La Nouvelle Journée/IV, 8

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 304-312).
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Quatrième Partie — 8


Il venait de se réveiller d’une longue torpeur, lourde de fièvre et de rêves. D’étranges rêves, dont il était encore imprégné. Et maintenant, il se regardait, il se touchait, il se cherchait, il ne se retrouvait plus. Il lui semblait qu’il était « un autre ». Un autre, plus cher que lui-même… Qui donc ?… Il lui semblait qu’en rêve, un autre s’était incarné en lui. Olivier ? Grazia ?… Son cœur, sa tête étaient si faibles ! Il ne distinguait plus entre ses aimés. À quoi bon distinguer ? Il les aimait tous autant.

Il restait ligoté, dans une sorte de béatitude accablante. Il ne voulait pas bouger. Il savait que la douleur, embusquée, le guettait, comme le chat la souris. Il faisait le mort. Déjà… Personne dans la chambre. Au-dessus de sa tête, le piano s’était tu. Solitude. Silence. Christophe soupira.

— « Qu’il est bon de se dire, à la fin de sa vie, qu’on n’a jamais été seul, même quand on l’était le plus !… Âmes que j’ai rencontrées sur ma route, frères qui m’avez, un instant, donné la main, esprits mystérieux éclos de ma pensée, morts et vivants, — tous vivants, — ô tout ce que j’ai aimé, tout ce que j’ai créé ! Vous m’entourez de votre chaude étreinte, vous me veillez, j’entends la musique de vos voix. Béni soit le destin, qui m’a fait don de vous ! Je suis riche, je suis riche… Mon cœur est rempli !…

Il regardait la fenêtre… Un de ces beaux jours sans soleil, qui, comme disait le vieux Balzac, ressemblent à une belle aveugle… Christophe s’absorbait dans la vue passionnée d’une branche d’arbre qui passait devant les carreaux. La branche se gonflait, les bourgeons humides éclataient, les petites fleurs blanches s’épanouissaient ; et il y avait, dans ces fleurs, dans ces feuilles, dans tout cet être qui ressuscitait, un tel abandon extasié à la force renaissante que Christophe ne sentait plus sa fatigue, son oppression, son misérable corps qui mourait, pour revivre en la branche d’arbre. Le doux rayonnement de cette vie le baignait. C’était comme un baiser Son cœur trop plein d’amour se donnait au bel arbre, qui souriait à ses derniers instants. Il songeait qu’à cette minute, des êtres s’aimaient, que cette heure d’agonie pour lui, pour d’autres était une heure d’extase, qu’il en est toujours ainsi, que jamais ne tarit la joie puissante de vivre. Et, suffoquant, d’une voix qui n’obéissait plus à sa pensée, — (peut-être même aucun son ne sortait de sa gorge ; mais il ne s’en apercevait pas) — il entonna un cantique à la vie.

Un orchestre invisible lui répondit. Christophe se disait :

— Comment font-ils, pour savoir ? Nous n’avons pas répété. Pourvu qu’ils aillent jusqu’au bout, sans se tromper !

Il tâcha de se remettre sur son séant, afin qu’on le vît bien de tout l’orchestre, marquant la mesure, avec ses grands bras. Mais l’orchestre ne se trompait pas ; ils étaient sûrs d’eux-mêmes. Quelle merveilleuse musique ! Voici qu’ils improvisaient maintenant les réponses ! Christophe s’amusait :

— Attends un peu, mon gaillard ! Je vais bien t’attraper.

Et, donnant un coup de barre, il lançait capricieusement la barque, à droite, à gauche, dans des passes dangereuses.

— Comment te tireras-tu de celle-ci ?… Et de celle-là ? Attrape !… Et encore de cette autre ?

Ils s’en tiraient toujours ; ils répondaient aux audaces par d’autres encore plus risquées.

— Qu’est-ce qu’ils vont inventer ? Sacrés malins !…

Christophe criait bravo, et riait aux éclats :

— Diable ! C’est qu’il devenait difficile de les suivre ! Est-ce que je vais me laisser battre ?… Vous savez, ce n’est pas de jeu ! Je suis fourbu, aujourd’hui… N’importe ! Il ne sera pas dit qu’ils auront le dernier mot…

Mais l’orchestre déployait une fantaisie d’une telle abondance, d’une telle nouveauté qu’il n’y avait plus moyen de faire autre chose que de rester, à l’entendre, bouche bée. On en avait le souffle coupé… Christophe se prenait en pitié :

— Animal ! se disait-il, tu es vidé. Tais-toi ! L’instrument a donné tout ce qu’il pouvait donner. Assez de ce corps ! Il m’en faut un autre.

Mais le corps se vengeait. De violents accès de toux l’empêchaient d’écouter :

— Te tairas-tu !

Il se prenait à la gorge, il se frappait la poitrine à coups de poing, comme un ennemi qu’il fallait vaincre. Il se revit, au milieu d’une mêlée. Une foule hurlait. Un homme l’étreignait, à bras-le-corps. Ils roulaient ensemble. L’autre pesait sur lui. Il étouffait.

— Lâche-moi, je veux entendre !… Je veux entendre ! Ou je te tue !

Il lui martelait la tête contre le mur. L’autre ne lâchait point…

— Mais qui est-ce, à présent ? Avec qui est-ce que je lutte, enlacé ? Quel est ce corps que je tiens, qui me brûle ?…

Mêlées hallucinées. Un chaos de passions. Fureur, luxure, soif du meurtre, morsure des étreintes charnelles, toute la bourbe de l’étang soulevée, une dernière fois…

— Ah ! est-ce que cela ne sera pas bientôt la fin ? Est-ce que je ne vous arracherai pas, sangsues collées à ma chair ?… Tombe donc avec elles, ma chair !

Des épaules, des reins, des genoux, Christophe, arc-bouté, repoussait l’invisible ennemi… Il était libre !… Là-bas, la musique jouait toujours, s’éloignant. Christophe, ruisselant de sueur, tendait les bras vers elle :

— Attends-moi ! Attends-moi !

Il courait, pour la rejoindre. Il trébuchait. Il bousculait tout… Il avait couru si vite qu’il ne pouvait plus respirer. Son cœur battait, son sang bruissait dans ses oreilles : un chemin de fer, qui roule sous un tunnel…

— Est-ce bête, bon Dieu !

Il faisait à l’orchestre des signes désespérés, pour qu’on ne continuât pas sans lui… Enfin ! sorti du tunnel !… Le silence revenait. Il entendait, de nouveau.

— Est-ce beau ! Est-ce beau ! Encore ! Hardi, mes gars !… Mais de qui cela peut-il être ?… Vous dites ? Vous dites que cette musique est de Jean-Christophe Krafft ? Allons donc ! Quelle sottise ! Je l’ai connu, peut-être ! Jamais il n’eut été capable d’en écrire dix mesures… Qui est-ce qui tousse encore ? Ne faites pas tant de bruit ! Quel est cet accord-là ? … Et cet autre ?… Pas si vite ! Attendez !…

Christophe poussait des cris inarticulés ; sa main, sur le drap qu’elle serrait, faisait le geste d’écrire ; et son cerveau, épuisé, machinalement continuait à chercher de quels éléments étaient faits ces accords et ce qu’ils annonçaient. Il n’y parvenait point : l’émotion faisait lâcher prise. Il recommençait… Ah ! cette fois, c’était trop…

— Arrêtez, arrêtez, je n’en puis plus…

Sa volonté se desserra tout à fait. De douceur, Christophe ferma les yeux. Des larmes de bonheur coulaient de ses paupières closes. La petite fille qui le gardait, sans qu’il s’en aperçût, pieusement les essuya. Il ne sentait plus rien de ce qui se passait ici-bas. L’orchestre s’était tu, le laissant sur une harmonie vertigineuse, dont l’énigme n’était pas résolue. Le cerveau, obstiné, répétait :

— Mais quel est cet accord ? Comment sortir de là ? Je voudrais pourtant bien trouver l’issue, avant la fin…

Des voix s’élevaient maintenant. Une voix passionnée. Les yeux tragiques d’Anna… Mais dans le même instant, ce n’était plus Anna. Ces yeux pleins de bonté…

— Grazia, est-ce toi ?… Qui de vous ? Qui de vous ? Je ne vous vois plus bien… Pourquoi donc le soleil est-il si long à venir ?

Trois cloches tranquilles sonnèrent. Les moineaux, à la fenêtre, pépiaient pour lui rappeler l’heure où il leur donnait les miettes du déjeuner… Christophe revit en rêve sa petite chambre d’enfant… Les cloches, voici l’aube ! Les belles ondes sonores coulent dans l’air léger. Elles viennent de très loin, des villages là-bas… Le grondement du fleuve monte derrière la maison… Christophe se retrouva accoudé, à la fenêtre de l’escalier. Toute sa vie coulait sous ses yeux, comme le Rhin. Toute sa vie, toutes ses vies, Louisa, Gottfried, Olivier, Sabine…

— Mère, amantes, amis… Comment est-ce qu’ils se nomment ?… Amour, où êtes-vous ? Où êtes-vous, mes âmes ? Je sais que vous êtes là, et je ne puis vous saisir.

— Nous sommes avec toi. Paix, notre bien-aimé !

— Je ne veux plus vous perdre. Je vous ai tant cherchés !

— Ne te tourmente pas. Nous ne te quitterons plus.

— Hélas ! le flot m’emporte.

— Le fleuve qui t’emporte, nous emporte avec toi.

— Où allons-nous ?

— Au lieu où nous serons réunis.

— Sera-ce bientôt ?

— Regarde.

Et Christophe, faisant un suprême effort pour soulever la tête, — (Dieu ! qu’elle était pesante !) — vit le fleuve débordé, couvrant les champs, roulant auguste, lent, presque immobile. Et, comme une lueur d’acier, au bord de l’horizon, semblait courir vers lui une ligne de flots d’argent, qui tremblaient au soleil. Le bruit de l’Océan… Et son cœur, défaillant, demanda :

— Est-ce Lui ?

La voix de ses aimés lui répondit :

— C’est Lui.

Tandis que le cerveau, qui mourait, se disait :

— La porte s’ouvre… Voici l’accord que je cherchais !… Mais ce n’est pas la fin ? Quels espaces nouveaux !… Nous continuerons demain.

Ô joie, joie de se voir disparaître dans la paix souveraine du Dieu, qu’on s’est efforcé de servir, toute sa vie !…

— Seigneur, n’es-tu pas trop mécontent de ton serviteur ? J’ai fait si peu ! Je ne pouvais faire davantage… J’ai lutté, j’ai souffert, j’ai erré, j’ai créé. Laisse-moi prendre haleine dans tes bras paternels. Un jour, je renaîtrai, pour de nouveaux combats.

Et le grondement du fleuve, et la mer bruissante chantèrent avec lui :

— Tu renaîtras. Repose. Tout n’est plus qu’un seul cœur. Sourire de la nuit et du jour enlacés. Harmonie, couple auguste de l’amour et de la haine ! Je chanterai le Dieu aux deux puissantes ailes. Hosanna à la vie ! Hosanna à la mort !