La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines/3

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LIVRE III


LES VERTUS PRIVÉES ET PUBLIQUES
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CHAPITRE PREMIER


LE COURAGE ET LA TEMPÉRANCE. — L’AMOUR ET L’AMITIÉ.

GENESE DE L’AMITIÉ. — LA CONDUITE DU SAGE DANS

LA SOCIÉTÉ HUMAINE.


Que les vertus sont simplement, selon Epicure, des moyens pratiques pour réaliser l’idéal humain, à savoir le bonheur dans la sérénité et la liberté.
I. — Vertus privées. — Le courage ramène à la prévoyance et à la résignation. — La tempérance. — Que cette vertu est le fond même de la morale épicurienne et de toute morale utilitaire.
II. — Vertus sociales. — Théorie épicurienne de l’amour. — Sa conformité avec les idées antiques. — Ses analogies avec les doctrines du stoïcisme et du christianisme. — L’amitié. — Son utilité pratique, suivant Epicure. — Plaisir nouveau qui naît de l’amitié même, plaisir d’aimer. — Genèse de l’amitié, suivant Epicure : comment nous pouvons en venir à aimer nos amis comme nous-mêmes. — Rapprochement entre une page de Cicéron et une page de Bentham. — Rôle prédominant qu’acquiert l’amitié dans le système épicurien. — Pourquoi la vertu épicurienne est essentiellement sociable. — Insuffisance finale de la théorie d’Epicure sur l’amitié. — Comment elle se transforme chez ses successeurs, par une évolution qui a été généralement mal comprise. — 1o L’amitié fondée sur un pacte mutuel. — 2o L’amitié fondée sur l’habitude. — Genèse nouvelle de l’amitié, qui rappelle en sa simplicité primitive les analyses complexes de Stuart-Mill et de Bain.
III. — Conduite de l’épicurien en face des hommes libres et des esclaves. — L’aménité épicurienne. — Dédain des honneurs, abstention politique. — Dédain des richesses allié au souci d’une certaine aisance. — L’as d’Epicure. — Le sage doit-il mendier ?

Nous avons analysé dans son ensemble la conception épicurienne du bonheur ; nous avons suivi le mouvement qui élève peu à peu Epicure, parti des plaisirs du ventre, jusqu’à la sérénité de l’esprit, jusqu’à la liberté consciente de soi et s’affirmant même en face de la mort. Après avoir ainsi reconstitué l’idéal épicurien, il nous reste à chercher par quels moyens l’homme peut dans la pratique réaliser partiellement cet idéal ; quels que soient ces moyens, s’ils sont efficaces, ils seront légitimes : être heureux, nous le savons, c’est par cela même être vertueux. La vertu épicurienne, qui n’est ainsi qu’effet et moyen par rapport au bonheur, se confondra-t-elle cependant avec la vertu vulgaire qu’on a l’habitude de considérer comme étant par elle-même une fin ? L’intérêt et le devoir coïncideront-ils dans la conduite ? Tel est le problème nouveau qui se pose. Nous abordons la partie pratique de la doctrine épicurienne, qui n’est pas moins intéressante que la partie théorique. Epicure, pour soutenir jusqu’au bout son système, devra recourir à une théorie curieuse et toute moderne de la société humaine.

I. — Occupons-nous d’abord des vertus privées, qui sont dans une certaine mesure le principe de toutes les autres.

La principale vertu qu’admit l’antiquité, vertu a laquelle elle ramenait les autres, c’est le courage. Or le courage s’accorde avec la doctrine épicurienne, et même en un certain sens il la constitue ; car qu’est-ce que le courage sinon l’absence de trouble en face des événements de la vie ? et qu’est-ce que l’absence de trouble, l’ataraxie, si ce n’est le fondement même du bonheur et le but poursuivi par toute la doctrine épicurienne ? Nul ne se montrera plus courageux que le sage parce que nul ne verra moins de sujets d’effroi : il n’y aura point en lui de crainte, puisque, si on en croit Epicure, il n’y aura point pour lui de danger. Que redouterait-il ? la mort ? Il ne pense pas qu’elle soit un mal. La souffrance ? Il peut la rendre vaine. D’ailleurs, il ne prendra point en face d’elle la pose théâtrale d’un stoïcien ; il pourra sans honte, dans la torture, jeter des cris et des plaintes[1]; il n’en faudra pas conclure qu’il craint. Les hommes ne troubleront pas plus son calme que les foudres de Jupiter, ou les clous de la destinée : s’ils l’envient, s’ils le méprisent, il dominera par sa raison (λογισμῷ περιγίνεσθαι) leur haine, leur envie, leur mépris même[2].

Ce courage qui consiste, non pas à affronter les périls, mais à se retirer d’eux, cet art de se mettre à l’abri des événements, est commun à toutes les doctrines utilitaires ; c’est encore plus pour elles de la prévoyance et de la résignation que du courage ; pour Epicure, c’est encore plus de la confiance que de la prévoyance. Aussi ce courage raisonné et pour ainsi dire savant n’est pas un fruit du hasard et ne vient pas tout fait de la nature : il est produit, dit Epicure, par la connaissance raisonnée de la vraie utilité, λογισμῷ τοῦ συμφέροντος[3].

Le sage sera-t-il tempérant? — Ici la question est plus délicate ; car si les maux que dédaigne le courage ne sont pas de véritables maux, les biens auxquels doit s’arracher la tempérance sont aux yeux de tout utilitaire des biens très-réels. Pourtant, ici encore, on peut dire que la tempérance est une vertu essentielle au système épicurien : car la fin d’Epicure c’est le bonheur, non le plaisir ; or, pour obtenir le bonheur, il faut rejeter les plaisirs qui, se contredisant eux-mêmes et faisant se contredire la raison de celui qui les poursuivrait, appellent à leur suite la douleur : dans toute doctrine qui n’est pas proprement celle du plaisir, mais de l’utilité, la tempérance, le calcul tempérant (νήφων λογισμές) est vertu fondamentale[4].

Au dessus de ces deux vertus est placée la sagesse pratique, qui les produit et les modère. Cette sagesse ne fait qu’un avec la raison et la philosophie.

II. — Si l’intérêt et la vertu s’accordent facilement dans le domaine privé, en sera-t-il de même dans le domaine social ?

Considérons d’abord les vertus purement affectives.

Le plus grand mal est le trouble, et quelle passion est plus capable que l’amour d’apporter le trouble dans l’âme ? Le sage évitera donc l’amour comme un mal irréparable. Epicure et Lucrèce distinguent ici deux choses, la passion proprement dite et le besoin physique : le besoin, qui est « naturel et nécessaire, » doit être satisfait ; quant à la passion de l’amour chantée par les poëtes, elle n’a rien de naturel ni de rationnel : elle se ramène à une illusion psychologique. Au fond l’amour n’est autre chose, suivant Lucrèce, qu’une tendance à douer l’objet aimé de toutes les perfections, à le diviniser, ce qui est absurde ; l’amour est une sorte de culte inconscient, de religion, de superstition, qui doit disparaître comme toutes les autres. Quant au mariage, il apporte avec lui mille soucis : pour éviter les tracas du ménage, le sage, en général, ne se mariera point et n’aura pas d’enfants. D’ailleurs, dit Epicure, cette règle souffre exception[5].

La théorie épicurienne de l’amour est très conforme aux idées antiques. C’est à tort que les Stoïciens reprochaient à Epicure de vouloir anéantir la société en défendant au sage d’avoir des enfants. D’abord cette défense n’a rien d’absolu, comme on vient de le voir ; puis elle s’adresse à l’épicurien accompli, au sage, type plus idéal que réel : en fait, grand nombre d’épicuriens se marièrent ; Métrodore eut des enfants qu’Epicure recommande en mourant aux soins d’Hermarchus. En outre les Stoïciens eux-mêmes, chose curieuse, conseillaient à leur sage d’éviter le mariage. Epictete, qui attaque si vigoureusement Epicure, ne parle guère autrement que lui : « Regarde, dit-il : si le Cynique est marié, il lui faut faire certaines choses pour son beau-père, s’acquitter de certains devoirs envers les autres parents de sa femme, et envers sa femme elle-même. Le voilà désormais absorbé par le soin de ses malades et par l’argent à gagner. À laisser tout le reste de côté, il lui faut au moins un vase pour faire chauffer de l’eau à son enfant, et un bassin pour l’y laver ; il lui faut pour sa femme en couches de la laine, de l’huile, un lit, un gobelet ; voici déjà son bagage qui s’augmente ! Et je ne parle pas des autres occupations, qui le distraient de son rôle. Que devient ainsi ce monarque, dont le temps est consacré à veiller sur l’humanité[6] ? » On le voit, la philosophie, comme les dieux antiques, était jalouse, et voulait qu’on fût tout entier à elle. Avec le christianisme ces préventions contre le mariage et la vie à deux s’accrurent, loin de diminuer : on sait le grand travail qui se fit alors dans le monde antique, le mouvement qui entraîna par milliers vers la solitude les âmes les plus fortes et les mieux trempées. On croyait, en s’isolant, être plus près de Dieu ; l’extase remplaça l’amour. Certes le christianisme porta plus de tort au mariage que ne le fit jamais l’épicurisme. Les Pères de l’Eglise s’étonnent de se rencontrer sur ce point avec Epicure ; le grand saint Jérôme, dans son désert, le médite, le propose comme exemple aux Chrétiens, et en son style métaphorique s’écrie que « ses œuvres sont remplies d’herbes, de fruits et d’abstinences[7]. » Chrétiens et épicuriens avaient également peur de l’amour ; mais les causes de cette crainte étaient différentes : les uns redoutaient d’y risquer leur bonheur, les autres d’y oublier leur Dieu. Quant au résultat pratique, il est le même dans les deux doctrines.

Si le coeur du sage doit ainsi bannir l’amour, en sera-t-il de même de l’amitié ? Le sage se renfermera-t-il entièrement en lui-même, se suffira-t-il ? Ainsi que, abrité derrière sa sagesse, il peut dédaigner la haine et la colère de ses semblables, dédaignera-t-il leur bienveillance et leur amitié ? Nullement : l’amitié est une chose trop utile pour qu’on la néglige. L’amitié est comme « un champ qu’on ensemence » et dont on récoltera la moisson. « De tous les biens que la sagesse prépare en vue du bonheur de la vie, le plus grand de beaucoup, c’est l’acquisition de l’amitié[8]. » Trouver un ami, c’est trouver une protection à travers toutes les vicissitudes de la vie : on sait que les Epicuriens se secouraient les uns les autres dans les malheurs publics[9]. Un ami, c’est un soutien, c’est quelqu’un qui combat avec vous dans la lutte contre la fortune et sur qui vous pouvez toujours compter. L’amitié, augmentant ainsi l’assurance, augmente l’ataraxie et le bonheur.

Jusqu’ici l’intérêt et l’amitié semblent s’accorder assez bien. Cependant de nombreuses difficultés se présentent : dans l’amitié, en effet, on ne se borne pas à recevoir, il faut soi-même donner ; l’amitié vit de peines et d’efforts, de sacrifices mutuels, de dévouement parfois : c’est un échange où, par une loi assez singulière, chacun s’efforce de rendre plus qu’il n’a reçu et en quelque sorte de perdre au lieu de gagner. Aussi, à ce point de vue encore très-extérieur où nous nous sommes placés, il semble que pour l’épicurien les avantages de l’amitié seront finalement compensés et au-delà par les pertes. Epicure se voit donc forcé de pénétrer plus profondément dans l’analyse de l’amitié, et d’y chercher, outre les profits extérieurs, une jouissance plus intime et plus profonde qui la justifie.

Cette jouissance que la doctrine de l'utilité personnelle est bien forcée comme toute autre de reconnaître et d’admettre, c’est le plaisir d’aimer. « De même que les haines, les jalousies et les marques de mépris sont contraires au plaisir, de même l’amitié non seulement garantit très fidèlement, mais encore produit le plaisir autant pour nos amis que pour nous[10]. » Ainsi, aux profits extérieurs de l’amitié, voici un nouvel avantage qui vient s’ajouter. Un ami est chose agréable, non seulement à cause des services qu’il nous rend, mais par cela seul qu’il nous aime : nous pouvons donc nous-mêmes l’aimer et le rechercher comme nous recherchons tout ce qui nous procure du plaisir. « L’amitié commence par le besoin ; mais elle se soutient par les jouissances de la vie en commun[11]. » Toutefois notons bien ceci, nous aimerons toujours notre ami pour notre plaisir, non pour le sien ; pour nous, non pour lui. De là, dans l’amitié épicurienne, un vice profond et persistant. L’ami n’est pas un autre nous-même, auquel nous nous attacherions d’une manière toute désintéressée : il est toujours l’humble serviteur de notre moi, c’est un instrument pour nous. Comment rétablir dans l’amitié l’égalité des personnes, et supprimer peu à peu ce rapport de moyen à fin qui s’établit entre mon ami et moi ; par quel subterfuge éliminer ce moi lui-même, qui, après avoir été l’origine de l’amitié, doit disparaître sous peine de l’anéantir ? Tel est le curieux problème qui se pose devant les Epicuriens, problème qu’ils comprirent parfaitement, qui les tourmenta beaucoup et dont ils proposèrent tour à tour diverses solutions. L’épicurien a besoin de l’amitié, et l’amitié elle-même a besoin, pour subsister, de désintéressement : voilà bien la difficulté. Mais, après tout, pourquoi l’épicurien ne pourrait-il être provisoirement désintéressé ? Le désintéressement sera pour lui un simple moyen ; mais il peut s’en servir comme de toute autre chose, en vue de son bonheur. Il peut paraître se détourner de son but pour mieux l’atteindre. « Sans l’amitié nous ne pouvons en aucune manière posséder un bonheur solide et durable ; mais nous ne pouvons conserver l’amitié, si nous n’aimons nos amis comme nous-mêmes : donc ce résultat se produit dans l’amitié, et ainsi l’amitié se lie étroitement avec le plaisir. Nous jouissons de la joie de nos amis comme de la nôtre, et semblablement nous souffrons de leurs douleurs[12]. » Dans ce passage où Epicure devance les « genèses de sentiments » de l’école anglaise contemporaine, on voit l’amitié, d’abord tout intéressée, se modifier peu à peu sous l’action de l’intérêt même, et tendre au désintéressement. « C’est pourquoi, conclut Epicure, le sage aura toujours pour ses amis les mêmes sentiments que pour lui-même ; et toutes les peines qu’il prendrait pour se procurer à lui-même du plaisir, il les « prendra pour en procurer à son ami[13]. » Bien plus, dans l’amitié, « il est plus agréable de faire du bien que d’en recevoir[14]. »

Il est remarquable que, dans cette théorie de l’amitié, Epicure exprime exactement les mêmes idées que Bentham reproduira vingt siècles plus tard. En effet, Bentham, après avoir pris comme Epicure son point de départ dans l’égoïsme, en vient cependant a reconnaître que les jouissances de la sympathie et de l’ affection sont inséparables du bonheur ; elles doivent donc être recherchées. Or, on ne peut obtenir l’affection d’autrui qu’en témoignant à autrui de l’affection, et on ne peut témoigner de l’affection que par des actes où entre dans une certaine portion le sacrifice de l’égoïsme ; l’égoïsme, pour se conserver, est donc contraint, dans une certaine mesure, de se sacrifier. Raisonnement fort logique et auquel les deux penseurs devaient être amenés à la fois par la force des choses. « Comment, dit en propres termes Bentham, un homme pourra-t-il être heureux, si ce n’est en obtenant l’affection de ceux dont dépend son bonheur ? Et comment pourra-t-il obtenir leur affection, si ce n’est en les convainquant qu’il leur donne la sienne en retour ? Et cette conviction, comment la leur communiquer, si ce n’est en leur portant une affection véritable ? Et si cette affection est vraie, la preuve s’en trouvera dans ses actes et dans ses paroles[15]. » Non seulement donc l’égoïsme doit simuler l’affection ; mais, comme l’affection la plus vraisemblable c’est encore généralement la plus vraie, comme ce qu’on simule ne vaut jamais ce qu’on éprouve, l’égoïsme devra s’efforcer d’éprouver une véritable affection. Ainsi se trouve franchi par Bentham et par Epicure le large intervalle qui sépare un moi d’un autre moi.

Si Epicure a fait entrer l’amitié dans son système, ce n’est pas pour la reléguer au second rang, mais pour lui donner véritablement une place d’honneur. Sa conception de l’amitié est d’ailleurs très-délicate et plutôt moderne qu’antique. Les amis, dit-il, doivent être assez unis pour mettre tous leurs biens à la disposition l’un de l’autre ; mais ils ne doivent pas, comme le recommandait Pythagore, les mettre en commun : cette communauté forcée ressemblerait à la défiance plutôt qu’à la libre amitié[16]. Selon Epicure, l’influence de l’amitié domine la vie entière et se la subordonne ; bien plus, elle semble même s’étendre par delà les bornes de la vie : placé aux côtés d’un ami, le sage regardera sans défiance la mort. « C’est une même pensée, dit Epicure, qui nous donne l’assurance que nul mal n’est éternel ni même durable, et qui nous montre que, dans ce temps borné de la vie, le secours de l’amitié est le plus utile[17]. » L’amitié est, comme la vertu, un moyen si efficace du bonheur, qu’elle se confond entièrement avec le bonheur même. « De même que les vertus, l’amitié ne peut se séparer du plaisir... Ce que nous avons dit des vertus, qu’elles sont toujours liées avec les plaisirs, il faut le dire aussi de l’amitié[18]. » Amitié, vertu, bonheur, ne sont donc au fond que trois aspects divers d’une même chose : être aimant, c’est être heureux ; être heureux, c’est être aimant.

À ce point de vue l’amitié finit par nous apparaître comme un bien si élevé qu’en comparaison tout le reste n’est rien. Toutes nos joies viennent en quelque sorte se suspendre à la vie de notre ami, qui nous devient aussi précieuse, plus précieuse que notre vie même. L’absence, qui refroidit les amitiés vulgaires, ne peut rien sur celle du sage : « Seul le sage gardera envers ses amis présents ou absents une égale bienveillance[19]. » Enfin la mort d’un ami, cette absence éternelle, en vient à nous apparaître comme plus redoutable que notre propre mort : dans l’amitié la meilleure part n’est-elle pas pour celui qui meurt le premier ? « Le sage donnera, s’il le faut, sa vie pour son ami[20]. »

On peut maintenant s’expliquer les célèbres amitiés des Epicuriens, cette vie en commun, ces disciples et ces familiers si nombreux, dit Diogène, « que des villes entières n’auraient pu les contenir[21]. » C’était entre tous ces cœurs, au dire des anciens, une entente, une harmonie parfaite : conspiratio amoris, écrit Cicéron. La famille même d’Epicure donnait l’exemple : « C’est chose merveilleuse, dit Plutarque, comme ses frères étaient affectionnés envers lui[22]. » Son disciple Métrodore était devenu un autre lui-même ; ils ne se quittaient jamais : nous avons au Louvre un marbre qui représente sur une de ses faces Epicure, sur l’autre son inséparable ami. Pendant le siège d’Athènes par Démétrius, Epicure nourrit tous les disciples qui étaient restés auprès de lui[23]. Enfin cette tradition d’amitié se propagea dans son école plus que dans toute autre. En Grèce on citait de beaux exemples d’amitié épicurienne[24]. Dans le dialogue de Cicéron, Torquatus fait observer qu’en remontant jusqu’à Thésée, on trouve à peine trois couples d’amis célèbres : tant l’amitié tient peu de place dans les fables antiques, signe qu’elle en tenait encore moins dans la vie réelle ; « mais quels nombreux groupes d’amis Epicure a rassemblés dans sa maison, qui pourtant n’était pas grande !… C’est encore aujourd’hui l’habitude des Epicuriens[25]. » La fidélité dans l’amitié est l’une des principales qualités reconnues aux Epicuriens par Cicéron et Sénèque. Ils vivaient dans une espèce de solidarité mutuelle, analogue à celle des premiers Chrétiens ; ils se secouraient les uns les autres dans les malheurs publics ; non-seulement ils célébraient ensemble tous les ans l’anniversaire de la naissance d’Epicure, mais chaque mois ils se réunissaient dans des repas communs[26]. Nulle autre secte de l’antiquité ne présenta pendant des siècles une telle entente, une telle cohésion intellectuelle et morale.

On le voit, on ne peut reprocher à Epicure et aux Epicuriens de n’avoir pas tenu à assez haut prix l’amitié. Ils l’ont même plus vantée et plus pratiquée que leurs adversaires les Stoïciens. Lorsqu’on prend simplement pour but de conduite le bonheur, on sent mieux son insuffisance personnelle, on a plus besoin de s’appuyer sur autrui, que si on prend pour but la vertu. La vertu, elle, ne perd rien à être solitaire. De là chez le Stoïcien plus de grandeur, mais aussi plus de rudesse et d’aspérité ; l’Epicurien au contraire est essentiellement sociable et supplée à la véritable force d’âme par l’aménité et la douceur. Seulement, ce qui ôte beaucoup de prix à cette tendresse un peu en dehors, c’est de penser qu’elle a pour principe la recherche du bonheur personnel. A mesure que l’épicurisme se développa, on sentit mieux cette contradiction entre le caractère élevé de l’amitié et l’origine assez basse que lui attribuait Epicure. Les Epicuriens romains, continuant le mouvement qui emportait la pensée de leur maître vers un idéal trop beau pour n’être pas poursuivi et trop haut pour être entièrement ramené aux préoccupations de l’intérêt, pensèrent qu’il y avait comme au sommet des choses, dans la partie la plus élevée de l’amitié, désintéressement complet, amour d’autrui pour autrui, et non plus seulement pour soi. Cicéron indique à plusieurs reprises cette espèce de scission qui se produisit dans le camp épicurien. Et il fallait que la théorie de l’amitié fût considerée par les Epicuriens comme bien importante, pour qu’ils se décidassent à modifier aussi gravement sur ce point la doctrine du maître[27].

Mais comment concilier avec le principe de l’intérêt l’amitié conçue comme vraiment désintéressée. C’était là une tâche difficile. Les Epicuriens recoururent alors à une idée que le maître lui-même avait exprimée et sur laquelle nous le verrons fonder sa théorie de la justice : — l’idée d’un pacte mutuel, d’un contrat plus ou moins tacite qui règlerait les rapports des hommes entre eux. Appliquant cette conception à l’amitié, les Epicuriens y crurent voir une sorte de pacte conclu précisément contre l’égoïsme. « Quelques-uns des nôtres soutiennent qu’il existe une sorte de pacte des sages, qui les oblige à n’aimer pas moins leurs amis qu’eux-mêmes : que ce soit possible, nous le comprenons ; souvent même nous en voyons des exemples, et évidemment rien n’est plus propre qu’une telle union à rendre la vie heureuse. » « Certains épicuriens, dit encore Cicéron, prétendent que les sages prennent entre eux un engagement, celui d’avoir pour leurs amis les mêmes sentiments qu’ils ont pour eux-mêmes[28]. »

Voici donc une nouvelle théorie de l’amitié que Cicéron distingue avec soin de celle d’Epicure[29]. Cette théorie ne porte pas atteinte aux principes de l’épicurisme : les hommes sont toujours considerés comme mus par l’intérêt personnel ; seulement les plus éclairés d’entre eux, les « sages », comprenant la beauté supérieure de l’amitié, s’engagent à la réaliser dans leur conduite les uns à l’égard des autres, s’interdisent d’avance tout retour vers soi, et au milieu de la nature grossièrement égoïste se jurent affection et dévouement. — Que ne jurent-ils aussi, dit Cicéron, « d’aimer pour elles-mêmes et sans salaire la justice, la modération et « toutes les vertus ? » — Les Epicuriens pourraient répondre qu’un tel engagement est au-dessus de leur pouvoir ; car ils ne peuvent changer dans son fond la nature humaine : ils peuvent seulement, dans la pratique, n’en pas tenir compte ; leur volonté peut contredire la nature sans la faire taire. Quoi qu’il en soit, le principal défaut de ce pacte amical imaginé par les Epicuriens, c’est qu’il n’a vraiment pas de caractère obligatoire ; si on demande quelle est sa raison d’être, il n’en peut avoir d’autre que la recherche du bonheur : il n’aura donc pas non plus d’autre raison de durée. L’intérêt qui l’a formé, pourra le rompre d’un moment à l’autre[30].

Les Epicuriens se virent donc contraints de chercher une troisième solution du problème, un troisième moyen de lier sans retour l’ami à son ami. La volonté de chacun, qu’ils invoquaient tout à l’heure, n’est pas une garantie assez sûre ; car, malgré tous les pactes du monde, elle peut toujours se dédire ; il faudrait trouver quelque chose de moins variable que la volonté, quelque lien plus tenace, et les Epicuriens pensèrent le trouver dans l’habitude. Voici ce qu’imaginèrent ces hommes assez subtils (satis acuti), dit Cicéron, et nous allons voir combien leur théorie se rapproche de celle de nos « associationnistes modernes. » « Sans doute les premières entrevues, les premiers rapprochements et le désir de lier amitié ont leur raison dans le plaisir personnel ; mais lorsque le progrès de l’habitude a fini par produire l’intimité, alors l’amour s’épanouit, à ce point qu’on chérit ses amis uniquement pour eux-mêmes, sans retirer aucun profit de l’amitié. En effet si nous avons coutume de nous attacher aux lieux, aux temples, aux villes, aux gymnases, à notre champ, à nos chiens, à nos chevaux, à nos jeux, par l’habitude de l’exercice ou de la chasse, combien plus facilement et plus justement cet effet pourra-t-il se produire en la société habituelle des hommes[31] ? » Dans ce passage généralement mal compris, les Epicuriens restent fidèles à l’esprit de leur maître ; ils ne se contredisent nullement comme on l’a cru ; ils invoquent seulement un fait d’observation : à savoir qu’un objet ou un être aimés d’abord pour autre chose, finissent par être aimés pour eux seuls, et de moyens qu’ils étaient, deviennent à nos yeux des fins. Ce fait d’observation, l’Ecole anglaise contemporaine le relèvera également ; elle l’expliquera par l’association des idées, et elle en fera la base de sa théorie de la moralité : la vertu, selon MM. Stuart-Mill et Bain, devient chère à l’homme habituellement vertueux par le même phénomène qui fait que l’avare s’attache à son or. Certes il ne faudrait pas chercher chez les Epicuriens grecs ou romains des « genèses » aussi raffinées ; toutefois, dans sa simplicité primitive, la théorie épicurienne repose absolument sur les mêmes faits que la théorie anglaise dont nous parlons, et elle explique ces faits à peu près de la même manière, par l’habitude. Suivant les Epicuriens, demander pourquoi on s’attache à son ami revient simplement à demander pourquoi on s’attache à son chien, à son cheval, et dans les deux cas la réponse doit être absolument la même. Ce qui rend les êtres chers les uns aux autres, c’est l’habitude de vivre et d’agir en commun ; par ce fait même il se produit entre eux une accoutumance mutuelle (consuetudo), une sorte d’adaptation ; rapprochez deux êtres quelconques par un même intérêt, et à la longue, quels que soient ces êtres et pourvu qu’il n’y ait pas entre eux de répugnance instinctive, le rapprochement même finira par produire l’union. En chassant avec le chien on finira par l’aimer ; en vivant avec son ami, on finira par s’attacher à sa personne même ; d’autant plus vivement qu’il s’agit ici d’un homme au lieu d’un chien, et qu’un homme est plus capable de répondre à l’affection que vous lui témoignez.

On peut reprocher à cette troisième théorie d’être encore incomplète, de considérer l’amitié comme trop passive, d’y faire la part trop grande au mécanisme de l’intérêt et de l’habitude, de ne pas distinguer entre les choses et les personnes, entre les hommes et les chevaux ou les chiens. Quoi qu’il en soit, cette théorie constitue un progrès sur celle d’Epicure lui-même ; elle marque un effort remarquable dans le but d’expliquer empiriquement l’« amour d’autrui pour autrui » ; enfin elle témoigne du travail qui se faisait déjà dans la pensée antique sur certaines grandes questions. La conclusion des Epicuriens est la suivante : « Non seulement on n’empêche pas l’amitié en plaçant le souverain bien dans le plaisir ; mais, sans cela, on ne pourrait en aucune façon établir d’amitié entre les hommes[32]. » Suivant l’épicurisme, en effet, nous savons que le plaisir et la peine sont les seuls moteurs des hommes : eux seuls peuvent donc les faire se chercher et se rencontrer.

III. — Comme Epicure recommande l’amitié d’un individu avec un autre, il ne pouvait pas ne pas recommander soit par ses préceptes, soit par ses actions, l’amitié de tous les hommes entre eux. Diogène nous parle de sa piété envers ses parents, de sa bienfaisance envers ses frères, de sa mansuétude à l’égard de ses esclaves[33]. Ces derniers, toutefois, il veut qu’on les châtie à l’occasion (κολάσειν), tout en en ayant pitié (ἐλεήσειν) et en pardonnant à ceux qui font preuve de bonne volonté (συγγνώμην τινὶ ἕξειν τῶν σπουδαίων)[34]. On sait que Mus fut à la fois l’esclave et le disciple d’Epicure. Envers les hommes en général, sa bonté, d’après Diogène, était incroyable (ἀνυπέρβλητοι χρηστότητες) et sa bienveillance sans égale (ἀνυπέρβλητος ευγνωμοσύνη) ; universelle était sa philanthropie (καθόλου ἡ πρὸς πάντας αὐτοῦ φιλανθρωπία)[35]. Il est vraiment curieux de voir, des ses origines, la doctrine utilitaire revêtir ces couleurs de philanthropie qu’elle a conservées depuis chez ses modernes représentants, Bentham, Owen, Stuart-Mill.

Si le sage doit poursuivre l’affection de ses semblables, il ne doit pourtant pas avoir grand souci de leur admiration. « Jamais je n’ai voulu plaire au peuple, disait Epicure, car ce que je sais n’est pas de son goût, et ce qui est de son goût, je ne le sais pas[36]. » Et il écrivait à un compagnon de ses études : « Nous sommes l’un à l’autre un assez grand théâtre[37]. » Le sage ne recherchera donc pas les honneurs[38]. Le commandement et la royauté ne sont des biens « selon la nature » que s’ils peuvent nous mettre à l’abri contre les attaques des autres hommes ; sinon, ce sont plutôt des maux : avant de désirer l’éclat de la vie, il faut désirer sa sûreté (ἀσφάλεια), qui est plus utile[39]. Aussi le sage aimera-t-il la vie des champs plutôt que celle des villes ; il évitera les fêtes publiques, les foules. « Le moment de rentrer en soi-même, écrit Epicure, c’est quand on est forcé de se mêler à la foule[40]. » Il s’ensuit que le sage ne se mêlera point des affaires de la république ; il vivra ignoré, se recueillant en lui-même, s’abstenant : λάθε βιώσας. On sait avec quelle vivacité Cicéron combat cette doctrine de l’abstention politique qui était d’ailleurs commune aux Epicuriens, aux Platoniciens et même à la majorité des Stoïciens. Mais le trouble de la cité et le calme du sage épicurien ne peuvent aller ensemble : la vraie cité du sage, c’est son bonheur. Epicure qui, dans sa théorie de l’amitié, avait vanté l’oubli plus ou moins provisoire de soi, n’a pas voulu comprendre ni admettre le désintéressement politique[41].

Après les honneurs, les richesses. Le sage, nous le savons, n’a besoin que de pain et d’eau pour être heureux ; « il méprise les plaisirs du luxe, non sans doute pour eux-mêmes, mais pour les peines qui les accompagnent[42]. » « Souvent l’acquisition des richesses, dit Epicure, est un changement de misères et n’en est pas le terme. Voulez-vous enrichir Pythoclès ? écrit-il encore, n’ajoutez point à ses richesses, ôtez à ses désirs[43]. » « C’est une grande fortune que la pauvreté réglée sur les lois de la nature[44]. » On sait qu’Epicure et ses disciples donnèrent l’exemple de cette pauvreté savante. « Leur vie, dit Diogène de Laërte, était d’une simplicité et d’une sobriété excessives ; un cotyle de petit vin leur suffisait ; et quant à l’eau, ils se contentaient de la première venue. » Dans une lettre à un ami, Epicure lui dit : « Envoie-moi du fromage de Cythère, afin que je puisse faire grande chère, quand je le voudrai[45]. » Une autre fois, écrivant à Polyène, il se vante de ne pas dépenser un as pour sa nourriture, tandis qu’à Métrodore, moins avancé que lui, l’as entier est nécessaire[46]. — Cependant il serait bien étrange que, même à son début, l’utilitarisme, cette sorte d’économie morale qui fait de la vie une bourse et du bonheur une richesse, n’eût attaché aucune importance au gain matériel, alors qu’il en attachait tant au gain moral. Aussi Epicure, tout en soutenant que le sage peut se passer des richesses, lui conseille-t-il de ne pas toujours les dédaigner, de songer à sa fortune, d’amasser pour la vieillesse[47] : ne saura-t-il pas d’autant mieux jouir des richesses qu’il sait mieux s’en passer[48] ? Donc le sage tirera profit de sa sagesse, épargnera, mènera à bien ses affaires[49]. Il ne doit pas mendier, comme faisaient les Cyniques : il se suffira à lui-même[50]. Au reste, il faut convenir que cette conception de la vie bienheureuse est plus moderne et semblait avoir encore plus de véritable dignité que la sagesse en haillons d’Antisthène.

Ainsi, jusqu’à présent, l’Epicurien vivra comme tous les autres hommes, et ne manquera guère plus qu’eux à ses devoirs sociaux. Il peut à la rigueur avoir une femme, des enfants ; il aura des amis ; il sera bienfaisant envers ses esclaves, bienveillant envers tous ; à la rigueur, et malgré le danger que courra son ataraxie, il pourra ne pas rester complètement étranger aux affaires des autres hommes, aux honneurs, aux richesses, à l’estime publique : son moi vivra autant que possible en harmonie et en sympathie avec les autres moi. Sauf le dévouement profond, entier, le sacrifice de soi sans arrière-pensée, — qui en fait sont rares, — l’intérêt explique et peut reproduire la plupart des actes extérieurs dans ce qu’on pourrait appeler la vie affective : c’est qu’au fond il y a entre les hommes une communauté de fins (συντέλεια), une communauté d’intérêts qui les fait confondre leurs efforts vers un même but et les force à se prêter une aide mutuelle.

Mais quand par exception les intérêts, au lieu de s’unir, se combattent, qui jugera entre eux, qui préviendra ou terminera le conflit ? La justice ? Il y aurait alors un principe d’action supérieur à l’intérêt. Nous le savons, c’est impossible, suivant Epicure. Il nous reste donc à analyser avec ce dernier l’idée de justice, celle qui de toutes les idées morales se ramène peut-être le plus difficilement à l’intérêt pur et simple. La théorie épicurienne de la justice, fondée sur le contrat social, n’est pas moins intéressante à étudier que celle de l’amitié ; elle nous offrira une grande analogie avec les

théories modernes de Hobbes et de Rousseau.

CHAPITRE II


LA JUSTICE ET LE CONTRAT SOCIAL


La justice naturelle ramenée à la loi civile par les sophistes, par les sceptiques et par Démocrite. — État de la question à l’époque d’Epicure. — Points qui restaient à élucider. — Que la société humaine, selon Epicure, a pour fin l’intérêt ; qu’elle s’est formée par le consentement mutuel de chacun de ses membres. — Première conception du pacte ou contrat social, clairement exprimée par Epicure. — Que la justice a pour principe le contrat et n’existe qu’entre les contractants. — En quoi l’injustice est un mal. — Que la justice peut varier en une certaine mesure, suivant les lieux et les temps. — Rapprochement entre les paroles d’Epicure et une page de M. Bain. — L’idéal social epicurien.


Avant Epicure, les sophistes s’étaient déjà attaqués à l’idée de justice. On sait avec quelle vigueur Platon fait parler Calliclès dans le Gorgias contre la prétendue loi naturelle supérieure et antérieure aux lois humaines. La vraie loi naturelle, c’est la loi du plus fort ; le critérium d’après lequel dans la nature on juge les actions, c’est la force. Dans la cité, cette force a passé aux mains de la loi ; mais si on obéit aux prescriptions du législateur, c’est encore la force qu’on respecte et devant laquelle on s’incline, non la justice. Pyrrhon et les sceptiques, succédant aux sophistes, défendirent la même cause : dans la nature il n’y a rien, disait Pyrrhon, de beau et de laid, de juste et d’injuste ; si la justice était naturelle, d’où viendrait la diversité des lois ? les Pyrrhoniens avaient recueilli soigneusement la plupart des contradictions observées entre les mœurs et les croyances des divers peuples, et ils en faisaient un de leurs arguments favoris contre la loi morale naturelle. Démocrite enfin, dont les livres exercèrent tant d’influence sur Epicure, niait également la justice naturelle. Ainsi, en résumé, voici où en était restée la question au temps d’Epicure : 1o il n’y a pas de loi naturelle, 2o les lois civiles ont été établies par la force et sont devenues respectables sous l’influence de l’habitude.

Toutefois, dans cette substitution sceptique de la loi civile au droit naturel, deux éléments de haute importance manquaient encore : D’abord, toute force a un but, une fin hors d’elle-même ; quelle fin poursuit donc cette force sociale d’où est né le droit ? Les sophistes insistaient peu sur la fin poursuivie et ne voyaient guère que le moyen employé, c’est-à-dire la force. En outre, ce moyen même ne peut pas suffire à expliquer entièrement la formation de la société ; tant que la force n’est pas acceptée par ceux qui la subissent comme par ceux qui s’en servent, elle a peu de chance de durée : même au point de vue mécanique, pour qu’une force produise un effet durable, il faut qu’elle soit intense, et elle ne conservera son intensité qu’à la condition de rencontrer peu d’obstacle sur son passage ; or, quel obstacle la force sociale doit-elle éviter avec le plus de soin, pour conserver ainsi son intensité et acquérir de la durée ? n’est-ce pas la rébellion secrète des âmes auxquelles elle s’impose ? Pour compléter la théorie sceptique de la justice sociale et l’élever à une hauteur qui puisse embarrasser ses adversaires, il faut donc spécifier, en premier lieu : quelle est la fin vers laquelle se dirige la force sociale, c’est le pourquoi de la société ; en second lieu : comment les forces individuelles se sont organisées et groupées autour de la force sociale, de manière à opposer à son exercice le moins d’obstacles possible. — Ce furent Epicure dans l’antiquité et Hobbes dans les temps modernes, qui résolurent les premiers la question dans le sens utilitaire, en invoquant comme fin de la société l’intérêt de chacun de ses membres, et comme moyen d’organisation le consentement mutuel, l’acceptation commune des charges en vue de la jouissance commune des profits, en un mot le pacte social.

« Le droit naturel, dit formellement Epicure, n’est autre chose qu’un pacte d’utilité, dont l’objet est que nous ne nous lésions point réciproquement et que nous ne soyons point lésés[51]. » On voit combien est antique la conception de la société comme une sorte de contrat d’assurances dont le but unique serait la garantie réciproque, non pas des droits, mais des intérêts de chacun. Epicure, ne se contentant plus ici d’un simple aperçu sur la conduite du sage utilitaire envers ses semblables, essaie de pénétrer la nature même et la fin de la société, et de faire reposer la vie sociale comme la vie individuelle sur l’unique base de l’intérêt. « La justice n’est point quelque chose qui ait une valeur par soi ; elle n’existe que dans les contrats mutuels, et s’établit partout où il y a engagement réciproque de ne pas léser et de ne pas être lésé[52]. » Aussi, point de société, point de droit ; « A l’égard des êtres qui ne peuvent faire de contrats dans le but de ne pas se léser mutuellement et de ne pas être lésés, il n’y a rien ni de juste ni d’injuste. De même, pour les peuples qui n’ont pu ou n’ont pas voulu faire ces contrats[53]. »

D’ailleurs, qu’on ne croie pas que chacun, en consentant au pacte social, ait eu autrui pour objet ; chacun n’a songé qu’à soi, à sa protection personnelle, à son intérêt bien entendu : « Les lois sont établies pour les sages, non afin qu’ils ne commettent pas d’injustices, mais afin qu’ils n’en subissent pas[54]. » — Seulement, par une merveilleuse réciprocité, il s’est trouvé que chacun, en se protégeant ainsi contre autrui, a protégé autrui contre soi ; les peines qui menacent ceux qui voudraient me dépouiller ne se retourneraient-elles pas également menaçantes contre moi, si je voulais moi-même dépouiller d’autres contractants ? En le faisant, je n’agirais point mal sans doute, si j’agissais selon mon intérêt ; mais à côté du profit obtenu se trouve la peine encourue : dans cette peine réside le mal, dans cette sanction l’obligation morale. « L’injustice n’est point un mal par elle-même, mais par la crainte ; car on n’est pas sûr qu’elle échappe à ceux qui sont préposés pour châtier ces sortes d’attentats[55]. » Ainsi, sans les gardiens de la justice et de la paix publique, point de paix ni de justice.

Mais, dira-t-on, pour que la crainte des lois retînt le coupable, il faudrait qu’il fût sûr d’être découvert et puni ; ne peut-il pas espérer de ne pas l’être, de déjouer tous les soupçons, d’échapper à toutes les recherches ? — Sans doute, répondra Epicure, il est possible qu’il se dérobe à son châtiment ; mais ce n’est jamais réel, sinon après sa mort. Celui qui saurait l’avenir pourrait commettre des injustices, parce que seul il saurait si ces injustices échapperont à la justice humaine ; et non seulement il le pourrait, mais il le devrait, si ces injustices lui procuraient une vie heureuse. Par malheur, comme personne ne sait l’avenir, dans le doute, dit Epicure, abstiens-toi : « Celui qui a violé secrètement en quelque chose le contrat réciproque conclu par les hommes, ne peut avoir la confiance qu’il échappera au châtiment, même s’il y échappe une infinité de fois dans le présent ; car il n’est pas certain « qu’il en sera ainsi jusqu’à la fin[56]. » Toute sa vie le coupable est donc dans l’incertitude, l’attente, le trouble. « Le juste est éloigné de tout trouble ; l’injuste est rempli du trouble le plus grand[57]. » Mais le trouble, n’est-ce pas le pire des maux ? Le sage se gardera donc de l’injustice, comme il se garde par exemple de l’intempérance ; car les choses qui sont des biens en elles-mêmes peuvent devenir de grands maux par leurs conséquences.

Il est impossible, comme on voit, de prendre sur ce point en défaut la logique d’Epicure : l’intérêt est l’unique règle pour les individus et pour les nations[58].

Nous pouvons maintenant comprendre pourquoi les Pyrrhoniens et les partisans d’une morale dogmatique luttent entre eux sans jamais pouvoir s’entendre, les premiers ne voyant dans les mœurs et les lois des peuples que diversité et contradiction, les seconds n’y apercevant qu’harmonie et unité. Selon Epicure les uns et les autres ont raison : ce qu’il y a d’universel, c’est la recherche du plus grand intérêt possible ; et comme un certain nombre d’intérêts (par exemple celui de ne pas tuer, de ne pas réduire en esclavage, etc.) sont les mêmes pour tous, il s’ensuivra que les articles du contrat tacite qui protègent ces intérêts seront à peu près les mêmes chez tous les hommes. D’autre part il y a une foule d’autres intérêts qui varient d’une époque et d’une contrée à l’autre : les lois inspirées par eux seront donc variables et particulières. Au premier point de vue les partisans du dogmatisme ont raison ; au second point de vue ils ont tort. « En général, le juste est le même pour tous, car il y a quelque chose d’utile dans la société mutuelle » (et dans certaines lois qui sont les conditions immédiates de cette société) ; « mais, en particulier, de la différence des lieux et de toutes autres causes, il résulte que la même chose n’est pas juste pour tous[59]. » Les idées qu’exprime ici Epicure sont exactement celles des utilitaires Anglais, et sur ce point les disciples n’ont fait que reproduire la doctrine de leur maître antique[60].

Dès lors que le juste est simplement l’intérêt de la société sanctionné par la loi, si la loi vient à ne plus représenter cet intérêt, continuera-t-elle cependant de représenter la justice ? devra-t-on s’y conformer aveuglément et sans espérance de progrès ? Nullement, dit Epicure, et encore ici il se sépare des sceptiques : la loi n’a pas seulement une valeur parce qu’elle est loi et force, mais parce qu’elle est un moyen pour la réalisation de la plus grande utilité possible : « Ce qui parmi les choses estimées justes, est reconnu utile aux besoins de la société mutuelle, a la nature du juste, soit d’ailleurs qu’il se trouve être le même pour tous, ou qu’il ne soit pas le même. Et si quelque chose est établi par la loi, mais qu’il n’en résulte point d’avantage pour la société mutuelle, cette chose n’a plus la nature du juste[61]. »

Il y a donc, selon Epicure, un critérium infaillible, — plus infaillible que la prétendue voix de la conscience alléguée par les partisans de la loi naturelle, — un critérium avec lequel on peut juger la justice même : c’est le συμφέρον, supérieur au νόμος. Toutefois, comme l’intérêt varie, il faut, pour ne jamais le perdre de vue, avoir recours à l’expérience : si des institutions qu’on croyait justes sont reconnues nuisibles dans le fait (ἐπ᾿ αὐτῶν τῶν ἔργων), elles cessent d’être justes, qu’elles soient d’ailleurs d’origine récente ou ancienne : peu importe l’origine, si la fin n’est plus l’intérêt public. La justice de tel temps n’est donc pas la justice de tel autre : il faut employer avec la justice le mode passé ou le mode futur, il faut consentir à admettre des choses qui ont été justes et ne le sont plus, qui seront justes et ne le sont pas[62] : « Le droit a ses époques, dirait volontiers Epicure avec Pascal, et l’entrée de Saturne au Lion marque l’origine d’un tel crime. »

Malgré ces changements qu’apporte la doctrine épicurienne dans l’âme de l’organisme social, elle ne change rien, en apparence du moins, au corps de cet organisme. Qu’importe, selon Epicure, que l’injustice ne soit pas un mal par soi, il ne s’agit point ici de l’injustice en soi, mais de l’injustice sociale; or, de celle-là le sage doit s’abstenir pour conserver la paix et l’ataraxie. Alors seulement il jouira d’un bonheur achevé, et sa vie, remplie tout entière de ce bonheur, parfaite en son genre, ne craindra rien de la mort qui peut raccourcir sa durée, mais non lui enlever de son prix : « Ceux qui ont l’art d’obtenir, surtout de la part de leurs voisins, l’absence de trouble, ceux-là vivent.très-heureusement les uns avec les autres, nourrissant une très-solide confiance; ayant lié la plus parfaite intimité, ils ne sont point affligés comme d’une chose malheureuse, si quelqu’un d’entre eux vient à périr, de sa mort prématurée[63]

Tel est, suivant Epicure, l’idéal social, qui consiste dans une étroite union de tous les contractants, dans une confiance mutuelle, dans un bonheur où tous auraient leur part et dont tous jouiraient à la fois. Il y a loin de cet idéal à l’état primitif et naturel de l’homme. Selon Epicure comme selon Hobbes, l’homme dans l’état de nature est un loup pour l’homme; sans les contrats et sans les lois, disait Métrodore, nous nous mangerions les uns les autres. On peut reprocher à Epicure de transformer un peu vite les loups en agneaux. Sans doute le sage épicurien, qui a éteint en lui tout désir violent et toute passion troublante, pourra juger que l’observation du contrat social est plus utile pour lui-même que sa violation. Par malheur la société épicurienne, comme toute autre, n’est point composée exclusivement de sages. Aux yeux de ceux qui ne sont pas des sages la force sociale suffira-t-elle donc seule à rendre respectable et inviolable une justice conventionnelle née d’un pacte des intérêts? Cette difficulté est commune au système d’Epicure et à tous les systèmes utilitaires; nous n’avons pas ici à en discuter la valeur[64].

En résumé, dans sa théorie des vertus individuelles et sociales, surtout dans la théorie de l’amitié et de la justice, Epicure s’est efforcé de prouver cette thèse qui fait le fond de toutes les doctrines utilitaires : à savoir l’identité de l’intérêt avec ce qu’on appelle vertu et devoir. Sans être des fins en elles-mêmes, les vertus sont, selon lui, des moyens infaillibles en vue de la fin suprême ; de telle sorte que, si le sage hésite parfois et se demande où est son véritable intérêt, il peut toujours marcher sans crainte dans la direction de la vertu : celle-ci va droit au bonheur, « elle y court. » Épicure formule ainsi son système de conduite, tel qu’il résulte des analyses précédentes : « La seule vertu est inséparable du plaisir, mais toutes les autres choses (par exemple les richesses, les honneurs) s’en séparent, car elles sont mortelles… On ne peut vivre heureusement si on ne vit d’une manière prudente et sage et juste ; ni vivre d’une manière prudente et sage et juste, si on ne vit heureusement[65]. » En d’autres termes, la sagesse et la justice sont une garantie de bonheur ; le bonheur est

une preuve de justice et de sagesse.

CHAPITRE III


LE PROGRÈS DANS L’HUMAN1TÉ


I. — Antagonisme entre l’idée fondamentale de toute religion et l’idée de progrès. — Qu’au contraire l’idée de progrès est inhérente à toute doctrine naturaliste et sensualiste ; qu’elle était virtuellement contenue dans les systèmes d’Epicure et de Démocrite.
II. — Textes d’Epicure et de Lucrèce, qui indiquent jusqu’à quel point l’idée de progrès est arrivée dans l’épicurisme à la conscience d’elle-même. — La méthode de la sociologie moderne employée pour la première fois par Lucrèce. — Trois causes principales du progrès. — L’humanité anté-historique. L’état de nature et l’état de guerre. — Premières découvertes des hommes. — Constitution de la famille, puis des premières sociétés. — L’idée du pacte social exprimée par Lucrèce comme par Epicure — L’observation du pacte social, condition d’existence pour les peuples. — Théorie épicurienne du langage. — Découverte du cuivre et du fer. Le métier à tisser et le premier vêtement. — Les arts industriels et les beaux-arts. — Conclusions de Lucrèce : vue d’ensemble sur les progrès de l’humanité. — Les idées de Lucrèce exprimées de nouveau par Virgile et par Horace. — Les mêmes idées développées par Sénèque. — Comment elles passent en se transformant de l’antiquité aux temps modernes.
III. — Des raisons qui ont entravé dans l’antiquité le développement de l’idée de progrès. — Préjugés ascétiques mêlés à l’épicurisme et qui ont empêché Lucrèce d’apprécier à sa valeur le progrès de l’industrie et des arts.


I. — On s’accorde généralement à penser que l’idée de progrès fut presque absente dans l’antiquité ; on n’en a retrouvé la trace ni chez Socrate, ni chez Platon, ni chez les Stoïciens jusqu’à Sénèque. Ce qui est certain, c’est que cette idée apparut tard et demeura longtemps très vague. Au Moyen-Age elle fait également défaut chez les scolastiques, — Roger Bacon excepté, — et ne se réveille qu’à la Renaissance.

Il est intéressant de se demander pourquoi l’homme a mis tant de temps à prendre conscience du mouvement qui le porte en avant, qui lui fait sans cesse chercher et trouver le mieux.

Peut-être pourrait-on dire que l’idée de progrès est en antagonisme avec l’idée religieuse, et que, si l’une a été longtemps étouffée, c’est que l’autre a été longtemps dominante. Au contraire, avec le développement des systèmes naturalistes, la notion du progrès devait tendre à se développer elle-même tôt ou tard.

Croire au progrès, c’est croire à l’infériorité du passé par rapport au présent et à l’avenir ; or, cette infériorité se résout pour la pensée dans une primitive imperfection, une impuissance primitive. La plupart des religions, au contraire, placent à l’origine des choses une toute-puissance façonnant le monde et l’homme à son image : on comprend alors difficilement un monde qui, dès son origine et sortant des mains du créateur, serait imparfait et mauvais ; il semble que, pour chercher le bien, il faut se tourner plutôt vers le commencement des choses, vers l’époque où le monde était en quelque sorte plus divin, étant plus jeune. Remonter les âges, c’est se rapprocher de Dieu. Toute religion est ainsi contrainte à expliquer le mal qui se trouve dans le monde par une décadence, au lieu d’expliquer le bien qui s’y trouve par un progrès.

Ajoutez au culte des dieux le culte des ancêtres et des héros, qui y est étroitement lié. Pendant la première période de la vie, les parents apparaissent aux enfants plutôt comme des êtres supérieurs que comme des égaux, et ils ne perdent jamais entièrement ce caractère à leurs yeux. En outre les parents eux-mêmes sont toujours portés à rabaisser le temps présent et à déclarer supérieure l’époque où ils jouissaient de leur jeunesse et de leur vigueur. Grâce à cette double illusion produite par le respect filial et par une association naturelle d’idées, on imagina bientôt la décadence, la dégénérescence des hommes et du monde. Nos aïeux, que nous n’avons pas connus et dont la tradition embellit les hauts faits, nous semblent encore plus sages et plus forts que nos pères. On peut toujours se mesurer avec les vivants et juger de leur supériorité ; on ne peut se mesurer avec les morts, dont la taille tend ainsi à grandir dans la mémoire des hommes, comme on voyait grandir sous le regard les dieux d’Homère. Le souvenir ne grossit pas moins les choses que l’imagination, surtout quand il est aidé d’un respect religieux. Les premiers hommes, c’était donc la forte race ; un sang divin coulait dans leurs veines, ils étaient les fils des dieux. — Et peu à peu les dieux, les ancêtres, le passé se confondent dans un seul et même culte. Toute religion tend ainsi à devenir l’adoration du passé.

En conséquence, si un jour l’homme veut placer et réaliser quelque part un idéal de vie heureuse, un âge d’or conçu par opposition à l’âge présent, ce n’est pas dans l’avenir, c’est dans le passé qu’il le placera tout naturellement. La religion et la tradition semblent nous dire : — Pour contempler l’idéal cherché, ne regardez pas devant vous, regardez en arrière ; détournez-vous, comme fit Orphée selon l’antique légende. — Mais cet idéal placé ainsi derrière nous, nous fuit ; en se retournant vers lui, on le perd et on le voit disparaître dans les profondeurs fuyantes du passé. Rien de plus incompatible avec l’esprit des religions primitives, — encore étrangères aux raffinements métaphysiques des philosophies modernes, — que la conception d’un progrès se réalisant chaque jour dans l’humanité, d’un état meilleur où nous pourrions parvenir par nos seules forces et sans secours divin : l’homme, à lui seul, ne peut que faillir et tomber ; mais pour se relever et faire un pas en avant, il a besoin d’une aide supérieure. C’est la doctrine de la chute opposée à celle du progrès.

Au contraire, une fois la religion écartée, on ne peut guère concevoir de théorie du monde qui n’ait pour principe ou pour conséquence la croyance à une évolution, à un progrès lent dans le temps. En effet on est forcé de recourir avec Démocrite ou Epicure à l’hypothèse d’un chaos primitif s’organisant peu à peu sous les lois de la mécanique ou sous l’action de la spontanéité. Aristote lui-même n’était pas éloigné de cette hypothèse ; seulement il supposait un idéal immobile inspirant et dominant le travail des choses, ce qui n’est peut-être pas nécessaire. Cette organisation graduelle du monde constitue déjà une évolution, un progrès au moins formel. Puis, quand il s’agit de faire apparaître l’homme dans le κόσμος ainsi constitué, il est impossible de supposer l’humanité arrivée du premier coup au point de civilisation où nous la trouvons parvenue. Du moment où l’homme ne reçoit pas des mains d’un Dieu créateur sa civilisation toute faite, il faut qu’il la fasse lui-même avec le temps ; qu’il se donne à lui-même le langage, ce premier des instruments, puis tous les autres instruments plus extérieurs que nous lui voyons entre les mains ; il faut que son intelligence se développe graduellement, que ses moeurs se purifient, enfin que la société naisse et subisse elle-même une évolution à travers les siècles. Aussi toute théorie non religieuse du monde suppose comme corollaire et comme confirmation une histoire des progrès de l’homme. On ne peut exclure le merveilleux du monde sans l’exclure de l’humanité ; or, la seule hypothèse qui exclue complètement le merveilleux, c’est celle d’une transformation lente et continue dans le temps, d’une marche en avant pas à pas, — pedetentim, comme dira Lucrèce ; — ainsi est rendue inutile la brusquerie du miracle, et l’idée de progrès vient s’opposer à celle de création.

Si à cette espèce de métaphysique indépendante se joint une psychologie sensualiste comme celle de Démocrite et d’Epicure, ou de Locke et de Condorcet, il y aura alors une chance de plus pour que l’idée de progrès prenne naissance dans un tel système. En effet, les théories sensualistes font de l’intelligence un produit de la sensation, au lieu d’en faire une faculté saisissant immédiatement par intuition le vrai et le bien ; toutes les connaissances humaines ne sont donc plus conçues que comme un amas de sensations accumulées ; et, suivant la remarque de Condorcet, cet amas va montant sans cesse à mesure que le temps avance. Le temps devient alors le facteur essentiel de toutes nos connaissances, et l’esprit humain n’est plus qu’une sorte de grand sensorium qui offre de siècle en siècle une surface plus étendue à toutes les impressions possibles. Pour un être sentant ou pour une succession d’êtres sentants le seul fait de durer constitue un progrès, puisque chaque instant nouveau vient greffer de nouvelles sensations sur le fonds des sensations déjà acquises. Aussi l’idée de progrès semble-t-elle s’être fait jour d’abord chez les doctrines qui ont considéré de préférence dans l’homme l’être sentant. Bacon, l’un des principaux promoteurs de cette idée, était sensualiste ; c’est le sensualisme qui dominait au xviiie siècle, au moment où les idées de perfectibilité indéfinie se formulèrent nettement et se répandirent partout ; enfin, de nos jours, ce sont les écoles naturalistes et sensualistes qui insistent le plus sur le progrès dans la nature et dans l’homme, en le ramenant à l’évolution universelle.

En somme l’idée de progrès ou d’évolution semble inhérente à toute doctrine naturaliste et sensualiste ; elle était virtuellement contenue dans le système d’Epicure et de Démocrite comme dans tout autre analogue. Reste à savoir si, chez ces philosophes, cette idée est arrivée à une conscience plus ou moins vague d’elle-même, et si Epicure a été l’un des rares penseurs de l’antiquité qui crurent l’homme susceptible de progrès : c’est ce que nous avons à rechercher d’après les textes mêmes d’Epicure et de Lucrèce.

II. – Dans un passage de la lettre à Hérodote, Epicure dit que les divers êtres, y compris l’homme, ont leur origine dans le monde qu’ils habitent et non en dehors ; après avoir ainsi ramené l’existence de l’homme à une origine toute terrestre et naturelle, il consacre quelques mots à la civilisation humaine :

« Il faut admettre, dit-il, que chez les hommes l’expérience et la nécessité vinrent souvent en aide à la nature. Le raisonnement perfectionna les données naturelles et y ajouta de nouvelles découvertes, ici plus vite, là plus lentement ; tantôt à travers des périodes de temps prises sur l’infini, tantôt dans des intervalles plus courts[66]. » En ces quelques lignes nous voyons déjà sommairement indiquées les trois causes principales du progrès dans l’humanité, l’expérience qui nous enseigne (διδαχθῆναι), la nécessité qui nous pousse (ἀναγκασθῆναι), enfin le raisonnement (λογισμός) qui développe toutes les notions que nous recevons de la nature et qui crée la science. En outre on y trouve marqué le rôle si essentiel du temps qui, en multipliant indéfiniment les expériences, rend toujours possible dans une période plus ou moins longue la solution d’un problème plus ou moins difficile. Epicure donne comme exemple le langage, que l’homme, suivant lui, acquit spontanément et perfectionna peu à peu, par un lent travail.

Mais c’est chez Lucrèce que nous trouvons une véritable analyse, déjà très-complète, des progrès successifs de l’humanité. On n’a guère vu jusqu’à présent dans le ve livre du De natura rerum qu’un effort pour détruire les fables sur l’âge d’or et réfuter les rêveries des poëtes et des théologiens ; on n’a peut-être pas assez compris qu’il n’était guère possible de supprimer la conception théologique de l’âge d’or sans y substituer l’idée moderne de progrès, et qu’au fond c’est cette idée toute nouvelle que Lucrèce a opposée aux fables antiques. Ni dans Ritter, ni dans Zeller, ni dans Lange, ni chez les principaux historiens de la philosophie, nous n’avons vu Lucrèce cité parmi les premiers promoteurs de l’idée de progrès. Sans doute on a déjà retrouvé dans Lucrèce bon nombre des idées modernes, comme celles de révolution et de la sélection naturelle ; mais celle du progrès humain, du progrès moral, intellectuel et industriel, qui y est si nettement exprimée, a été à peine remarquée jusqu’ici. Cependant le ve livre de Lucrèce a la plus grande analogie avec l’Esquisse des progrès de l’esprit humain tracée de nos jours par Condorcet. Tandis que Lucrèce transportait ainsi l’idée de progrès et d’évolution dans l’humanité, il devançait en même temps la sociologie moderne, qui s’appuie sur l’histoire et sur les sciences, qui procède non plus a priori, mais a posteriori, qui se borne en un mot à interpréter les faits pour en déduire les tendances du mouvement humain et par cela même les lois morales ou sociales.

Selon Lucrèce comme selon Epicure, le progrès a trois causes principales : le besoin (usus), qui nous fait chercher et tâtonner en tous sens ; l’expérience (experientia), qui accumule à travers le temps les résultats de ces tâtonnements successifs ; enfin la raison (ratio), l’« infatigable raison » qui travaille sans cesse sur les données des sens et en tire tout ce qui s’y trouve contenu. Lucrèce distingue soigneusement ces diverses causes et oppose même avec insistance au temps (ætas) qui « amène lentement au jour toutes les découvertes, » la raison « qui les met en pleine lumière » ; c’est la raison aidée du temps qui « a peu à peu enseigné les hommes progressant pas à pas[67]. »

Lucrèce, dans son analyse des progrès de l’homme, commence d’une manière très scientifique par faire table rase de tout ce que nous devons à une civilisation plus ou moins avancée : il suppose l’homme primitif dépourvu de toute espèce d’instruments, ne sachant même pas se couvrir de peaux de bêtes, poussant des cris encore inarticulés. Du reste cet homme des premiers temps était, suivant lui, beaucoup plus fortement constitué que nous ne le sommes aujourd’hui ; il avait une puissante ossature et des muscles solides ; sa peau était endurcie au froid et au chaud : les hypothèses de Lucrèce sont ici assez d’accord avec les conclusions auxquelles l’anthropologie est arrivée de nos jours[68]. Les hommes, ajoute-t-il, erraient par troupeaux, comme les bêtes ; ils vivaient surtout de fruits et de végétaux, étanchaient leur soif aux rivières. Une antique croyance veut que les premiers hommes, épouvantés lorsque le soleil disparaissait le soir de l’horizon, l’appelassent à grands cris jusqu’au matin : Lucrèce, avec un remarquable esprit scientifique, rejette cette croyance[69] ; les hommes, dit-il, étaient accoutumés dès l’enfance, comme les animaux, à la succession alternative des jours et des nuits ; ils n’y voyaient donc rien d’étonnant, et ne craignaient point qu’une nuit éternelle régnât sur la terre : c’eût été là pour eux une conception beaucoup trop complexe et trop savante.

Si les premiers hommes étaient nus et sans armes, ils avaient du moins des mains robustes et des pieds agiles : c’était assez, suivant Lucrèce, pour soutenir sans trop de désavantage la lutte pour la vie : ils fuyaient devant les grands animaux ; mais ils attaquaient les moins dangereux, leur lançaient de loin des pierres, ou de près les frappaient avec de pesantes massues. La nuit ils s’étendaient à terre, se cachaient dans les fourrés, comme font les sangliers, ou se retiraient dans les cavernes[70].

À cette époque, dit Lucrèce, « les hommes étaient incapables de s’occuper du bien commun ; ils ne connaissaient ni lois ni règles morales dans leurs rapports les uns avec les autres ; chacun s’emparait du premier butin que lui offrait le hasard, et, poussé par sa propre nature, ne savait vivre et se conserver que « pour soi[71]. » Tel est donc l’état de nature, que Hobbes peindra plus tard sous les mêmes couleurs : c’est l’état d’égoïsme, c’est la vie pour soi seul ; c’est aussi l’état de guerre, où règne le droit du plus fort.

Trois grandes découvertes, qui marquent les premiers progrès de l’humanité, firent sortir l’homme de cet état presque bestial : il apprit à se vêtir de la dépouille des animaux, il imagina de se construire des huttes, enfin et surtout il se procura le feu. « Par le moyen du feu et de ces inventions nouvelles, les hommes qui avaient un esprit plus ingénieux et une intelligence plus puissante introduisirent de jour en jour des changements dans la nourriture et dans l’ancienne manière de vivre[72]. » Mais, dira-t-on, comment fut découvert l’art du feu ? Peut-être est-ce la foudre qui la première embrasa des forêts, peut-être est-ce simplement le frottement des branches agitées par le vent[73].

Quoi qu’il en soit, une fois le feu découvert, une fois les premières cabanes construites, la famille prend naissance. L’homme et la femme, qui jusqu’alors s’étaient unis au hasard, dans les bois, se rassemblent autour du foyer, sous un toit commun. Ici s’ouvre une nouvelle période de l’histoire humaine, nettement marquée par Lucrèce : d’une part les corps s’amollissent sous l’influence de cette existence en quelque sorte plus confortable ; d’autre part les âmes farouches des parents s’attendrissent aux caresses de leurs enfants[74]. D’après cette observation très-juste de Lucrèce, l’enfant aurait joué un rôle important dans la civilisation, et, réagissant sur l’homme, l’aurait modelé plus ou moins à son image comme il se modelait à la sienne.

La famille constitue, nous touchons à la naissance de la société, qui n’est autre chose qu’une association des familles. Mais, pour subsister, la société suppose l’existence d’une certaine justice entre les individus qui la composent. Comment cette justice pourra-t-elle s’établir entre des hommes que Lucrèce et Epicure nous ont dits être mus uniquement par l’intérêt personnel et ne reconnaître d’autre règle que la force ? Pour résoudre cette difficulté, Lucrèce invoque avec Epicure l’idée de contrat : il place à l’origine de toute société un pacte plus ou moins large, consenti par les divers individus : tant que ce pacte n’existe pas, il n’y a pas plus de société ni de justice entre les hommes qu’entre les animaux : c’est ce pacte qui, réalisant un nouveau progrès dans l’humanité et dans le monde, crée la justice. « En ce temps, dit Lucrèce, ceux dont les habitations se touchaient commencèrent à former entre eux des liaisons, convinrent de s’abstenir de l’injustice et de la violence, de protéger réciproquement les femmes et les enfants, signifiant dès lors même par leurs gestes et leurs sons inarticulés qu’il est juste d’avoir pitié de tous les faibles[75]. » On le voit, suivant Lucrèce, l’entente primitive qui est l’origine de la justice sociale n’eut pas besoin pour s’établir du langage articulé : les hommes s’entendirent d’abord par signes, comme les animaux ; c’est encore ainsi que les voyageurs font comprendre aux tribus sauvages leurs intentions pacifiques. Ainsi Lucrèce et Epicure évitent l’utopie de Hobbes et de ses successeurs, qui paraissent supposer un contrat en bonne et due forme conclu par les premiers hommes.

Le pacte fait, tous ne durent pas en tenir compte, et çà et là la concorde fut rompue plus d’une fois ; mais, dit Lucrèce, « le plus grand nombre des hommes et les meilleurs observèrent fidèlement le pacte. » La preuve la plus frappante que la justice, une fois établie, a eu pour elle le nombre et la force, c’est, suivant Lucrèce, l’existence même du genre humain : « Sans cela, dit-il, l’humanité eût été entièrement détruite et la race n’eût pu jusqu’à nos jours propager ses générations[76]. » Ainsi, par une application de la grande loi de sélection naturelle qu’il avait déjà formulée, Lucrèce nous montre dans la justice et dans l’observation du contrat social une condition même d’existence pour les peuples : notre vie actuelle marque en quelque sorte le triomphe de la justice dans le passé, et pour que nos descendants vivent il faudra qu’elle triomphe aussi dans le présent et dans l’avenir.

Si l’association des hommes entre eux a pu précéder l’existence du langage articulé, elle ne devait cependant pas tarder à l’amener par un progrès tout naturel. Selon Lucrèce comme selon Epicure, le langage fut simplement à l’origine l’émission de certains sons en harmonie avec les sensations et les idées de chaque homme[77]. Même chez les animaux nous voyons telle ou telle émotion, tel ou tel sentiment s’exprimer par des sons particuliers, très distincts les uns des autres, dont la gamme forme déjà une sorte de langage rudimentaire. « Si donc les différentes sensations des animaux leur font proférer des sons différents, tout muets qu’ils sont, combien n’est-il pas plus naturel que l’homme ait pu désigner les divers objets par des sons particuliers[78]. » Ainsi, chez tous les êtres, toute sensation tend à se traduire au dehors par un signe qui la représente : chez l’homme, qui est mieux doué, ces signes seront nécessairement plus parfaits et se perfectionneront sans cesse. L’enfant, remarque Lucrèce, prélude au langage quand il montre du doigt les objets qui le frappent, et cherche ainsi à faire partager aux autres ses émotions. Du reste, le langage exprimant à l’origine des idées et des sentiments purement individuels, qui variaient suivant les lieux et les individus, il varia lui aussi de la même manière. C’est plus tard seulement que des conventions intervinrent entre les hommes d’une même nation pour donner à tel ou tel mot un sens uniforme et déterminé. Peu à peu un terme qui à l’origine n’avait exprimé qu’une émotion ou une pensée tout individuelle en est venu ainsi à exprimer les pensées et les émotions de tout un peuple. Quant aux mots exprimant des choses non sensibles, ils ont été introduits plus tard encore par des hommes d’une intelligence plus haute; ils n’ont rien de primitif[79].

Le problème de la formation du langage est l’une des principales difficultés qu’aient à résoudre les adversaires de la création divine et du miracle. La solution qu’en donna Epicure et que répéta Lucrèce mérite d’être remarquée : elle pourrait s’incorporer facilement aux grandes théories modernes de Darwin et de Spencer ; elle confirme encore une fois cette hypothèse, développée pour la première fois par les Epicuriens, d’un progrès lent et continu dans l’humanité.

Nous avons vu que, selon Lucrèce, « les premiers instruments des hommes furent les mains, les ongles, les dents, puis les pierres et les branches d’arbre, ensuite la flamme et le feu[80]. » Remarquons comme cette gradation est exacte et scientifique. Ce fut bien plus tard qu’ils découvrirent les métaux et qu’ils apprirent à les façonner. Le premier métal dont ils se servirent fut le cuivre: « L’usage du cuivre, dit Lucrèce, prècéda celui du fer parce qu’il était plus aisé à travailler et plus commun. » On sait comment la science moderne a confirmé cette hypothèse. Après une nouvelle période de temps, les hommes en vinrent à connaître le fer, et ce métal plus dur se substitua peu à peu au cuivre.

Avec la connaissance des métaux et surtout du fer commence l’industrie humaine. « On nouait les vêtements, dit Lucrèce, avant d’en faire des tissus ; l’art du tisserand suivit la découverte du fer : c’était avec le fer seul qu’on pouvait se procurer des instruments aussi délicats que la marche, le fuseau, la navette, la lame[81]. » Et Lucrèce observe que ce furent sans doute les hommes, non les femmes, qui découvrirent ces instruments et s’en servirent les premiers, « car ils sont beaucoup plus industrieux et l’emportent de beaucoup dans les arts[82]. » Ensuite ils abandonnèrent aux femmes ces travaux qui n’exigeaient pas grande force pour se reporter vers des labeurs plus rudes. Lange, dans son Histoire du matérialisme, trouve cette pensée d’une remarquable finesse, et il ajoute : « Aujourd’hui que le travail des femmes s’introduit pas à pas, quelquefois brusquement, dans les carrières ouvertes et longtemps exploitées par les hommes seuls, cette pensée nous semble bien plus naturelle qu’elle ne pouvait le paraître aux époques d’Epicure et de Lucrèce, où ne se produisaient pas encore de semblables révolutions dans des branches entières d’industrie[83]. » À vrai dire, l’hypothèse de Lucrèce est plus contestable que ne le croit Lange : car l’infériorité de la femme sur l’homme dans les travaux industriels, surtout dans ceux qui exigent l’adresse, n’est pas plus démontrée de nos jours que dans l’antiquité.

En même temps que l’art du tissage, l’homme apprenait par une suite de « tâtonnements » l’art de cultiver la terre, de planter, de greffer. Peu à peu les fruits sauvages ou les glands, les simples couches de feuilles, les vêtements de peaux de bête, tombèrent dans le mépris. « Cependant, dit Lucrèce, je ne doute pas que l’inventeur de ce vêtement grossier n’ait été autrefois l’objet de la jalousie générale, que les autres hommes ne l’aient fait périr en trahison et n’aient partagé entre eux sa dépouille sanglante sans en jouir eux-mêmes… Mais une nouvelle découverte fait tort aux anciennes et change entièrement nos goûts. »

Aux arts purement industriels vinrent s’ajouter les beaux-arts ; ils commencèrent par n’être qu’un simple divertissement, une expansion joyeuse qui suivait les repas, surtout dans la belle saison ; plus tard, ils devaient devenir l’une des branches les plus importantes de l’activité humaine. On sait comment Lucrèce explique la naissance de la musique par l’imitation du chant des oiseaux ; la poésie même, suivant lui, cette musique des mots, se rapporte à la même origine. « Ainsi, dit-il, le temps amène au jour peu à peu toutes les découvertes, et la raison humaine les met en pleine lumière[84]. »

Enfin l’homme, se civilisant de plus en plus, apprit à bâtir des villes et des forteresses ; la terre se divisa entre ses habitants ; la mer même se couvrit de voiles. Les nations se lièrent par des pactes analogues à ceux qui avaient lié autrefois les individus. Les poètes, par leurs chants, transmirent les événements à la postérité. Puis l’écriture fut inventée, qui servit à fixer la mémoire des hommes. Quant aux temps primitifs qui avaient précédé cette époque de civilisation relative, on en perdit peu à peu toute trace ; et c’est par le raisonnement seul qu‘on peut reconstruire l’histoire de ces âges oubliés.

La conclusion de Lucrèce, après cette esquisse de l’histoire humaine, est vraiment magistrale ; il dégage l’idée de progrès des faits qu’il vient d’exposer, et c’est sur l’affirmation du progrès qu’il termine le livre v[85]. « La navigation, l’agriculture, l’architecture, la jurisprudence, l’art de forger les armes, de construire les chemins, de tisser les étoffes, toutes les autres inventions de ce genre ; les arts mêmes qui font l’agrément de la vie, comme la poésie, la peinture, la sculpture, sont nés du besoin en même temps que de l’expérience et de l’activité de l’esprit : c’est le besoin et l’expérience qui les ont graduellement enseignés aux hommes progressant pas à pas. Ainsi le temps amène peu à peu au jour toutes les découvertes, et la raison les met en pleine lumière. Nous voyons les génies briller l’un après l’autre dans les arts, jusqu’à ce que ceux-ci soient parvenus à leur plus haut point. »

On voit que la loi du progrès a été nettement exprimée par Lucrèce, et non seulement il l’a exprimée l’un des premiers, mais il l’a en quelque sorte prouvée par la science même, en la déduisant de l’histoire du genre humain. Remarquons toutefois que cette doctrine du progrès intellectuel et moral de l’homme, chez Lucrèce comme chez son maître, coexiste sans contradiction avec une autre doctrine qui se déduisait rationnellement des principes mêmes de l’épicurisme : celle de la dissolution finale du monde et de son dépérissement graduel. Notre terre, suivant les Epicuriens, est un vaste organisme, sujet comme tout organisme à la vieillesse et à la mort ; elle a produit autrefois des plantes et des êtres bien plus vigoureux qu’à présent; les premiers hommes eux-mêmes avaient une taille et des muscles beaucoup plus développés que les nôtres. Mais cette dégénérescence musculaire n’est nullement en opposition avec le progrès de l’intelligence. Que notre terre vieillie perde de sa chaleur et de sa fécondité, que notre organisme s’affine et semble s’appauvrir, les savants modernes l’admettent avec Lucrèce ; s’ensuit-il pour eux que notre intelligence ne se soit pas enrichie et ne puisse s’enrichir de plus en plus ? Quant à la dissolution finale, à la ruine du monde chantée pour la première fois par Lucrèce, elle seule pourrait sans doute suspendre brusquement dans sa marche le progrès humain ; mais elle est encore trop lointaine et trop incertaine, pour qu’il faille s’en préoccuper outre mesure. Autre chose est de savoir si le progrès, comme le soutiendra avec audace Condorcet, est absolument indéfini et illimité ; autre chose de savoir s’il existe : or l’épicurisme a affirmé son existence, et, autant qu’on pouvait le faire à son époque, il l’a démontrée.

Les idées exprimées dans le Ve livre du De natura rerum étaient évidemment bien neuves au temps de Lucrèce, si l’on en juge par l’impression qu’elles produisirent sur ses contemporains. En effet, nous trouvons dans Virgile et dans Horace un double résumé de ce livre. Virgile s’attache de préférence à la cosmogonie épicurienne. Quant à Horace, plus moraliste, comme le remarque M. Martha, il se réserve la partie humaine[86]. « Lorsque sur la terre nouvelle encore rampèrent les animaux humains, troupeau hideux et muet, ils se disputèrent d’abord leurs glands et leurs repaires avec les ongles, les poings, puis avec des bâtons, et de progrès en progrès avec toutes les armes que leur forgea le besoin. Cela dura jusqu’au temps où ils découvrirent le langage pour exprimer leurs sensations et désigner les objets. Alors cessa la guerre (de chaque homme contre chaque homme) ; on bâtit des villes qu’on entoura de remparts, on établit des lois pour empêcher le vol, le brigandage et l’adultère… C’est la crainte de l’injustice qui a fait imaginer le droit ; il faut en convenir quand on remonte aux origines et qu’on déroule les fastes du monde. » On retrouve encore une fois dans ces vers d’Horace la doctrine du progrès associée à celle d’un droit conventionnel et d’une justice fondée sur un pacte d’utilité : les idées morales sont, comme tout le reste, une invention, une découverte ; la justice est née à tel moment de l’histoire humaine, comme les arts et les sciences ; elle est née du besoin et de l’intelligence, ces deux grands facteurs du progrès.

Un peu plus tard, Sénèque, ce stoïcien nourri des idées épicuriennes, se placera de nouveau au point de vue où s’était placé Lucrèce dans la conclusion du Ve livre ; il rappellera ce temps où les hommes encore grossiers et novices erraient comme à tâtons autour de la vérité ; ou tout était nouveau pour eux. Cependant, sous des efforts répétés, les mêmes choses devinrent plus faciles et plus connues. Et Sénèque ajoute, en s’élevant par une induction naturelle du passé à l’avenir : « Un temps viendra où ce qui est caché aujourd’hui se révèlera aux générations futures… L’avenir saura ce que nous ignorons, et s’étonnera que nous ayons ignoré ce qu’il sait… Il est des mystères qui ne soulèvent pas en un jour tous leurs voiles. Eleusis garde des révélations pour les fidèles qui viennent l’interroger. La nature ne livre pas à la fois tous ses secrets. La vérité ne vient pas s’offrir et se prodiguera tous les regards ; elle se cache et s’enferme au plus profond du sanctuaire : notre siècle en découvre un aspect ; les siècles qui suivront contempleront les autres[87]. »

Le triomphe du christianisme devait étouffer pour un temps l’idée de progrès. Ce fut sous l’inspiration de Sénèque qu’elle reparut en plein Moyen-Age chez Roger Bacon. On peut la retrouver aussi dans Pic de la Mirandole, dans Montaigne, le lecteur assidu de Sénèque et le maître de Pascal. Mais c’est surtout dans François Bacon, Descartes et Pascal, que cette idée éclate par opposition à celle d’autorité ; c’est dans Turgot et Condorcet qu’elle s’affirme avec réflexion et se développe en toutes ses conséquences. De nos jours enfin elle s’est fondue dans la doctrine de l’évolution, avec laquelle elle se trouvait déjà confusément mêlée chez les Epicuriens.

III. – On le voit, c’est bien dans l’antiquité que l’idée de progrès a pris naissance; c’est même de l’antiquité et principalement des systèmes naturalistes qu’elle nous est venue. On se demandera qu’est-ce qui a entravé le développement de cette idée chez les penseurs anciens. Il y a de cela plusieurs raisons. La première, c’est qu’à vrai dire la démonstration péremptoire du progrès manquait encore aux anciens. L’humanité n’était pas alors assez avancée dans sa route, pour pouvoir se retourner en arrière, et embrasser en son ensemble le chemin parcouru. Ce qui manquait aux temps anciens, c’était une histoire positive, distincte de la légende qui amplifie les personnages et les élève au-dessus de nous. Lucrèce a donc rendu un grand service à l’idée de progrès, en essayant pour la première fois d’opposer à la légende une sorte d’esquisse historique construite par une série de déductions. De ce moment ou un peu de lumière se trouva comme projetée sur les âges passés, date une première constatation du progrès. Plus tard, à mesure que l’histoire se fera et que des siècles d’histoire succéderont aux longs siècles de légende, cette idée se développera et pénètrera plus avant dans les esprits. Cependant, au Moyen-Age, elle devait rencontrer un nouvel obstacle dans la notion d’autorité qui fait le fond de toute religion. Mais les idées morales et les conceptions intellectuelles, lorsqu’elles sont invincibles, ne peuvent que grandir dans leur lutte avec d’autres idées ; elles ont même besoin pour acquérir toute leur force de rencontrer de la résistance. Ce fut par réaction contre l’autorité et la révélation que l’idée de progrès apparut de nouveau plus claire au xiiie et au xviie siècle. Le principe religieux avec lequel elle avait toujours été plus ou moins en opposition dès son origine et qui tendait à la détruire, la força au contraire à se rajeunir et à s’affirmer dans sa plénitude.

Ajoutons enfin une dernière cause qui retarda le développement de l’idée de progrès. Ce n’est pas le tout de constater le progrès, il faut en comprendre la valeur morale. Si on laisse de côté le point de vue moral pour se placer uniquement au point de vue scientifique, le progrès n’apparaîtra que comme variation, multiplication d’effets : il diversifie les coutumes et les lois, il augmente à l’infini les connaissances sur la nature, il produit et perfectionne les arts. On peut l’admettre sous cette forme, comme certains pessimistes contemporains, sans croire qu’il constitue une amélioration véritable et profonde. C’est sous cette forme que les anciens, et particulièrement les Epicuriens, étaient portés à l’admettre. Les Epicuriens, ces utilitaires, cherchaient à supputer l’utilité sensible que les hommes ont retirée du progrès intellectuel. Or, au point de vue de la sensibilité, le progrès produit deux effets : d’une part, la multiplication des besoins, d’autre part, la diversification, le raffinement des plaisirs. Mais la multiplication des besoins n’est pas une bonne chose selon Lucrèce, comme selon Epicure. Si l’on n’a besoin que d’une peau de bête pour se garantir du froid, on est plus parfait, on est moins exposé aux mécomptes et aux peines de toutes sortes, que si on a besoin de vêtements plus luxueux. D’autre part, le raffinement des plaisirs n’est pas non plus une bonne chose, suivant l’épicurisme, cette doctrine austère. Varier le plaisir, disait Epicure, ce n’est pas l’augmenter. La civilisation, en rendant la sensibilité plus exquise, la rend plus accessible aux souffrances de toute sorte, qui glissaient sur l’homme primitif. A ce point de vue, Lucrèce semble blâmer les progrès de l’industrie et même des arts, comme le faisaient les vieux Romains, comme le font toutes les religions. Lucrèce, de même que Rousseau, montre quelque faible pour les hommes des premiers temps. Il admire leurs jouissances faciles, — vives quoique grossières. Il a des rancunes contre notre civilisation. L’ascétisme est l’ennemi du progrès, et il y a de l’ascétisme dans la philosophie épicurienne, si molle en apparence, comme dans le stoïcisme, comme dans la plupart des philosophies antiques ou des religions. L’épicurisme était un système trop fermé pour pouvoir comprendre dans toute sa largeur l’idée de progrès. Nous avons vu qu’il a contribué à la susciter ; il appartenait à des doctrines plus modernes de développer cette idée encore imparfaite et de communiquer à l’humanité une plus pleine conscience du

travail intérieur qui sans cesse s’accomplit en elle.

CHAPITRE IV


LA PIÉTÉ ÉPICURIENNE. — LUTTE CONTRE LA DIVINITÉ CONÇUE COMME CAUSE EFFICIENTE.


I. — Que le monde n’a ni cause première, ni cause finale. L’argument tiré de l’existence du mal employé avec une grande force par les Epicuriens.
II. — Comment, de l’absence de toute cause agissant sur le monde, on ne peut pas conclure l’athéisme, suivant Epicure. Fait universel dont il faut tenir compte : la croyance à des dieux immortels et bienheureux. Que cette croyance doit avoir elle-même son fondement dans quelque fait d’expérience. De nos représentations des dieux. — Qu’il y a dans ces représentations une part de vérité, et qu’il faut seulement la purifier des éléments étrangers qui s’y sont associés. — Que l’idée d’une divinité créatrice ou ordonnatrice du monde, n’est pas primitive ; qu’elle est dérivée et inexacte. — Tentative d’Epicure pour revenir à la notion primitive. — Que les dieux sont bienheureux, conséquemment inactifs, car l’action suppose l’effort et la peine ; qu’ils sont invisibles pour nos yeux ; qu’ils sont en nombre infini, etc. Logique de la doctrine d’Epicure, qui déduit jusqu’au bout les conséquences de principes inexacts.
III. — Le culte des dieux selon Epicure. — Epicure au temple de Jupiter. — Pourquoi les Epicuriens révéraient leurs dieux. — Conséquence remarquable à laquelle aboutit le système épicurien : que de toutes les vertus, la piété seule est désintéressée.
IV. — La théologie d’Epicure est-elle sincère ? — Opinion d’un historien contemporain sur la doctrine d’Epicure. Honorait-il la divinité comme un simple idéal ou comme une réalité et faut-il assimiler sa doctrine à celle de MM. Vacherot et Renan ? — Qu’au contraire, les dieux d’Epicure étaient pour lui des êtres très réels. — Identification du subjectif et de l’objectif, de l’idéal et de la réalité, sur laquelle repose au fond la doctrine d’Epicure.


I. — La morale d’Epicure, nous l’avons vu, est absolument indépendante de toute idée religieuse. De même la cosmologie épicurienne ne fait appel à aucune intervention divine. Le système d’Epicure en son ensemble rejette toute idée de cause première et de cause finale.

Pour montrer qu’en effet le monde existe sans l’aide de la divinité, Epicure a invoqué l’un des premiers l’argument dont les modernes tireront un si grand parti, celui de l’existence du mal. Cet argument est à vrai dire le seul dont il se serve, car il lui paraît suffisant. Suivant Lucrèce, l’existence du mal dans le monde est incontestable ; sans aller plus loin, notre terre n’est pas ce qu’elle pourrait être : couverte de forêts, de montagnes, de marais et de mers, elle oppose à l’homme des obstacles souvent infranchissables. L’homme, qui est l’animal le plus parfait de la terre, est cependant l’un des plus misérablement partagés. Dans la nature rien ne porte la marque d’une fin poursuivie sans défaillance, rien ne portera marque d’un Dieu. Certes, si le monde était divin, il serait meilleur[88].

En s’appuyant sur cette existence du mal qu’il n’a pas de peine à démontrer, Epicure aboutit à cet argument auquel ni les anciens ni les modernes n’ont répondu et que nous trouvons cité dans Lactance. « Ou bien, dit-il, Dieu veut supprimer le mal et ne le peut ; ou il le peut et ne le veut pas ; ou il ne le veut ni ne le peut ; ou il le veut et le peut. S’il le veut et qu’il ne le puisse pas, il est impuissant, ce qui ne convient pas à Dieu ; s’il le peut et ne le veut pas, il est envieux, ce qui ne peut pas convenir davantage à Dieu ; s’il ne le veut ni ne le peut, il est à la fois envieux et impuissant, donc il n’est pas Dieu ; s’il le veut et le peut, ce qui seul convient à Dieu, alors d’où vient le mal ? Ou pourquoi Dieu ne le supprime-t-il pas[89] ? » Ainsi, pour qui admet une cause première, le seul moyen d’expliquer l’origine du mal, est de transporter en cette cause le mal même, ce qui est impossible.

II. — Maintenant de ce qu’il n’existe pas de Dieu créateur s’ensuit-il qu’on aboutisse nécessairement à l’athéisme ? Cela serait aller trop vite selon Epicure. Nous nous trouvons ici en présence d’un fait universel : la croyance aux dieux. Or, une philosophie fondée sur les faits doit en tenir compte et chercher à l’expliquer.

Nous savons que, suivant Epicure, toute idée générale (πρόληψις) s’est formée par l’accumulation de sensations, et d’autre part, toute sensation est vraie; d’où il suit que toute idée générale a un fondement dans la réalité. Il en doit être de même de l’idée et de la croyance aux dieux. Epicure est, selon Cicéron, le premier philosophe qui ait ainsi invoqué, en faveur de l’existence divine, la croyance universelle des hommes et de ce fondement tout subjectif essayé de tirer quelque certitude objective[90]. Il chercha à montrer que l’idée des dieux ne nous vient point du dehors, que nous ne la devons pas simplement à l’éducation ou à la coutume ou à quelque loi humaine ; c'est une croyance ferme et unanime qui semble gravée en notre âme par la nature elle-même[91]. Indépendamment de toute idée, de tout système philosophique, nous sentons, nous éprouvons qu’il y a des dieux ; et non seulement la nature suscite en nous cette croyance tenace, mais elle y joint une sorte de représentation des dieux sous tel ou tel caractère particulier. C’est par exemple une idée reçue chez tous les peuples, que non-seulement les dieux sont, mais qu’ils sont immortels et heureux[92]. L’existence, la béatitude et l’immortalité, voila les attributs les plus importants et les plus incontestables sous lesquels nous concevons universellement les dieux.

Si maintenant on cherche à pénétrer plus profondément dans cette idée que l’humanité se fait des dieux, si on en demande l’origine et l’explication, voici, suivant Epicure, le fait sensible qui a dû lui donner naissance. Pendant la veille ou pendant le sommeil il se présente fréquemment à nous des fantômes plus ou moins indistincts, quelquefois d’une vivante netteté ; ces fantômes marchent, ils nous parlent, puis s’évanouissent soudain, et leur aspect reste gravé en nous. Chez les anciens, où la religion revêtait des formes plus sensibles que de nos jours et plus accessibles à l’imagination, ces visions fantastiques devaient être bien plus fréquentes encore. Les anciens vivaient au milieu de leurs dieux; partout des statues, des images rappelaient leur forme et les rendaient présents aux yeux comme à l’esprit; rien d’étonnant à ce que, dans la solitude ou dans le sommeil, toutes ces formes embellies par la sculpture ne vinssent hanter l’imagination des hommes. De nos jours, la prétendue vision de Dieu suppose deux choses : il faut que l’esprit malade, par un double effort, prête à la divinité une forme sensible, puis fasse apparaître cette forme devant les yeux. Dans l’antiquité, le premier de ces deux travaux intellectuels était accompli d’avance : chaque dieu avait sa forme, et son idée était associée à son image. Le moindre effort pouvait donc suffire pour rappeler à la fois l’idée et l’image, et cette espèce d’hallucination ainsi comprise était moins exceptionnelle, moins anormale que de nos jours.

Ajoutons, pour bien faire comprendre la théorie d’Epicure, que les phénomènes d’hallucination étaient inexpliqués dans l’antiquité; on ne pouvait guère distinguer alors entre l’hallucination et la sensation vraie. Le fond même de la canonique épicurienne était la confusion de ces deux choses et la croyance que toute sensation est vraie. Par là, sans doute, Epicure ne voulait pas dire que nous ne nous trompons jamais ; seulement il soutenait que nos sens ne se trompent jamais. Tout ce qu’ils nous révèlent existe. L’erreur ne vient que de ce que l’intelligence ajoute à la sensation en voulant l’interpréter. La sensation brute est toujours vraie : il y a toujours au dehors, dans la réalité, quelque chose qui l’explique et la produit. Donc, quand des images se présentent à nous sous une forme persistante, quelle que soit leur étrangeté, il faut admettre que ces fantômes ne sont pas de purs fantômes, que derrière ces visions il y a des réalités. Puisque les dieux nous apparaissent, ils sont ; mais leur corps n’est point grossier comme le nôtre, et puisque nous nous les représentons intérieurement comme beaux, bienheureux et immortels, ils doivent l’être, ils le sont en effet. Ainsi, sur un fait même, sur une sensation se fonde la théorie épicurienne des dieux.

Maintenant comment accorder l’existence de la divinité avec l’existence du mal dans le monde ? car il semble que nous allons aboutir à cette contradiction : d’une part l’intelligence humaine affirme l’existence de la divinité, d’autre part elle est réduite à avouer que l’existence d’une divinité ordonnatrice ou créatrice est incompatible avec celle de notre monde imparfait.

Pour résoudre cette difficulté, il faut simplement, suivant Epicure, s’efforcer de purifier en nous la notion naturelle de la divinité ; il faut la séparer des éléments étrangers qui s’y sont associés à la longue[93]. L’idée primitive des dieux est vraie ; mais dans cette idée n’est nullement comprise celle d’un dieu créateur. C’est faute de pouvoir, avec une science encore insuffisante, pénétrer les causes des phénomènes naturels (αἰπιολογεῖν), que les hommes ont imaginé de faire intervenir les dieux dans le tumulte du monde. Les grands événements de la nature, comme la foudre et les tempêtes, ont paru divins aux hommes parce qu’ils étaient épouvantables[94]. De même, ne pouvant expliquer le cours régulier des astres par des lois naturelles, les hommes ont trouvé plus court de l’expliquer par la volonté divine. Leur dieu est devenu, comme chez les poètes tragiques, un « deus ex machina[95] » ; ils se sont figuré le monde fabriqué à la manière des objets dont l’homme se sert, à coups de marteaux, « avec des soufflets et des enclumes[96] » ; mais en vérité le monde est une machine plus délicate, et c’est rabaisser les dieux que d'en faire ainsi des ouvriers.

Loin que l’idée de création soit inséparable de l’idée de divinité, elle ne peut vraiment, selon Epicure, s’allier avec elle. La divinité a comme premier attribut le suprême bonheur ; or, le suprême bonheur suppose l’absence de toute préoccupation, de tout souci, de tout effort. Mais créer un monde, le créer imparfait, avoir sans cesse à le surveiller, à le retoucher, c’est là une lourde tâche, incompatible avec la souveraine félicité. Les dieux ne se mèleront donc point des affaires de ce monde, et il faudra sur ce point corriger l’idée que le vulgaire se fait de la divinité. Les dieux d’Epicure vivront entièrement détachés des choses, n’ayant point de peine et n’en faisant à personne, ne punissant ni ne récompensant personne, sans colère comme sans affection, « car ces sortes de sentiments ne viennent que de faiblesse[97] ».

Que si on cherche à approfondir la nature de ces dieux éternellement heureux et tranquilles, Epicure nous répondra qu’ils ne peuvent avoir une nature aussi grossière que la nôtre ; et cependant ils ont une sorte de corps (car, hors le vide et les atomes, il n’existe rien) ; mais les atomes qui les composent sont d’une subtilité dont rien n’approche ici-bas[98]. Aussi les dieux sont-ils invisibles pour nos yeux : c’est intérieurement, au fond de nous-mêmes, que nous apercevons par une sorte de vision profonde les images qui se sont détachées d’eux. Ces corps subtils seraient bientôt dissous si on les plaçait dans notre univers au milieu des atomes qui s’entre-choquent, ils doivent donc vivre en dehors ; ils planent au sein du vide, dans les intervalles qui séparent les mondes[99]. Ils sont en nombre infini[100], comme les mondes eux-mêmes ; la nature féconde a semé sans compter dans l’espace les dieux et les sphères. Ces dieux ont la forme humaine, car elle est la plus belle et la plus parfaite[101]. Les Epicuriens soutiennent même qu’ils doivent prendre de la nourriture, car nul corps ne pourrait subsister s’il ne réparait ses pertes[102]. Enfin ils leur assignent des sexes[103].

On voit à quelles conséquences bizarres aboutit la théorie d’Epicure ; cependant, comme nous l’avons dit, ces conséquences se déduisent assez logiquement des principes. Il y a dans cette série de déductions quelque chose qui rappelle les rêves des hallucinés ; et de fait toute cette théorie est un essai pour interpréter rationnellement des croyances superstitieuses qui se ramènent à une espèce d’hallucination.

III. — Lorsque de la connaissance des dieux nous passons au culte que l’homme leur doit et au sentiment religieux, nous aboutissons à ce résultat, assez curieux dans un système utilitaire : le sentiment religieux et le culte de la divinité devient entièrement désintéressé. Epicure n’attend rien des dieux, et sa piété repose justement sur cette croyance qu’ils sont indifférents et impuissants. La prière devient donc inutile et absurde ; l’adoration la remplace, une adoration détachée de tout sentiment personnel. La piété vulgaire est toujours mêlée à des sentiments de crainte et d’espérance ; le peuple prie les dieux pour en obtenir les biens qu’il désire ou pour leur faire écarter les maux qu’il redoute. L’épicurien, lui, ne craint rien des dieux, n’en espère rien et cependant il les adore. Pourquoi ? Parce qu’ils sont un type de bonheur et de sérénité idéale, parce qu’ils lui représentent en quelque sorte ce qu’il devrait être, et ce vers quoi il doit tendre ; parce qu’ils sont beaux à contempler et charment intérieurement la pensée comme les marbres de Phidias charmaient la vue.

Epicure, on le sait, était fort assidu aux temples : la première fois, dit-on, que Dioclès le vit, il s’écria : « Quel spectacle pour moi ! Je ne compris jamais mieux la grandeur de Jupiter que depuis que je vois Epicure à genoux. » L’antiquité s’étonna, comme Dioclès, de la piété d’Epicure et de ses disciples. Sénèque fait remarquer avec raison que le désintéressement, banni de la morale d’Epicure, trouve une place dans son culte des dieux, et il en fait une objection à Epicure[104]. Pourquoi les Epicuriens remplissent-ils à l’égard de leurs divinités des devoirs dont ils n’espèrent retirer aucun profit ? Pourquoi n’agissent-ils pas envers les dieux comme envers les hommes ? Toutes leurs vertus sont mercenaires, excepté la piété. — Mais cette piété des Epicuriens est moins étonnante qu’il ne le semble, si l’on songe qu’elle ne coûte pas grand effort ; que l’effort et la peine seraient plus grands s’il fallait se dérober aux croyances vulgaires ; que ces croyances elles-mêmes ont un fondement naturel, et sont rationnelles par leurs principes. Les dieux existent réellement, suivant Epicure ; ils sont beaux, ils sont heureux, ils sont comme notre image embellie : pourquoi ne nous prosternerions-nous pas devant eux ?

IV. — La doctrine d’Epicure sur les dieux a toujours paru fort étrange aux historiens de la philosophie. Beaucoup de philosophes, y compris Posidonius, cité par Cicéron, crurent que les dieux paresseux d’Epicure étaient pour lui un pis-aller, que cette hypothèse n’exprimait pas le fond de sa pensée, qu’Epicure était un athée déguisé, et qui plus est, hypocrite. La critique moderne a démontré qu’il n’en était pas ainsi : au temps d’Epicure on pouvait nier les dieux sans danger et, en tous cas, on pouvait ne pas les adorer[105]. L’époque où Socrate avait bu la ciguë était passée depuis longtemps ; Socrate même, on le sait, avait été frappé pour des opinions politiques plutôt que pour des innovations religieuses. Si Epicure a affirmé nettement que les dieux existaient, s’il a consacré un ouvrage entier à la piété[106], si enfin il a donné toute sa vie l’exemple de cette piété qu’il vantait dans ses écrits, c’est que réellement il croyait à l’existence des dieux et qu’il les adorait comme des êtres très réels. Cependant, le récent historien du matérialisme, Lange, a émis dans son grand ouvrage une hypothèse nouvelle sur la théologie d’Epicure. Suivant lui, les dieux d’Epicure n’avaient pas d’existence réelle : c’étaient de simples idéaux. « Il est indubitable qu’en réalité Epicure honorait la croyance aux dieux comme un élément de l’idéal humain, mais qu’il ne voyait pas dans les dieux eux-mêmes des êtres extérieurs. Le système d’Epicure resterait pour nous enveloppé de contradictions, si on ne l’envisageait au point de vue de ce respect subjectif pour les dieux qui met notre âme dans un accord harmonique avec elle-même. » Tandis que la foule adore les dieux parce qu’elle croit à leur existence, Epicure, à en croire Lange, faisait tout le contraire ; il n’y croyait pas et il les adorait. C’est qu’alors il révérait les dieux pour leur perfection, « et peu lui importait que cette perfection se montrât dans leurs actes extérieurs ou qu’elle se déployât simplement comme idéal dans nos pensées[107]. »

La thèse que soutient Lange dans ces lignes est assurément originale et ingénieuse. Elle tendrait à faire d’Epicure le prédécesseur de MM. Vacherot et Renan. Cependant elle ne s’appuie sur aucun texte. Lange invoque seulement une prétendue contradiction qui existerait dans la doctrine d’Epicure et qui ne pourrait se résoudre que si on admet son hypothèse. Nous l’avons vu au contraire, la doctrine d’Epicure ne renferme aucune contradiction, mais seulement un certain nombre de déductions vicieuses. Sans doute, pour Epicure, les dieux représentent un idéal ; mais précisément l’idéal réalisé, l’idéal vivant. Avec Epicure, nous sommes bien loin de Hume et de Kant. Son système repose précisément sur l’identification du subjectif et de l’objectif, puisqu’il affirme que toute sensation correspond nécessairement à une réalité. De plus, suivant lui, toute idée ayant sa racine dans une sensation, l’esprit humain ne peut pas avoir d’idéal supérieur à la réalité même. C’est en somme à la réalité que notre esprit a emprunté l’idéal qu’il conçoit.

Les dieux d’Epicure avaient si peu une existence idéale que, nous l’avons vu, ils mangeaient comme de simples mortels une très-réelle nourriture. Philodème agite même la question de savoir si les dieux dorment. Les idéaux ne mangent ni ne dorment. Il ne faut donc pas prêter à Epicure des doctrines toutes modernes nées de l’avancement des sciences et des doctrines. Le système d’Epicure avec ses points forts et ses points faibles est d’accord avec son temps.

Au fond, les dieux d’Epicure n’étaient que les dieux de la Grèce, auxquels Epicure avait prêté une éducation philosophique et inculqué ses principes. Epicure ne crut pas utile de renoncer à la multiplicité des dieux ; et en effet, si on admet un dieu, il n’y a pas de raison pour ne pas en admettre une infinité. Sur ce point la doctrine d’Epicure peut se soutenir ; ce point admis, Epicure trouvait des dieux tout faits, ceux de son pays, qui avaient inspiré le génie de la Grèce, et dont l’art antique avait fixé les formes : il les prit comme siens, et se contenta de les empêcher de nuire en leur interdisant toute intervention dans notre monde. Ces dieux, qui représentaient l’épicurisme réalisé, étaient pour l’épicurien comme des preuves vivantes de ses doctrines. Leur présence était pour lui comme un encouragement. Les Grecs continuèrent donc de vivre avec leurs dieux, qui étaient la personnification de leur passé et de leur avenir. L’Olympe restait debout, et le Jupiter du Parthénon continuait de resplendir éternellement au front

du grand temple, immobile et inoffensif.

CONCLUSION




L’ÉPICURISME ET SES ANALOGIES AVEC LE POSITIVISME MODERNE. — SON SUCCÈS DANS L’ANTIQUITÉ


L’esprit humain, lorsqu’il a longtemps travaillé sur un même sujet, cherche dans une même direction, se fatigue et s’épuise ; après s’être passionné pour un problème sans avoir pu le résoudre, il en vient à le délaisser tout à coup et, par une réaction naturelle, il se tourne vers un ordre d’idées tout différent. Dans le cours de l’histoire, — par exemple au siècle d’Epicure, — il s’est produit souvent de ces sortes de lassitudes intellectuelles, et l’humanité dans son ensemble peut être considérée comme un même individu qui n’accomplit un grand nombre de travaux qu’à condition de les varier sans cesse, de passer sans repos de l’un à l’autre.

D’ailleurs, lorsque à telle époque l’esprit humain semble abandonner tel problème, il ne s’ensuit pas qu’il y renonce pour toujours ; loin de là : les recherches accomplies dans un autre ordre d’idées pourront être utiles, tôt ou tard, pour résoudre la difficulté même qu’on n’avait pu vaincre d’abord en l’attaquant de front. Epicure, par exemple, n’a pas empêché nos métaphysiciens et nos moralistes modernes ; il a plutôt servi, comme nous le verrons, à provoquer l’essor de leur pensée. Dans le domaine intellectuel chaque pas qu’on fait en une direction permet ensuite d’avancer plus facilement dans une direction tout opposée ; avec le temps les problèmes changent de forme, les mêmes questions apparaissent sous un nouveau point de vue, et ce simple changement d’aspect est déjà un progrès considérable. Dans l’histoire de la pensée humaine, on n’a pu résoudre bon nombre de problèmes qu’en modifiant perpétuellement les termes sous lesquels ils avaient été posés. Aussi reconnaît-on moins les esprits novateurs en ce qu’ils résolvent une grande quantité de questions particulières qu’en ce qu’ils changent tout d’un coup le point de vue général d’où l’on avait jusqu’alors regardé les choses.

A l’époque d’Epicure, après de longs siècles de spéculations métaphysiques, la pensée était en Grèce aussi fatiguée de recherches vaines sur l’absolu, qu’elle peut l’être en France de nos jours. De même que dans notre siècle Auguste Comte, s’efforçant de changer la direction de la pensée humaine, a voulu la tourner tout entière vers certains problèmes, et l’enfermer en un cercle infranchissable ; ainsi Epicure dans l’antiquité, fermant pour un temps l’ère de la métaphysique, a créé une sorte de positivisme analogue sur beaucoup de points à celui d'Auguste Comte.

Le rôle de ceux qui limitent ainsi la pensée humaine est de lui donner plus de vigueur, et de la concentrer alors qu’elle se dispersait sur trop d’objets. Ce fut la tâche d’Epicure dans l’antiquité ; il a réagi plus qu’aucun de ses prédécesseurs, et plus puissamment que Démocrite lui-même, contre les spéculations a priori où s’égarait la pensée des Socrate, des Platon et même des Aristote. Jusqu’alors l’idée métaphysique de cause finale dominait toujours les sciences de la nature, de l’homme et de la société. Epicure en chassa complètement cette idée, et par là il introduisit dans ces sciences un esprit tout nouveau. Qu’on lise une page d’Aristote et une page de Lucrèce, on verra quelle différence profonde sépare l’ancienne doctrine de la nouvelle. Aristote mêle perpétuellement aux considérations expérimentales des considérations métaphysiques qui lui sont propres ; il n’observe pas un fait qu’il ne l’enserre dans un réseau de déductions a priori plus ou moins contestables. Chez Lucrèce, la suppression à peu près complète de toute idée de cause finale donne aussitôt un caractère plus scientifique et plus moderne aux moindres observations. Bien de plus contraire, en effet, aux tendances générales de l’esprit moderne que la considération de cause finale ; non-seulement une telle considération est « stérile », suivant la pensée devenue banale de Bacon, mais elle conduit facilement à l’absurde. En effet, la plupart des phénomènes sont les uns avec les autres dans un rapport de corrélation tel, qu’étant données deux choses coexistantes, on ne peut reconnaître a priori laquelle est primitive ou dérivée, laquelle a été faite par l’autre et pour l’autre ; par exemple il serait très-difficile pour un pur esprit étranger à notre globe de savoir a priori si c’est mon habit qui a été fait pour moi ou moi pour mon habit ; dans certains cas même ne pourrait-on soutenir avec vraisemblance que l’homme a été fait pour l’habit ? Aristote et à sa suite les scolastiques ont commis nombre d’erreurs de ce genre. Le monde est un grand Tout où chaque chose a fini par s’adapter à toutes les autres, c’est une chaîne dont les anneaux se tiennent et se déroulent à travers le temps ; mais si on ne tient pas compte du temps, et qu’on considère la série des faits au point de vue métaphysique, le fait dernier, le dernier anneau de la chaîne, qui est pour la nature le moins important, paraît le fait primitif et dominant. En effet, tous les autres ont contribué à le produire, il est donc en quelque sorte adapté à tous les autres ; conséquemment tous les autres paraissent faits pour lui, il semble être la cause finale de tout le reste. Prenons pour exemple le langage : le langage, suivant Epicure, suivant Lucrèce et les savants contemporains, est un fait dérivé de l’état social ; c’est l’une des conséquences les plus remarquables et les plus complexes de cet état. Au contraire, Aristote observe qu’actuellement le langage et la société coexistent ; ensuite, se plaçant suivant sa coutume au point de vue métaphysique, il en conclut aussitôt que le langage a été fait pour la société et que l’homme était né sociable puisqu’il possédait la faculté de parler : la société devient donc le fait dérivé, le langage, le fait primitif. C’est ainsi que perpétuellement le métaphysicien est porté à donner la priorité aux faits qui ont précisément le moins d’importance objective et qui sont venus les derniers dans l’ordre des temps. On peut dire que dans les sciences naturelles, en sociologie et même en morale, Epicure a ouvert la voie à la pensée moderne. En substituant une méthode expérimentale encore grossière aux tendances métaphysiques qui dominaient depuis Socrate, il a substitué dans les sciences l’idée de temps et de succession à l’idée de cause finale ; il a montré que l’ordre des choses est précisément le renversement de l’ordre de la pensée.

Par cette espèce de révolution, le positivisme épicurien a exercé plus d’influence sur l’esprit humain que n’en exercera probablement le positivisme moderne. Néanmoins les analogies entre les deux systèmes étaient curieuses à remarquer. Tous deux interdisent à l’homme les recherches trop hautes et les spéculations trop lointaines ; la différence, c’est qu’Epicure s’appuie pour cela sur un principe positif, le bonheur humain, la sérénité intellectuelle, au-delà de laquelle on ne doit rien poursuivre ; Auguste Comte s’appuie sur un principe de doute et de négation, savoir l’impuissance de l’esprit humain à saisir toute idée de cause et même à apercevoir les plus lointains anneaux de la chaîne des phénomènes. Les résultats pratiques des deux systèmes sont fort analogues, et tous deux ont versé dans les mêmes erreurs. Epicure, par exemple, au nom de son positivisme utilitaire, déclarait d’avance qu’on ne pourrait jamais expliquer d’une manière une et systématique les phénomènes célestes ; il repoussait comme inutiles et impuissantes des sciences telles que les hautes mathématiques. Eh bien, dans son Cours de philosophie positive, Auguste Comte fait preuve de la même intolérance à l’égard de certaines recherches scientifiques ; il est curieux, par exemple, de le voir déclarer que l’astronomie sidérale est destinée à demeurer à jamais infirme, à la veille du jour où la spectroscopie devait nous révéler la composition même des étoiles. C’est ainsi qu’Epicure, un peu avant les découvertes de l’école d’Alexandrie, et alors qu’Archimède et Hipparque ne devaient pas tarder à mesurer le volume de la terre et la distance approximative de la lune, répétait encore au sujet des corps célestes les vieilles erreurs des anciens philosophes. Auguste Comte trouve aussi qu’en chimie la question de savoir si les proportions définies sont la règle des combinaisons n’est pas une question aussi importante qu’on le croit ; et cela au moment même où cette hypothèse allait être vérifiée partout et allait conduire à une série de découvertes. Dans le positivisme ancien, comme dans le positivisme moderne, nous voyons donc les mêmes erreurs se reproduire avec la différence des temps. Auguste Comte et Epicure ont une même étroitesse d’esprit, ils n’ont pas assez compris la largeur de la pensée humaine, qui a besoin d'avoir devant elle l’horizon grand ouvert ; néanmoins ils ont leur place dans le développement des systèmes. Ils représentent, nous l’avons dit, ce moment de concentration où la pensée, se tournant tout entière vers certains points, y projette plus de lumière et gagne en puissance ce qu’elle perd en étendue.

II. — L’épicurisme eut un succès et excita chez ses disciples un enthousiasme dont nulle doctrine moderne ne peut donner l’idée. Les religions seules ont pu produire chez leurs adeptes une telle ferveur. C’est que cet attrayant système avait alors une couleur esthétique et morale qu’il a perdue en traversant les siècles. Chez Epicure, la doctrine même de l’utilité n’était pas cet utilitarisme moderne, froid et sec, ayant la dureté du calcul ; sa philosophie avait la grâce antique et un laisser-aller qui ne lui ôtait point de sa logique. Epicure à Athènes, dans son jardin, entouré de ses nombreux disciples, avait le charme d’un Platon ou d’un Socrate, avec le sens pratique d’un moderne. Il aimait la nature, plus que les anciens ne l’aimèrent d’habitude. Il recommande au sage la vie des champs ; lui-même, au dire de Pline, fut le premier qui, transportant la campagne à la ville, établit un jardin au milieu d'un faubourg d’Athènes[108]. Là, il vivait entouré d’affection et d’admiration. Sur la porte, dit-on, se lisait cette inscription : — « Etranger, ici tu te trouveras bien, ici réside le plaisir, le bien suprême. »[109] L’antiquité fut tentée, et une grande foule de disciples accourut pour entendre la parole de celui qui annonçait la vérité nouvelle.

Ainsi sur l’épicurisme primitif se trouvait répandue une certaine poésie qui fait entièrement défaut à l’épicurisme moderne. Quelle différence lorsqu’on passe par exemple d’Epicure à Hobbes, de ce philosophe qui a toutes les séductions d’un sophiste (nous prenons ce mot en son vrai sens), au penseur anglais si sec, si dur, et dont le système revêt une nuance de misanthropie. L’épicurisme antique savait se draper à la façon des statues grecques dans une majestueuse et inimitable élégance. Les anciens parlaient et vivaient toujours un peu pour la galerie, pour la « couronne, » comme on disait alors. Nous, nous vivons davantage pour nous-mêmes et pour la logique. L’épicurisme séduisit d’autant plus qu’il était quelque peu romanesque. Il se faisait fort de rendre l’homme heureux toujours et partout, il prétendait lui donner dans toutes les circonstances de la vie une force invincible. L’utilitarisme antique touche ainsi à l’héroïsme, ce qui le transforme. Epicure, disait Sénèque, est un « héros déguisé en femme. »

Le bonheur, fin de la vie, placé à la portée de tous, les dieux du paganisme renversés, la spontanéité introduite dans la nature à la place de la nécessité, l’indépendance absolue du sage en face de tous les accidents de la vie, — voilà bien les idées attrayantes qu’Epicure mit en avant. Qu’on ne s’étonne pas du retentissement qu’elles eurent dans l’antiquité. Epicure parut à tous et se crut lui-même un libérateur des esprits, comme certains héros avaient été les libérateurs des corps et des membres enchaînés par la servitude ; — une sorte de sauveur venu pour abattre les dieux et les idoles, tandis que d’autres n’étaient venus que pour les remplacer. Aussi on lui donna et il accepta ce titre de sage que depuis longtemps on n’avait osé donner à ceux qui s’appelaient modestement les amis de la sagesse. Bien plus, être sage, ce n’était pas assez; Colotès se jeta à ses genoux, comme pour l’adorer. « C’est un Dieu, s’écrie Lucrèce, oui, un dieu, celui qui le premier découvrit cette disposition de la vie nommée sagesse, et dont le génie, arrachant la vie humaine à de si grandes tempêtes et à de si profondes ténèbres, la plaça dans une si tranquille et si éclatante lumière[110]. » A des époques fixes, les Epicuriens venaient, dans de solennelles réunions, célébrer entre eux sa mémoire, comme lui-même l’avait prescrit, sûr qu’il était de son immortalité[111]. Enfin, pour que cette mémoire ne leur fit jamais défaut, ils portaient sans cesse avec eux, gravée sur des coupes, sur des anneaux même, afin qu’elle se gravât mieux dans leur âme, l’image de leur maître. Jamais, si l’on en croit Diogène de Laërte, son école ne fut délaissée ; tandis que toutes les autres s’étaient tues sous le coup des malheurs publics et que les diverses sectes avaient été dispersées, seule florissait l’école épicurienne, où se succédait une foule pressée de disciples. L’accord des Epicuriens entre eux, dit un ancien, était semblable à celui qui doit régner dans une république bien organisée[112]. C’est qu’il n’y avait pas seulement chez eux du respect pour ce qu’ils croyaient être la vérité découverte, mais de l’enthousiasme pour le bien découvert, pour le bonheur apporté aux hommes, pour la tranquillité apportée aux âmes. Ils regardaient même la doctrine d’Epicure comme une sorte de dogme divin, qu’ils se transmettaient fidèlement sans oser rien y changer de leur propre initiative. Il serait difficile de trouver chez aucun philosophe de l’antiquité une foi plus ardente que celle de Lucrèce aux principes de son maître : il a quelque chose des prophètes sacrés, il paraît ému du sort des hommes et veut adoucir leur misère, il veut sincèrement leur enseigner les vrais moyens d’être heureux ; il semble que ce soit avec une sorte de charité qu’il révèle aux hommes la doctrine de l’égoïsme bien entendu. Après avoir été la philosophie la plus populaire de l’antiquité, le rôle de l’épicurisme ne finit pas avec l’antiquité même. Il nous reste à suivre sa trace au Moyen-Age, et surtout chez les penseurs modernes qui l’ont reconstitué et lui ont donné une vitalité nouvelle.

  1. Diog. L., X. 118.
  2. Diog. L., X. 117.
  3. Diog. L., X, 120.
  4. Diog. L., X, 132.
  5. Hieron., Adv. Jovin.,, 191 : « Epicurus raro dicit sapienti ineunda conjugia. » Diog. L., X (Ed. Didot). Lucr., 118, 119, 120, 142, IV. — C’est aussi l’opinion de Démocrite.
  6. Epict., Entretiens, trad. Courdaveaux, p. 360.
  7. Ibid., I, 191 ; II, 8.
  8. Ὧν ἡ σοφία παρασκευάζεται εἰς τὴν τοῦ ὅλου βίου μακαριότητα πολὺ μέγιστόν ἐστί ἡ τῆς φιλίας κτῆσις. Diog. L., x, 148. — V. aussi Philodem., De vit., ix, col. 24.
  9. Diog. L., X, 10.
  10. Cic., De finibus, I, xx, 67 : « Atque ut odia, invidiæ, despicationes adversantur voluptatibus, sic amicitiæ non modo fautrices fidelissimæ, sed etiam effectrices sunt voluptatum tam amicis quam sibi. »
  11. Diog., ib., p. 20.
  12. Cic, De fin., I, xx, 67 : « Quod quia nullo modo sine amicitia firmam et perpetuam jucunditatem vitæ tenere possumus, neque vero ipsam amicitiam tueri, nisi æque amicos et nosmetipsos diligamus, idcirco et hoc ipsum efficitur in amicitia, et amicitia cum voluptate connectitur. Nam et lætamur amicorum lætitia æque atque nostra, et pariter dolemus angoribus. »
  13. De fin., ib., 68 : « Quocirca eodem modo sapiens erit affectus erga amicum, quo in seipsum, quosque labores propter suam voluptatem susciperet, eosdem suscipiet propter amici voluptatem. »
  14. Plut., Non. pos. s. v. s. Epic, 1100.
  15. Bentham, Déontologie, I, p. 27. — Cf. Principl. of morals and legisl. ch. xi ; of human dispositions.
  16. Diog. L., x, ii. ᾽Απιστούντων εἶναι, οὐδὲ φίλων.— Cf. 120.
  17. Ἡ αὐτῇ γνώμη θαρρεῖν τ᾽ ἐποίησεν ὑπὲρ τοῦ μηθὲν αἰώνιον δεινὸν μηδὲ πολυχρόνιον, καὶ τῆν ἐν αὐτοῖς τοῖς ὡρισμένοις ἀσφάλειαν φιλίας μάλιστα κατιδεῖν εἶναι συντελουμένην. Diog. Laërt., x, 148. — Cf.De fin., I, xx, 68.
  18. De fin., 66. « Ut enim virtutes, sic amicitiam negant posse a voluptate discedere… Quaeque de virtutibus dicta sunt, quemadmodum eae semper voluptatibus inhærerent, eadem de amicitia dicenda sunt. »
  19. Μένον χάριν ἕξειν τὸν σοςὸν φίλοις καὶ παροῦσι καὶ ἀποῦσιν ὁμοίως. Diog. L., x. 118.
  20. Diog. L., 121.
  21. Τοσοῦτοι τὸ πλῆθος ὡς μηδ᾽ ἂν πόλεσιν ὅλαις μετρεῖσθαι δύνασθαι. Diog. L., x, 9.
  22. Plut., de l’Amit. fr., 33.
  23. Plut., Dem., 45.
  24. V. Maxim., I., 8, 17.
  25. De fin, I, XX, 65 : « At vero Epicurus una in domo, et ea quidem angusta, quam magnos quantaque amoris conspiratione consentientes tenuit amicorum greges ! quod fit etiam nunc ab Epicureis. » — Cette amitié n’excluait pas la franchise, si l’on en croit Philodème. (Volum. herculan., fr. 15, 72, 73, περἰ παῤῥησίας.)
  26. Cic, De fin., II, xxxi, 101 ; V, 1; Pline, Hist. nat., xxxv, 2.
  27. Cic. De fin., I. XX, 66. « Tribus ergo modis video a nostris esse de amicitia disputatum. Alii, quum eas voluptates, quæ ad amicos pertinerent, negarent esse per se ipsas tam expetendas, quam nostras expeteremus, quo loco videtur quibusdam stabilitas amicitiæ vacillare, tuentur tamen eum locum seque facile, ut mihi videtur, expediunt. Sunt autem quidam Epicurei timidiores paulo contra vestra convicia, sed tamen satis acuti, qui verentur ne, si amicitiam propter nostram voluptatem expetendam putemus, tota amicitia quasi claudicare videatur. »
  28. De fin., I, xx, 70 : « Sunt autem qui dicant fœdus esse quoddam sapientium, ut, ne minus quidem amicos quam seipsos diligant. Quod et fieri posse intelligimus, et sæpe quidem enim videmus, et perspicuum est nihil ad jucunde vivendum reperiri posse, quod conjunctione tali sit aptius. » II, xxvi, 83. « Posuisti etiam dicere alios fœdus quoddam inter se facere sapientes, ut, quemadmodum sint in se ipsos animati, eodem modo sint erga amicos : id et fieri posse et sæpe esse factum et ad voluptates percipiendas maxime pertinere. »
  29. Cf. II, xxvi, 82. « Attulisti aliud humanius horum recentiorum, nunquam dictum ab ipso illo (sc. Epicuro). »
  30. V. De fin., II, xxvi.
  31. De fin., I, xx, 69 : « Primos congressus, copulationesque, et consuetudinum instituendarum voluntates fieri propter voluptatem ; quum autem usus progrediens familiaritatem effecerit, tum amorem efflorescere tantùm, ut, etiamsi nulla sit utilitas ex amicitiâ, tamen ipsi amici propter seipsos amentur. Etenim si loca, si fana, si urbes, si gymnasia, si campum, si canes, si equos, si ludicra, exercendi aut venandi consuetudine, adamare solemus, quanto id in hominum consuetudine faciliùs fieri potuerit et justiùs ? » Ce passage est très-contesté et d’autant plus intéressant à rétablir qu’il renferme l’exposition d’une théorie philosophique, et que la moindre altération du texte, sans modifier profondément la pensée, la défigure cependant. Baiter lit d’après Back (ad Cic. leg., 463) : equos ludicrâ exercendi aut venandi consuetudine : leçon contraire aux manuscrits, qui donnent tous si avant ludicra. Boeckel lit consuetudines et intercale si avant exercendi : leçon également contraire aux manuscrits ; de plus, la phrase ainsi écrite n’offre pas un sens plausible : elle revient à ceci : — Si nous aimons (pour elles-mêmes) les habitudes de l’exercice et de la chasse, nous pouvons bien aimer nos amis pour eux-mêmes ; — peut-on donc dire que nous aimons l’exercice pour lui-même, et non pour le bien-être physique qui en résulte ?

    La seule leçon conforme aux manuscrits est celle de Madvig, qui lit :« Si equos, si ludicra exercendi aut venandi consuetudine adamare solemus ; » mais il ne faudrait pas traduire ludicra exercendi par les plaisirs de l’exercice. Il nous paraît qu’on peut obtenir une version beaucoup plus satisfaisante à la fois au point de vue grammatical et philosophique, en plaçant entre deux virgules exercendi aut venandi consuetudine, et en comprenant la phrase de cette manière : « Si nous avons coutume de nous attacher aux lieux, aux temples, aux villes, aux gymnases, à un champ, aux chiens, aux chevaux, à certains jeux, par l’habitude de l’exercice ou de la chasse (dans ces lieux, dans ces villes, etc., ou avec ces chiens, etc.), combien plus facilement et plus justement cet effet (à savoir l’attachement par suite de l’habitude) pourra-t-il se produire dans la société habituelle des hommes ! » — Le ch. xxvi du livre II confirme notre interprétation : « Quum autem usus accessisset, tum ipsum (amicum) amari per se. »

  32. Cic. De fin., I, xx, 70 : « Quibus ex omnibus judicari potest, non modo non impediri rationem amicitiæ, si summum bonum in voluptate ponatur, sed sinè hoc institutionem amicitiæ omnino non posse reperiri. »
  33. Diog. L., x, 10.
  34. Diog. L., x, 119.
  35. Diog. L., x, 9,10.
  36. Sen., Epist. xxix.
  37. Ibid.
  38. Diog. Laërt., X, 120.
  39. Epic. ap. Diog., Max. 7 et 8.
  40. Epic. ap. Senec., Epist. xxv.
  41. Diog. Laert., 140, 119. Voir Philodème (Volumina Herculan.), Περὶ ῥητορικῆς, col. 14 : Οὐδὲ χρησίµην ἡγούμεθα τὴν πολιτικὴν δύναμιν αὐτὴν καθ’ αὑτῆν. — Par une exception qui rappelle trop Aristippe, Epicure permet au sage de courtiser le monarque, de « flatter pour corriger » (ἐπιχαρίσεσθαί τινι ἐπὶ τῷ διορθώµατι). Ib., 121.
  42. Stob., Serm., xvii, 30.
  43. Sen., Epist., xxi.
  44. Sen., ibid. Φιλοσόφῳ δ᾽ἐστὶ πλούτου μικρόν, dit également l’épicurien Philodème. (De vit., ix, col. 12.)
  45. Diog. Laërt., x, 10, 11.
  46. Senec., Epist., xv.
  47. Diog. L., x, 119, 120, 121 : Κτήσεως προνοήσεσθαι καὶ τοῦ μέλλοντος.
  48. Epic. ap. Senec., ibid.
  49. Χρηματίσεσθαι ἀλλ᾽ ἀπὸ μόνης σοφίας ἀπορήταντα. Ibid. — Philodem., De vit., ix, col. 12 ; 27, 40.
  50. Ibid., 120.
  51. Diog. Laërt., x, 150.— Τὸ τῆς φύσεως δίκαιον ἔστι σύμδολον τοῦ συμφέροντος εἰς τὸ μὴ βλάπτειν ἀλλήλους μηδὲ βλάπτεσθαι.
  52. Diog. Laërt., ibid. — Οὐκ ἦν τι καθ΄ ἑαυτὸ δικαιοσύνη͵ ἀλλ΄ ἐν ταῖς μετ΄ ἀλλήλων συστροφαῖς καθ΄ ὁπηλίκους δήποτε ἀεὶ τόπους συνθήκη τις ὑπὲρ τοῦ μὴ βλάπτειν ἢ βλάπτεσθαι.
  53. Ὅσα τῶν ζῴων μὴ ἐδύνατο συνθήκας ποιεῖσθαι τὰς ὑπὲρ τοῦ μὴ βλάπτειν ἄλληλα μηδὲ βλάπτεσθαι͵ πρὸς ταῦτα οὐθὲν ἦν δίκαιον οὐδὲ ἄδικον ὡσαύτως δὲ καὶ τῶν ἐθνῶν ὅσα μὴ ἐδύνατο ἢ μὴ ἐβούλετο τὰς συνθήκας ποιεῖσθαι. Diog. L., x, 150.
  54. Οι νόμοι χάριν των σοφών κείνται, ουχ ἴνα μή αδικώσιν, αλλ' ίνα μη αδικώνται. Epic. ap. Stob. . Serm., xliii, 139.
  55. Ἡ ἀδικία οὐ καθ΄ ἑαυτὴν κακόν͵ ἀλλ΄ ἐν τῷ κατὰ τὴν ὑποψίαν φόβῳ͵ εἰ μὴ λήσει τοὺς ὑπὲρ τῶν τοιούτων ἐφεστηκότας κολαστάς. Diog. L., x, 151.
  56. Οὐκ ἔστι τὸν λάθρα τι ποιοῦντα ὧν συνέθεντο πρὸς ἀλλήλους εἰς τὸ μὴ βλάπτειν μηδὲ βλάπτεσθαι πιστεύειν ὅτι λήσει͵ κἂν μυριάκις ἐπὶ τοῦ παρόντος λανθάνῃ· μέχρι γὰρ καταστροφῆς ἄδηλον εἰ καὶ λήσει. Diog. L., x, 151.
  57. Ὁ δίκαιος ἀταρακτότατος͵ ὁ δ΄ ἄδικος πλείστης ταραχῆς γέμων. Ibid., 144.
  58. Toutefois, outre l’avantage extérieur qui s’attache à l’observation de la justice, il faut ajouter d’autres considérations plus vraiment morales. La vertu de la justice réalise non-seulement au dehors, mais dans l’individu même, une sorte d’harmonie et de justice intérieure : elle produit l’équilibre des désirs et des passions ; « par sa force propre et sa nature elle rasserène les âmes ; » l’injustice, au contraire, par sa seule présence (hoc ipso, quod adest), amène le trouble dans l’âme (De fin., I, xvi, 50). En partant de ce principe, Epicure a pu en venir à recommander la justice indépendamment de ses conséquences sociales, et à défendre l’injustice, dût-elle rester cachée à tous les yeux. C’est même sur ce côté de sa doctrine que ses disciples semblent avoir insisté de préférence. Philodème, par exemple, conseille de s’attacher à l’esprit plutôt qu’à la lettre de la loi, d’être juste avec plaisir, non par nécessité, de l’être avec fermeté, non avec inquiétude. – De rhet., Volumina Herculan., v. a. col. 25: Μεθ᾽ ἡδονῆς, οὐ δι᾽ ἀνάγκην, καὶ βεβαίως, ἀλλ᾽ οὐ σαλευομένως.
  59. Κατὰ μὲν τὸ κοινόν, πᾶσι τὸ δίκαιον τὸ αὐτὸ (συμφέρον γάρ τι ἦν ἐν τῇ πρὸς ἀλλήλους κοινωνία) · κατὰ ὃξ τὸ ἴδιον, χώρας καὶ ὅσων δήποτ᾽ αἰτιῶν, οὐ πᾶσι συνέπεται τὸ αὐτὸ δίχαιον εἶναι. Diog. L., x, 151 .
  60. « Il semblerait, » dit M. Bain après Epicure, « il semble que, dans les règles suggérées par les nécessités publiques et communes, il y a une certaine uniformité causée par la ressemblance de situation de toutes les sociétés. Au contraire, dans les règles fondées sur les sentiments des hommes, leurs goûts, leurs aversions, il n’y a rien de commun, sinon le fait que quelqu’une ou plusieurs sont érigées en règle publique et mêlées en un seul code avec les devoirs plus impératifs qui maintiennent la société. » Bain, Emotions and Will, p. 271.
  61. Ἐάν δὲ νόμον θῆταί τις, μὴ ἀποβαίνῃ δὲ κατὰ τὸ συμφέρον τῆς πρὸς ἀλλήλους κοινωνίας, οὐκέτι τοῦτο τὴν τοῦ δικαίου φύσιν ἔχει. Diog. L., x, 152.
  62. Diog. L., x, 153.
  63. Diog. L., x, 154.
  64. Voir notre Morale anglaise contemporaine, IIe partie.
  65. Ἀχώριστον τῆς ἡδονῆς τὴν ἀρετὴν μόνην, τὰ δ’ἄλλα χωρίζεσθαι, οἷον βροτά… Οὐκ ἔστιν ἡδέως ζῆν ἄνευ τοῦ φρονίμως καὶ καλῶς καὶ δικαίως, οὐδὲ φρονίμως καὶ καλῶς καὶ δικαίως ἄνευ τοῦ ἡδέως. Diog. L., 138, 140.
  66. Diog. Laërt., x, 75: « Ἀλλὰ μὴν ὑποληπτέον καὶ τὴν τῶν ἀνθρώπων ᾳὖσιν πολλὰ καὶ παντοῖα ὑπὸ τῶν αὐτὴν περιεστώτων πραγμάτων διδαχθηναί τε καὶ ἀναγκασθῆναι · τὸν δὲ λογισμὸν τὰ ὑπὸ ταύτης παρεγγυηθέντα, χαὶ ὕστερον ἐπαχριξοῦν · καὶ προζεξευ ορίσκειν ἐν μέν τισι, θᾶττον · ἐν δέ τισι, βραδύτερον · καὶ ἐν μέν τισι, κατὰ περιόδους καὶ χρόνους μείζους ἀπὸ τῶν τοῦ ἀπείρου · ἐν δέ τισι, κατ᾽ ἐλάττους. »
  67. Lucr., V, 1386, 1445.
  68. Ibid., 923.
  69. Ibid., 970.
  70. Lucr., 969.
  71. Ibid., 955 :

    Nec commune bonum poterant spectare, nec ullis
    Moribus inter se scibant, nec legibus uti.
    Quod cuique obtulerat prædæ fortuna, ferebat,
    Sponte sua sibi quisque valere et vivere doctus.

  72. Ibid., 1105.

    Inque dies magis hi victum vitamque priorem
    Commutare novis monstrabant rebus, et igni,
    Ingenio qui præstabant, et corde vigebant.

  73. Ibid., 1090.
  74. Ibid., 1010.
  75. V, 1019 :

    Tunc et amicitiara cœperunt jungere, habentes
    Finitima inter se, nec lædere, nec violare ;
    Et pueros commendarunt, muliebreque sæclum,
    Vocibus, et gestu, cum balbe significarent
    Imbecillorum esse æquum misererier omnium.

    Vocibus au pluriel ne peut désigner dans ce passage que les sons inarticulés : la formation du langage est décrite plus tard par Lucrèce, et Lucrèce suit l’ordre historique dans son exposition.

    La conception du pacte social n’a pas été assez remarquée chez Epicure et surtout chez Lucrèce ; cependant elle a une importance capitale dans l’épicurisme, importance qui ressort des textes de Diogène de Laërte (x, 150). Lucrèce, si fidèle dans les moindres détails à la doctrine du maître, ne pouvait manquer de reproduire cette idée. Jungere amicitiam... nec lædere nec violare est évidemment la traduction latine de συνθήκας ποιεῖσθαι τὰς ὑπὲρ τοῦ μὴ βλάπτειν ἄλληλοὺς μηδὲ βλάπτεσθαι. Plus tard, et à plusieurs reprises, Lucrèce emploiera dans le même sens fœdus ou fœdera pour traduire σύμβολων τοῦ συμφέροντος. — On ne sait pas assez que l’idée de contrat dont Hobbes et Rousseau tireront un si grand parti, est une réminiscence plus ou moins inconsciente de l’épicurisme.

  76. V, 1023 :

    Non tamen omnimodis poterat concordia gigni ;
    Sed bona magnaque pars servabant fœdera casti:
    Aut genus humanum jam tum foret omne peremptum,
    Nec potuisset adhuc perducere sæcla propago.

  77. Ibid., 1027. Cf. Diog. Laërt., X, 75.
  78. Lucr., 1075.
  79. Diog. Laërt., X, 76.
  80. Ibid., 1280.
  81. Lucr., 1348.
  82. Ibid., I332.
  83. Hist. du mat., trad. franç., t. I, p. 146.
  84. Lucr., loc. cit. Lucrèce répète par trois fois cette pensée.
  85. Lucr., V, 1455.

    Navigia, atque agri culturas, mœnia, leges,
    Arma, vias, vestes, et cætera de genere horum
    Præmia, delicias quoque vitæ funditus omnes,
    Carmina, picturas, et dædala signa polire,
    Usus et impigræ simul experientia mentis
    Paulatim docuit pedetentim progredientes.
    Sic uuum quidquid paulatim protrahit ætas
    In medium, ratioque in luminis eruit oras.
    Namque alid ex alio clarescere corde videmus
    Artibus, ad summum donec venere cacumen.

  86. V. M. Martha, Le poëme de Lucrèce, p. 299.
  87. Senec., Quest. nat. vii.
  88. Lucr., V, 196.
  89. « Quodsi hæc ratio vera est, dissolvitur etiam argumentum illud Epicuri : « Deus, inquit, aut vult tollere mala, et non potest ; aut potest, et non vult ; aut neque vult, neque potest, aut et vult et potest. Si vult, et non potest, imbecillis est, quod in Deum non cadit : si potest et non vult, invidus, quod æquè alienum a Deo : si neque vult neque potest, et invidus et imbecillis est, ideo nec Deus ; si vult et potest, quod solum Deo convenit, unde ergo sunt mala ? aut cur illa non tollit ? » Scio plerosque philosophorum, qui providentiam defendunt, hoc argumente perturbari solere, et invitos pæne adigi, ut Deum nihil curare fateantur ; quod maxime quærit Epicurus. »
  90. De Nat. deor., I, 16, 43. — Diog. Laërt., x, 123.
  91. De Nat. deor., ibid.
  92. Diog. Laërt., X, 123; Cic., De Nat. deor., I, 17, 45; 19, 51; Lucr., II, 646; v. 165.
  93. Epic. ap. Diog. Laërt., Lettre à Ménécée, init.
  94. Lucr., v, 1217; vi, 35.
  95. De nat. deor., loc. cit.
  96. Ibid.
  97. De nat. deor., loc. cit.
  98. Cic., ibid.; Divin., II, 17; Luc., V, 148; Metrodor., περὶ αἰσθητῶν, col. 7 (Plut.). — On a rapproché avec raison sur ce point la doctrine d’Épicure des idées confuses des premiers chrétiens, qui admettaient un corps de Dieu. Si nos sens étaient assez fins, nous verrions ce corps, dit Tertullien. (De an., 22.)
  99. Τὰ μετακόσμία, τα μεταξὺ κόσμων διαστήματα. Cicéron traduit intermundia (De fin., II, xxiii).
  100. De nat. deor., I, xix, 50.
  101. Ἐπίκουρος ἀνθρωποειδεῖς μὲυ τοὺς θεούς, λόγῳ δὲ πάντας θεωρητούς, διὰ τὴν λεπτομερέιαν τῆς τῶν εἰδώλων φύσεως. Stobée, Eclog., I, 66, éd. Heeren. — Cic., Nat. deor., I, 18, 46; Divin., II, 17, 40 ; Sext., Pyrrh., III, 218 ; Plut., Pl. Phil., I, 7, 18. — Voir aussi Phœdr., Fragm., col. 7.
  102. Philodème, Volum. hercul., Περί τῆς τῶν θεῶν εὐστοχουμένης διαγωγῆς, κατὰ Ζήνωνα, col. 12.
  103. De nat deor., I,34, 95. — D’après Philodème, les dieux parlent grec ou du moins une langue qui se rapproche beaucoup du grec (Volum. herculan., col. 14).
  104. De benef., IV, xix.
  105. V. M. Zeller, Die philos. der Griech.
  106. Diog. Laërt., x, 12.
  107. Lange, Histoire du Matérialisme, trad. franç., tome I, page 93.
  108. « Primus hoc instituit Epicurus otii magister. Usque ad eum moris non fuerat in oppidis habitari rura. » Pline, Hist. nat., xxix.
  109. Hospes hic bene manebis ; hic summum bonum uoluptas est (Sén., Ep., 21, 10).
  110. Lucr., V, 6.
  111. Diog. L., X, 18; Cic., De fin., II, 31; Senec., Ep., 21. — Cf. Gassendi, De vit. et mor. Epic., II.
  112. Numen. ap. Euseb., Præpar. evang., libr. XIV, c. v, p. 727.