La Mystérieuse aventure de Fridette/01

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Société d’éditions publications et industries annexes (p. 5-18).


LA MYSTÉRIEUSE AVENTURE
DE FRIDETTE




CHAPITRE PREMIER

Le passager de l’« Auvergne ».


— Beau temps ! s’exclama André Routier en mettant le pied sur le pont chargé de senteurs salines.

— Oui, approuva distraitement M. Heldrick, fort occupé à couper avec son canif l’extrémité d’un cigare.

Il déclara presque aussitôt, d’un ton mécontent :

— Un fumeur ne devrait jamais voyager… rien n’altère un cigare comme l’humidité de la mer…

Les sourcils du jeune homme haussés trahissant sa surprise, son compagnon expliqua avec un sourire large :

— Vous autres, Européens, vous ne pouvez guère comprendre cette passion-là, mais, aux Îles, nous sommes d’enragés fumeurs.

André Routier eut de la tête une inclinaison polie et parut s’absorber dans la contemplation des vagues molles qui s’étendaient jusqu’à l’infini.

— Savez-vous à quelle heure on entre dans le canal ? demanda M. Heldrick.

— J’ai entendu tout à l’heure le commandant parler de vingt-trois heures, répondit André…

— En ce cas, je connais quelqu’un qui ne verra pas les ruines…

— On dit pourtant qu’au clair de lune, c’est un spectacle fantastique…

— Possible, mais la lune se lève beaucoup trop tard pour moi, fit le Hollandais en riant…

En ce moment, l’attention des deux causeurs se trouva concentrée toute sur une jeune fille qui venait d’apparaître sur le pont et se dirigeait vers eux…

Vêtue d’une robe d’étoffe claire, chaussée de toile blanche, un béret de laine sur ses cheveux blonds, la nouvelle venue, avec sa démarche légère et ses gestes harmonieux, donnait l’impression de la sportive par excellence, impression que soulignait la raquette qu’elle tenait à la main…

Son visage, aux traits fins, exprimait l’énergie en même temps que le regard, jailli droit de la prunelle sombre, ainsi qu’une lame d’épée, disait la franchise et la crânerie…

Un grand chien de montagne marchait gravement sur ses talons…

— Comment va M. Dubreuil ?… demanda André qui, le premier, avait rejoint la jeune fille…

— Mon père est mieux, je vous remercie, pas assez bien cependant pour avoir pu venir s’asseoir à table pour le déjeuner…, mais, cependant, il m’a chargée de vous dire qu’il se tenait à votre disposition pour la revanche qu’il vous doit.

— Où est-il ?… dans le fumoir ?… au petit salon ?…

— Il vous demande de vouloir bien le rejoindre dans sa cabine, car il ne se sent pas assez bien pour faire toilette.

— La mer Rouge est toujours un peu caniculaire, observa M. Heldrick, et quand on n’en a pas l’habitude…

— Vous avez souvent fait la traversée ? interrogea la jeune fille…

— Je viens en Hollande régulièrement tous les dix-huit mois. Le séjour de Sumatra est quelque peu anémiant pour les Européens.

Hochant la tête vers la raquette, il ajouta avec enjouement :

— Vous voici prête à combattre ?…

— … Et à triompher…

— À vos ordres, mademoiselle, répondit M. Heldrick, qui, arrêtant un boy au passage, le pria de descendre dans sa cabine chercher sa raquette et sa veste de jeu.

— Alors, je vous quitte, dit André Routier à la jeune fille ; je craindrais qu’à la longue votre père ne s’impatientât…

— Emmenez Fellow, dit-elle ; il nous gênerait pour jouer…

Accompagné du molosse, André Routier se dirigea vers l’escalier qui menait aux cabines de seconde classe.

C’était un grand garçon d’une trentaine d’années qu’une société financière avait envoyé prospecter en Indo-Chine.

Sorti premier de l’École Polytechnique, entré premier à l’école d’artillerie de Fontainebleau, une chute de cheval, au cours de manœuvres, l’avait contraint de renoncer à la Carrière et il avait dû se faire une position civile.

Mince, agile à tous les exercices du corps, ayant même sous le veston conservé la tournure militaire, en dépit d’une légère claudication, suite de son accident, il était séduisant et sympathique.

Aussi, plus d’une fois déjà, l’occasion s’était-elle offerte à lui d’un mariage avantageux, mais toujours il l’avait écartée, ayant sur certains points des idées très arrêtées avec lesquelles rien ni personne n’eût pu le faire transiger…

Fils d’un officier blessé en 70 et dont la famille, installée dans les provinces envahies, avait subi le contact de l’ennemi, André Routier avait été élevé dans la haine farouche du vainqueur et dans l’âpre espérance d’une revanche…

Aussi, il était bien décidé à ne lier sa vie qu’à une femme qu’il saurait on communion étroite de sentiments avec lui, voulant pouvoir compter entièrement sur elle, le jour où sonnerait l’heure si impatiemment attendue…

À bord, il fréquentait peu de monde : son caractère, naturellement réservé, se prêtait peu à ces relations de table d’hôte et de fumoir qui, seules, cependant, permettent de supporter avec résignation les lenteurs d’une longue traversée.

Un courant sympathique s’était pourtant établi presque tout de suite entre lui et M. Dubreuil, un passager que le hasard lui avait donné pour voisin de table.

L’un et l’autre passionnés pour le jeu d’échecs, ils avaient fait plus ample connaissance, en manœuvrant pendant des heures les tours et les cavaliers ; bien des idées s’étaient révélées à eux, communes, qui avaient cimenté plus étroitement leurs amicales relations…

Joignez à cela que Mlle Fridette Dubreuil, dont le caractère enjoué et l’esprit éveillé avaient séduit André, était comme lui fervente de tous les sports ; ils avaient l’un et l’autre des sujets d’entretien qui leur faisaient passer de longues heures sur le pont, étendus sur des rocking-chairs, tandis que le soleil tombait là-bas, aux confins de l’horizon, dans les flots incendiés de ces derniers rayons…

— Entrez, fit M. Dubreuil, dont la main avait saisi celle du visiteur pour l’attirer dans l’intérieur de la cabine…

Ayant refermé la porte et l’ayant masquée hermétiquement d’une des couvertures de la couchette…

— Ne vous étonnez pas, fit-il, asseyez-vous et écoutez-moi…

C’était un homme d’une soixantaine d’années, mais dont les épaules larges et la puissante carrure semblaient porter allègrement le poids des années ; son visage large respirait l’honnêteté et s’éclairait d’yeux bleus où luisait un regard franc dont l’éclair rappelait celui des yeux de sa fille…

— Dites-moi, fit-il à voix basse, quand il eut pris place sur le pied de sa couchette de façon à se trouver plus près du jeune homme, quand Fridette vous a prié de venir me rejoindre, vous étiez, seul ?…

Mais, sans laisser au jeune homme le temps de lui répondre, M. Dubreuil, se levant, se dirigea, marchant sur la pointe des pieds, vers la porte… qu’il ouvrit brusquement.

La tête passée dans l’entre-bâillement, il jeta de droite et de gauche dans le couloir un regard inquisiteur.

Après quoi, il referma soigneusement la porte, tira la tenture improvisée et revint prendre place sur le pied de son lit.

— On avait marché cependant, dit-il d’une voix inquiète.

Les regards d’André s’attachaient sur lui, avec une expression de surprise à laquelle se mêlait un peu d’inquiétude.

— Si vous saviez dans quel état d’angoisse perpétuelle je vis, confessa M. Dubreuil, vous comprendriez les précautions que je suis obligé de prendre… Oui, je sens depuis quelque temps rôder autour de moi un invisible ennemi… j’ai l’impression d’être étroitement épié, surveillé.

Au fur et à mesure que parlait son interlocuteur, André sentait croître en lui son impression première que la raison de M. Dubreuil chancelait.

— Ne jouons-nous pas ? interrogea le jeune homme pour tenter de détourner les idées de son interlocuteur…

De nouveau, M. Dubreuil se leva, mais, cette fois, ce fut pour s’en aller coller son oreille à la cloison qui séparait sa cabine de la voisine, murmurant :

— Il m’a semblé entendre marcher à côté… dans la cabine de M. Heldrick.

S’étant assis, il prit entre ses mains celles du jeune homme et tout de suite…

— Monsieur Routier, commença-t-il, vous avez dû constater, depuis que nous avons fait connaissance, quelle somme de sympathie vous avez su exciter en moi : sympathie instinctive et que rien tout d’abord ne justifiait… Mais vous êtes Français, vous avez appartenu à l’armée : double raison pour mériter ma confiance.

— Monsieur Dubreuil, murmura le jeune homme tout étonné, en même temps qu’ému d’un semblable préambule, croyez que je suis profondément touché…

— Laissez-moi poursuivre, et surtout parlez bas ; je vous le répète, un instinct me dit que je dois me méfier… On m’épie…

— Qui ?… et pourquoi ?…

— Qui ? Si je le savais, je ne serais pas si inquiet : c’est précisément parce que mes soupçons ne peuvent se porter sur personne que vous me voyez si troublé… Quant à la raison pour laquelle chacune de mes paroles, chacun de mes gestes sont surveillés… vous allez la connaître ; c’est pour m’ouvrir à vous que je vous ai prié de venir me trouver…

La gravité de ces paroles n’augmentait pas peu, on l’imagine, l’étonnement d’André Routier, dont les regards se fixaient avec incrédulité sur son interlocuteur…

— Je sais ce que je dis, affirma le vieillard ; voici des mois et des mois que la mort rôde autour de moi, embusquée sous les formes les plus diverses, sans qu’il m’ait encore été possible de lui arracher le masque sous lequel elle se dissimule… D’un moment à l’autre je puis être frappé ; eh bien ! il ne faut pas que ma mort assure le triomphe des ennemis de mon pays, qui sont en même temps les ennemis du vôtre…

Jusqu’à présent André avait cru que M. Dubreuil était Français… et voilà que…

— Je suis né à Martigny, dans le canton de Vaud, et le nom que je porte n’est pas le mien… En réalité, je m’appelle François Merlier… Mais j’ai changé de nom en même temps que je m’expatriais pour tenter de soustraire aux ennemis de mon pays le secret que je détiens.

« J’aime beaucoup la France, monsieur Routier ; j’ai pour elle la même affection, le même dévouement que j’aurais pour une seconde patrie… J’y ai vécu de longues années… J’ai fait mes études techniques à Lyon. Le peu que je sais, c’est à votre pays que je le dois, et c’est pourquoi je voudrais le sauver… en même temps que je sauverais ma propre patrie, du sort qui les attend toutes les deux.

M. Dubreuil se lova, s’en fut ouvrir une valise, que fermait une serrure compliquée, et en sortit une carte d’état-major qu’il étala sur la tablette, à la place du jeu d’échecs, repoussé d’une main nerveuse :

— Suivez-moi bien, dit-il en soulignant ses explications de son index promené avec assurance sur la carte ; car, vous autres, en France, vous paraissez ne rien voir, ne rien comprendre de ce qui se passe en Europe ! Et cependant, tous leurs écrivains militaires l’ont déclaré, et Bernhardi en tête, l’attaque contre la France devra être brusquée et emprunter le territoire de Belgique… où déjà leurs voies de pénétration sont tracées… Les voici… À moins que cette attaque ne se produise de ce côté.

Et son doigt, brusquement abaissé, venait se promener dans la région de Brigue, sur la frontière italienne, qu’il suivit pour retrouver le territoire autrichien.

— Les Suisses ne sont pas gens à se laisser envahir sans protester, riposta André.

— Et leurs fusils protesteraient ferme, je vous le jure, déclara François Merlier avec véhémence. Mais il est des procédés susceptibles d’annihiler une défense, quelque énergique soit-elle…

— D’ailleurs, vous parlez de la frontière italienne ! Rien ne prouve qu’en cas de conflit entre l’Allemagne et nous l’Italie prendrait partie contre nous…

— D’accord… et je veux croire le contraire : mais savez-vous qu’en Italie même le nombre d’aventuriers prêts à se jeter sur notre frontière au premier signal dépasse plusieurs milliers ?…

— Ce n’est pas avec une poignée d’aventuriers qu’on tente un coup pareil, protesta André…

— À moins que ne vienne à la rescousse une combinaison machiavélique, de la nature de celles que peuvent enfanter des cerveaux allemands…

Et, contraignant le jeune homme à se pencher sur la carte :

— Tenez, voyez-vous là… entre Kandersteg et Brigue, cette ligne qui se relie au tunnel du Simplon… dont le terminus est Domodossola, en Italie ?… C’est celle du tunnel de Lötschberg. Eh bien ! il y a dix-neuf kilomètres de voies ferrées souterraines qui seraient pour les Suisses, en cas d’invasion, d’utilité première pour amener dans le Tessin les corps d’armée indispensables à la défense de leur territoire… Supposez le tunnel détruit et les Suisses contraints à emprunter des chemins muletiers, pour courir barrer le passage à l’envahisseur… Les Allemands, ou leurs alliés les Autrichiens, seront depuis longtemps à Lyon que nos forces commenceront à peine à arriver sur le terrain…

Cette conception d’une attaque allemande sur le flanc français par la région lyonnaise, était si nouvelle, si invraisemblable, que le jeune homme ne put réprimer un sourire d’incrédulité…

— Ne croyez pas à des combinaisons folles, nées dans un cerveau surexcité par le patriotisme !… Si je vous parle ainsi, c’est parce que je sais, parce que j’ai vu… parce que j’ai agi !… Vous entendez, j’ai agi !…

« Et c’est parce que j’ai agi… que je sens la mort rôder ainsi sans trêve autour de moi !… Car moi, je puis annihiler leurs plane ! Ils le savent, et le jour où j’aurai disparu, ce sera pour eux comme s’ils avaient gagné une bataille…

« Pendant près de dix ans, j’ai travaillé comme contremaître électricien à la construction du tunnel de Lötschberg, et c’est ainsi que j’ai été amené à découvrir les manœuvres de leurs agents… Longuement, patiemment, ils ont miné le tunnel en des points que je suis parvenu à repérer… Moi, alors, j’ai contreminé de mon côté, retournant contre eux leurs combinaisons, si bien qu’au jour où ils voudraient agir, c’est moi qui, les devançant, agirais… Et malgré tous leurs efforts, toutes leurs recherches, ils ne sont pas parvenus à découvrir le point sensible, celui où un doigt, appuyé sur un commutateur, suffira à ruiner les belles combinaisons du kaiser…

Sa bouche se tendit dans un rire silencieux :

— Si j’ai changé de nom, de nationalité ; si je me suis expatrié, c’est parce que je sentais rôder autour de moi des ennemis invisibles qui se sont juré de m’arracher mon secret…

— Si l’exil assurait votre secret, demanda André, pourquoi revenir ?…

— Parce que les temps sont proches, déclara le vieillard d’une voix prophétique. En cas de guerre, ma place de combat est là-bas, là où, d’un geste, je puis sauvegarder et la Suisse et la France d’une criminelle agression…

Se courbant vers son interlocuteur, au point que ses lèvres effleurèrent son oreille, il ajouta :

— Mais, s’il m’arrivait malheur, je ne veux pas que ce moyen de défense inespérée puisse manquer à ces deux pays que j’aime d’une égale affection !… Il faut qu’à mon défaut un autre que moi puisse déclencher la catastrophe de salut… Et cet autre, j’ai décidé que ce serait vous !

— Moi !

— Vous êtes actif, énergique, courageux !… Eh bien ! ce ne sera pas assez de toute votre activité, de toute votre énergie, de tout votre courage pour triompher de l’esprit malfaisant d’un Mornstein…

— Mornstein ? répéta interrogativement André…

— C’est le nom de l’agent allemand dont j’ai surpris les manœuvres et dont j’ai réussi à déjouer les pièges depuis si longtemps !

» C’est l’adversaire le plus audacieux, le plus redoutable qui soit… Entre lui et moi, c’est un duel à mort…

En ce moment, au dehors, une voix s’entendit :

— Père ! c’est l’édition du « Sans fil ».

— Nous reprendrons cette conversation, dit M. Dubreuil, car maintenant il faut que je vous donne les indications nécessaires pour retrouver l’endroit…

Puis un doigt sur les lèvres pour recommander le silence au jeune homme, il s’en fut enlever la couverture qui masquait la porte et tira le verrou…

Sur le seuil, Fridette apparut, rose et joyeuse, annonçant :

— Vous savez, père, M. Heldrick ! je l’ai battu… oh ! mais, là, battu à plates coutures…

Et tendant, avant de repartir un papier à André :

— Voici le « Sans fil » qui vient de paraître…

C’était la polycopie des nouvelles communiquées par la T. S. F. au transatlantique, ainsi qu’il était coutume de le faire, aussitôt que l’on était entré dans la zone de la plus proche station marconigraphique.

Soudain, le jeune homme sursauta :

— Lisez… fit-il en tendant le papier au vieillard.

Le T. S. F. disait ceci :

« Au Lokal Anzeiger, on télégraphie de Berne que le commandant Otto von Mornstein, le célèbre alpiniste auquel l’armée allemande est redevable du traité de manœuvres en montagne, vient de trouver la mort au cours d’une randonnée au Grosshorn, de sinistre réputation.

« Entraîné par une avalanche, l’intrépide ascensionniste, qui n’avait voulu être accompagné d’aucun guide, git dans quelque crevasse où son corps sera retrouvé sans doute à la prochaine fonte des neiges…

« Cette nouvelle a fait naître de très vifs regrets dans les mondes militaire et scientifique de Berlin. »

En proie à une vive émotion, M. Dubreuil murmura :

— Enfin… je vais donc pouvoir vivre…