La Nouvelle Journée/II, 4

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 142-155).
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Deuxième Partie — 4


L’hiver passa. Grazia n’écrivait plus que rarement. Elle gardait à Christophe sa fidèle amitié. Mais, en vraie Italienne, fort peu sentimentale, et attachée au réel, elle avait besoin de voir les gens, sinon pour penser à eux, du moins pour avoir plaisir à causer avec eux. Il lui fallait, pour entretenir la mémoire de son cœur, rafraîchir de temps en temps la mémoire de ses yeux. Ses lettres se faisaient donc brèves et lointaines. Elle restait sûre de Christophe, comme Christophe l’était d’elle. Mais cette sécurité répandait plus de lumière que de chaleur.

Christophe ne souffrait pas trop de ses nouveaux mécomptes. Son activité musicale suffisait à le remplir. Arrivé à un certain âge, un vigoureux artiste vit dans son art bien plus que dans sa vie ; la vie est devenue le rêve, l’art la réalité. Au contact de Paris, sa puissance créatrice s’était réveillée. Nul stimulant plus énergique, au monde, que le spectacle de cette ville de travail. Les plus flegmatiques sont touchés par sa fièvre. Christophe, reposé par des années de saine solitude, apportait une somme énorme de forces à dépenser. Enrichi des conquêtes nouvelles que ne cessait de faire, dans le champ de la technique musicale, l’intrépide curiosité de l’esprit français, il se lançait à son tour à la découverte ; plus violent et plus barbare, il allait plus loin qu’eux tous. Mais rien, dans ces hardiesses nouvelles, n’était plus abandonné au hasard de l’instinct. Un besoin de clarté s’était emparé de Christophe. Tout le long de sa vie, son génie avait obéi à un rythme de courants alternants ; sa loi était de passer tour à tour d’un pôle à l’autre opposé et de remplir tout l’entre-deux. Après s’être avidement livré, dans la période précédente, « aux yeux du chaos qui luisent à travers le voile de l’ordre », au point de déchirer le voile, pour mieux les voir, il cherchait à s’arracher à leur fascination, à jeter de nouveau sur le visage du sphinx le rets magique de l’esprit dominateur. Le souffle impérial de Rome avait passé sur lui. Comme l’art parisien d’alors, dont il subissait un peu la contagion, il aspirait à l’ordre. Mais non pas, — comme ces réactionnaires fatigués, qui dépensent leurs restes d’énergie à défendre leur sommeil, — à l’ordre dans Varsovie. Ces bonnes gens qui en reviennent à Brahms, — aux Brahms de tous les arts, aux forts en thèmes, aux fades néoclassiques, par besoin d’apaisement ! Dirait-on pas qu’ils sont exténués de passion ! Vous êtes bientôt fourbus, mes amis… Non, ce n’est pas de votre ordre que je parle. Le mien n’est pas de la même famille. C’est l(ordre dans l’harmonie des libres passions et de la volonté… Christophe s’étudiait à maintenir dans son art le juste équilibre des puissances de la vie. Ces accords nouveaux, ces démons musicaux qu’il avait fait surgir de l’abîme sonore, il les employait à bâtir de claires symphonies, de vastes architectures ensoleillées, comme les basiliques à coupoles italiennes.

Ces jeux et ces combats de l’esprit l’occupèrent, tout l’hiver. Et l’hiver passa vite, bien que parfois, le soir, Christophe, terminant sa journée et regardant derrière soi la somme de ses jours, n’aurait pas su se dire si elle était longue ou courte, et s’il était encore jeune ou s’il était très vieux.

Alors, un nouveau rayon de soleil humain perça les voiles du rêve et, une nouvelle fois encore, ramena le printemps. Christophe reçut une lettre de Grazia, lui disant qu’elle venait à Paris, avec ses deux enfants. Depuis longtemps, elle en avait le projet. Sa cousine Colette l’avait souvent invitée. La peur de l’effort à faire pour rompre ses habitudes, pour s’arracher à sa nonchalante paix et à son home qu’elle aimait, pour rentrer dans le tourbillon parisien qu’elle connaissait, lui avait fait remettre son voyage, d’année en année. Une mélancolie qui la prit, ce printemps, peut-être une déception secrète — (que de romans muets dans le cœur d’une femme, sans que les autres en sachent rien, et que souvent elle se l’avoue elle-même !) — lui inspirèrent le désir de s’éloigner de Rome. Les menaces d’une épidémie lui furent un prétexte pour hâter le départ des enfants. Elle suivit de peu de jours sa lettre à Christophe.

À peine la sut-il arrivée chez Colette, Christophe accourut la voir. Il la trouva encore absorbée et lointaine. Il en eut de la peine, mais il ne la lui montra pas. Il avait fait maintenant à peu près le sacrifice de son égoïsme ; et cela lui donnait la clairvoyance du cœur. Il comprit qu’elle avait un chagrin qu’elle voulait cacher ; et il s’interdit de chercher à le connaître. Il s’efforça seulement de la distraire, en lui contant gaiement ses mésaventures, en lui faisant part de ses travaux, de ses projets, en l’enveloppant discrètement de son affection. Elle se sentait pénétrée par cette grande tendresse, qui craignait de s’imposer ; elle avait l’intuition que Christophe avait deviné sa peine ; et elle en était attendrie. Son cœur un peu dolent se reposait dans le cœur de l’ami, qui lui parlait d’autre chose que de ce qui les occupait tous deux. Et peu à peu, il vit l’ombre mélancolique s’effacer des yeux de son amie et leur regard se faire plus proche, encore plus proche. Si bien qu’un jour, en lui parlant, il s’interrompit brusquement et la regarda en silence.

— Qu’avez-vous ? lui demanda-t-elle.

— Aujourd’hui, dit-il, vous êtes tout à fait revenue.

Elle sourit, et tout bas elle répondit :

— Oui.

Il n’était pas très facile de causer tranquillement. Ils étaient rarement seuls. Colette les gratifiait de sa présence, plus qu’ils n’auraient voulu. Elle était excellente, malgré tous ses travers, sincèrement attachée à Grazia et à Christophe ; mais il ne lui venait pas à l’idée qu’elle pût les ennuyer. Elle avait bien remarqué — (ses yeux remarquaient tout) — ce qu’elle appelait le flirt de Christophe avec Grazia : le flirt était son élément, elle en était enchantée ; elle ne demandait qu’à l’encourager. Mais précisément, on ne le lui demandait pas ; on souhaitait qu’elle ne se mêlât pas point de ce qui ne la regardait point. Il suffisait qu’elle parût, ou fît à l’un des deux une allusion discrète (indiscrète) à leur amitié, pour que Christophe et Grazia prissent un air glacé et parlassent d’autre chose. Colette cherchait à leur réserve toutes les raisons possibles, hors une seule, la vraie. Heureusement pour les amis, elle ne pouvait tenir en place. Elle allait et venait, entrait, sortait, surveillait tout dans la maison, menant dix affaires à la fois. Dans l’intervalle de ses apparitions, Christophe et Grazia, seuls avec les enfants, reprenaient le fil de leurs innocents entretiens. Ils ne parlaient jamais des sentiments qui les unissaient. Ils se confiaient sans contrainte leurs petites aventures journalières. Grazia s’informait, avec un intérêt féminin, des affaires domestiques de Christophe. Tout allait mal chez lui ; il avait des démêlés sans fin avec ses femmes de ménage ; il était constamment dupé, volé par ceux qui le servaient. Elle en riait, de bon cœur, avec une compassion maternelle pour le peu de sens pratique de ce grand enfant. Un jour que Colette venait de les quitter, après les avoir persécutés plus longtemps qu’à l’ordinaire, Grazia soupira :

— Pauvre Colette ! Je l’aime bien… Comme elle m’ennuie !…

— Je l’aime aussi, dit Christophe, si vous entendez paria qu’elle nous ennuie.

Grazia rit :

— Écoutez : Me permettez-vous… (il n’y a décidément pas moyen de causer en paix, ici)… me permettez-vous d’aller une fois chez vous ?

Il eut un saisissement.

— Chez moi ! Vous viendriez !

— Cela ne vous contrarie pas ?

— Me contrarier ! Ah ! mon Dieu !

— Eh bien, voulez-vous mardi ?

— Mardi, mercredi, jeudi, tous les jours que vous voudrez.

— Mardi, quatre heures, alors. C’est convenu ?

— Vous êtes bonne, vous êtes bonne.

— Attendez. C’est à une condition.

— Une condition ? À quoi bon ? Tout ce que vous voulez. Vous savez bien que je le ferai, avec ou sans conditions.

— J’aime mieux une condition.

— C’est promis.

— Vous ne savez pas quoi.

— Cela m’est égal, c’est promis. Tout ce que vous voudrez.

— Mais écoutez d’abord, entêté !

— Dites.

— C’est que d’ici là, vous ne changerez rien — rien, vous entendez, — à votre appartement ; tout restera dans le même état, exactement.

La mine de Christophe s’allonge. Il prend l’air consterné.

— Ah ! ce n’est pas de jeu.

Elle rit :

— Vous voyez, voilà ce que c’est de s’engager trop vite ! Mais vous avez promis.

— Mais pourquoi voulez-vous ?…

— Parce que je veux vous voir chez vous, comme vous êtes, tous les jours, quand vous ne m’attendez pas.

— Enfin, vous me permettrez bien ?…

— Rien du tout. Je ne permettrai rien.

— Au moins…

— Non, non, non, non. Je ne veux rien entendre. Ou je ne viendrai pas, si vous le préférez…

— Vous savez bien que je consentirais à tout, pourvu que vous veniez.

— Alors, c’est promis ?

— Oui.

— J’ai votre parole ?

— Oui, tyran.

— Bon tyran ?

— Il n’y a pas de bon tyran ; il y a des tyrans qu’on aime et des tyrans qu’on déteste.

— Et je suis des deux, n’est-ce pas ?

— Oh non, vous n’êtes que des premiers.

— C’est joliment humiliant.

Le jour dit, elle vint. Christophe, avec ses scrupules de loyauté, n’avait pas osé ranger la moindre feuille de papier dans son appartement en désordre : il se serait cru déshonoré. Mais il était à la torture. Il avait honte de ce que penserait son amie. Il l’attendait anxieusement. Elle fut exacte, elle arriva, quatre ou cinq minutes à peine après l’heure. Elle monta l’escalier, de son petit pas ferme. Elle sonna. Il était derrière la porte, et il ouvrit. Elle était mise, avec une simple et souple élégance. Au travers de sa voilette, il vit ses yeux tranquilles. Ils se dirent : « Bonjour », à mi-voix, en se donnant la main ; elle, plus silencieuse que d’habitude ; lui, gauche et ému, se taisant pour ne pas montrer son trouble. Il la fit entrer, sans lui dire la phrase qu’il avait préparée, afin d’excuser le désordre de la chambre. Elle s’assit sur la meilleure chaise, et lui, auprès.

— Voilà mon cabinet de travail.

Ce fut tout ce qu’il trouva à lui dire.

Un silence. Elle regardait sans hâte, avec un sourire de bonté, elle aussi, un peu troublée, bien qu’elle n’en convînt pas. (Plus tard, elle lui raconta qu’enfant, elle avait pensé à venir chez lui ; mais elle avait eu peur, au moment d’entrer.) Elle était saisie de l’aspect de solitude et de tristesse de l’appartement : l’antichambre étroite et obscure, le manque absolu de confort, la pauvreté visible, lui serraient le cœur ; elle était pleine de pitié affectueuse pour son vieil ami, que tant de travaux et de peines et quelque célébrité n’avaient pu affranchir de la gêne des soucis matériels. Et en même temps, elle s’amusait de l’indifférence totale au bien-être que révélait la nudité de cette pièce, sans un tapis, sans un tableau, sans un objet d’art, sans un fauteuil ; pas d’autres meubles qu’une table, trois chaises dures et un piano ; et, mêlés quelques livres, des papiers, des papiers partout, sur la table, sous la table, sur le parquet, sur le piano, sur les chaises — (elle sourit, en voyant avec quelle conscience il avait tenu parole).

Après quelques instants, elle lui demanda :

— C’est ici — (montrant sa place) — que vous travaillez ?

— Non, dit-il, c’est là.

Il indiqua le renfoncement le plus obscur de la pièce, et une chaise basse qui tournait le dos à la lumière. Elle alla s’y mettre gentiment, sans un mot. Ils se turent quelques minutes, et ils ne savaient que dire. Il se leva et alla au piano. Il joua, il improvisa pendant une demi-heure ; il se sentait entouré de son amie, et un immense bonheur lui gonflait le cœur ; les yeux fermés, il joua des choses merveilleuses. Elle comprit alors la beauté de cette chambre, toute vêtue de divines harmonies ; elle entendait, comme s’il battait en sa poitrine, ce cœur aimant et souffrant.

Quand les harmonies se furent tues, il resta, un moment encore, immobile, devant le piano ; puis il se retourna, en entendant la respiration de son amie qui pleurait. Elle vint à lui :

— Merci, murmura-t-elle, en lui prenant la main.

Sa bouche tremblait un peu. Elle ferma les yeux. Il fit de même. Quelques secondes, ils restèrent ainsi, la main dans la main ; et le temps s’arrêta…

Elle rouvrit les yeux et, pour se dégager de son trouble, elle demanda :

— Voulez-vous que je voie le reste de l’appartement ?

Heureux, aussi, d’échapper à son émotion, il ouvrit la porte de la chambre voisine ; mais aussitôt, il eut honte. Il y avait là un lit de fer étroit et dur.

(Plus tard, quand il confia à Grazia qu’il n’avait jamais introduit de maîtresse dans sa maison, elle lui dit, moqueuse :

— Je m’en doute bien ; il eût fallu qu’elle eût un grand courage.

— Pourquoi ?

— Pour dormir dans votre lit.)

Il y avait aussi une commode de campagne, au mur un moulage de la tête de Beethoven, et, près du lit, dans des cadres de quelques sous, les photographies de sa mère et d’Olivier. Sur la commode, une autre photographie : elle, Grazia, à quinze ans. Il l’avait trouvée, à Rome, dans un album chez elle, et il l’avait volée. Il le lui avoua, en lui demandant pardon. Elle regarda l’image, et dit :

— Vous me reconnaissez là ?

— Je vous reconnais, et je me souviens.

— Quelle aimez-vous le mieux des deux ?

— Vous êtes toujours la même. Je vous aime toujours autant. Je vous reconnais partout. Même dans vos photographies de toute petite enfant. Vous ne savez pas quelle émotion j’éprouve à sentir dans cette chrysalide toute votre âme, déjà. Rien ne me fait mieux connaître que vous êtes éternelle. Je vous aime dès avant votre naissance, et je vous aime jusque après que…

Il se tut. Elle resta sans répondre, amoureusement troublée. Quand elle fut retenue dans le cabinet de travail et qu’il lui eut montré, devant la fenêtre, le petit arbre son ami, où bavardaient les moineaux, elle lui dit :

— Maintenant, savez-vous ce que nous allons faire ? Nous allons goûter. J’ai apporté le thé et les gâteaux, parce que j’ai bien pensé que vous n’aviez rien de tout cela. Et j’ai encore apporté autre chose. Donnez-moi votre pardessus.

— Mon pardessus ?

— Oui, oui, donnez.

Elle tira de son sac des aiguilles et du fil.

— Quoi, vous voulez ?

— Il y avait deux boutons, l’autre jour, dont le sort m’inquiétait. Où en sont-ils, aujourd’hui ?

— C’est vrai, je n’ai pas encore pensé à les recoudre. C’est si ennuyeux !

— Pauvre garçon ! Donnez.

— J’ai honte.

— Allez préparer le thé.

Il apporta dans la chambre la bouillotte et la lampe à alcool, pour ne pas perdre un instant de son amie. Elle, tout en cousant, regardait du coin de l’œil malicieusement ses gaucheries. Ils prirent le thé dans des tasses ébréchées, qu’elle trouva affreuses, avec ménagement, et qu’il défendit avec indignation, parce qu’elles étaient des souvenirs de la vie commune avec Olivier.

Au moment où elle partait, il demanda :

— Vous ne m’en voulez pas ?

— De quoi donc ?

— Du désordre qui est ici ?

Elle rit.

— Je ferai l’ordre.

Quand elle fut sur le seuil, et près d’ouvrir la porte, il s’agenouilla devant elle, il lui baisa les pieds.

— Que faites-vous ? dit-elle. Fou, cher fou ! Adieu.