce donnée ; puis, pour que ce germe se développe, il a besoin de rencontrer dans l’espace et de s’approprier les atomes d’une nature analogue aux siens ; s’il ne les rencontre pas, il est arrêté en son développement, il meurt ; s’il les rencontre, il se développe en se les assimilant, il croît, mais lentement car il ne peut rencontrer d’un seul coup tous les éléments et matériaux qui lui sont nécessaires. Le temps devient ainsi la condition et le facteur du développement des êtres. Et alors nulle puissance capricieuse ne peut faire apparaître en un jour des êtres nouveaux dans le monde, pas plus qu’elle n’a pu faire sortir le monde lui-même du néant. La création et le miracle sont également impossibles ; toutes les fables de la religion païenne où les dieux ressuscitaient les morts, où ils métamorphosaient les êtres vivants, sont du coup anéanties ; les phénomènes célestes ou terrestres dans lesquels on voyait se manifester directement la colère ou le pardon des dieux, perdent toute signification. Lorsque Lucrèce a voulu nous montrer comment Epicure avait réussi à vaincre la religion et les dieux, il nous a dit que c’était en enseignant aux hommes « ce qui peut naître et ce qui ne le peut, par quelle raison chaque chose a une puissance limitée et rencontre une borne qui lui est attachée profondément (altè terminus hærens). » Ainsi c’est bien contre l’idée religieuse, contre toute intervention des dieux dans l’univers, que sont dirigées les paroles de Lucrèce ; et suivant lui la principale objection au merveilleux est tirée de l’organisation déterminée et du développement régulier des corps. Il y a là une idée digne de remarque. Toutes les sciences en effet ne paraissent pas d’abord également ennemies des religions : là où il semble que l’opposition entre les sciences et les religions soit le plus marquée et le plus décisive, c’est dans les sciences physiologiques ; la genèse des organismes, où l’hérédité et le temps jouent un tel rôle, exclut plus formellement toute puissance surnaturelle, toute création magique des êtres ; un fiat lux paraît encore admissible, un fiat homo ou fiat lupus fait sourire ; le premier conserve une apparence de sublimité, le ridicule du second éclate au premier abord. Moins une science est abstraite, plus elle est incrédule.

Maintenant, de ce qu’Epicure s’est ainsi efforcé de détruire le merveilleux et le miraculeux, s’ensuit-il qu’après le hasard de la première déclinaison il ait tout rendu nécessaire ? Parce qu’il n’y a point de dieux agissant sur le monde, s’ensuit-il qu’il n’y ait plus nulle part aujourd’hui de spontanéité ni de liberté ? Telle n’est certainement point la pensée d’Epicure.

Nous savons que, selon lui, ce qui explique et commence en quelque sorte la liberté de l’homme, c’est la spontanéité de mouvement dans l’atome, c’est le pouvoir de décliner. Or, ce pouvoir, qui introduit la contingence dans l’univers, ne disparaît nullement après la formation de l’univers. Pourquoi disparaîtrait-il ? Pourquoi, après avoir produit le monde par leurs mouvements spontanés, les atomes « resteraient-ils oisifs, » suivant une expression de Lucrèce, et ne pourraient-ils contribuer à de nouveaux progrès en « tentant » sans cesse des « combinaisons nouvelles » ? Les textes précédemment examinés ne prouvent absolument rien en faveur d’une telle hypothèse. Au contraire, partout où les Epicuriens parlent de la déclinaison, ils la considèrent non pas comme un fait passé, comme un coup du sort, une exception fortuite qui se serait produite une fois et ne se reproduirait plus, mais comme un pouvoir très-réel que conservent et les atomes et les individus formés par la réunion de ces atomes. Ce pouvoir, l’homme en use tous les jours, suivant Lucrèce. On n’a pas oublié le texte important : « Nous déclinons nos mouvements, sans que le temps et le lieu soient déterminés, mais comme nous y a portés notre esprit même. »

Declinamus item motus, nec tempore certo
Nec regione loci certâ, sed uti ipsa tulit mens.

Un autre passage relatif non plus à la déclinaison des âmes, mais à celle des corps pesants, n’est pas moins décisif. Evidemment, dit Lucrèce, les corps pesants que nous voyons tomber ne suivent pas, dans leur chute, une direction oblique ; mais « qu’ils ne déclinent absolument point de la ligne perpendiculaire, qui pourrait soi-même le discerner ? »

Sed nihil omnino recta regione viai
Declinare, quis est qui possit cernere sese[58] ?

Ainsi, suivant cette conception un peu naïve d’Epicure, même devant nos yeux, même dans les assemblages de matière les plus grossiers, la spontaneité pourrait bien encore avoir une place ; elle pourrait se manifester par un mouvement réel, quoique insensible, par une perturbation dont l’effet n’apparaîtra qu’après des siècles. Partout donc où se trouve l’atome, dans les objets extérieurs comme en nous-mêmes, se trouvera plus ou moins latent le pouvoir de rompre la nécessité ; et puisque, hors l’atome, il n’y a que le vide, nulle part ne règnera une nécessité absolue ; le libre pouvoir que possède l’homme existera partout, à des degrés inférieurs, mais toujours prêt à s’éveiller, à agir. Est-ce à dire qu’en mettant partout la spontanéité, Epicure ait mis partout une sorte de miracle et soit ainsi revenu sans le vouloir à la conception d’une puissance merveilleuse toute semblable à celle des dieux ? Non, et Epicure a toujours cru pouvoir rejeter l’idée de miracle tout en défendant l’hypothèse de la déclinaison qui lui était chère. Pour qu’il y ait vraiment miracle, deux conditions doivent être réalisées : d’abord il faut supposer des puissances existant en dehors de la nature, ensuite il faut leur attribuer un pouvoir assez grand sur la nature pour modifier à la fois, d’après un plan préconçu, tout un ensemble de phénomènes. Au contraire la spontanéité des atomes est un pouvoir placé dans les êtres mêmes, non en dehors d’eux, et d’autre part ce pouvoir ne s’exerce que sur un seul mouvement, il ne dépasse les lois nécessaires de la mécanique (lois ultérieures et dérivées) que sur un seul point et d’une manière tout à fait insensible. Les mouvements spontanés ne peuvent avoir de résultats qu’à la longue, en s’accumulant, en permettant des combinaisons nouvelles. en aidant ainsi la marche des choses au lieu de l’entraver ; la spontanéité, si elle existe, va dans le sens de la nature : à en croire Epicure, nous ne dérangeons pas véritablement les lois de la nature quand, par une décision de la volonté impossible à déterminer d’avance (non certa), nous nous déterminons nous-même dans tel ou tel sens, nous prenons telle ou telle direction[59]. Le miracle, au contraire, est en opposition directe et formelle avec la nature : c’est un arrêt violent dans la marche des choses. Pour susciter tout d’un coup une comète ou un météore, par exemple, il faudrait déranger tout un ensemble de phénomènes, faire converger vers un but particulier, absolument contraire à celui de la nature, tout un ensemble de mouvements. Le pouvoir des dieux serait donc éminemment ennemi de la nature, et c’est pour cela qu’Epicure et Lucrèce le combattent avec acharnement. La spontanéité, au contraire, précède, suit et complète la nature, l’empêche d’être un pur mécanisme incapable du mieux ; c’est pour cela qu’Epicure la maintient : il espère ainsi, à tort ou à raison, contre-balancer la nécessité sans déranger néanmoins l’ordre des choses.

III. — De même qu’Epicure a combattu le déterminisme physique, il prétend également détruire le déterminisme logique. Ennemi des lois nécessaires de l’intelligence comme des lois nécessaires de la matière, il s’efforce de renverser cet axiome que, de deux propositions contradictoires, l’une est nécessairement vraie et l’autre fausse : pour cela, il s’appuie de nouveau sur le sentiment intime de notre libre arbitre. De deux propositions contradictoires au sujet d’un événement futur, ni l’une ni l’autre prise en particulier n’est vraie : car, s’il y en avait une de vraie, si l’on pouvait par exemple prévoir à coup sur une des décisions du libre arbitre, ce libre arbitre même serait supprimé[60]. Les divers événements ne sont donc pas, comme le voulaient les Stoïciens, des conséquences et pour ainsi dire des aspects divers de la vérité éternelle ; il n’y a de vrai que ce qui est arrivé. Par exemple il n’est pas vrai actuellement qu’Epicure vivra demain ; mais cela peut devenir vrai[61]. La contingence est au fond de tout, et la vérité même en découle.

La science de la divination, la prescience, qui tenterait de lier l’avenir, est aussi rejetée : l’avenir appartient à la puissance spontanée ; l’avenir, c’est ce qui sortira de l’indétermination persistant jusque dans la détermination présente. La science des devins ne peut donc se soutenir : μαντικὴ ἀνύπαρκτος[62]. On ne peut tirer de pronostics ni du vol des oiseaux ni de tous ces phénomènes qu’observaient patiemment les augures antiques. Comment se mettre dans l’esprit, dit Epicure, que le départ des animaux d’un certain lieu soit réglé par une divinité qui s’applique ensuite à remplir ces pronostics ? Il n’y a pas même d’animal qui voudrait s’assujettir à ce sot destin ; à plus forte raison n’y a-t-il pas de dieux pour l’établir[63]. — Ce n’est point seulement une croyance superstitieuse qu’Epicure combat ici en rejetant la divination, c’est encore et toujours l’idée de fatalité. Jusqu’alors toute l’antiquité, sans en excepter les philosophes croyant plus ou moins au destin, avait cru plus ou moins à la prescience et à la divination. Les Stoïciens surtout l’admettaient formellement ; dans leur pensée, toutes choses se liant, se tenant et conspirant ensemble, il devait être possible pour l’âme inspirée d’apercevoir dans les choses présentes les choses futures, de lire l’avenir dans le moindre événement, dans le plus insignifiant en apparence. Mais si on ôte à la fois du monde le nécessaire et le divin, la divination, cette croyance sur laquelle reposait en partie la vie antique, disparaît du même coup. On connaît le passage du De natura deorum où l’épicurien Velléius raille les Stoïciens de leur triple foi à la providence, la fatalité et la divination : « S’il y a dans le monde un dieu qui le gouverne, qui préside au cours des astres et aux saisons, qui conserve l’ordre et les changements réguliers des choses, qui ait l’œil sur la terre et sur les mers, qui protège la vie et les intérêts des hommes, de quelles tristes et pénibles affaires le voilà embarrassé ! Comme les poètes tragiques, lorsque vous ne pouvez dénouer votre pièce, vous avez recours à un dieu... Ainsi vous nous mettez sur la tête un maître éternel, dont nous devrions jour et nuit avoir peur. Car comment ne pas craindre un dieu qui prévoit tout, qui pense à tout, qui remarque tout, qui croit que tout le regarde, dieu curieux et affairé. De là d’abord votre necessité fatale, que vous appelez εἱμαρμένη. Ce qui arrive, vous le prétendez découle de la vérité éternelle et de l’enchaînement continu des causes : quel prix attacher à une philosophie qui, comme les vieilles femmes, et les plus ignorantes, croit que tout se fait par le destin ? Vient ensuite votre μαντική, que les Latins appellent divination. A vous en croire, nous deviendrions superstitieux jusqu’à révérer les aruspices, les augures, les devins, tous les oracles, tous les prophètes. Pour nous, exempts de toutes ces terreurs et mis en liberté par Epicure, nous ne craignons point les dieux[64]... »

Après avoir tenté de détruire le déterminisme physique et logique, Epicure ne s’arrête pas dans cette voie, il s’attaque à ce qu’on pourrait appeler le déterminisme moral, je veux dire cette doctrine qui nie la responsabilité et considère comme menteurs l’éloge ou le blâme. L’idée de responsabilité, de valeur propre et personnelle sans considération de peine ou de récompense extérieures, est en général étrangère aux systèmes utilitaires ; mais Epicure, estimant que la liberté est la plus grande clés utilités et la posant comme la condition définitive du bonheur, ne pouvait pas ne pas poser avec elle son corollaire naturel, si peu en harmonie, ce semble, avec l’idée première de son système. « La nécessité, écrit-il à Ménécée, la nécessité, dont quelques-uns font la maîtresse de toutes choses, se ramène en partie au hasard, en partie à notre pouvoir personnel. » Au hasard se ramènent les événements extérieurs, qui ne sont point primitivement soumis à une loi nécessaire, mais à des causes spontanées dont nous ne pouvons prévoir les effets ; à notre pouvoir personnel se ramènent nos événements intérieurs, qui ne sont soumis non plus à aucune loi nécessaire, mais ont la liberté pour cause. « En effet, continue Epicure, d’une part la nécessité est irresponsable, d’autre part le hasard est instable ; mais la liberté est sans maître, et le blâme, ainsi que son contraire (la louange), l’accompagne naturellement[65]. »

Ainsi, puisque nous sommes sans maître, puisque nous sommes indépendants de tout ce qui n’est pas nous, le blâme ou la louange ne peuvent pas remonter au-dessus de nous, s’adresser ou à la nécessité ou au hasard ; ils s’arrêtent au moi. Par cette attribution d’une valeur intrinsèque à la liberté, Epicure semble faire un effort pour dépasser son propre système moral. S’il arrache, comme dit Lucrèce, la liberté au destin, ce n’est plus seulement, comme Lucrèce l’ajoute, pour qu’elle s’avance indépendante où l’appelle le plaisir ; c’est aussi pour que, dans cette indépendance même, elle trouve ce premier et ce dernier des plaisirs, — qui ne peut même plus s’appeler proprement un plaisir : — le sentiment de la valeur personnelle, de l’éloge, de la dignité.

Avec ce bien, on ne tient plus seulement, selon Epicure, quelque chose d’irresponsable (ἀνάγκη ἀνυπεύθυνον), ni d’instable comme le hasard (τυχὴ ἄστατον) ; c’est un bien immortel qui, en se joignant aux autres biens, les rend immortels comme lui. Aussi, après avoir opposé cette liberté méritante du sage au destin et au hasard, Epicure ajoute : « Ainsi tu vivras comme un dieu entre les hommes ; car en quoi ressemble-t-il à un être mortel, l’homme qui vit au sein de biens immortels[66] ? »

IV. — Les textes qui précèdent peuvent enfin nous faire comprendre le vrai sens, trop méconnu, qu’Epicure attachait au mot de hasard ; pourquoi il tenait tant à sauver à la fois, selon les expressions de Plutarque, le hasard dans la nature, la liberté dans l’homme, et les conséquences morales qu’il tirait de sa théorie du clinamen.

D’abord le hasard n’est pas pour Epicure l’absence de cause ; car, nous le savons, rien ne se fait sans cause, rien ne vient de rien : c’est sur ce principe même qu’Epicure s’appuie pour induire de notre volonté à la nature. Le hasard n’est pas non plus à ses yeux, comme on l’a dit souvent, la liberté même ; car Epicure pose toujours les deux termes de hasard et de liberté parallèlement, sans confondre l’un avec l’autre (ἃ μὲν ἀπὸ τύχης ἃ δὲ παρ᾿ ἡμᾶς[67]). Le hasard, en effet, est extérieur, la liberté est intérieure. Le hasard est une manière dont les choses nous apparaissent dans leur relation avec nous : c’est l’imprévu, l’indéterminable, qui se produit dans un temps et dans un lieu non certains. Mais cet imprévu est le résultat d’une cause qui se cache derrière le hasard : « In seminibus esse aliam, præter plagas et pondera, causam Motibus, unde hæc est nobis innata potestas[68]. » Cette cause, qui est le fond de la réalité, est en définitive, comme nous l’avons vu, la spontanéité du mouvement, inhérente aux atomes. Le hasard n’est que la forme sous laquelle cette spontanéité se révèle à nous. Quant à nous, ce qui nous constitue, c’est le pouvoir sur nous-mêmes et la liberté du vouloir et du mouvoir : τὸ ἐφ᾿ ἡμῖν. Ainsi s’explique entièrement ce passage de Plutarque, que nous pouvons maintenant mieux comprendre : « Epicure donne à l’atome la déclinaison… afin que le hasard soit produit et que la liberté ne soit pas détruite : — ἄτομον παρεγκλῖναι (spontanéité de déclinaison)... ὄπως τύχη παρειστέλθη (hasard extérieur qui en est la forme) καὶ τὸ ἐφ᾿ ἡμῖν μὴ ἀπόλη ται (liberté intérieure qui en est le sentiment)[69]. » La τύχη, et le τὸ ἐφ᾿ ἡμῖν sont les deux modes d’une spontanéité identique au fond, à laquelle Epicure vient de nous dire que le destin des Physiciens se ramène.

Mais ce hasard extérieur, une fois manifeste, n’en devient pas moins pour nous une puissance plus ou moins hostile, la fortune, contre laquelle il faut, par la morale, savoir prémunir sa liberté. La fortune n’est plus, il est vrai, une puissance absolument invariable et invincible, comme l’était le destin. Avec le hasard changeant et variable, l’espérance est toujours permise, bien plus, toujours commandée. Il est pourtant quelque chose de meilleur que de compter sur un hasard pour en corriger un autre : c’est de compter sur soi et sur ce qui dépend de soi : ἃ παρ᾿ ἡμᾶς. Puisque rien d’absolument malheureux, nulle infortune irrémédiable, nul destin inflexible ne peut s’imposer à nous au dehors comme au dedans, la nature ne peut nous dominer, et c’est nous, au contraire, qui devons la dominer par notre volonté. Le sage, qui aurait été réduit au désespoir et à l’inertie devant l’absolu de la nécessité ou du caprice divin, retrouvera toutes ses forces en face du hasard, c’est-à-dire au fond en face de la spontanéité, c’est-à-dire encore d’une puissance qui n’est plus terrible comme l’inconnu, mais qu’il connaît, et bien plus qu’il porte en lui-même. Il se dressera donc comme un combattant contre le hasard (ἀντιτάξεσται)[70] et il le prendra corps à corps : noble lutte ou le sage, sur de sa liberté supérieure, est sur de son triomphe final. L’épicurien, ici, rivalise avec le stoïcien[71]. L’avenir ne l’inquiète pas : que lui importe ce qui peut lui arriver ? Si c’est un mal, il l’évitera en déclinant, en écartant librement sa pensée et sa volonté, en s’écartant lui-même du monde, s’il le faut, par la mort volontaire.

La fortune, le hasard a si peu d’empire sur le sage, qu’il vaut mieux, dit Epicure, être infortuné avec la raison (ὰτυχεῖν εὐλογίστως) que d’être fortuné sans la raison (εὐτυχεῖν ὰλογίστως)[72]. La fortune n’apporte à la somme du bonheur nul bien et nul mal proprement dit, mais seulement les commencements des grands biens et des grands maux[73] ; en d’autres termes elle donne au sage des instruments plus ou moins bons ; mais cet « ouvrier de bonheur », par l’habileté de sa main suppléant à l’imperfection de ses instruments de hasard, se sert également bien des uns et des autres. Il saisit, à mesure qu’ils se présentent à lui, tous les instants de la durée et toutes les sensations qu’ils amènent avec eux. Ces sensations que le temps apporte, le temps ne peut plus les remporter, car le sage, s’en emparant par le souvenir, les garde à jamais sous ses yeux. La mémoire, selon Epicure, est une œuvre de volonté : on peut toujours ne pas oublier. Pour le sage qui sait se souvenir, le présent est sans peine, l’avenir sans appréhension, le passé sans regret : bien plus, envers ce passé dont sa mémoire lui apporte toutes les jouissances, dont sa volonté et le temps lui retranchent toutes les douleurs, il n’éprouve pas seulement un sentiment négatif et passif, mais un véritable sentiment de gratitude, de reconnaissance (χάρις)[74].

Que le hasard envoie donc au sage les choses les plus redoutables, la souffrance, la maladie, la torture ; qu’on le supplicie, qu’on le jette même « dans le taureau brûlant de Phalaris » : il restera libre, indépendant, sans trouble, appelant la fortune même à son secours, lui empruntant le souvenir des biens qu’elle a donnés et « l’anticipation » de ceux qu’elle donnera pour effacer la sensation des maux qu’elle donne ; l’épicurien, en se renfermant ainsi en lui-même, en cherchant ce qu’il y a de meilleur dans sa vie passée, y trouvera une force de résistance non moins grande que le stoïcien contre les obstacles de la vie présente : il sera heureux[75]. « Hasard », s’écriait Métrodore, « je suis inaccessible à tes attaques ; j’ai fermé toutes les issues par où tu pouvais venir jusqu’à moi ! » L’âme du sage est donc libre, sereine, satisfaite et de soi et des choses. En présence de la douleur il lui suffira toujours, pour l’éviter, de ce clinamen qui se retrouve à des degrés divers dans la sagesse réfléchie de l’homme comme dans la spontanéité aveugle des choses : il lui suffira d’un simple mouvement en arrière ou en avant, d’un libre recul vers le passé ou d’un libre élan vers l’avenir ; il déclinera loin de la douleur, il lui échappera comme l’atome au destin, et il se retirera à l’écart, dans un calme plus inaltérable et dans une plus douce imperturbabilité. Ainsi le sage, étant libre, est « sans maître » (ἀδέσποτος) ; il vit par cela même « au sein des biens immortels » (ἐν ἀθανάτοις ἀγαθοῖς) ; la déclinaison spontanée est devenue vertu et bonheur[76].

V. — Dans la conception épicurienne de la liberté, telle qu’elle ressort de ce chapitre, le point qui nous paraît le plus saillant et le plus original, c’est la solidarité étroite établie entre l’homme et le monde. D’habitude les partisans du libre arbitre sont loin de concevoir l’homme et le monde sur le même type : la liberté leur semble plutôt une puissance supérieure à la nature et divine qu’une puissance empruntée à la nature et qui se retrouve en ses éléments. De nos jours encore nous sommes portés à croire que la question de la liberté est une question exclusivement humaine, qu’elle nous regarde seuls, que nous pouvons nous retrancher dans notre for intérieur pour y discuter à loisir si nous sommes libres ou si nous ne le sommes pas. Nous nous imaginons aisément que l’univers entier peut être soumis à la fatalité sans que notre liberté, si elle existe, en reçoive d’atteinte. Mais alors, demande Epicure, cette liberté, d’où viendrait-elle ? « unde est hæc, fatis avolsa, potestas ? » comment pourrait-elle naître et subsister dans un monde absolument dominé par des lois nécessaires ? serions-nous donc des étrangers dans ce monde ? serions-nous tombés du ciel, comme Vulcain ? Si cela était, il faudrait supposer l’existence d’un Jupiter, d’un dieu, d’un maître ; nous reviendrions alors à l’esclavage dont Epicure veut nous faire sortir. Non, toutes les causes sont naturelles, et puisque « rien ne vient de rien, » notre liberté vient de la nature même. Il est curieux de voir Lucrèce invoquer ainsi en faveur de la déclinaison spontanée le fameux axiome ex nihilo nihil, qu’on a précisement tant de fois opposé à cette hypothèse. Selon lui, ce qui est dans reflet se trouve déjà dans les causes : si donc nous avons des mouvements spontanés, c’est que, dans tout mouvement, il peut y avoir quelque spontanéité ; si nous sommes vraiment libres de nous porter volontairement vers mille directions, il faut que toutes les parties de notre être, qui nous ont formés en s’assemblant, possèdent un pouvoir analogue, plus ou moins étendu, plus ou moins conscient, mais réel. Epicure arrive ainsi à nier l’inertie absolue de la matière, ou plutôt de ses éléments primitifs. C’est une sorte de dynamisme qu’il ajoute au mécanisme pur et simple de Démocrite.

Les adversaires d’Epicure ont essayé, comme nous l’avons vu, de sortir du dilemme qu’il leur posait : — ou la spontanéité dans les choses, ou la nécessité dans l’âme ; — mais il est douteux qu’ils aient réussi. De nos jours le même dilemme se pose encore à nous. Au fond la nature n’est pas un tout absolument hétérogène ; nous portons en nous quelque chose de l’animal, l’animal quelque chose du végétal, le végétal quelque chose du règne qui le précède ; et tous ces êtres, à leur tour, doivent avoir en eux quelque chose de l’homnme : « Tout est dans tout, » disait la parole antique. Qu’il y ait un seul être, une seule molécule, un seul atome dans l’univers ou la spontanéité ne soit pas, la liberté ne pourra sans doute plus être en nous : tous les êtres sont solidaires. Inversement si la liberté humaine existe, elle ne peut être absolument étrangère à la nature, elle doit déjà s’y faire pressentir et graduellement sortir de son sein. Les ténèbres elles-mêmes ont en elles quelque faible rayon de jour : si la nuit était absolument opaque, elle serait éternelle. En un mot, veut-on que l’homme soit libre, il faut qu’autour de lui tout possède aussi le germe de la liberté, que tout y tende, et que partout la spontanéité d’Epicure s’allie, pour organiser l’univers, au choc fatal de Démocrite[77]. Resterait à savoir si cette spontanéité universelle, cet élément de variabilité introduit dans l’univers, peut s’accorder avec les théories de la science moderne sur l’équivalence des forces et les lois mécaniques de révolution. C’est une question que nous n’avons pas à examiner. Nous avons voulu simplement chercher ici le vrai sens et montrer l’importance historique d’une des principales théories d’Epicure.


CHAPITRE III


LA TRANQUILLITÉ EN FACE DE LA MORT.


THÉORIE ÉPICURIENNE DE LA MORT, ET SES RAPPORTS AVEC LES THÉORIES CONTEMPORAINES


I. — Des idées antiques sur la mort au temps d’Epicure. Conception de la mort par analogie avec le sommeil. Croyance qu’il existe une conscience vague chez le mort comme chez l’homme endormi. Le tombeau conçu comme une espèce de demeure et d’habitation. Que les enfers des anciens ne sont autre chose que le tombeau agrandi. Horreur qu’inspiraient aux anciens ces idées sur la mort. Comparaison avec nos idées modernes sur ce sujet.
II. — Que la crainte de la mort, suivant Epicure, n’est pas rationnelle, et qu’elle est simplement l’effet de l’imagination. Que la mort en elle-même n’est point un mal. Le temps qui s’écoulera après notre vie doit-il nous effrayer plus que ne nous effraie celui qui s’est écoulé avant notre naissance ? Rapprochement de ces doctrines d’Epicure avec celles de Schopenhauer, de Strauss, de Buchner, de Bentham, de Bain, etc. — Comment Epicure se trouve logiquement amené à une très-curieuse théorie : le bonheur est indépendant de la durée, et l’immortalité même n’augmenterait pas notre bonheur. Analogie de cette théorie avec celle de Feuerbach.
III. — La mort, si elle n’est pas à craindre, est-elle à désirer ? Hégésias prédécesseur des pessimistes modernes. Opposition d’Epicure avec Hégésias. La mort, si elle n’est pas un mal, n’est pas non plus un bien. Des cas dans lesquels le sage peut par exception recourir au suicide. — La mort d’Epicure et sa dernière lettre.
IV. — Originalité de la doctrine d’Epicure. Qu’un certain nombre des objections qu’on lui a adressées ne l’atteignent pas. Qu’au point de vue de la doctrine du plaisir, la théorie d’Epicure sur la mort est plus conséquente qu’on ne l’a cru. Pourquoi l’épicurien peut dans une certaine mesure envisager la mort sans crainte. A quelle condition seulement l’immortalité serait possible. — Qu’il y a deux manières différentes de craindre la mort, et qu’Epicure a eu tort de ne pas les distinguer.

L’idée dominante de la philosophie d’Epicure, telle que nous la connaissons déjà, c’est l’idée d’affranchissement, de libération intellectuelle et morale ; mais l’homme, une fois délivré des dieux de la fable ou du destin de Démocrite, se trouve encore en présence d’une nécessité dernière, la plus inévitable de toutes, celle de la mort. Affranchir l’homme de la crainte de la mort, tel sera donc en fin de compte l’objet suprême de la doctrine d’Epicure. « Il n’y a rien de redoutable dans la vie, dit ce dernier, pour celui qui sait qu’il n’y a rien de redoutable dans la privation de la vie[78]. »

La théorie d’Epicure sur la mort est peut-être l’effort le plus remarquable qui ait été tenté pour délivrer l’esprit humain de toute crainte de la mort, et cela abstraction faite de la croyance à l’immortalité. Lorsque, trois siècles après Epicure, le christianisme apparut et affirma avec tant de force la survivance et la résurrection, les théories épicuriennes sur la mort tombèrent dans l’abandon. De nos jours où le christianisme a beaucoup perdu de sa force, où l’on ne se contente plus à l’égard de l’immortalité des affirmations gratuites d’une religion, où la conception épicurienne de l’univers reparaît dans les sciences et semble jusqu’à nouvel ordre la plus voisine de la vérité, il est intéressant d’étudier l’attitude que la morale du bonheur avait prise avec Epicure en face de la mort, d’examiner si les critiques dont ce philosophe a été l’objet sont toutes sérieuses, et quel est le point précis où sa théorie se montre insuffisante. Chemin faisant, nous aurons à relever plus d’une analogie entre les doctrines d’Epicure et celles de Schopenhauer, de Strauss, de Feuerbach et d’autres penseurs contemporains.

I. — Pour comprendre en son vrai sens la théorie épicurienne, il faut d’abord se dépouiller des idées que le christianisme a plus ou moins inculquées à tous au sujet de la mort. Dans la crainte de la mort l’imagination entre pour une part égale à celle de la raison ; suivant Epicure même, l’imagination est tout ; or l’imagination des anciens était fort surexcitée à l’endroit de la mort, et autrement que celle des modernes. D’après les images des poètes et les traditions religieuses, on peut conjecturer que les premiers peuples se sont représenté la mort par une induction tirée du sommeil. Or le sommeil le plus profond n’est jamais dépourvu de tout sentiment. Les anciens se figurèrent donc la mort comme accompagnée d’une vague sensibilité, et c’est bien là ce qui en faisait pour eux l’objet d’une épouvante toute particulière. Suivant les paroles de Lucrèce exposant la doctrine épicurienne, « l’homme ne peut s’arracher tout entier à la vie, il ne peut se dépouiller de lui-même, se séparer de ce corps étendu à terre ; il s’imagine que cela, c’est encore lui, et debout à côté de son cadavre, il l’anime et le souille encore de sa sensibilité[79]. De là cette crainte, dont parle encore Lucrèce, d’être dévoré par les vautours ou les bêtes féroces, d’être ballotté par les flots, ou simplement de se sentir oppressé sous la pierre froide du tombeau[80]. De là les rites si précis observés dans l’ensevelissement et dont l’oubli pouvait entraîner le malheur éternel du mort ; de là ce soin de préparer près du tombeau, dans la culina, la nourriture qui devait apaiser sa faim : si on négligeait de la lui apporter, il sortait de la tombe, et on l’entendait gémir la nuit[81]. La même idée d’une conscience vague après la mort devait, en se développant, donner naissance à la conception de l’immortalité. Si la mort n’est qu’une sorte de sommeil, de léthargie, pourquoi ne serait-elle pas suivie elle-même d’un réveil plus ou moins complet et comme d’une vie nouvelle ? Mais il ne faut pas croire que, pour la plupart des peuples primitifs, cette vie hypothétique fut quelque chose de bien désirable et surtout de préférable à la vie présente. Loin de là. D’abord on la place difficilement dans un milieu différent de celui du tombeau. Les vivants ont peine à supposer que les morts s’arrachent de ce lieu où ils les ont mis de leurs propres mains, où ils les ont vus pour la dernière fois, où ils ont enseveli avec eux leurs armes, leurs vêtements, leurs chevaux, leurs femmes parfois, où ils apportent encore du lait et du miel pour leur nourriture. Aussi, dans la plupart des religions, la demeure des morts c’est la terre. On ne l’a peut-être pas assez remarqué, les enfers ne sont autre chose que le tombeau agrandi ; les morts peuvent s’y mouvoir, tandis que dans le tombeau ils étaient immobiles : c’est presque là la seule différence[82].

Ajoutons que, la mort étant conçue comme un séjour éternel dans la nuit souterraine, l’imagination populaire ne tarda pas à se donner carrière et à peupler cette ombre des plus effrayants fantômes. Alors comme de nos jours il y avait sans doute des incrédules qui riaient du Cocyte, de l’Achéron, de Cerbère et de Tantale ; mais la foule craignait toujours ces chimères. Dans les temples, dans les maisons, des peintures représentaient les supplices infernaux, et on les regardait avec crainte[83]. « La superstition, dit Plutarque, fait sa peur plus longue que sa vie, et attache à la mort une imagination de maux immortels ; lorsqu’elle achève toutes ses peines et ses travaux, elle se persuade qu’elle en doit commencer d’autres qui jamais ne s’achèveront[84]. » Plutarque ajoute que, pour son compte, il aimerait mieux être épicurien que superstitieux. De nos jours même, ou les craintes religieuses ont tant perdu de leur force, on sait à quel degré peut aller chez nombre de gens la terreur des peines infernales. Dans certains pays, comme l’Amérique, ou la foi religieuse est bien plus robuste qu’en Europe et surtout en France, cette terreur a produit souvent sur des assemblées entières des accidents nerveux et provoque des attaques d’épilepsie. Cependant, depuis le christianisme, les croyants n’éprouvent au sujet des peines éternelles qu’une crainte combattue et allégée par l’espoir d’éternelles récompenses. Ils savent que le ciel est ouvert aux élus, et ils espèrent se trouver un jour parmi eux. Dans les religions antiques, au contraire, l’espérance du ciel n’existait pas ; seuls, quelques héros comme Hercule ou Bacchus avaient mérité de prendre place là-haut parmi les dieux ; tous les autres hommes, pêle-mêle, ensevelis sous la terre, y demeuraient à jamais loin du jour, et si parmi eux il y en avait de plus châtiés, de plus malheureux les uns que les autres, il n’y en avait vraiment point de fortunés. Aussi, suivant l’expression de Cicéron exposant le système épicurien, l’idée de la mort pesa sur le monde antique comme le rocher fabuleux sur Tantale. Ce fut une vraie révolution que produisit le christianisme en transportant des enfers dans le ciel la demeure des élus. Il fraya ainsi une voie nouvelle à l’imagination humaine ; soulevant la pierre du tombeau jusqu’alors fermée sur les morts, il ouvrit leurs yeux à un jour plus éclatant que celui même dont nous jouissons pendant notre vie. On avait cru jusqu’alors que mourir, c’était toujours descendre sous la terre et dans la nuit ; on

crut désormais que c’était, au moins pour les élus, monter dans la lumière. Une vie bienheureuse apparut après la vie d’ici-bas, et l’existence terrestre, qui avait semblé jusqu’alors le suprême bonheur au prix de l’épouvante qu’inspirait l’existence aux enfers, devint tout-à-coup méprisable.

A l’époque d’Epicure, rien n’annonce encore cette révolution. La mort est un objet universel de crainte ; ou plutôt, chose remarquable, on craint moins la mort que la vie future, telle que la religion la représente. A la longue, une association d’idées très tenace s’est faite entre la vie future, l’horreur du tombeau, la nuit souterraine et les fantômes dont l’imagination est toujours portée à peupler la nuit. On ne peut s’imaginer que la mort soit la paix, le repos, non l’inquiétude et le tourment : on ne peut croire à un anéantissement complet. L’épicurien qui, lui, pouvait se supposer « mort tout entier » était un objet de secrète envie pour le superstitieux qui croyait aux enfers[85]. De nos jours, aux yeux des croyants, la mort est, suivant le calcul de Pascal, un coup de dés où l’on peut tout perdre, mais où l’on peut aussi tout gagner ; — pour les anciens, on n’y pouvait que perdre. La vie future était à leurs yeux une menace, et ne pouvait être une promesse. La doctrine d’Epicure se ressentira de cette conception antique ; elle prendra tout d’abord pour but d’apaiser cette crainte encore primitive de la mort.

II. — La crainte de la mort a une telle puissance aux yeux de Lucrèce que, selon lui, elle serait chez l’homme le principe de toutes les passions mauvaises[86]. C’est à cette crainte qu’il ramène, par une analyse curieuse, l’ambition, l’envie, l’avarice, la bassesse : tous ces vices proviennent, selon lui, de l’importance exagérée que nous attachons à la vie et aux choses de la vie. Il est certain que la peur de la mort est essentiellement corruptrice : nous aurions tous une vie presque parfaite si nous ne craignions jamais de la perdre.

Maintenant, pourquoi redoutons-nous la mort et à tout prix cherchons-nous à l’éviter ? S’il faut en croire Epicure, c’est tout simplement par une crainte naïve ; nous supposons toujours, suivant la croyance vulgaire, qu’il reste quelque chose de nous dans la mort, et c’est le sort de ce quelque chose qui nous inquiète, met en éveil notre imagination, suscite à nos yeux des fantômes. De nos jours même, le fin psychologue anglais. M. Bain, n’est pas très-éloigné d’Epicure et croit comme lui que, dans la mort, c’est surtout l’inconnu et la nuit du tombeau qui nous font peur. « La crainte de la mort, dit M. Bain dans son analyse des émotions, est la manifestation culminante de la terreur superstitieuse. Ce qu’il y a de commun dans toutes les émotions produites par la crainte de la mort, c’est la peur de l’avenir inconnu dans lequel l’être est introduit. L’obscurité de l’ombre de la mort est essentiellement propre à frapper de terreur. Ce sont les plus profondes ténèbres de minuit (the deepest midnight gloom) que l’imagination humaine puisse se figurer[87]. » Si au contraire, selon Epicure, nous réagissions contre ces idées superstitieuses, si nous nous persuadions bien que la mort n’est rien de réel et pour ainsi dire de vivant, qu’elle est au contraire pour nous la dissolution de toute vie, l’anéantissement complet, quelle raison aurions-nous de la craindre ? Il n’y a rien de redoutable dans tout ce qui n’est rien par soi-même. La destruction, c’est simplement le repos. Les Cyrénaïques, dans leur théorie du plaisir, faisaient du repos le moyen terme entre la volupté et la peine ; Epicure, emplissant de jouissance et de bonheur les instants mêmes d’inaction apparente dont est semée la vie, n’admet plus qu’un moyen-terme entre le plaisir et la peine, un état absolument indifférent : c’est le suprême repos, celui de la mort.

« La mort n’est rien à notre égard, dit Epicure dans ses Maximes ; car ce qui est une fois dissous est incapable de sentir, et ce qui ne sent point n’est rien pour nous[88]. » Puis, développant cette idée dans la lettre à Ménécée : « Accoutume-toi, écrit-il, à penser que la mort n’est rien pour nous : car tout bien et tout mal reside dans le pouvoir de sentir ; mais la mort est la privation de ce pouvoir. Aussi cette connaissance droite, que la mort n’est rien pour nous, fait que le caractère mortel de la vie n’empêche pas la jouissance ; et cela, non en plaçant devant nous la perspective d’un temps indéfini, mais en nous ôtant le désir de l’immortalité[89]. »

Ce raisonnement d’Epicure s’appuie, comme on le voit, sur le principe même du système, que le bien est le plaisir et le mal la souffrance. Ce principe étant admis dans toute sa rigueur, la première conséquence. qu’Epicure en tire s’en suit logiquement. Ne pas être, cela n’implique ni douleur, ni plaisir, conséquemment ni bien ni mal pour celui qui n’existe plus. Mais Epicure en tire une seconde conséquence et étend le raisonnement à celui qui existe encore : il parle un peu trop aux vivants comme s’ils étaient déjà morts. Quand il nous dit : « la mort en elle-même n’est point un mal, » on pourrait lui répondre avec Bayle : « C’est bien assez que je sois privé de la vie que j’aime tant. » En poussant jusqu’au bout le raisonnement d’Epicure on arriverait à soutenir qu’il est inutile de se détourner d’un précipice ; car, une fois qu’on y sera tombé, on ne souffrira plus, et lorsqu’on n’y est pas tombé, on ne souffre pas encore. C’est à peu près ce que va dire Epicure dans le passage suivant, plein de toute la subtilité grecque, et qui eût charmé Gorgias ou Protagoras. « Lorsque nous sommes, la mort n’est pas ; lorsque la mort est, nous ne sommes plus. Elle n’est donc ni pour les vivants ni pour les morts ; car pour ceux qui sont, elle n’est pas ; et ceux pour qui elle est ne sont plus[90]. »

La mort, n’étant donc point un mal au moment où elle est arrivée, ne peut, selon Epicure, devenir un mal pour l’imagination qui la prévoit. « Insensé celui qui dit qu’il craint la mort, non parce qu’une fois présente elle l’affligera, mais parce que encore future elle l’afflige ; car ce qui, une fois présent, n’apporte pas de trouble, ne peut, étant encore à venir, affliger que par une vaine opinion[91]. »

Notre avenir, ajoute Lucrèce, ne doit pas plus nous préoccuper que notre passé : ne venons-nous pas du néant, n’avons-nous pas la mort avant la vie ? « Vois combien nous est indifférente l’éternité passée, qui fut avant que nous naissions[92]. C’est le miroir où la nature nous montre les temps futurs qui seront après notre mort. Rien d’effrayant t’y apparaît-il ? rien de triste ? N’est-ce pas une tranquillité plus grande que tout sommeil ? » — De nos jours cet argument des Epicuriens a été reproduit par Schopenhauer. Comme Epicure, Schopenhauer attache en effet une grande importance à la question de la mort, « car la mort est proprement le génie inspirateur, le Musagète de la philosophie ; » or, suivant lui, si notre crainte du néant était raisonnée, nous devrions nous inquiéter autant du néant qui a précédé notre existence que de celui qui doit la suivre. Et pourtant il n’en est rien. J’ai horreur d’un infini a parte post qui serait sans moi ; mais je ne trouve rien d’effrayant dans un infini a parte ante qui a été sans moi[93]. La crainte de la mort est donc plutôt, pour Schopenhauer comme pour Epicure, une chose d’imagination que de raison, et le philosophe doit s’en délivrer.

Ainsi l’au-delà et l’en-decà de la vie se ferment également pour nos craintes et nos désirs. Il faut détourner nos yeux de ce nouvel infini qui semblait se présenter à nous, l’infini du temps ; l’idée de durée sans limites, au moins quand nous voulons l’appliquer à notre vie, n’est qu’une vaine et creuse opinion, comme celle de Nécessité, comme celle de Caprice divin : Saturne ne doit pas plus nous inquiéter que Jupiter ou le Destin. Epicure, soutenant que l’immortalité est impossible, en conclut, un peu vite, qu’elle n’est pas désirable[94]. Sur ce point sa théorie offre encore la plus grande analogie avec la doctrine moderne de Strauss selon laquelle l’immortalité serait plutôt à craindre qu’à désirer. Strauss se sert en partie des termes mêmes d’Epicure. « Quiconque ne s’enfle pas d’orgueil, dit-il, sait bien apprécier l’humble mesure de ses facultés, est reconnaissant du temps qui lui est donné pour les développer, mais ne manifeste aucune prétention à un accroissement de ce délai au-delà de cette vie terrestre ; et l’éternité en perspective lui donnerait le frisson[95]. » Même opinion dans Büchner : à en croire ce dernier, l’humanité a personnifié dans la légende d’Ahasvérus la crainte instinctive qu’elle éprouve à l’idée d’une vie immortelle[96].

Selon Epicure, tout désir qui n'a pas sa confirmation dans la nature même, doit être supprimé. Le désir de l’immortalité (ὁ τῆς ἀθανασίας πόθος) doit donc disparaître en nous comme tant d’autres, comme ceux des richesses, des honneurs : c’est de ce désir surtout qu’il faut dire qu’il « tombe dans l’indéfini », εἰς ἄπειρον ἐκπίπτει. Le sage n’envie pas plus le prétendu bonheur de l’immortalité qu’il n’envie les couronnes données aux poètes, les statues élevées aux conquérants. « Il n’est point comme suspendu aux choses futures, mais il les attend[97]. » Il ne s’inquiète point du nombre de jours que lui garde l’avenir indéterminé. « Il faut se rappeler, dit Epicure, que le temps à venir n’est ni nôtre ni tout-à-fait non nôtre, afin que nous ne l’attendions point à coup sûr comme devant être, et que nous n’en désespérions point comme ne devant absolument pas être[98]. »

Pour justifier au point de vue même de l'épicurisme le désir de l’immortalité et la crainte de la mort, on pourrait répondre : Le bien étant le plaisir, si le plaisir est raccourci et interrompu par la mort, le bien est diminué ; la mort, tout en n’étant pas un mal au sens absolu du mot, est un moindre bien ; elle est donc un légitime objet d’aversion pour l’être qui tend au plus grand bien ; l’immortalité, au contraire, si on la concevait comme la perpétuité de la jouissance, serait un légitime objet de désir.

C’est sans doute pour répondre à quelque argument de ce genre qu’Epicure imagina une de ses théories les plus originales et les plus paradoxales.

A l'en croire, non-seulement nous pouvons être heureux indépendamment de l’avenir, indépendamment de l’immortalité, mais l’immortalité n’augmenterait pas notre bonheur : c’est un tout complet, qui se suffit à lui-même : « Epicure nie que la durée puisse ajouter quelque chose au bonheur de la vie, et qu’une volupté soit moindre, perçue dans un court espace de temps, que si elle était éternelle... Lui qui place le souverain bien dans le plaisir, il nie que le plaisir puisse être plus grand dans un temps infini que dans un temps limité et modique[99]. » Ce qui importe, dans la jouissance, ce n’est pas sa durée, c’est son intensité ; la jouissance la plus véritable et la vie la plus parfaite, παντελῆ βίον, le sont par elles-mêmes et abstraction faite du temps. « Le temps, qu’il soit sans bornes ou borné, contient un plaisir égal, si on sait mesurer par la raison les bornes de ce plaisir[100]. » Il y a ainsi dans la jouissance une sorte de plénitude et de surabondance intérieure, qui la rend indépendante du temps comme de tout le reste : le vrai plaisir porte son infinité au-dedans de lui. Qu’importe que la vie du sage soit bornée ? Prise en elle-même, elle est aussi heureuse que la vie divine, la vie éternelle, et Epicure peut « disputer de bonheur avec Jupiter même[101]. »

Cette doctrine d’Epicure, qui élève le bonheur au-dessus du temps, et le condense en quelque sorte dans une durée limitée sans lui enlever rien de sa valeur inestimable, a été reprise de nos jours par un philosophe allemand qui niait comme Epicure l’immortalité personnelle : nous voulons parler de Feuerbach. Il est intéressant de comparer les arguments par lesquels Epicure et Feuerbach cherchent tous deux à démontrer que l’immortalité est inutile. « Chaque instant, écrit le philosophe allemand, est une existence pleine et entière, d’une importance infinie, satisfaite en soi, affirmation illimitée de sa propre réalité. » C’est la même idée, traduite dans un langage métaphysique, qu’Epicure vient d’exprimer en disant : « Le temps, qu’il soit sans bornes ou borné, contient un plaisir égal. » Lucrèce, lui aussi, s’écriait : « Si les plaisirs, versés en ton âme comme en un vase sans fond, ne se sont pas écoulés et perdus en vain, pourquoi, comme un convive rassasié de la vie, ne sors-tu pas[102] ? » Feuerbach reprend cette image de Lucrèce : « A chaque instant, dit-il, tu vides jusqu’au fond le calice de l’immortalité, qui, comme la coupe d’Obéron, se remplit de lui-même incessamment. »

La doctrine de Feuerbach repose sur une conception particulière du temps et de l’éternité. L’éternité ne consisterait pas dans une extension infinie de la durée, mais dans une intensité infinie de la vie ; elle se trouverait alors concentrée en quelque sorte dans chaque instant de l’existence. « L’éternité, dit-il, est force, énergie, action et victoire. » Au lieu de ces théories métaphysiques inspirées de Hegel, Epicure invoque un exemple pratique. « De même, dit-il, que le sage ne choisit pas la nourriture la plus abondante, mais la plus suave ; ainsi il ne recueille point une vie très longue, mais très suave[103] . » Feuerbach se sert d’un autre exemple, plus esthétique. « Les tons musicaux, dit-il, quoique dans le temps, sont cependant par leur signification en dehors et au-dessus de lui. La sonate qu’ils composent est aussi de courte durée ; on ne la joue pas éternellement ; mais n’est-elle que longue ou courte ? Que dirais-tu, je te le demande, de celui qui, pendant qu’on la joue, n’écouterait pas, mais compterait, prendrait sa durée pour base de son jugement, et, quand les autres auditeurs chercheraient à exprimer leur admiration par des paroles précises, ne trouverait pour la caractériser que ces mots : Elle a duré un quart d’heure ? Sans doute le nom de fou te paraitraît encore trop faible pour un tel homme. Comment faut-il donc nommer ceux qui croient juger la vie en disant qu’elle est passagère et limitée ? » Et s’appuyant sur cette comparaison de la vie avec une sonate qu’il dépend de nous de rendre sublime, tandis que la mort est l’éternel silence, Feuerbach attaque comme Epicure les religions et les philosophies de son temps, qui veulent faire de la vie un néant, et rendre le néant plus désirable que la vie : « Ce avec quoi l’on ne dit rien, l’on ne pense rien, l’on ne détermine rien, est-ce autre chose que rien ? Comment faut-il les nommer, ceux qui font du rien quelque chose, et qui, en retour, réduisent à rien la réalité de la vie ? Ils se donnent le nom de chrétiens, d’hommes pieux, de rationalistes, de philosophes même ; toi nomme-les fous, insensés, et affirme encore à ton dernier souffle la realité et la verité de cette vie. »

Cette affirmation suprême, c’est celle qu’Epicure, comme nous le verrons, proféra en mourant.

III. — Si nous ne devons pas craindre la mort, il ne s’ensuit pas, selon Epicure, que nous devions la désirer. Il ne faudrait pas pousser trop loin sa doctrine, et croire qu’il aboutisse à prêcher le dégoût de la vie et le renoncement à l’existence. Loin de là ; nous savons que la mort supprime la faculté de sentir ; que les sens sont la condition du plaisir, et que le plaisir est la seule fin des êtres ; une chose qui n’est pas un plaisir ne peut donc être en elle-même une fin. Aussi, dit Sénèque, Epicure ne reprend-il pas moins ceux qui aspirent à mourir que ceux qui redoutent de mourir[104]. « Le sage, dit Epicure lui-même, ne craint point de ne pas vivre, et la vie ne lui est pas non plus à charge[105]. » Sur ce point Epicure se trouve en opposition avec un philosophe fameux de son époque, Hégésias, dont les doctrines rappellent celles de nos modernes pessimistes. Hégésias, disciple indirect d’Aristippe, partait pourtant de principes analogues à ceux d’Epicure lui-même, à savoir que le plaisir est le seul bien[106] ; mais, suivant lui, ce bien se rencontre rarement en sa plénitude ; le plus souvent, l’espérance entraîne avec elle la déception, la jouissance produit la satiété et le dégoût ; dans la vie, la somme des peines est supérieure à celle des plaisirs, et nulle part le bonheur n’existe ni n’est réalisable : ανύπαρκτος ἡ ευδαιμονία[107]. Chercher le bonheur, ou seulement le plaisir, c’est donc chose vaine et contradictoire, puisqu’en réalité on trouvera toujours un surplus de peines ; ce à quoi il faut tendre, c’est seulement à éviter la peine ; or, pour moins sentir la peine, il n’est qu’un moyen : se rendre indifférent aux plaisirs mêmes et à ce qui les produit[108], émousser la sensibilité, anéantir le désir. L’indifférence, le renoncement, voilà donc le seul palliatif de la vie. Et la vie, même ainsi amendée, n’est pas plus désirable que la mort ; ceux qui en sont fatigués peuvent donc s’en guérir ; la vie vaut la mort, et la mort vaut la vie : ἡ ζωὴ καὶ ὁ θάνατος αἱρετός. De là le nom de Pisithanate ou conseiller de mort, donné à Hégésias. De nombreux auditeurs accoururent auprès de lui ; sa doctrine se répandit rapidement, et à sa voix des disciples convaincus se donnèrent la mort. Le roi Ptolemée s’en émut, et craignant que ce dégoût de la vie ne devînt contagieux, fit fermer l’école d’Hégésias et exila le maître.

La doctrine d’Hégésias fait songer aux systèmes contemporains de Schopenhauer et de ses disciples. Cette doctrine se trouve à l’égard de l’école épicurienne dans la même situation que ceux-ci vis-à-vis de l’école utilitaire anglaise. Il est donc curieux de voir à deux époques si différentes de l’histoire deux écoles affirmer à la fois, l’une, que la vie a pour but le plaisir et que ce but peut être atteint, l’autre, que le plaisir, tout en constituant après tout la fin la plus positive de la vie, se trouve hors de notre atteinte, et que le plus sage est de pratiquer une sorte de renoncement ascétique. Hégésias et Schopenhauer ont d’ailleurs ce point commun qu’ils ont dit s’inspirer tous deux des idées indiennes. Schopenhauer se disait lui-même le boudhiste moderne. Quant à Hégésias, il vécut à cette époque où l’Asie et l’Europe venaient d’être mises en relation par la conquête d’Alexandre : les gymnosophistes avaient étonné l’armée grecque ; Calanus s’était brûlé volontairement devant les soldats assemblés, comme Hercule, ce dieu des Grecs, et en mourant il avait prononcé des paroles prophétiques. Sans doute, au contact du génie grec, les vieilles croyances de l’Orient prirent une force nouvelle, et une sorte de fermentation commença dans les esprits, qui devait se faire sentir jusque dans les écoles philosophiques. La doctrine d’Hégésias fut peut-être une sorte de synthèse, probablement inconsciente, des idées boudhistes et des idées cyrénaïques.

Quoi qu’il en soit, c’est avec une grande énergie qu’Epicure proteste contre une telle doctrine. On croirait Bentham ou quelqu’un de ses disciples répondant à nos pessimistes modernes. « Quelle folie, s’écrie-t-il, de courir à la mort par dégoût de la vie quand c’est votre genre de vie qui vous force à envier la mort[109] ! » Et ailleurs : « Quoi de plus ridicule que d’invoquer la mort quand c’est la crainte de la mort qui empoisonne votre vie[110] ! » Enfin il écrit à Ménécée : « Le pire (de nos adversaires) est celui qui répète les vers du poëte : — Le premier bien serait de ne pas naître ; le second, de passer au plus vite les portes des Enfers. — S’il est persuadé de ce qu’il dit, comment ne sort-il pas de la vie ? Car cela lui est toujours possible s’il s’y est résolu fermement après réflexion. Mais s’il parle par raillerie, il fait le plaisant dans des choses qui ne souffrent pas la plaisanterie[111]. » On trouvera cet argument ad hominem peu concluant ; il n’est pourtant pas très-facile d’y répondre. Ajoutons qu’une meilleure critique des doctrines pessimistes peut se tirer du fond même du système épicurien : selon Epicure, la vie, toutes les fois qu’elle ne rencontre pas au dehors d’obstacles et de trouble, est par elle-même jouissance : le plaisir est ainsi conçu comme formant le fond même et la trame de l’existence ; la peine n’est plus qu’une suspension momentanée de cet état de bien-être, une agitation passagère : puis tout rentre dans le repos ; la vie est une source profonde d’où jaillit perpétuellement le plaisir : vivre, c’est au fond être heureux, et ces deux choses n’en font plus qu’une pour l’épicurien. Que si un malheur imprévu nous arrive, une infirmité incurable, quelque chose enfin ou notre volonté se sente impuissante ; si, par une très-rare exception, la nature nous envoie un surplus certain des peines sur les plaisirs, alors il existe toujours pour nous un moyen de ne pas être malheureux : c’est le moment d’employer le remède héroïque vanté par Hégésias, et de savoir mourir. Mourir est quelquefois utile. Non pas sans doute que la mort soit jamais un bien en soi ; mais nous savons qu’elle n’est pas un mal, et nous savons d’autre part que la vie, dans certaines circonstances, devient un mal : il est donc évident que, entre cette alternative du malheur et du néant, le néant est préférable. C’est ainsi que parfois nous recherchons la souffrance même en vue du plaisir qu’elle produira : la souffrance, quoique mauvaise par elle-même, se transforme alors en un bien relatif. A plus forte raison la mort, qui n’est point mauvaise en elle-même, peut-elle devenir un bien lorsqu’elle supprime une somme de maux supérieure à celle des biens : « C’est un mal de vivre dans le dénûment ; mais, de vivre dans le dénûment il n’est nulle nécessité[112]. » — « Si les douleurs sont tolérables, supportons-les ; sinon, l’âme égale, de cette vie qui ne nous plaît plus, ainsi que d’un théâtre, retirons-nous[113] ! » Cette retraite ne doit pas etre précipitée, mais raisonnée et réfléchie : le sage sait peser le pour et le contre. Epicure, d’ailleurs, a prévu par avance les diverses infirmités qui peuvent fondre sur lui, et lui a tracé sa conduite dans chaque cas. Si par exemple le philosophe devient aveugle, il continuera néanmoins de vivre sans regrets : c’est que sans doute la privation de la vue n’implique pas une souffrance positive, et le plaisir peut nous arriver encore par tous les autres sens ; puis le sage n’a-t-il pas toujours, suivant la parole de Lucrèce, la lumière intérieure de sa pensée ? Cette pensée, à jamais sereine, sait garder sa tranquillité en face de la mort, et peut s’en servir, mais seulement avec réflexion et fermeté, comme d’un moyen pour le bonheur. L’épicurien, comme le chrétien, mais dans un bien autre but, a la mort devant ses yeux, s’y prépare, va au-devant d’elle par la pensée. « Lequel vaut mieux, dit Epicure, que la mort vienne vers nous, ou nous vers elle ? » Et Sénèque, commentant ces paroles, ajoute : « Penser à la mort, c’est penser à la liberté... Une seule chaîne nous retient, c’est l’amour de la vie. Sans la briser entièrement, il faut l’affaiblir de telle sorte qu’au besoin elle ne soit plus un obstacle, une barrière qui nous empêche de faire à l’instant ce qu’il nous faut faire tôt ou tard[114]. »

Epicure donna à la fois, on le sait, le précepte et l’exemple de l’« ataraxie » en face de la mort : dans sa douloureuse maladie (il avait la pierre) il montra un courage que les Stoïciens eux-mêmes s’exhortaient à imiter. Marc-Aurèle ecrit dans ses Pensées, se parlant à lui-même : « Imite Epicure. Epicure dit : Quand j’étais malade, je ne m’entretenais avec personne des souffrances de mon corps ; jamais, dit-il, je n’en parlais à ceux qui venaient me visiter. Toujours je discutais sur mon objet habituel, la nature des choses ; je cherchais à voir comment la pensée, bien qu’en communication avec ces sortes de mouvements qui affectent le corps, peut être exempte de trouble, en se maintenant dans la jouissance du bien qui lui est propre. Je ne donnais pas, dit-il encore, une occasion aux autres de s’enorgueillir par l’idée de l’importance de leurs secours. Ma vie, même alors, était heureuse et tranquille. Imite donc Epicure[115]. »

La dernière lettre d’Epicure nous a été conservée ; la voici : « Epicure à Hermarchus, salut. Lorsque je t’écrivais ceci, je passais un jour heureux, qui est en même temps mon dernier jour ; de telles souffrances s’attachaient à moi, que rien n’eût pu ajouter à leur intensité ; mais en face de toutes ces douleurs du corps j’avais disposé et mis en ligne (ἀντιπαρετατέττο) la joie de l’esprit qui provenait du souvenir de mes inventions. Toi, pour donner une nouvelle marque de l’attachement que dès ta jeunesse tu as eu pour moi et pour la philosophie, aie soin des enfants de Métrodore[116]. » — On sait que Métrodore, cet inséparable ami d’Epicure, était mort avant lui : la dernière pensée d’Epicure fut donc pour l’amitié.

On le voit, Epicure voulut être heureux jusqu’au bout : il possédait l’obstination du bonheur, comme d’autres celle de la vertu ou de la science. Cette obstination a aussi sa noblesse ; il y a quelque chose d’assez grand dans cette persévérance à triompher de la peine, dans cet appel suprême au passé pour compenser la douleur présente, dans cette affirmation désespérée du bonheur de la vie en présence de la mort. Il n’est pas toujours facile de se persuader à soi-même qu’on est heureux ; il faut pour cela une force de volonté incontestable ; et comme se persuader qu’on est heureux, c’est l’être en grande partie, Epicure a donc pu réaliser pour lui-même cette utopie du bonheur qu’il rêvait pour le sage. Il est mort en souriant, comme Socrate, avec cette différence que ce dernier nourrissait la belle espérance de l’immortalité et, détournant les yeux de la vie, ne voyait dans la mort qu’une guérison. Epicure, lui, mourut le visage tourné vers cette existence même qu’il quittait, condensant dans son souvenir sa vie tout entière pour l’opposer à la mort qui approchait ; en sa pensée vint se peindre comme une dernière image de son passe prêt à disparaître ; il la contempla « avec gratitude », sans regret, sans espérance ; puis tout s’évanouit à la fois, présent, passé, avenir, — et il reposa dans l’éternel anéantissement.

IV. — Nous n’apprécierons pas longuement la doctrine qu’Epicure enseigne à la fois en action et en paroles ; nous voulons seulement en quelques mots résumer ce qui en fait à nos yeux la valeur historique et l’originalité.

Il est facile de ne pas craindre la mort quand on croit à une immortalité bienheureuse. Sous ce rapport le courage des premiers chrétiens, par exemple, n’a rien d’étonnant ; toute religion à ses martyrs, et pour l’erreur on a malheureusement versé autant de sang que pour la vérité : le mépris de la mort inspiré par une religion est sans doute très propre à faire mesurer le degré de foi que cette religion a su exciter chez ses adeptes, mais non le degré de vérité qu’elle possède. Au contraire, maintenir l’indépendance et le courage de l’homme en face de la mort, telle qu’elle nous apparaît une fois toute superstition écartée, c’était là une entreprise vraiment originale, et dans laquelle Epicure n’a pas entièrement échoué. « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face », disait La Rochefoucauld. Epicure a regardé la mort en face, sans épouvante et sans espérance ; il a essayé de montrer qu’elle pouvait borner la vie sans la troubler.

La théorie d’Epicure sur la mort n’a pas toujours été comprise, et un certain nombre des objections qu’on lui a adressées ne l’atteignent pas. « La mort en elle-même n’est pas malheureuse, a dit Lactance combattant Epicure, c’est l’accès de la mort qui est malheureux[117]. » Et Bayle, dans ses articles d’ailleurs si fins sur Epicure et sur Lucrèce, fait cette remarque : « Les Epicuriens ne peuvent pas nier que la mort n’arrive pendant que l’homme est doué encore de sentiment. C’est donc une chose qui concerne l’homme, et de ce que les parties séparées ne sentent plus, ils ont eu tort d’inférer que l’accident qui les sépare est insensible[118]. » Dans ces objections, on semble plus ou moins confondre la mort même, l’état de celui qui ne vit plus, avec ce que le langage populaire appelle « un mauvais quart-d’heure. » Il faut bien distinguer ces deux idées. Pour beaucoup la mort n’est qu’une simple opération douloureuse, devant laquelle on recule avec la même crainte que devant une opération chirurgicale quelconque. Dans ce cas, dire qu’on craint la mort, c’est se tromper ; ce n’est pas la mort qu’on craint, c’est la douleur. On manque simplement de courage ; or, nulle philosophie, pas plus la doctrine épicurienne qu’une autre, ne peut donner toute faite la vertu pratique du courage. La souffrance qui accompagne généralement la mort est un fait qu’Epicure n’a pas voulu nier plus que personne, et ce fait rentre dans sa philosophie comme tous les autres. La dernière douleur est susceptible, suivant lui, des mêmes soulagements que les autres ; elle exige seulement, comme elles, un déploiement de courage. Une fois cette douleur subie, une nouvelle période s’ouvrira pour nous : l’insensibilité complète, l’anéantissement qui, selon Epicure, n’est plus à craindre ni pour l’homme courageux ni pour le pusillanime ni pour tout être sentant quel qu’il soit. Au point de vue de la sensibilité, la mort n’est pas un mal, puisqu’elle est l’extinction de la sensibilité même ; au point de vue de l’intelligence, elle n’est pas non plus un mal, puisqu’elle est dans la logique de la nature. L’existence, selon Epicure, est un tout qu’il faut accepter tel qu’il est, dans sa perfection relative ; c’est une œuvre d’art, une sorte de poème qu’on n’embellit pas en l’allongeant. « Le sage, dit Epicure, ne compose pas de poèmes, il les vit[119]. » Les diverses parties de la vie sont en harmonie l’une avec l’autre et se supposent mutuellement : la jeunesse tend vers l’âge mur, cet âge à son tour vers la vieillesse ; la vieillesse se penche vers la mort ; on ne peut pas redresser en quelque sorte la vie inclinant tout entière vers son terme : mieux vaut donc mourir avec grâce afin de mourir avec plaisir. Il faut que les êtres, suivant la pensée de Lucrèce, se passent la vie les uns aux autres, et que ce flambeau coure de main en main pour qu’il brille de tout son éclat ; il faut que le sang ne s’arrête pas, mais circule éternellement dans les veines de la grande Nature. L’épicurien, ne pouvant faire autrement, se résignera donc à la mort, dont il comprend la nécessité ; il s’y résignera comme on se résigne à tous les actes que vous impose la nature : sa mort aura la tranquillité de ce qui est inévitable.

Au point de vue de la doctrine du plaisir pure et simple, la théorie d’Epicure est donc assez conséquente. L’épicurien peut envisager paisiblement la mort, parce qu’il ne met pas la vie au service d’un idéal supérieur ; parce que la vie ne peut lui donner en somme qu’une quantité bornée de plaisirs, qu’on peut la vider comme une coupe, qu’on s’en fatigue tout en en jouissant, qu’on s’en dégoûte enfin quand on en a épuisé jusqu’au bout toutes les sensations. Pour ceux qui recherchent uniquement dans la vie le plaisir et l’intérêt, la mort ne saurait constituer un mal aussi grand que pour ceux qui poursuivent une œuvre désintéressée. Chez toutes les nations primitives, où l’homme pense peu et ne songe guère qu’à jouir, où le plaisir est le bien suprême, où boire et manger sont les choses les plus douces, on craint peu ou point la mort, on s’y offre gaiement, sans souci. La vie apparaît comme un jeu plus ou moins divertissant, sans rien de sérieux, de grave, rien qui s’impose à l’esprit et vous arrête, rien de respectable et de sacré.

De même l’enfance est l’âge où l’on attache dans la vie le plus d’importance au plaisir et à la peine, où le désintéressement n’est pas à longue portée, où il est difficile de se dévouer longtemps, où il faut avant tout se nourrir, se mouvoir, vivre enfin : l’enfant est par nature assez épicurien. Eh bien, les enfants appréhendent comme d’autres et plus que d’autres le « mauvais quart- d’heure ; » mais pour ceux que cette souffrance momentanée n’effraie pas trop, la mort en elle-même n’offre rien de très redoutable. C’est peut-être ce qui explique la fréquence relative des suicides chez les enfants, quoique les motifs en soient nécessairement bien plus restreints que chez les hommes ; — fréquence dont se sont étonnés les statisticiens et les moralistes.

La vie, dans la plupart des cas, a une tout autre importance pour l’homme fait. À tort ou à raison, il cherche toujours dans la vie autre chose que le plaisir présent ou même à venir.

Il est peu d’épicuriens assez convaincus. Tout homme, si humble qu’il soit, se propose dans la vie un but ; et ce but est lui-même plus ou moins humble, mais il est suffisant pour susciter en lui une énergie courageuse qui le porte au-dessus des obstacles de l’existence. C’est cette même énergie virile, cette même volonté de vaincre, qui recule devant la mort, comme devant le seul obstacle invincible. Chaque vie humaine s’attache d’ordinaire à une œuvre, qu’elle cherche à accomplir, à parfaire, et c’est pour cette œuvre qu’elle redoute surtout la mort. Celui-là vit et travaille pour sa famille, celui-ci pour une idée. Les gens qui travaillent pour une idée sont plus fréquents qu’on ne pense ; on en trouve partout, dans toutes les classes ; ce qui est rare, c’est que l’idée soit juste. Néanmoins cette idée, quelle qu’elle soit, explique toute l’existence de celui qui l’a conçue. Ajoutons que notre vie même est une sorte d’œuvre supérieure, qu’on veut faire complète et belle. Nos efforts passés eux-mêmes nous engagent ; nous ne voulons pas qu’ils soient vains : l’homme n’est pas comme l’enfant, qui n’a devant lui que l’avenir, et qui peut en faire bon marché ; il a tout un passé avec lequel il lui faut compter, et qui le pousse en avant.

Pour expliquer la crainte de la mort, Pascal disait : « On meurt seul. » Ce n’est pas absolument exact : il n’y a que l’épicurien bien convaincu qui puisse mourir seul ; chaque homme porte généralement avec soi tout un long souvenir d’affections, tout un monde de pensées impersonnelles, de désirs généreux, qu’il ne peut se résoudre à abandonner ; c’est là ce qui fait sa force dans la vie, sa tristesse en face de la mort. Si on était dans une complète solitude morale, on mourrait fort gaiement, comme nos ancêtres les Gaulois. Plus on est courageux et fort, moins on craint la souffrance qui accompagne la mort, et cependant on peut redouter la mort même, qui ne vous atteint pas seul, mais anéantit la volonté aspirant au mieux, l’œuvre commencée. La grandeur de « l’art » nous fait alors songer davantage, comme le vieil Hippocrate, à la briéveté de la vie. Quand cette vie est conçue comme un effort persévérant, une lutte pour la réalisation du bien et du beau, cette lutte n’a pas de sens si elle n’a le triomphe pour but ; or la mort vient empêcher brusquement ce triomphe. Rien de plus navrant que de mourir dans une défaite, ou seulement quand l’issue du combat est incertaine ; au contraire les soldats meurent gaiement quand ils voient la victoire gagnée : ils se disent que du moins ils n’ont pas perdu leur vie en la donnant.

Quant à ceux pour qui l’existence n’est qu’un jeu, un divertissement, ils peuvent sans contradiction ne pas s’affliger de la voir finir. On ne peut pas éternellement se divertir. Si on ne prend la vie qu’à la surface, on s’en fatigue ; si on la prend dans ce qu’elle a de profond, on s’y attache. L’épicurien, lui, ne s’y attache pas de cette manière.

Par une loi naturelle, tout plaisir prolongé est suivi de dégoût. Lucrèce fait dire par la Nature à l’homme qui s’afflige de mourir : « Crois-tu que j’inventerai pour toi quelque nouveau plaisir ? il n’en est rien ; toutes choses sont toujours les mêmes[120]. » Cette monotonie finale de l’existence est une nouvelle raison qui justifie l’indifférence de l’épicurien en face de la mort.

D’une manière générale on pourrait dire que, dans la nature, tout être dont la vie n’a pas d’autre but que la jouissance est nécessairement destiné à mourir ; tout être qui a soi pour unique centre de sa pensée et de sa volonté, est destiné à voir ce centre se déplacer un jour, — et alors sa pensée et sa volonté mêmes n’auront plus de sens et seront anéanties. Qui n’existe que pour soi, ne peut exister toujours, ou la nature serait arrêtée dans son évolution. Le désintéressement, en supposant qu’il soit possible lui-même, pourrait seul rendre possible l’immortalité.

Si au contraire l’homme n’a d’autre fin que son plaisir propre, selon la pensée d’Epicure, il est voué par le fait même à l’anéantissement, et il ne peut que s’y résigner comme à une conséquence et à une condition de sa vie présente. Cette vie même, comme dit Lucrèce, est une sorte de mort continue ; on se voit mourir à chaque instant, en voyant à chaque instant mourir un plaisir, une jouissance. Le sommeil qui interrompt forcément la série des plaisirs, est également un diminutif de la mort. La mort fait ainsi partie intégrante de la vie, telle qu’elle est conçue par les Epicuriens ; c’est une chose habituelle, qui n’a vraiment rien d’effrayant que ce qu’on y met. Pour l’intelligence elle est rationnelle et presque utile ; pour la sensibilité, elle n’est rien.

En résumé, il y a deux craintes de la mort très différentes qu’Epicure n’a pas distinguées : une crainte puérile et lâche où l’imagination a le principal rôle, une crainte intellectuelle et virile où la raison a la part principale, et qui est plutôt l’horreur désintéressée de la mort qu’une crainte véritable. Epicure a montré la vanité de la première, non de la seconde. A coup sûr il ne faut pas retourner aux religions antiques renversées par l’épicurisme, et on doit résolûment bannir de l’idée de la mort tout ce que l’imagination des premiers peuples lui communiquait de redoutable. Les enfers sont une conception dérivée de cette vie ; comme le remarque Lucrèce, c’est ici-bas qu’il y a des Tantale et des Sisyphe[121]. Ne nous forgeons donc pas de chimères, et ne peuplons pas l’avenir des maux du présent. Craindre d’être puni par une puissance extérieure est puéril ; demander une récompense mercenaire est peu digne ; mais d’autre part on peut demander à ne pas périr, on peut souhaiter, sans y compter absolument, une existence qui soit en progrès sur celle-ci ; on peut penser que la mort est un pas en avant, non un brusque arrêt dans le développement de l’être ; on peut enfin espérer ne pas y perdre, comme en un naufrage, toutes les richesses intérieures qu’on a amassées, mais traverser la mort en emportant glorieusement le monde de pensées et de vouloirs généreux qu’on a créé en soi. Ici la voie aux hypothèses et aux utopies métaphysiques est ouverte. Au point de vue même de l’épicurisme, l’espérance est une consolation qu’il ne faut pas s’enlever à soi-même. Si Epicure eût vécu de nos jours, où la conception de l’immortalité tend à devenir de plus en plus riante et céleste, peut-être ne l’eût-il pas attaquée aussi ouvertement et se fût-il incliné devant elle comme il se prosternait dans les temples des dieux. Cette croyance est une source de bonheur qui n’est pas à dédaigner. Quant aux hommes qui ne partagent pas toutes les idées épicuriennes, ils seront toujours portés, malgré les raisonnements d’Epicure, à placer au-delà de la mort quelque arrière-pensée d’espoir. Ceux qui sont désintéressés ou qui croient l’être ont plus de raison de se confier en la justice de la nature ; le moi qui s’est assez élargi aurait droit de ne pas périr.



  1. Diog. L., X., 137.
  2. Athen, XII, 63, p. 544. — Diog. L., II, 89; 137. — Cic. De fin., loc. cit. Gassendi, Animadv., p. 1200.
  3. Clem. Alex., Strom., II, 417.
  4. De fin., I., xvii, 55.
  5. Diog. L., X, 4. Voir Bayle, art. Epicure.
  6. Stob., Serm. 98. — Plut., De la Superstition.
  7. Voir Lucrèce, l, 108 ; Cicéron, Tusculanes, l, 5 ; Plutarque, De la Superstition, 30.
  8. Voir Plut., ibid.
  9. Plut., De la Superst., à la fin. — V. M. Martha, Le poëme de Lucrèce.
  10. « Superstitio, dit aussi Cicéron, quâ qui est imbutus, quietus esse nunquam potest. » De fin., I, 60. La superstition étant essentiellement un trouble, une inquiétude de l’âme, devait paraître plus effrayante encore aux Epicuriens, qui recherchaient avant tout le calme, l’« ataraxie ».
  11. Diog. L. II, 86, 97. Plut., de Is et Os., 23. Cicéron, de Nat. D. I, i, 23.
  12. Pour tous ses disciples ou ses fidèles, pour Lucrèce comme pour Torquatus ou Velléius, comme pour le sceptique Lucien lui-même, Epicure est le « libérateur ». — « Philosophiæ service, libertas est. » Epic. ap. Sen., Epist. 8.
  13. Diog. L., x, 123. Ἀσεθὴς δοὐχ ὁ τοὺς τῶν πολλῶν θεοὺς ἀναιρῶν, ἀλλ᾽ ὁ τὰς τῶν πολλῶν δόξας θεοῖς προσάπτων.
  14. De fin., I, 63.
  15. Ibid. « Rerum naturâ cognitâ levamur superstitione... non conturbamur ignoratione rerum, e quâ ipsâ horribiles exsistunt sæpe formidines. »
  16. Diog. L. X, 82.
  17. Diog. L. X, 85.
  18. La logique était pour Épicure le complément nécessaire de la physique, elle en faisait partie intégrante : εἰώθασι τὸ κανονικὸν ὁμοῦ τῷ φυσικῷ συντάττειν, dit Diogène, x, 30. Voir aussi De fin., I, xix. – La logique n’avait ainsi pour but que de fonder la possibilité de la science. Epicure en rejetait énergiquement toute subtilité vaine, toute scholastique. Il était sur ce point en opposition avec les Stoïciens, amis de toutes les subtilités du raisonnement, et avec les Cyrénaïques mêmes, qui faisaient grand cas de la logique et blâmaient comme vaines les recherches des Épicuriens sur les sciences physiques. (Voir Diog. L., II.)
  19. Gesch. der materialismus (trad. en français par Pommerol), p. 85.
  20. Κριτήρια τῆς ἀληθείας εἶναι τὰς αἰσθήσεις καὶ προλήψεις καὶ πάθη. Diog. L., x, 31. — Le terme de πάθη désigne les sensations en tant qu’elles nous affectent agréablement ou douloureusement. Quant à la προλήψεις ou anticipation, ce n’est autre chose que le souvenir de plusieurs sensations semblables (Diog. Laërt., x, 33), l’empreinte commune (τύπος) laissée par elles dans l’âme, et qui est comme l'image fidèle des sensations à venir. Par la προλήψεις notre activité peut devancer et comme percevoir d’avance (προλαμβάνειν) la sensation. Ainsi se trouve lié le passé au présent et à l’avenir : la πρόληψις, c’est-à-dire la sensation tout à la fois prolongée et anticipée, est la condition de toute recherche, de toute science, de tout raisonnement (Diog. L., ib., Sext. Emp. Adv. Math., I, 37 ; xi, 21). On peut dire que l’anticipation épicurienne est devenue de nos jours, dans la philosophie anglaise, le principe de l’induction. (V. la Logique de Stuart-Mill).
  21. Diog. L., X, 31. Πᾶσα γάρ, φησίν, αἴσθησις ἅλογός ἐστι καὶ μνήμης οὐδεμίας δεκτική, κ.τ.λ. Ib., 146 ; Sext. Emp., adv. Math., viii, 9.
  22. Plutarque, De plac. phil., 4, 9 : Ἐπίκουρος πᾶσαν αἴσθησιν καὶ πᾶσαν φαντασίαν ἀληθή · τῶν δὲ δοξῶν τὰς μὲν ἀληθεῖς, τὰς δὲ ψευδεῖς. Cf. Sext. Emp., Adv. Math., viii, 63 s. ; Epic. ap. Diog. L., x, 147.
  23. Lucrèce, IV, 350 et ss.
  24. Voir Lucrèce, IV, ib., 470 et Cicéron, De fin., I, xx, 64.
  25. Plut., Adv. Colot., 3.
  26. Lucr. De nat., I.
  27. ...Finita potestas denique cuique
    Quànam sit ratione, atque altè terminus hærens.
    Quare, etc.
  28. Lucr., De nat., I.
  29. Épic. ap. Diog. Laërt., X, 134. C’est Démocrite qu’Épicure désigne par les mots οἱ φυσικοί.
  30. Lucrèce, II, 255 :
    Principium quoddam quod fati foedera rumpat,
    Ex infinito ne causam causa sequatur.
    Notons bien que le mot destin (fatum), tel que Lucrèce le définit ici, est absolument synonyme du mot déterminisme que nous employons aujourd’hui.
  31. Diog. Laërt., X, 13.
  32. Plutarch., de Solert. anim., 7. Voir plus loin.
  33. Simpl., in Phys., 96 ; Plutarch., de Plac. phil., I, 23.
  34. Voir Arist., De cœl., III, 2.
  35. Diog. Laërt., IX, 45.
  36. Lucr., v, 288. — Cette conception d’un mouvement imprimé aux atomes par la pesanteur a, depuis longtemps, suscité des objections à l’école épicurienne. Depuis Cicéron, on reproche à Epicure cette naïveté d’admettre un mouvement de haut en bas, conséquemment un haut et un bas dans l’espace infini. Mais un texte d’Epicure démontre formellement qu’il n’était pas si naïf. Le haut et le bas sont des termes de convention, qui désignent, selon lui, les deux directions opposées du mouvement dans l’infini. « Ὥστ᾽ ἔστι μίαν λαβεῖν φοράν, τὴν ἄνω νοουμένην εἰς ἄπειρον, καὶ μίαν τὴν κάτω, ἂν καὶ μυριάκις πρὸς τοὺς πόδας τῶν ἐπάνω τὸ παρ᾽ ἡμῶν φερόμενον ἐπὶ τοὺς ὑπὲρ κεφαλῆς ἡμῶν τόπους ἀφικνῆται, ἢ ἐπὶ τὴν κεφαλὴν τῶν ὑποκάτω τὸ παρ᾽ ἡμῶν κάτω φερόμενον. Ἡ γὰρ ὅλη φορὰ οὐδὲν ἧττον ἑκατέρα ἑκατέρᾳ ἀντικειμένη ἐπ᾽ ἄπειρον νοεῖται. » (Diog. L., X, 60). — Ainsi le haut et le bas expriment bien pour Epicure un état relatif, comme les termes de droite ou de gauche, de grave ou d’aigu, de grand ou de petit. Ce qui reste toujours insoutenable, c’est cette hypothese qui attribue au mouvement primitif deux directions possibles et non davantage.
  37. Lucr., II, 219. — Epicure et ses disciples ont admis et exprimé clairement la loi d’après laquelle tous les corps, quel que soit leur volume, tombent avec une même vitesse dans le vide. Voir Diog. Laert., X, 61 . Lucr., II, 230.
  38. Lucr., II, v. 269.

    « Ut videas initium motûs a corde creari,
    Ex animique voluntate id procedere primùm,
    Inde dari porro per totum corpus et artus.
    Nec simile est ut quum impulsi procedimus ictu,
    Viribus alterius inagnis magnoque coactu :
    Nam tum materiam totius corporis omnem
    Perspicuum est nobis invitis ire rapique,
    Donicum eam refrenavit per membra voluntas.
    Jamne vides igitur, quanquam vis extera multos
    Pellit et invitos cogit procedere sæpe
    Præcipitesque rapit, tamen esse in pectore nostro
    Quiddam, quod contra pugnare obstareque possit :
    Cujus ad arbitrium quoque copia. materiaî
    Cogitur interdum flecti per membra, per artus,
    Et projecta refrenatur, retroque residit ? »

  39. Ibid., II, v. 263.

    « Nonne vides etiam, patefactis tempore puncto
    Carceribus, non posse tamen prorumpere equorum
    Vim cupidam tam desubito, quam mens avet ipsa ?
    Omnis enim totum per corpus materiai
    Copia conquiri debet, concita per artus
    Omnes, ut studium mentis connixa sequatur. »

  40. Lucr., 284.

    Quare in seminibus quoque idem fateare necesse est
    Esse aliam, præter plagas et pondera, causam
    Motibus, unde hæc est nobis innata potestas :
    De nihilo quoniam fieri nil posse videmus.

  41. Ibid., II, 256.
  42. Ibid., II, 290 :

    Pondus enim prohibet ne plagis omnia fiant,
    Externa quasi vi : sed ne mens ipsa necessum
    Intestinum habeat cunctis in rebus agendis,
    Et devicta quasi cogatur ferre patique,
    Id facit exiguum clinamen principiorum
    Nec ratione loci certa, nec tempore certo.


    Cicéron, entièrement d’accord avec Lucrèce, dit également : « Epicure pense que, par la déclinaison de l’atome, la nécessité du destin est évitée : une troisième sorte de mouvement naît donc, en dehors du poids et du choc, lorsque l’atome décline d’un très-petit intervalle : Epicurus declinatione atomi vitari fati necessitatem putat : itaque tertius quidam motus oritur extra pondus et plagam quum declinat atomus intervallo minimo, id appellat ἐλάχιστον. » De fato. X.

  43. Lucr., II, 243 : nec plus quam minimum. Plutarch., De an. procr., 6 : ἀχαρές. Cicéron, De fin., 19 : perpaulum, quo nihil posset fieri minus. De Fat., ix : ἐλάχιστον.
  44. Ἐπὶ τὴν περιπλοκὴν κεκλιμέναι. Diog. Laërt., X. 43. De fin., I, vi, 19 : ita effici complexiones et copulationes et adhæsiones atomorum inter se.
  45. Excepté en ce qui concerne la divisibilité des corps à l’infini ; mais c’est là pour eux une question surtout physique, une question de fait. Selon Epicure, les atomes, fussent-ils divisibles mathématiquement, sont en fait indivisibles, insécables, parce qu’ils sont absolument solides (individua propter soliditatem). Cf. Lucrèce, I, 486 :

    Sed quæ sunt rerum primordia, nulla potest vis
    Stringere ; nam solido vincunt ea corpore demum.


    Cette solidité absolue des atomes vient, on le sait, de ce qu’ils ne participent point au vide universel et infini : ἄτομος ἀμέτοχος κενοῦ. Tandis que tous les autres corps sont formés de vides et de pleins, composés et conséquemment dissolubles, l’atome, absolument plein, ne laisse pénétrer en lui nulle force qui puisse le dissoudre : cette solidité fait son éternité : Ἀγέννητα ἀίὸια ἄφθαρτα οὔτε θραουσθῆναι δυνάμενα οὔτε διἀπλασμόν ἐκ τῶν μερῶν λαόεῖν οὔτ᾿ ἀλλοιωθῆναι (Stob., Eclog. Phys., p. 306, Heer.).

  46. Plutarch., De plac. phil., 2, 1 : Δημόκριτος καὶ Ἐπίκουρος καὶ ὁ τούτων μαθητὴς Μητρόδωρος ἀπείρους κόσμους ἐν τῷ ἀπείρῳ κατὰ πᾶσαν περίστασιν... Cicer., De finibus, I, vi, 21 : infinitio ipsa, quam ἀπειρίαν vocant.
  47. Lucr., II, 1055 :

    Nil agere ilia foris tot corpora material.

  48. Plutarch., De plac. phil., I, 5.
  49. Cicer., De fin., I, vi, 21 : innumerabiles mundi, qui et oriantur et intereant quotidie. —Lucr., III, 17 et ss. ; II, 1075.
  50. Lucr., II, 252 :

    Denique, si semper motus connectitur omnis
    Et vetere exoritur semper novus ordine certo,
    Nec declinando faciunt primordia motûs
    Principium quoddam, quod fati fœdera rumpat,
    Ex infinito ne causam causa sequatur :
    Libera per terras unde hæc animantibus exstat.
    Unde est hæc, inquam, fatis avolsa potestas,
    Per quam progredimur quò ducit quemque voluntas ?
    Declinamus item motus, nec tempore certo,
    Nec regione loci certâ, sed uti ipsa tulit mens.
    Nam, dubio procul, his rebus sua cuique voluntas
    Principium dat ; et hinc motus per membra rigantur.

  51. De fato, 20. « Qui aliter obsistere fato fatetur se non potuisse, nisi ad has commentitias declinationes confugisset. »
  52. Ibid., 10. « Epicurus declinatione atomi vitari fati necessitatem putat... Hanc Epicurus rationem induxit ob eam rem, quod veritus est ne, si semper atomus gravitate ferretur naturali ac necessaria, nihil liberum nobis esset, quum ita moveretur animus, ut atomorum motu cogeretur. Hinc Democritus auctor atomorum accipere maluit, necessitate omnia fieri, quam a corporibus individuis naturales motus avellere. » — De nat. deor., I, 25. « Epicurus, quum videret, si atomi ferrentur in locum inferiorem suopte pondere, nihil fore in nostra potestate, quod esset earum motus certus et necessarius, invenit quo modo necessitatem effugeret… Ait atomum, quum pondere et gravitate directo deorsus feratur, declinare paullulum. »
  53. Cicéron, De fato, 20.
  54. C’est l’argument de Clarke, de Reid, de V. Cousin, de Jouffroy, qui, comme on le voit, n’ont guère avancé la question.
  55. (1) « Acutiùs Carneades, qui docebat posse Epicureos suam causam sine hâc commentitiâ declinatione defendere. Nam quum docerent esse posse quemdam animi motum voluntarium, id fuit defendi melius, quàm introducere declinationem, cujus præsertim causam reperire non possunt : quo defenso, facile Chrysippo possent resistere. Quum enim concessissent motum nullum esse sine causà, non concederent omnia quæ fierent fieri causis antecedentibus : voluntatis nostræ non esse causas externas et antecedentes… De ipsâ atomo dici potest enim, quum per inane moveatur gravitate et pondere, sine causâ moveri, quia nulla causa accedat extrinsecùs Rursus autem, ne omnes a physicis irrideamur, si dicamus quicquam fieri sine causâ, distinguendum est, et ita dicendum, ipsius individui hanc esse naturam, ut pondere et gravitate moveatur, eamque ipsam esse causam cur ita feratur. Similiter ad animorum motus voluntarios non est requirenda externa causa : motus enim voluntarius eam naturam ipse in se continet, ut sit in nostrâ potestate, nobisque pareat, nec id sine causâ, ejus enim rei causa ipsa natura est. » (Cicer., De fato, xi.)
  56. Lucr., I, 470.
  57. Lucr.. I, 470. De même, v. 473 :

    Atque hac re nequeunt ex omnibus omnia gigni,
    Quod certis in rebus inest secreta facultas.

    Vers 189 :

                    Omnia quando
    Paulatim crescunt, ut par est, semine certo.

    Vers 204 :

    Si non materies quia rebus reddita certa est
    Gignundis, e qua constat quid possit oriri.

  58. Lucr.. II, 243.
  59. On connaît la doctrine analogue de Descartes et la théorie opposée de Leibniz.
  60. Cicéron, De fato, 9. Cicéron répond à Epicure par un argument analogue à la prémotion de saint Thomas et de Bossuet : les théologiens n’ont rien ajouté au traité de Cicéron.
  61. Cicéron, De nat. deor., 25, 70 ; De fato, 16, 37 ; Acad., II, 30, 97. — M. Zeller approuve ici Épicure dans une certaine mesure (Die Philos. der Griech.).
  62. Diog. Laërt., X, 135.
  63. Ibid. (Lettre d’Epicure à Pythoclès, à la fin.)
  64. Cicér., De nat. deor., I, 20.
  65. Diog. Laërt., 133 (éd. Didot). Διὰ τὸ τὴν μὲν ἀνάγκην ἀνυπεύθυνον εἶναι, τὴν δὲ τύχην ἅστατον τὸ δὲ παρ ἡμᾶς ἀδέσποτον ᾦ καὶ τὸ μεμπτὸν καὶ τὸ ἐναντίον παρακολουθεῖν πέφυκε.
  66. Diog. Laërt., 135.
  67. Voir des textes de Stobée et de Sextus Empiricus qui confirment notre interprétation et montrent bien qu’Epicure ne confond pas la liberté de choix (προαίρεσις) , qui est le propre de l’homme, avec le hasard (τύχη), qui n’existe qu’au dehors de nous : « Ἐπίκουρος (προσδιαρθροῖ ταῖς αἰτίαις τὴν) κατ᾿ ἀνάγκην, κατά προαίρεσιν, κατά τύχην. » Stobée, Ecl. phys., édit. Heeren, I, 206. « Τὰ μὲν τῶν γινομένων κατ᾿ ἀνάγκην γίνεται, τὰ δὲ κατὰ τύχην, τὰ δὲ κατὰ προαίρεσιν. » Sext. Emp., p. 345. V. Plutarch., De pl. phil., I, 20. Galen., c. 10.
  68. Lucr., loc. cit.
  69. Plutarch., De solert. anim., 7.
  70. Diog. Laërt., X, 120.
  71. Ibid., 122, 135, etc.
  72. Ibid., 135.
  73. Τὰς ἀρχὰς τῶν μεγάλων ἀγαθῶν ἢ κακῶν. Ibid., 135.
  74. V. la lettre à Ménécée, init. On a proposé χαρά au lieu de χάρις : c’est là une substitution bien prosaïque ; c’est aussi un contre-sens, puisque Épicure classe la χαρά parmi les plaisirs inférieurs du mouvement, qu’il rejette. — « Grata recordatio, » dit Torquatus dans le De finibus.
  75. Diog. Laërt., X, 118. Cic., Tusc., V. 26. Plut., Non passe suaviter vivere sec. Epic., 3.
  76. Tandis que nous nous efforcions d’esquisser, d’après les textes connus jusqu’ici, la théorie épicurienne de la volonté, M. Gomperz, le savant professeur de l’Université de Vienne, l’auteur de nombreuses recherches sur les manuscrits d’Herculanum, découvrait à Naples un fragment inédit du Περὶ φύσεως d’Epicure qui traite de la même théorie. Ce fragment curieux, dont M. Gomperz a bien voulu nous promettre de nous communiquer les épreuves, et dont il a eu l’extrême obligeance de nous envoyer quelques échantillons, ne peut assurément infirmer en rien les textes si formels que nous avons analysés ; mais il peut les compléter. Aussi est-ce une bien précieuse trouvaille. Toutefois le fragment en question ne concerne pas, croyons-nous, le point capital et vraiment original de la théorie épicurienne, les rapports de la volonté humaine avec la déclinaison atomique.
  77. Le chapitre qu’on vient de lire a déjà paru en juillet 1876 dans la Revue philosophique. Voici l’appréciation que M. Renouvier voulut bien faire de notre travail dans sa Critique philosophique : « C’est une étude digne d’attention, avec bonne analyse et textes bien expliqués à l’appui, sur une des questions les plus intéressantes de la philosophie, et une des plus négligées, on pourrait dire injustement méprisées. L’auteur nous rend fort bien compte de la manière dont Epicure entendait le libre arbitre et le hasard, et définissait le rapport de l’un avec l’autre, en les considérant non dans l’homme seul ou essentiellement en lui, mais dans l’atome. L’idée tant ridiculisée de la déclinaison atomique est mise dans le meilleur jour. Nous regrettons seulement que M. Guyau n’ait pas suffisamment distingué, au moins dans le langage, entre une spontanéité, qui se concilié sans peine avec la détermination naturelle (détermination forcée selon chaque nature donnée en laquelle elle se produit), et une liberté pure, ambiguë dans son acte, indéterminée à l’égard de ses effets tant qu’ils ne sont point passés à l’acte. La conclusion de l’auteur se ressent peut-être un peu de cette confusion des termes — quoiqu’il ait nettement arrêté le sens du libre arbitre et du hasard dans l’école épicurienne, par opposition à celui de la liberté déterministe des stoïciens. — Sinon elle est bien hardie ! »

    A vrai dire, c’est la conclusion la plus hardie que nous avons entendu exprimer. Etant posé ce principe, qui nous semble capital, la solidarité de tous les êtres et l’unité de l’univers, nous croyons qu’on n’en peut tirer que deux conséquences : ou le déterminisme enveloppant l’homme et le monde, ou l’indéterminisme se retrouvant au fond de tout. Si on se borne à admettre dans les éléments des choses une spontanéité entendue à la façon de Leibniz, et ne faisant qu’un avec la nécessité même, il sera désormais impossible de ne pas placer dans l’homme une nécessité identique. Il faut donc choisir. L’homme diffère assurément beaucoup des autres êtres de la nature ; mais ce n’est pas une simple différence qui existe entre la liberté et la nécessité, c’est une opposition, une contradiction. On ne peut pas sauter de l’une à l’autre ; si donc on place dans l’homme une liberté « indéterminée à l’égard de ses effets, » il faut se résoudre à faire de cette liberté le fond des choses, la source même de l’être. Or, une telle liberté n’est plus seulement spontanéité, elle est indétermination, contingence ; elle est insondable, et cette insondabilité la constitue essentiellement. Ce sera donc l’indeterminé, le contingent et, pour un spectateur du dehors, le hasard qu’il faudra placer à l’origine et au fond des choses. Déjà la liberté humaine, que beaucoup de philosophes admettent, échappe évidemment à la raison ; car si on pouvait entièrement rendre raison d’un acte réputé libre, il se ramenerait à la prédominance de tel ou tel motif et rentrerait ainsi dans le domaine du déterminisme : expliquer une chose, c’est la déterminer ; la liberté est donc essentiellement une puissance non rationnelle. Si on n’hésite pas à placer, par une contradiction au moins apparente, une puissance de ce genre dans un être raisonnable, nous ne voyons pas pourquoi on hésiterait à la placer dans des êtres non raisonnables. Il faut pousser jusqu’au bout sa pensée. Malebranche a dit, Kant et Schopenhauer ont répété que la liberté était un mystère : pourquoi l’homme aurait-il le privilège du mystère, et, en supposant que ce mystère existe, pourquoi ne pas le placer au cœur même de l’être ? Epicure nous semble donc avoir raison, du moment où il voulait briser la « chaîne des causes, » de ne pas avoir attendu l’apparition de l’homme dans le monde, et d’avoir fait provenir le monde même de cette apparente exception à l’ordre du monde. Au point de vue logique, sa doctrine nous paraît parfaitement justifiable ; elle est plus conséquente que celle de beaucoup de nos modernes. Est-elle pour cela la vérité ? L’indéterminisme représente-t-il plus exactement pour nous le fond des choses que le déterminisme : c’est une tout autre question. Nous ne voulons pas tenter ici de résoudre le problème, nous avons voulu seulement l’élargir. Si on nous reproche, en poussant ainsi les choses à l’extrême, d’aboutir à l’absurde, nous répondrons que l’absurde est sans doute contenu dans le principe dont on part, et qu’il vaut mieux s’en rendre compte : nous préférons les philosophes qui veulent être tout-à-fait absurdes à ceux qui ne veulent l’être qu’à moitié ; ceux-là ont au moins le mérite de la logique. Hypothèse pour hypothèse, nous aimons cent fois mieux le clinamen épicurien que le libre arbitre vulgaire, réservé à l’homme.

  78. Diog. L., x, 125 : Οὐθὲν γάρ ἔστιν ἐν τῷ ζῆν δεινόν, τῳ χατειληφότι γνησίως τὸ μηδὲν ὑπάρχειν ἐν τῷ μὴ ζῆν δεινόν.
  79. Lucr., III, 890.
  80. Lucr. ibid. — Cette formule, usitée dans les funérailles de la Grèce et de Rome : « Que la terre lui soit légère, » n’avait sans doute rien de métaphorique à l’origine ; elle exprimait un sentiment répandu chez un grand nombre de peuples et qu’on retrouve dans toute sa naïveté chez les tribus sauvages. Les Guaranis, par exemple, veillent à ce que la terre ne pèse pas trop lourdement sur le mort ; les Indiens du Pérou déterraient leurs pères que les Espagnols avaient enterrés dans les églises, en disant qu’ils souffraient d’être ainsi foulés sous les dalles. Chez les Tupis, dans une intention toute contraire et peu gracieuse à l’endroit du mort, on lie fortement les membres des cadavres pour les empêcher de sortir du tombeau et d’aller tourmenter les vivants. Les négresses de Matiamba jettent dans l’eau le corps de leurs maris défunts afin de noyer leur âme et de leur épargner sans doute toute velléité de jalousie. Les Abyssiniens abandonnent les criminels aux bêtes féroces, pour les anéantir à la fois dans cette vie et dans l’autre. Les Chinois attachent une telle importance à être ensevelis dans la terre natale et à pouvoir s’y réveiller un jour, que, s’ils consentent à émigrer en Californie, c’est à la condition expresse qu’on ramènera leurs cadavres au Céleste Empire. M. Spencer, dans ses Principles of sociology, cite l’Inca Atahuallpa qui, condamné à mort, consentit à se faire chrétien, afin d’être pendu au lieu d’être brûlé, car s’il avait été brûlé, c’en était fait de sa résurrection. De nos jours encore, en 1874, l’évêque de Lincoln — raisonnant, comme le remarque M. Spencer, de la même manière que le guerrier indien, — prêcha contre la crémation, qui tend selon lui à ébranler la foi de l’humanité dans la résurrection.
  81. Voir Fustel de Coulanges, la Cité antique, p. 18. — Maintenant encore, dans certaines contrées de l’Allemagne, le soir de la Toussaint, on se couche de bonne heure en laissant sur la table le dîner servi pour la nourriture des pauvres âmes.
  82. Qu’on se rappelle à ce sujet la descente d’Ulysse aux enfers dans l’Odyssée. Les enfers sont un lieu sombre, froid, bas ; les morts y regrettent la lumière du soleil, et pensent avec tristesse à ceux qui vivent au-dessus de leur tête, joyeux, en la contemplant. Ce ne sont pas seulement les coupables et les lâches qui se voient ainsi éternellement condamnés à la nuit et à la souffrance ; les hommes « bons et braves » ont un sort semblable ; peu ou point de distinction entre eux. La conception des Champs-Elysées est postérieure et relativement récente. Sur tous les hommes l’imagination des peuples primitifs étend uniformément l’ombre du tombeau ; même si les morts remontent quelquefois à la surface de la terre et hantent le séjour des vivants, c’est la nuit, dans une obscurité semblable à celle des enfers.
  83. Plaute, Captifs, V, 4, I.
  84. Plut., De la superstition, 4.
  85. Plut., de la Superst., 31. — Les philosophes pensaient consoler ceux qui avaient perdu quelque proche en leur apprenant qu’il n’est pas de vie future, et que par conséquent le mort pleuré par eux jouissait d’un éternel repos. (V. M. Martha, Le poëme de Lucrèce). A Rome, au temps de Sénèque, un jeune homme meurt dans un âge encore tendre, alors que, par la pureté de ses mœurs, il avait merité d’entrer encore enfant dans un collège de prêtres. Senèque écrit à Marcia sa mère, et voici les consolations qu’il lui donne : « Penses-y bien, celui que tu as perdu n’est affligé de nuls maux ; ces croyances qui rendent à nos yeux les enfers terribles, ce sont des fables ; nulles ténèbres ne menacent les morts, point de prison, point de fleuves brûlants de feu, point de fleuve d’oubli, ni de tribunaux ni d’accusés, et dans cette liberté si large nuls tyrans nouveaux. Les poètes ont imaginé ces choses en se jouant, et nous ont agités de vaines terreurs... Une grande et éternelle paix l’a reçu. » (Sén., Consol. ad Marc., 19, V.) Qu’on substitue par la pensée à Senèque un de nos philosophes contemporains, et à Marcia la mère pieuse de quelque jeune prêtre de nos jours, ces paroles deviendraient vraiment étranges. C’est généralement à ses prêtres et à ses fidèles les plus convaincus qu’une religion promet après la mort les destinées les plus hautes ; mais la religion païenne, on le voit, promettait si peu de chose aux siens, qu’en comparaison l’anéantissement complet pouvait paraître préférable.
  86. Lucr., III, 31.
  87. M. Bain, The emotions and the will, p. 62.
  88. Epic. ap. Diog. Laërt., iie max. Ὁ θάνατος οὐδὲν πρὸς ἡμᾶς · τὸ γὰρ διαλυθέν, ἀναισθητεῖ · τὸ δὲ ἀναισθητοῦν, οὐδὲν πρὸς ἡμᾶς.
  89. Ibid., X, 124. — Epicure, dans les fragments que Diogène Laërce nous a conservés, ne formule pas d’arguments contre l’immortalité de l’âme. Mais Lucrèce nous a laissé un remarquable résumé de l’argumentation épicurienne. Suivant les Epicuriens, l’expérience nous prouve que le corps et l’âme ont une vie parallèle et solidaire ; ils naissent, se développent, vieillissent ensemble, ils doivent donc mourir à la fois ; toute cause agissant sur l’un réagit sur l’autre ; la maladie, le délire, la léthargie, l’ivresse, se font sentir sur l’âme et sur le corps : « Or toute substance qui peut être troublée et altérée sera nécessairement détruite et privée de l’immortalité, si elle est exposée à l’action d’une cause supérieure. » (III, 483). La vie de l’âme, comme celle du corps, dépend donc uniquement du degré des forces destructives ; quand ces dernières l’emportent, la mort survient.
  90. Diog. Laërt., 125. Οὔτε οὖν πρὸς τοὺς ζῶντας ἐστίν, οὔτε πρὸς τοὺς τετελευτηχότας.
  91. Diog. L., x, ibid. Ὁ παρὸν οὐκ ἐνοχλεῖ, προσδοκώµενον κενῶς λυπεῖ.
  92. Lucr., III, 985.
  93. Die Welt als Wille, t. II, ch. 41 ; t. I, 1. iv. L’argument de Lucrèce et de Schopenhauer est d’ailleurs sophistique ; car le néant infini ne nous effraie qu’en tant qu’il doit suspendre notre existence et arrêter l’élan de notre volonté. Or, autre chose est le néant précédant notre naissance et aboutissant à notre existence ; autre chose est l’existence aboutissant au néant. Le néant passé ne porte aucun tort à notre existence actuelle ; le néant à venir peut la supprimer d’un moment à l’autre. On se console aisément de n’avoir pas toujours possède un bien, on se console plus difficilement d’être condamné à le perdre.
  94. ... Οὐκ ἄπειρον προστιθεῖσα χρόνον, ἀλλὰ τὸν τῆς ἀθανασίας ἀφελομένη πόθον. Diog. L., x, 124.
  95. Strauss, L’ancienne et la nouvelle foi (trad, franç.), p. 116.
  96. Bentham avait également exprimé des idées analogues dans son livre de la Religion naturelle (trad. Cazelles, p. 8).
  97. De fin., I, xix, 62 : « Neque pendet ex futuris, sed exspectat illa. »
  98. Diog. Laërt., x, 129. Τὸ µέλλον, οὔτε ἡμέτερον οὔτε πάντως οὐχ ἡμέτερον.
  99. De finibus, II, xxvii, 87, 88 : « At enim negat Epicurus ne diuturnitatem quidem temporis ad beate vivendum aliquid afferre, nec minorem voluptatem percipi in brevitate temporis, quam si illa sit sempiterna... Quum enim summum bonum in voluptate ponat, negat infinito tempore ætatis voluptatem fieri majoren quam finito atque modico. » Voir ibid., 1. I, xix, 63.
  100. Ὁ ἄπειρος χρόνος ἴσην ἔχει τὴν ἡδονὴν καὶ ὃ πεπερασµένος, ἐὰν τις αὐτῆς τὰ πέρατα Ἀαταμετρήσῃ τῷ λοχισμῷ. Diog. L., 45.
  101. Stob., Florileg., jam. cit.
  102. Lucr., iii, 930, et ss.
    Nam si grata fuit vita anteacta priorque,
    Et non omnia, pertusum congesta quasi in vas.
    Commoda perfluxere atque ingrata interiere,
    Cur non, ut plenus vitæ conviva recedis,
    Æquo animoque capis securam, stulte, quietem ?
  103. Diog. Laërt., x, 126. Οὕτω καὶ χρόνον οὐ τὸν µήκιστον, ἄλλα ἤδιστον καρπίζεται.
  104. Sen., Epist., 24, 22. « Objurgat Epicurus, non minus eos qui mortem concupiscunt, quam eos qui timent. »
  105. Diog. Laërt., x, 126, 127. Οὔτε φοθεῖται τὸ μὴ ζῆν · οὔτε γὰρ αὐτῷ προσίσταται τὸ ζην.
  106. Diog. Laërt., II, viii, 93.
  107. Ib., 94.
  108. Ib., 96.
  109. Epic. ap. Sense, Epist. ad Lucil., xxiv.
  110. Ibid. Lucrèce développe cette pensée de son maître :

    Et sæpe usque adeo, mortis formidine, vitæ
    Percipit humanos odium lucisque videndæ,
    Ut sibi consciscant mœrenti pectore lethum,
    Obliti fontem curarum hunc esse timorem.

  111. Diog. Laërt., ibid. Εἰ δὲ μωκώμενος, μάταιος ἐν τοῖς οὐκ ἐπιδεχομένοις.
  112. Epic. ap. Senec, Epist. 12, 10. « Malum est in necessitate vivere ; sed in necessitate vivere, necessitas nulla est. »
  113. Cic, De fin., I, 15, 49. « Si tolerabiles sint dolores, feramus ; sin minus, æquo animo e vita, quum ea non placeat, tanquam e theatro, exeamus. »
  114. Epic. ap. Senec., ibid.
  115. Marc-Aurèle, trad. Pierron, 80.
  116. Diog. Laërt., x, 122. — V. De fin. xxx, 96.
  117. Lact., Instit. divin., III, 17.
  118. Bayle, art. Lucrèce.
  119. Ποιήματα ἐνεργεῖν, οὐκ ἂν ποιῆσαι.
  120. Lucr., III, 944 et ss.
  121. Lucr., III, 1058.