La Mystérieuse aventure de Fridette/02

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Société d’éditions publications et industries annexes (p. 18-26).

CHAPITRE II

Le 2 août 1914.


Le matin, au sortir du canal de Suez, on avait immergé le corps du pauvre M. Dubreuil et, à cette occasion, les passagers, en assistant à la triste cérémonie, avaient tenu à donner à l’orpheline une prouve de l’unanime sympathie qu’elle avait su inspirer…

Le père de Fridette avait succombé à une embolie, avait-il été déclaré par le médecin ; cette déclaration, faite sur l’ordre du commandant, avait l’avantage de ne pas jeter la panique parmi les passagers en leur révélant qu’un crime avait été commis à bord ; en même temps, elle permettait à l’enquête de se poursuivre dans des conditions de discrétion absolue…

Par qui et pour quelle raison M. Dubreuil avait-il été assassiné ?…

Double question à laquelle il avait été impossible jusqu’à présent de répondre ; vainement, le commandant avait-il conféré dans sa cabine avec André Routier, dans l’espoir d’obtenir quelque renseignement susceptible de jeter un peu de clarté dans cette obscurité : le jeune homme n’avait pu que répéter ce qu’il savait…

La veille, surprise de ne pas voir son père descendre pour le déjeuner, Fridette était allée frapper à la porte de la cabine de M. Dubreuil ; ne recevant aucune réponse, elle avait fait ouvrir la porte au moyen de la double clef du maître d’hôtel…

La cabine présentait l’aspect du plus grand désordre ; les valises ouvertes et leur contenu épars sur le plancher donnaient l’impression d’un cambriolage hâtif ; quant à M. Dubreuil, il avait été trouvé couvert de sang, râlant et prononçant des mots sans suite…

André Routier n’avait pu s’empêcher d’établir une corrélation étroite entre ce crime et la conversation qu’il avait eue, l’avant-veille, avec le vieillard au sujet du Lötschberg…

Évidemment, c’était quelque émissaire de Berlin qui avait agi… comme d’ailleurs semblait l’indiquer le nom prononcé par le patriote suisse au moment de mourir…

— Mornstein ! avait-il répété par deux fois.

Et André Routier ne pouvait se souvenir sans un réel chagrin de cette fin si rapide, ponctuée par les sanglots de Fridette éperdue et les sourds gémissements de Fellow, dressé des quatre pattes sur le lit et tendant vers son maître sa grosse face éplorée…

Détail curieux et qui avait vivement frappé Boulier ; c’était le nom de son chien que le moribond avait prononcé, quelques secondes avant le moment fatal… et il y avait dans cette voix, qui semblait déjà venir d’outre-tombe, un accent de volonté singulier qui résonnait encore à l’oreille du jeune homme.

Pourquoi Fellow avait-il à ce point fixé l’attention du vieux patriote avant de mourir ?…

M. Heldrirk avait été l’un des premiers à affirmer à Fridette la part, très grande, qu’il prenait au malheur qui la frappait et s’était spontanément mis à sa disposition pour lui faire escorte jusqu’au terme de son voyage…

— Sais-je seulement ce que je veux faire ?…

Et sur cette réponse désolée et évasive, ils s’étaient séparés lorsqu’un homme de service, s’approchant de M. Heldrick, l’informa que le commandant le priait de vouloir bien le rejoindre dans sa cabine…

— Cher monsieur, lui dit l’officier en lui désignant un siège, les circonstances me contraignent à vous mettre au courant de faits que j’avais décidé de tenir cachés jusqu’à nouvel ordre ; donc, donnez-moi votre parole d’honneur qu’une fois franchi le seuil de cette pièce vous aurez oublié ce que je vous aurai dit.

M. Heldrick étendit la main, disant d’une voix grave :

— Vous avez ma parole, commandant…

— Eh bien ! M. Dubreuil a été assassiné !

On imagine le haut-le-corps exécuté sur son siège par le passager.

— Assassiné ! répéta-t-il, la parole coupée par la stupeur, assassiné !… Mais comment cela s’est-il pu faire ?… Et puis qui ?… Dans quel but ?…

— Le vol, sans doute : quand nous sommes entrés dans sa cabine, nous avons trouvé tout en désordre… les valises ouvertes, bouleversées…

— Transportait-il donc de fortes sommes ?

— Il m’avait confié, comme le font la plupart des passagers, quelques valeurs pour être déposées dans le coffre-fort du bord ; pour le reste, j’ignore absolument…

Il y eut un silence entre les deux hommes ; puis le commandant expliqua :

— Je dois avoir recours à votre amabilité pour me permettre de poursuivre avec, toute la discrétion possible l’enquête à laquelle je me livre.

— De quoi s’agit-il ?

— De m’accompagner dans votre cabine…

M. Heldrick sursauta, tandis que ses yeux se fixaient sur le commandant, pleins de stupeur et d’indignation…

— Ne voyez dans ma demande, affirma l’officier, rien qui puisse vous offenser, cher monsieur ; mais cette visite s’impose en raison de la mitoyenneté de votre cabine avec celle de M. Dubreuil : n’ayant pu jusqu’à présent, en dépit de mes recherches, fixer de façon précise par quel chemin a passé l’assassin pour pénétrer chez la victime, j’ai besoin de me rendre compte de certains détails…

— Quoi d’invraisemblable à ce que le meurtrier soit passé tout bonnement par la porte, et qu’au cours d’une discussion violente, l’irréparable se soit accompli…

— Évidemment, acquiesça le commandant, cette thèse pourrait se soutenir, si la porte n’avait été intérieurement fermée à clef.

— Le tour de clé peut avoir été donné par M. Dubreuil, une fois le visiteur introduit.

— Possible, encore… mais qui donc l’eût donné après le départ du meurtrier ?…

— Alors, demanda M. Heldrick, que penser ?… Car si l’assassin n’a pu s’enfuir par la porte, je ne vois pas trop par quelle issue il aurait pu sortir.

— Et le sabord ?…

— Mais c’est pratiquement impossible !…

— Difficile, oui ; impossible, c’est une autre affaire, et c’est précisément, ce dont je veux me rendre compte en allant dans votre cabine…

— Vous supposez donc que le meurtrier l’aurait empruntée pour gagner celle de M. Dubreuil ?

— Je n’ai guère d’autre alternative ?…

— Mais pour pénétrer chez moi… Comment s’y fût-il pris ?… J’en ai toujours la clé sur moi…

— Vous oubliez que le garçon de service possède un double…

Une fois le seuil franchi, l’officier promena autour de lui un regard investigateur et, tout de suite, déclara avec un hochement de tête vers le hublot :

— Évidemment, c’est assez large pour que quelqu’un puisse passer… Ne trouvez-vous pas ?…

Ayant pressé sur le bouton d’appel, il ordonna au garçon qui se présenta :

— Va dire à l’officier de service de me faire venir de suite, ici, le quartier-maître Leguadec…

Et, le garçon une fois sorti, il expliqua :

— C’est un Breton qui a été autrefois moniteur de gymnastique à bord et dont l’adresse était proverbiale… S’il déclare le tour de force inexécutable, je m’inclinerai…

— Sinon ?…

— Sinon… Je saurai à quoi m’en tenir sur le chemin qu’aura pu prendre l’assassin et je poursuivrai mon enquête en conséquence…

En ce moment, on frappa à la porte et, sur l’invitation du commandant, Yves Leguadec franchit le seuil de la cabine…

— Avance un peu et écoute bien, commença l’officier : il s’agit de prouver que tu es toujours le brillant moniteur dont les exercices de voltige faisaient su pâmer d’aise les petites bonnes de Recouvrance, quand nous tenions garnison à Brest…

Le matelot, à ce souvenir, devint tout rouge : il se contenta de répondre, la main au béret :

— Bien, commandant…

— Il s’agit, passant par ici, de pénétrer dans la cabine voisine, au moyen du hublot qui l’éclaire…

— Ma doué ! s’exclama le matelot…

— Regarde bien, réfléchis bien avant de répondre.

Le marin alla au sabord, passa la tête, examina soigneusement le dehors, puis, revenant dans l’intérieur de la cabine, en fouilla les coins et les recoins d’un coup d’œil investigateur.

En un tour de main, il eut défait la couchette et attaché l’un à l’autre les deux draps, ce qui constituait une corde de longueur assez respectable.

L’une des extrémités de cette corde improvisée fut attachée solidement par lui à l’un des pieds de la couchette, l’autre fut rejetée par l’encadrement du hublot.

Après quoi, enlevant sa veste, son tricot, ses chaussures, pour être plus agile, il se glissa au dehors.

Là, cramponné des deux mains à la corde, il réussit à marcher contre la coque même du bâtiment en s’arc-boutant de toute la force de ses jarrets ; ainsi peut-il s’approcher insensiblement du hublot de la cabine voisine, suivi dans ce vertigineux exercice par le commandant qui le regardait, le buste engagé dans l’encadrement.

À plusieurs reprises, l’audacieux Leguadec se trouva rejeté dans le vide par un subit mouvement de roulis ; à la seule force de ses poignets, il dut de n’être pas précipité à la mer, et, sans l’élasticité de ses jarrets, il se fût brisé contre la coque du bâtiment…

Dans la cabine, M. Heldrick interrogeait le commandant, suivant par la pensée la progression du matelot.

À une exclamation soudainement arrachée à l’officier, il demanda :

— Tombé ?…

— Non pas… Il vient d’empoigner l’encadrement du sabord !… Il se hisse !… Là… Il y est !…

Et, s’adressant au matelot :

— Inutile d’entrer, cria-t-il, reviens…

Frappant sur l’épaule du passager, il ajouta :

— Maintenant, l’enquête va marcher rondement.

— Alors, pour vous, commandant ?…

— … l’assassin de M. Dubreuil a emprunté votre chambre pour gagner la sienne… l’expérience vient de le prouver surabondamment…

En ce moment, Leguadec se glissait par le hublot et, lestement, sautait sur le plancher de la cabine…

— Tu peux disposer…

Et, le quartier-maître étant sorti :

— Il ne me reste plus qu’à vous remercier de votre complaisance, fit le commandant en prenant congé, et à vous demander la discrétion la plus absolue…

Comme il mettait le pied hors de la cabine, un officier l’accosta avec une fébrilité étrange :

— Nos marconigrammes sont interceptés…

— C’est une plaisanterie… Interceptés !… par qui ?… À propos de quoi ?…

— Vous le saurez en m’accompagnant, répondit l’autre avec un laconisme étrange.

Et ils gagnèrent la cabine de l’opérateur.

Celui-ci, sans que le commandant eût besoin de l’interroger, lui tendit une feuille de papier, celle sur laquelle s’enregistraient les messages…

« Hier soir, à dix heures, l’Allemagne a déclaré la « guerre à…

— À… qui ?… interrogea le commandant d’une voix brève, étranglée d’émotion…

Le fatal papier à la main, il examinait alternativement l’officier et l’employé, comme s’il eût espéré découvrir sur leur visage l’explication de cette angoissante énigme…

— … La guerre !… À qui ? murmura-t-il…

— À nous, peut-être, s’exclama son interlocuteur d’une voix vibrante… Depuis quarante ans qu’on attend… ce ne serait pas trop tôt…

— Pourquoi nous ?… interrogea le commandant, nous n’avons rien à voir dans les affaires serbes…

— Eh ! s’ils veulent la guerre… le premier prétexte venu leur suffira…

— En tout cas, il faut veiller au grain…

S’adressant à l’opérateur :

— Vous, recommanda-t-il, ne cessez d’envoyer des messages… et, à la première alerte, avisez-moi…

Puis, à l’officier :

— Descendez aux machines et dites qu’on force les feux… Il ne s’agit pas de traîner en route…