La Nouvelle Journée/III, 3

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 211-218).
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Troisième Partie — 3


Georges ne retenait pas grand’chose de ce que lui disait Christophe. Il était d’esprit assez ouvert pour que les pensées de Christophe y entrassent ; mais elles en ressortaient aussitôt. Il n’était pas au bas de l’escalier qu’il avait tout oublié. Il n’en demeurait pas moins sous une impression de bien-être, qui persistait, alors que le souvenir de ce qui l’avait produite était depuis longtemps effacé. Il avait pour Christophe une vénération. Il ne croyait à rien de ce que Christophe croyait. (Au fond, il riait de tout, il ne croyait à rien.) Mais il eût cassé la tête à qui se fut permis de dire du mal de son vieil ami.

Par bonheur, on ne le lui disait pas : sans quoi, il aurait eu fort à faire.


Christophe avait bien prévu la saute de vent prochaine. Le nouvel idéal de la jeune musique française était fort différent du sien ; mais au lieu que c’était une raison de plus pour que Christophe eût de la sympathie pour elle, elle n’en avait aucune pour lui. Sa vogue auprès du public n’était pas faite pour le réconcilier avec les plus affamés de ces jeunes gens ; ils n’avaient pas grand’chose dans le ventre ; et leurs crocs, d’autant plus, étaient longs et mordaient. Christophe ne s’émouvait pas de leurs méchancetés.

— Quel cœur ils y mettent ! disait-il. Ils se font les dents, ces petits…

Il n’était pas loin de les préférer à ces autres petits chiens, qui le flagornaient, parce qu’il avait du succès, — ceux dont parle d’Aubigné, qui, « lorsqu’un mâtin a mis la tête dans un pot de beurre, lui viennent lécher les barbes par congratulation ».

Il avait une pièce reçue à l’Opéra. À peine acceptée, on la mit en répétitions. Un jour, Christophe apprit, par des attaques de journaux, que pour faire passer son œuvre, on avait remis aux calendes la pièce d’un jeune compositeur, qui devait être jouée. Le journaliste s’indignait de cet abus de pouvoir, dont il rendait responsable Christophe.

Christophe vit le directeur, et lui dit :

— Vous ne m’aviez pas prévenu. Cela ne se fait point. Vous allez monter d’abord l’opéra que vous aviez reçu avant le mien.

Le directeur s’exclama, se mit à rire, refusa, couvrit de flatteries Christophe, son caractère, ses œuvres, son génie, traita l’œuvre de l’autre avec le dernier mépris, assura qu’elle ne valait rien et qu’elle ne ferait pas un sou.

— Alors, pourquoi l’avez-vous reçue ?

— On ne fait pas tout ce qu’on veut. Il faut bien donner, de loin en loin, un semblant de satisfaction à l’opinion. Autrefois, ces jeunes gens pouvaient crier ; personne ne les entendait. À présent, ils trouvent moyen d’ameuter contre vous une presse nationaliste, qui braille à la trahison et vous appelle mauvais Français, quand vous avez le malheur de ne pas vous extasier devant leur jeune école. La jeune école ! Parlons-en !… Voulez-vous que je vous dise ? J’en ai plein le dos ! Et le public aussi. Ils nous rasent, avec leurs Oremus !… Pas de sang dans les veines ; des petits sacristains qui vous chantent la messe ; quand ils font des duos d’amour, on dirait des De profundis… Si j’étais assez sot pour monter les pièces qu’on m’oblige à recevoir, je ruinerais mon théâtre. Je les reçois : c’est tout ce qu’on peut me demander. — Parlons de choses sérieuses. Vous, vous faites des salles pleines…

Les compliments reprirent.

Christophe l’interrompit net, et dit avec colère :

— Je ne suis pas dupe. Maintenant que je suis vieux et un homme « arrivé », vous vous servez de moi, pour écraser les jeunes. Lorsque j’étais jeune, vous m’auriez écrasé comme eux. Vous jouerez la pièce de ce garçon, ou je retire la mienne.

Le directeur leva les bras au ciel, et dit :

— Vous ne voyez donc pas que si nous faisions ce que vous voulez, nous aurions l’air de céder à l’intimidation de leur campagne de presse ?

— Que m’importe ? dit Christophe.

— À votre aise ! Vous en serez la première victime.

On mit à l’étude l’œuvre du jeune musicien, sans interrompre les répétitions de l’œuvre de Christophe, L’une était en trois actes, l’autre en deux ; on convint de les donner dans le même spectacle. Christophe vit son protégé ; il avait voulu être le premier à lui annoncer la nouvelle. L’autre se confondit en promesses de reconnaissance éternelle.

Naturellement, Christophe ne put faire que le directeur ne donnât tous ses soins à sa pièce. L’interprétation, la mise en scène de l’autre furent un peu sacrifiées. Christophe n’en sut rien. Il avait demandé à suivre quelques répétitions de l’œuvre du jeune homme ; il l’avait trouvée bien médiocre, ainsi qu’on le lui avait dit ; il avait hasardé deux ou trois conseils : ils avaient été mal reçus ; il s’en était tenu là et il ne s’en mêlait plus. D’autre part, le directeur avait fait admettre au nouveau-venu la nécessité de quelques coupures, s’il voulait que sa pièce passât sans retard. Ce sacrifice, d’abord aisément consenti, ne tarda pas à sembler douloureux à l’auteur.

Le soir de la représentation arrivé, la pièce du débutant n’eut aucun succès ; celle de Christophe fit grand bruit. Quelques journaux déchirèrent Christophe ; ils parlaient d’un coup monté, d’un complot pour écraser un jeune et grand artiste français ; ils disaient que son œuvre avait été mutilée, pour complaire au maître allemand, qu’ils représentaient comme bassement jaloux de toutes les gloires naissantes. Christophe haussa les épaules, pensant :

— Il va répondre.

« Il » ne répondit pas. Christophe lui envoya un des entrefilets, avec ces mots :

— Vous avez lu ?

L’autre écrivit :

— Comme c’est regrettable ! Ce journaliste a toujours été si délicat pour moi ! Vraiment, je suis fâché. Le mieux est de ne pas faire attention.

Christophe rit, et pensa :

— Il a raison, le petit pleutre.

Et il jeta son souvenir dans ce qu’il nommait ses « oubliettes ».

Mais le hasard voulut que Georges, qui lisait rarement les journaux et qui les lisait mal, à part les articles de sport, tombât cette fois sur les attaques les plus violentes contre Christophe. Il connaissait le journaliste. Il alla au café où il était sûr de le rencontrer, l’y trouva en effet, le calotta, eut un duel avec lui, et lui égratigna rudement l’épaule avec son épée.

Le lendemain, en déjeunant, Christophe apprit l’affaire, par une lettre d’ami. Il en fut suffoqué. Il laissa son déjeuner et courut chez Georges. Georges lui-même ouvrit. Christophe entra, comme un ouragan, le saisit par les deux bras, et, le secouant avec colère, il se mit à l’accabler sous une volée de reproches furibonds.

— Animal ! criait-il, tu t’es battu pour moi ! Qui t’a donné la permission ? Un gamin, un étourneau, qui se mêle de mes affaires ! Est-ce que je ne suis pas capable de m’en occuper, dis-moi ? Te voilà bien avancé ! Tu as fait à ce gredin l’honneur de te battre avec lui. C’est tout ce qu’il demandait. Tu en as fait un héros. Imbécile ! Et si le hasard avait voulu… (Je suis sûr que tu t’es jeté là-dedans, en écervelé, comme tu es toujours)… si tu avais été blessé, tué peut-être ! Malheureux ! je ne te l’aurais pardonné, de ta vie !…

Georges, qui riait comme un fou, à cette dernière menace, tomba dans un tel accès d’hilarité qu’il en pleurait :

— Ah ! vieil ami, que tu es drôle ! Ah, tu es impayable ! Voilà que tu m’injuries, pour t’avoir défendu ! Une autre fois, je t’attaquerai. Peut-être que tu m’embrasseras.

Christophe s’interrompit ; il étreignit Georges, l’embrassa sur les deux joues, et puis, une seconde fois encore, et il dit :

— Mon petit !… Pardon. Je suis une vieille bête… Mais aussi, cette nouvelle m’a bouleversé le sang. Quelle idée de te battre ! Est-ce qu’on se bat avec ces gens ? Tu vas me promettre tout de suite que tu ne recommenceras plus jamais.

— Je ne promets rien du tout, dit Georges. Je fais ce qui me plaît.

— Je te le défends, entends-tu. Si tu recommences, je ne veux plus te voir, je te désavoue dans les journaux, je te…

— Tu me déshérites, c’est entendu.

— Voyons, Georges, je t’en prie… À quoi cela sert-il ?

— Mon bon vieux, tu vaux mille fois mieux que moi, et tu sais infiniment plus de choses ; mais pour ces canailles-là, je les connais mieux que toi. Sois tranquille, cela servira ; ils tourneront maintenant plus de sept fois dans leur bouche leur langue empoisonnée, avant de t’injurier.

— Eh ! que me font ces oisons ? Je me moque de ce qu’ils peuvent dire.

— Mais moi, je ne m’en moque pas. Mêle-toi de ce qui te regarde.

Dès lors, Christophe fut dans des transes qu’un article nouveau n’éveillât la susceptibilité de Georges. Il y avait quelque comique à le voir, les jours qui suivirent, s’attabler au café et dévorer les journaux, lui qui ne les lisait jamais, tout prêt, au cas où il y eût trouvé un article injurieux, à faire n’importe quoi (une bassesse, au besoin), pour empêcher que ces lignes ne tombassent sous les yeux de Georges. Après une semaine, il se rassura. Le petit avait raison. Son geste avait donné à réfléchir, pour le moment, aux aboyeurs. — Et Christophe, tout en bougonnant contre le jeune fou qui lui avait fait perdre huit jours de travail, se disait qu’après tout il n’avait guère le droit de lui faire la leçon. Il se souvenait de certain jour, il n’y avait pas si longtemps, où lui-même s’était battu, à cause d’Olivier. Et il croyait entendre Olivier, qui disait :

— Laisse, Christophe, je te rends ce que tu m’as prêté !