La Nouvelle Journée/I, 5

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 39-48).
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Première Partie — 5


Il ne repartit pas. Il commençait déjà de sentir, à son insu, l’attrait de ce monde italien, qui l’irritait.

Pour le moment, il s’isola. Il flâna dans Rome, et autour. La lumière romaine, les jardins suspendus, la Campagne, que ceint, comme une écharpe d’or, la mer ensoleillée, lui révélèrent peu à peu le secret de la terre enchantée. Il s’était juré de ne pas faire un pas pour aller voir ces monuments morts, qu’il affectait de dédaigner ; il disait en bougonnant qu’il attendrait qu’ils vinssent le trouver. Ils vinrent ; il les rencontra, au hasard de ses promenades, dans la Ville au sol onduleux. Il vit, sans l’avoir cherché, le Forum rouge, au soleil couchant, et les arches à demi écroulées du Palatin, au fond desquelles l’azur profond se creuse, gouffre de lumière bleue. Il erra dans la Campagne immense, près du Tibre rougeâtre, gras de boue, comme de la terre qui marche, — et le long des aqueducs ruinés, gigantesques vertèbres de monstres antédiluviens. D’épaisses masses de nuées noires roulaient dans le ciel bleu. Des paysans à cheval poussaient, à coups de gaule, à travers le désert, des troupeaux de grands bœufs gris perle à longues cornes ; et, sur la voie antique, droite, poussiéreuse et nue, des pâtres chèvre-pieds, les cuisses recouvertes de peaux velues, cheminaient en silence, avec des théories de petits ânes et d’ânons. Au fond de l’horizon, la chaîne de la Sabine, aux lignes olympiennes, déroulait ses collines ; et sur l’autre rebord de la coupe du ciel, les vieux murs de la ville, la façade de Saint-Jean, surmontée de statues qui dansaient, profilaient leurs noires silhouettes… Silence… Soleil de feu… Le vent passait sur la plaine… Sur une statue sans tête, au bras emmaillotté, battue par les flots d’herbe, un lézard, dont le cœur paisible palpitait, s’absorbait, immobile, dans son repas de lumière. Et Christophe, la tête bourdonnante de soleil (et quelquefois aussi de vin des Castelli), près du marbre brisé, assis sur le sol noir, souriant, somnolent et baigné par l’oubli, buvait la force calme et violente de Rome. — Jusqu’à la nuit tombante. — Alors, le cœur étreint d’une angoisse subite, il fuyait la solitude funèbre où la lumière tragique s’engloutissait… Ô terre, terre ardente, terre passionnée et muette ! Sous ta paix fiévreuse, j’entends sonner encore les trompettes des légions. Quelles fureurs de vie grondent dans ta poitrine ! Quel désir du réveil !


Christophe trouva des âmes, où brûlaient des tisons du feu séculaire. Sous la poussière des morts, ils s’étaient conservés. On eût pensé que ce feu se fût éteint, avec les yeux de Mazzini. Il revivait. Le même. Bien peu voulaient le voir. Il troublait la quiétude de ceux qui dormaient. C’était une lumière claire et brutale. Ceux qui la portaient, — de jeunes hommes (le plus âgé n’avait pas trente-cinq ans), une élite venue de tous les points de l’horizon, libres intellectuels, qui différaient, entre eux, de tempérament, d’éducation, d’opinions et de foi — étaient unis dans le même culte pour cette flamme de la nouvelle vie. Les étiquettes de partis, les systèmes de pensée ne comptaient point pour eux : la grande affaire était de « penser avec courage ». Être francs, être braves, d’esprit et de fait. Ils secouaient rudement le sommeil de leur race. Après La résurrection politique de l’Italie, réveillée de la mort à l’appel des héros, après sa toute récente résurrection économique, ils avaient entrepris d’arracher du tombeau la pensée italienne. Ils souffraient, comme d’une injure, de l’atonie paresseuse et peureuse de l’élite, de sa lâcheté d’esprit, de sa verbolâtrie. Leur voix retentissait dans le brouillard de rhétorique et de servitude morale, accumulé depuis des siècles sur l’âme de la patrie. Ils y soufflaient leur réalisme impitoyable et leur intransigeante loyauté. Ils avaient la passion de l’intelligence claire, que suit l’action énergique. Capables, à l’occasion, de sacrifier les préférences de leur raison personnelle au devoir de discipline que la vie nationale impose à l’individu, ils réservaient pourtant leur autel le plus haut et leurs plus pures ardeurs à la vérité. Ils l’aimaient, d’un cœur fougueux et pieux. Insulté par ses adversaires, diffamé, menacé, un des chefs de ces jeunes hommes répondait, avec une calme grandeur :


« Respectez la vérité. Je vous parle, à cœur ouvert, libre de toute rancune. J’oublie le mal que j’ai reçu de vous et celui que je puis vous avoir fait. Soyez vrais. Il n’est pas de conscience, il n’est pas de hauteur de vie, il n’est pas de capacité de sacrifice, il n’est pas de noblesse, là où n’existe pas un religieux, rigide et rigoureux respect de la vérité. Exercez-vous dans ce devoir difficile. Le faux corrompt celui qui en use, avant de vaincre celui contre qui on en use. Que vous y gagniez le succès immédiat, qu’importe ? Les racines de votre âme seront suspendues dans le vide sur le sol rongé par le mensonge. Je ne vous parle plus en adversaire. Nous sommes sur un terrain supérieur à nos dissentiments, même si dans votre bouche votre passion se pare du nom de patrie. Il est quelque chose de plus grand que la patrie, c’est la conscience humaine. Il est des lois que vous ne devez pas violer, sous peine d’être de mauvais Italiens. Vous n’avez plus devant vous qu’un homme qui cherche la vérité ; vous devez entendre son cri. Vous n’avez plus devant vous qu’un homme qui désire ardemment vous voir grands et purs, et travailler avec vous. Car, que vous le veuillez ou non, nous travaillons tous en commun avec tous ceux dans le monde qui travaillent avec vérité. Ce qui sortira de nous (et que nous ne pouvons prévoir) portera notre marque commune, si nous avons agi avec vérité. L’essence de l’homme est là : dans sa merveilleuse faculté de chercher la vérité, de la voir, de l’aimer, et de s’y sacrifier. — Vérité, qui répands sur ceux qui te possèdent le souffle magique de ta puissante santé !… »


La première fois que Christophe entendit ces paroles, elles lui semblèrent l’écho de sa propre voix ; et il sentit que ces hommes et lui étaient frères. Les hasards de la lutte des peuples et des idées pouvaient les jeter, un jour, les uns contre les autres, dans la mêlée ; mais amis ou ennemis, ils étaient, ils seraient toujours de la même famille humaine. Ils le savaient, comme lui. Ils le savaient avant lui. Il était connu d’eux, avant qu’il les connût. Car ils étaient déjà les amis d’Olivier. Christophe découvrit que les œuvres de son ami — (quelques volumes de vers, des essais de critique), — qui n’étaient à Paris lues que d’un petit nombre, avaient été traduites par ces Italiens et leur étaient aussi familières qu’à lui-même.

Plus tard, il devait découvrir les distances infranchissables qui séparaient ces âmes de celle d’Olivier. Dans leur façon de juger les autres, ils restaient uniquement Italiens, incapables d’un effort pour sortir de soi, enracinés dans la pensée de leur race. Au fond, ils ne cherchaient, de bonne foi, dans les œuvres étrangères, que ce que voulait y trouver leur instinct national ; souvent, ils n’en prenaient que ce qu’ils y avaient mis, d’eux-mêmes, à leur insu. Critiques médiocres et piètres psychologues, ils étaient trop entiers, pleins d’eux-mêmes et de leurs passions, même quand ils étaient le plus épris de la vérité. L’idéalisme italien ne sait pas s’oublier ; il ne s’intéresse point aux rêves impersonnels du Nord ; il ramène tout à soi, à ses désirs, à son orgueil de race, qu’il transfigure. Consciemment ou non, il travaille toujours pour la terza Roma. Il faut dire que, pendant des siècles, il ne s’est pas donné grand mal pour la réaliser. Ces beaux Italiens, bien taillés pour l’action, n’agissent que par passion, et se lassent vite d’agir ; mais quand la passion souffle, elle les soulève plus haut que tous les autres peuples : on l’a vu par l’exemple de leur Risorgimento. — C’était un de ces grands vents qui commençait à passer sur la jeunesse italienne de tous les partis : nationalistes, socialistes, néo-catholiques, libres idéalistes, tous Italiens irréductibles, tous, d’espoir et de vouloir, citoyens de la Rome impériale, reine de l’univers.

Tout d’abord, Christophe ne remarqua que leur généreuse ardeur et les communes antipathies qui l’unissaient à eux. Ils ne pouvaient manquer de s’entendre avec lui, dans le mépris de la société mondaine, à laquelle Christophe gardait rancune des préférences de Grazia. Ils haïssaient plus que lui cet esprit de prudence, cette apathie, ces compromis et ces arlequinades, ces choses dites à moitié, ces pensées amphibies, ce subtil balancement entre toutes les possibilités, sans se décider pour aucune, ces belles phrases, cette douceur. Robustes autodidactes, qui s’étaient faits de toutes pièces, et qui n’avaient pas eu les moyens ni le loisir de se donner le dernier coup de rabot, ils outraient volontiers leur rudesse naturelle et leur ton un peu âpre de contadini mal dégrossis. Ils voulaient être entendus. Ils voulaient être combattus. Tout, plutôt que l’indifférence. Ils eussent, pour réveiller les énergies de leur race, consenti joyeusement à en être les premières victimes.

En attendant, ils n’étaient pas aimés et ils ne faisaient rien pour l’être. Christophe eut peu de succès, quand il voulut parler à Grazia de ses nouveaux amis. Ils étaient déplaisants à cette nature éprise de mesure et de paix. Il fallait bien reconnaître avec elle qu’ils avaient une façon de soutenir les meilleures causes, qui donnait envie parfois de s’en déclarer l’ennemi. Ils étaient ironiques et agressifs, d’une dureté de critique qui touchait à l’insulte, même avec des gens qu’ils ne voulaient point blesser. Ils étaient trop sûrs d’eux-mêmes, trop pressés de généraliser, d’affirmer violemment. Arrivés à l’action publique avant d’être arrivés à la maturité de leur développement, ils passaient d’un engouement à l’autre, avec la même intolérance. Passionnément sincères, se donnant tout entiers, sans rien économiser, ils étaient consumés par leur excès d’intellectualisme, par leur labeur précoce et forcené. Il n’est pas sain pour de jeunes pensées, à peine au sortir de la gousse, de s’exposer au soleil cru. L’âme en reste brûlée. Rien ne se fait de fécond qu’avec le temps et le silence. Le temps et le silence leur avaient manqué. C’est le malheur de trop de talents italiens. L’action violente et hâtive est un alcool. L’intelligence qui y a goûté a bien de la peine ensuite à s’en déshabituer ; et sa croissance normale risque d’en rester forcée et faussée pour toujours.

Christophe appréciait la fraîcheur acide de cette verte franchise, par contraste avec la fadeur des gens du juste milieu, des vie di mezzo, qui ont une peur éternelle de se compromettre et un subtil talent de ne dire ni oui ni non. Mais il lui arriva bientôt de trouver que ces derniers, avec leur intelligence calme et courtoise, avaient aussi leur prix. L’état de perpétuel combat où vivaient ses amis était lassant. Christophe croyait de son devoir d’aller chez Grazia, afin de les défendre. Il y allait parfois, afin de les oublier. Sans doute, ils lui ressemblaient. Ils lui ressemblaient trop. Ils étaient aujourd’hui ce qu’il avait été, à vingt ans. Et le cours de la vie ne se remonte pas. Au fond, Christophe savait bien qu’il avait dit adieu, pour son compte, à ces violences, et qu’il s’acheminait vers la paix, dont les yeux de Grazia semblaient tenir le secret. Pourquoi donc se révoltait-il contre elle ?… Ah ! c’est qu’il eût voulu, par un égoïsme d’amour, être seul à en jouir. Il ne pouvait souffrir que Grazia en dispensât les bienfaits, sans compter, à tout venant, qu’elle fût prodigue envers tous de son charmant accueil.