La Nouvelle Journée/I, 2

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff (Tome 3p. 15-21).
◄  1
3  ►
Première Partie — 2


Un soir d’été.

Il se promenait dans la montagne, au-dessus d’un village. Il allait, son chapeau à la main, par un chemin en lacets qui montait. Arrivée à un col, la route formait un double détour, à l’ombre, entre deux pentes ; des buissons de noisetiers, des sapins, la bordaient. C’était comme un petit monde fermé. À l’un et l’autre coudes, le chemin semblait fini, cabré au bord du vide. Au delà, les lointains bleuâtres, l’air lumineux. Le calme du soir descendait, goutte à goutte, comme un filet d’eau qui tintait sous la mousse.

Ils apparurent tous deux, en même temps, chacun à l’un des coudes opposés de la route. Elle était vêtue de noir, elle se détachait sur la clarté du ciel ; derrière elle, deux enfants, un petit garçon et une petite fille, de six à huit ans, jouaient et cueillaient des fleurs. À quelques pas, ils se reconnurent. Leur émotion se trahit dans leurs yeux : mais aucune parole forte, un geste imperceptible. Lui, très troublé ; elle, … ses lèvres tremblaient un peu. Ils s’arrêtèrent. Presque à voix basse :

— Grazia !

— Vous ici !

Ils se donnèrent la main, et restèrent sans parler. La première, Grazia fit un effort pour rompre le silence. Elle dit où elle habitait, elle demanda où il était. Questions et réponses machinales, qu’ils écoutaient à peine, qu’ils entendirent après, quand ils furent séparés : ils étaient absorbés par la vue l’un de l’autre. Les enfants l’avaient rejointe. Elle les lui présenta. Il éprouvait pour eux un sentiment hostile. Il les regarda sans bonté, et ne dit rien ; il était plein d’elle, uniquement occupé à étudier son beau visage un peu souffrant et vieilli. Elle était gênée par ses yeux. Elle dit :

— Voulez-vous venir, ce soir ?

Elle dit le nom de l’hôtel.

Il demanda où était son mari. Elle montra son deuil. Il était trop ému pour continuer l’entretien. Il la quitta gauchement. Mais après avoir fait deux pas, il revint vers les enfants, qui cueillaient des fraises, il les prit avec brusquerie, les embrassa, et se sauva.

Le soir, il vint à l’hôtel. Elle était sous la véranda vitrée. Ils s’assirent à l’écart. Peu de monde ; deux ou trois vieilles personnes. Christophe était sourdement irrité de leur présence. Grazia le regardait. Il regardait Grazia, en répétant son nom, tout bas.

— J’ai bien changé, n’est-ce pas ? dit-elle.

Il avait le cœur gonflé d’émotion.

— Vous avez souffert, dit-il.

— Vous aussi, fit-elle avec pitié, en regardant son visage ravagé par la peine et par la passion.

Ils ne trouvèrent plus de mots.

— Je vous en prie, dit-il après un instant, allons ailleurs ; est-ce que nous ne pouvons pas nous parler dans un lieu où nous soyons seuls ?

— Non, mon ami, restons, restons ici, nous sommes bien ; qui fait attention à nous ?

— Je ne suis pas libre de parler.

— Cela est mieux, ainsi.

Il ne comprit pas pourquoi. Plus tard, quand il repassa dans sa mémoire cet entretien, il pensa qu’elle n’avait pas confiance en lui. Mais c’était qu’elle avait une peur instinctive des scènes d’émotion ; sans qu’elle s’en rendit compte, elle cherchait un abri contre les surprises de leurs cœurs ; même, elle aimait la gêne de cette intimité dans un salon d’hôtel, qui protégeait la pudeur de son trouble secret.

Ils se dirent, à mi-voix, avec de fréquents silences, les grandes lignes de leur vie. Le comte Berény avait été tué dans un duel, quelques mois auparavant ; et Christophe comprit qu’elle n’avait pas été très heureuse avec lui. Elle avait aussi perdu un enfant, son premier-né. Elle évitait toute plainte. Elle détourna l’entretien d’elle-même, pour interroger Christophe, et elle témoigna, au récit de ses épreuves, une affectueuse compassion.

Les cloches sonnaient. C’était un dimanche soir. La vie était suspendue.

Elle lui demanda de revenir, le surlendemain. Il fut affligé de ce qu’elle fût si peu pressée de le revoir. En son cœur se mêlaient le bonheur et la peine.

Le lendemain, sous un prétexte, elle lui écrivit de venir. Ce mot banal le ravit. Elle le reçut, cette fois, dans son salon particulier. Elle était avec ses deux enfants. Il les regarda, avec un peu de trouble encore et beaucoup de tendresse. Il trouva que la petite, — l’aînée, — ressemblait à sa mère ; il ne demanda pas à qui ressemblait le garçon. Ils causèrent du pays, du temps, des livres ouverts sur la table ; — leurs yeux tenaient un autre langage. Il comptait parvenir à lui parler plus intimement. Mais entra une amie d’hôtel. Il vit l’aimable politesse, avec laquelle Grazia recevait cette étrangère ; elle ne semblait pas faire de différence entre ses deux visiteurs. Il en fut affligé ; il ne lui en voulut pas. Elle proposa une promenade ensemble, il accepta ; la compagnie de cette autre, bien que jeune et agréable, le glaça ; et sa journée fut gâtée.

Il ne revit plus Grazia que deux jours après. Pendant ces deux jours, il ne vécut que pour l’heure qu’il allait passer avec elle. — Cette fois encore, il ne réussit pas mieux à lui parler. Tout en étant bonne avec lui, elle ne se départait pas de sa réserve. Christophe, à son insu, y ajouta par quelques effusions de sentimentalité germanique, qui la génèrent, et contre lesquelles, d’instinct, elle réagit.

Il lui écrivit une lettre, qui la toucha. Il disait que la vie était si courte ! Leur vie était si avancée, déjà ! Peut-être n’avaient-ils plus que peu de temps à se voir : il était douloureux, et presque criminel de ne pas en profiter pour se parler librement.

Elle répondit, par un mot affectueux : elle s’excusait de garder, malgré elle, une certaine méfiance, depuis que la vie l’avait blessée ; cette habitude de réserve, elle ne pouvait la perdre ; toute manifestation trop vive, même d’un sentiment vrai, la choquait, l’effrayait. Mais elle sentait le prix de l’amitié retrouvée ; et elle en était aussi heureuse que lui. Elle le priait de venir dîner, le soir.

Son cœur fut inondé de reconnaissance. Dans sa chambre d’hôtel, couché sur son lit, la tête dans ses oreillers, il sanglota. C’était la détente de dix ans de solitude. Car depuis la mort d’Olivier, il était resté seul. Cette lettre apportait le mot de résurrection pour son cœur affamé de tendresse. La tendresse !… Il croyait y avoir renoncé : il lui avait bien fallu apprendre à s’en passer ! Il sentait aujourd’hui combien elle lui manquait, et tout ce qu’il avait accumulé d’amour…

Douce et sainte soirée qu’ils passèrent ensemble… Il ne put lui parler que de sujets indifférents, malgré leur intention de ne se cacher rien. Mais que de choses bienfaisantes il dit sur le piano, où elle l’invita du regard à lui parler ! Elle était frappée de voir l’humilité de cœur de cet homme, qu’elle avait connu orgueilleux et violent. Quand il partit, l’étreinte silencieuse de leurs mains dit qu’ils s’étaient retrouvés, qu’ils ne se perdraient plus. — Il pleuvait, sans un souffle de vent. Son cœur chantait.

Elle ne devait plus rester que quelques jours dans le pays ; et elle ne retarda pas d’une heure son départ, sans qu’il osât le lui demander, ni s’en plaindre. Le dernier jour, ils se promenèrent seuls, avec les enfants ; à un moment, il était si plein d’amour et de bonheur qu’il voulut le lui dire ; mais, d’un geste très doux, elle l’arrêta, en souriant :

— Chut ! Je sens tout ce que vous pouvez dire.

Ils s’assirent, au détour du chemin où ils s’étaient rencontrés. Elle regardait, souriante toujours, la vallée à ses pieds ; mais ce n’était pas la vallée qu’elle voyait. Il contemplait le suave visage où les tourments avaient laissé leur marque ; dans l’épaisse chevelure noire, partout des fils blancs se montraient. Il était pris d’une adoration pitoyable et passionnée pour cette chair qui avait pâti, qui s’était imprégnée des souffrances de l’âme. L’âme était partout visible en ces blessures du temps. — Et il demanda, à voix basse et tremblante, comme une faveur précieuse, qu’elle lui donnât… un de ses cheveux blancs.