La Mystérieuse aventure de Fridette/03

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Société d’éditions publications et industries annexes (p. 27-36).

CHAPITRE III

Torpillés.


La cloche du bord venait de piquer le quart de minuit.

Le vent était dur, la mer houleuse et une brume légère flottait à la surface des flots.

Au sortir de table, après le repas qu’il avait présidé avec son amabilité coutumière, le commandant avait regagné sa cabine ; il avait hâte d’être seul et de pouvoir se débarrasser de la contrainte à laquelle il avait dû, toute la journée, s’astreindre pour n’altérer en rien la confiance de ses passagers…

C’était bien assez déjà de cette malheureuse mort de M. Dubreuil sans venir compliquer les choses par la politique…

La sagesse ordonnait de ne rien mettre au pire et d’attendre en confiance…

Mais attendre ?… Le commandant ne faisait que cela depuis près de vingt-quatre heures !…

Encore maintenant, il rôdait à travers sa cabine, guettant, par-dessus le sifflement de la brise, le bruit d’un pas précipité dans le couloir, le pas du messager qui viendrait l’avertir que les ondes enfin avaient parlé… que…

Il s’arrêta soudain, figé par l’écho d’une marche rapide au milieu du silence de la nuit…

Avant que l’on eût frappé à sa porte, le commandant l’avait ouverte et, sur le seuil, se trouvait nez à nez avec le second officier.

— Eh bien ! ça y est ! mon commandant, dit celui-ci d’une voix que l’émotion étranglait… Ça y est !…

Il tendait à son supérieur la transcription d’un marconigramme arrivé quelques secondes plus tôt…

« Ministre marine française à tous commandants navires en mer : rallier par tous moyens rapides prochain port français en prenant toutes précautions d’usage contre torpillage. »

Cette lecture achevée, les yeux du commandant se fixèrent sur l’officier qui se tenait debout, immobile, devant lui.

Puis, spontanément, leurs mains se nouèrent, et leurs faces graves s’illuminèrent d’un sourire radieux.

Depuis si longtemps, ils attendaient cette heure…

— Faites fermer les sabords, ordonna enfin le commandant d’une voix calme…

Il ajouta :

— Je monte sur le pont…

Là-haut, la nuit était noire : il semblait que le ciel voulût favoriser la sécurité du bâtiment en masquant d’un écran épais la lumière même des étoiles…

La surface de la mer, sombre elle aussi, ne se devinait qu’à la mousse d’argent qui se formait sous la poussée de l’étrave…

Sur la passerelle, l’officier de quart adossé à la rambarde, scrutait l’horizon, tout en fumant paisiblement un cigare dont l’extrémité rougeoyante mettait dans la nuit un point pourpre.

— Je prends le quart moi-même, fit le commandant ; veillez à ce que les canots soient parés et à ce que les ceintures de sauvetage soient prêtes à être capelées… Une les garçons de service se lèvent pour éveiller les passages au premier signal.

Comme déjà l’officier avait descendu quelques marches, le commandant le rappela :

— Allez à la cabine du colonel, éveillez-le et priez-le de vouloir bien me rejoindre le plus tôt possible.

Boutonnant en hâte sa vareuse, le colonel, tout engourdi de sommeil, gravissait, titubant, les marches de la passerelle.

Après une poignée de main énergique, le commandant lui dit :

— La guerre est déclarée. Je reçois ordre de rallier au plus tôt le plus prochain port français et de prendre mes précautions contre une tentative possible de torpillage…

Le colonel, un vieux colonial, se frottait les mains en signe de satisfaction :

— Ah ! nom d’un chien… Ah ! nom d’un chien ! grommela-t-il, voilà assez longtemps qu’on cogne sur des Chinois ou sur des Marocains… On va pouvoir se payer un peu de Boches…

— Pour l’instant, colonel, il s’agit que les Boches ne se paient pas notre peau. Si, donc, je vous ai prié de venir me trouver, c’est pour que, prévenu, vous examiniez à l’avance ce qu’il convient de faire pour vos hommes… Il faut à tout prix éviter, en cas d’accident, un tumulte dont pourraient souffrir les manœuvres de sauvetage, et, par suite, se trouver compromise la sécurité de mes passagers…

— Le nécessaire va être fait immédiatement…

— Un quartier-maître se mettra à votre disposition et à celle de vos officiers pour toutes les questions de détail… Ceinture de sauvetage, canots, radeaux…

— Baste ! fit le colonel, nous serions dans le Nord qu’à la rigueur on pourrait craindre de ces gens-là quelque sale coup… Mais ici, en Méditerranée… il leur faut le temps voulu de venir…

En ce moment, du faux mât, une voix tomba, sinistre, au milieu de la nuit :

— Feu à l’avant… par tribord !…

Presque aussitôt, un mince faisceau de lumière creva l’ombre, balaya le ciel quelques secondes, puis subitement disparut !…

Les deux officiers s’étaient tus, muets, penchés sur la rambarde, fouillant l’horizon, comme s’ils eussent espéré, même avec leur lunette, découvrir quelque chose au milieu de tout ce noir dont ils étaient environnés…

— Que pensez-vous que ce soit ?

— Comment voulez-vous mettre un nom sur une lueur anonyme qui jaillit ainsi soudain dans la nuit ?…

Un nouveau feu, en ce moment, zébra le ciel, scrutant dans tous ses recoins, comme s’il eût été à la recherche de quelques bâtiment. Puis ce fut la nuit, la nuit opaque et sinistre avec ses embûches masquées sous les flots glauques que l’étrave fendait.

— L’ombre heureusement nous protège, murmura le colonel, et l’extinction rapide des feux rend notre repérage, sinon impossible, du moins difficile…

Comme il achevait ces mots, voilà qu’à l’avant du navire une lueur brilla, raya l’espace, perpendiculairement au pont du bâtiment, pour s’immobiliser à une cinquantaine de mètres de haut ; après quoi, elle s’épanouit tout à coup en forme de chandelle romaine… de couleur bleue et rouge…

Puis, plus rien… extinction subite… Et le noir… un noir plus intense et plus tragique…

Les deux hommes, le commandant et le colonel, penchés en avant à perdre l’équilibre, regardaient, sans prononcer une parole…

— Qu’est-ce que c’est que ça ?… gronda le premier.

— Un signal, fit le second… Vous avez un traitre à bord, commandant…

Celui-ci n’avait pas eu le loisir de répondre que du fond de l’horizon un faisceau lumineux jaillissait, trouant la nuit, pour venir balayer le bâtiment qui, durant quelques secondes, se profila inondé de clarté…

Écartant le colonel qui lui barrait la route, le commandant lança des ordres…

Le timonier donna un coup de barre si brusque qu’il sembla que le bâtiment virevoltait sur lui-même comme une gigantesque toupie… Le jeu des pistons, en même temps, s’accéléra, et le navire parut piquer une tête dans la nuit…

Sur le pont, d’abord, ce fut une course éperdue d’hommes armés, lancés dans la direction de l’avant : un officier, revolver au poing, était à leur tête…

Penché sur la rambarde, le commandant criait :

— Ne le laissez pas échapper !… il me faut cet homme !…

Puis, les équipes préposées à la manœuvre des chaloupes de sauvetage prenaient leur place, cependant que, guidés par le personnel du bâtiment, les passagers surgissaient sur le pont, se vêtant en hâte des habits qui leur était tombés sous la main…

Et le commandant, tête levée vers l’ombre, criait :

— Rien en vue, Leguadec ?…

— Rien, commandant…

Au-dessous de la passerelle s’entendaient les pas lourds et cadencés d’une troupe qui se rassemblait : c’était le bataillon de légionnaires qui, en ordre, prenaient place sur le pont, sac au dos, comme s’il se fût agi d’un simple rassemblement, avant de procéder à l’exercice quotidien.

En ce moment, une voix cria :

— Un homme à la mer… par bâbord…

— Tenez… là ! fit le colonel, le bras étendu vers une tache plus claire qui venait d’apparaître dans le creux d’une lame, non loin du bâtiment.

— C’est notre homme qui se sauve !…

À peine ces mots dits, plusieurs détonations éclatèrent et des lueurs zébrèrent l’obscurité…

Sans s’être donné le mot, l’officier et le colonel venaient de faire feu de leur revolver dans la direction de la tache signalée…

— Torpille bâbord ! avant !…

Le commandant, penché sur son appareil téléphonique, prononça :

— Machine arrière… toute…

Le bâtiment vibra dans son ossature, puis, obéissant à la manœuvre, recula.

Mais l’ordre avait était lancé trop tard…

Brusquement, un choc se produisit, terrible, et l’on eut l’impression que le bâtiment était atteint.

Puis une explosion eut lieu, soulevant une colonne d’eau dont le pont fut arrosé.

— Colonel, dit le commandant avec calme, à vos hommes…

Ensuite, avec une méthode admirable, il donna ses ordres, l’esprit présent à tout, le regard surveillant, au milieu de l’obscurité, l’exécution des mouvements prescrits…

Après avoir lancé l’appel par T. S. F., il avait espéré pouvoir, en forçant les feux, atteindre Malte par ses propres moyens…

Mais subitement, l’eau ayant envahi la chambre des machines, celles-ci avaient cessé de fonctionner et l’Auvergne n’avait plus été, à partir de ce moment, qu’une monstrueuse épave, abandonnée au caprice des vents et à l’agitation des flots…

Sur le pont, les passagers, avec l’aide des matelots, s’empilaient dans les embarcations qui, à force de rames, s’éloignaient par crainte que le navire, en coulant, ne les entraînât dans le gouffre liquide.

Par les soins d’André Routier, Mlle Dubreuil avait trouvé place dans le premier canot qui avait quitté le bord : Fellow n’avait pas abandonné sa maîtresse et s’était glissé à sa suite…

André, lui, avait refusé de l’accompagner, déclarant que sa place était à bord, tant qu’il y resterait une femme ou un enfant…

Cependant, le bâtiment continuait de flotter et un officier, que le commandant avait envoyé inspecter la cale, était remonté, déclarant que la voie d’eau pouvait aisément, avec quelques heures de travail, être aveuglée ; cette nouvelle, aussitôt transmise aux passagers et à l’équipage, avait ramené la confiance…

Néanmoins, par prudence, le commandant avait continué à faire procéder à l’embarquement…

Sur sa dunette, le cigare aux lèvres, il surveillait les mouvements du bord, d’un œil calme, comme s’il se fût agi d’une simple manœuvre…

— Un havane, proposa-t-il du haut de la dunette au colonel qui faisait les cent pas devant ses hommes ; ceux-ci, sac à terre, les fusils en faisceau, attendaient leur tour d’embarquement…

Lestement, le colonel gravit les degrés qui montaient à la passerelle.

Tandis qu’il choisissait un havane dans le porte-cigare que lui présentait le commandant, celui-ci lui dit tout bas, à l’oreille :

— Nous coulons… Tenez vos hommes en mains… À peine si j’aurai le temps d’évacuer les passagers… Il ne faut pas de tumulte…

— Compris…

Et, après cette laconique réponse, le colonel, serrant énergiquement la main du commandant, quitta la passerelle.

Presque aussitôt, dominant le vacarme des manœuvres, s’étendit la voix cuivrée du clairon sonnant le « Garde à vous ».

Comme dans la cour du quartier, les hommes, sac au dos, formèrent le carré…

Au centre, le drapeau, déployé, élevait ses couleurs que la brise faisait claquer au-dessus de sa garde, baïonnette au canon.

Soudain une explosion fit trembler le bâtiment jusque dans ses œuvres vives, les chaudières venaient d’éclater…

Le bâtiment commença alors d’enfoncer ; déjà les flots atteignaient le pont arrière…

Un frémissement, cependant, courait parmi les rangs des soldats : l’approche de la mort les hantait.

Le colonel eut l’instinct que ses hommes allaient lui échapper…

— Au drapeau ! commanda-t-il soudain…

Instinctivement, les coloniaux rectifièrent la position et portèrent les armes, tandis que les officiers, sabres au clair, s’immobilisaient comme à la parade…

Le colonel, lui, dans un geste plein de noblesse, éleva son arme et, lorsque la garde de cuivre atteignit la hauteur de sa bouche, il y colla ses lèvres dévotement, mettant dans cet héroïque baiser, comme en dernier adieu, tout ce que son âme contenait d’amour pour la patrie et d’affection pour les siens…

Et le navire continua de couler, tandis que les clairons envoyaient aux quatre vents leurs sonneries ; l’eau montait et maintenant atteignait leurs jarrets, qu’ils raidissaient dans ce dernier salut à la France…

— Mes enfants, cria tout à coup le commandant qui venait de voir le dernier radeau quitter le bord… Mes enfants, merci ! songez à vous… Adieu, colonel !…

Ce furent ses ultimes paroles !…

Dans une explosion dernière, le bâtiment s’ouvrit en deux et le drapeau sombra dans les flots, encadré de sa garde d’honneur…