La Pacification de Madagascar (1896-1898)/01

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La Pacification de Madagascar (1896-1898)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 159 (p. 328-370).
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LA PACIFICATION DE MADAGASCAR
1896-1898

I
DU PROTECTORAT A L’ANNEXION

Parmi les récentes entreprises coloniales de la France, il n’en est peut-être pas qui, dans un délai plus court, ait à la fois occasionné plus de difficultés et procuré de plus rapides succès que l’occupation de Madagascar, ni dont l’histoire mette mieux en lumière et la vanité de l’esprit de système et le rôle capital des individualités en semblables matières. À ce titre seul, elle mérite de retenir l’attention du public, trop souvent porté à méconnaître la complexité de la tâche qu’il attend des serviteurs du pays et la valeur relative des idées et des hommes.

A d’autres points de vue encore, cette histoire n’est pas indifférente : l’infinie multiplicité des questions diplomatiques, militaires, administratives ou financières qui se posent simultanément lorsqu’une grande puissance européenne prend possession d’un aussi vaste territoire ; l’enchevêtrement parfois inextricable de ces questions ; l’insuffisance des moyens dont on dispose pour les résoudre ; l’impatience qu’une opinion trop souvent fébrile et impressionnable mot à laisser s’accomplir, avec la lenteur et les précautions nécessaires, les évolutions utiles ; la variété et l’ingéniosité des expédions auxquels il faut avoir recours quand on doit se résigner à tourner les obstacles qu’on ne peut supprimer ; tout cela, et bien d’autres choses encore, comme la rareté des véritables chefs tant militaires que civils, l’adaptation de chacun d’eux à un milieu ou à un moment déterminé, la peine qu’il y a à les tenir disponibles dans l’instant précis où l’on en a besoin : tout cela est communément ignoré, quoique constituant les élémens essentiels de la politique coloniale.

Les pages qui suivent n’ont d’autre but, en retraçant la période critique de Madagascar, que d’initier le lecteur français à maint détail qu’il ne soupçonne pas et de lui montrer par quels moyens divers et souvent détournés a pu se réaliser l’œuvre de la réduction de la grande île africaine à notre domination, œuvre dont les résultats seuls sont aujourd’hui connus. Mais il est impossible d’aborder un tel sujet sans considérer avec soin au préalable les événemens qui ont succédé immédiatement à l’entrée du général Duchesne à Tananarive et la politique suivie par la France à l’égard des Ho vas durant les premiers mois de 1896.


I

Les initiateurs de l’expédition de 1895 n’avaient point eu, au début, d’autre pensée que de rendre effective et efficace la convention de protectorat consentie en 1880 par la reine Ranavalo à la France, à la suite d’un premier effort militaire de celle-ci, convention sans cesse méconnue depuis lors par le gouvernement hova. Ils voulaient seulement, comme on l’a dit, reconduire et réinstaller par la force à Tananarive le résident général et son escorte, que la rupture de 1894 avait conduit à en rappeler. Les instructions premières données au général Duchesne ne comportaient pas autre chose que le renouvellement, avec les précisions indispensables pour éviter tout malentendu dans l’avenir, des arrangemens de 1883, et ces instructions sortirent tout leur effet dans le traité du 1er octobre 1895, que le commandant en chef imposa à Ranavalo, aussitôt prise la capitale hova.

Avant même que cet acte eût été signé, des modifications étaient cependant survenues, sous la pression des circonstances et d’une émotion assez vive de l’opinion, dans les vues du cabinet de Paris. La résistance des Malgaches, beaucoup plus prolongée qu’on ne l’avait d’abord supposé, les sacrifices d’hommes et d’argent que la France avait dû faire en conséquence, les craintes même que l’on avait conçues, durant quelques semaines, sur le succès définitif de l’expédition, avaient peu à peu développé cette idée, dans le public et jusque dans le gouvernement même, que puisque aussi bien l’on avait tant fait, autant valait profiter de l’événement pour rendre plus étroite la dépendance de Madagascar à l’égard de la France, et enlever du premier projet de traité diverses dispositions qui laissaient aux Hovas trop de facilités pour se considérer comme les égaux de leurs vainqueurs. De plus, il faut bien le reconnaître, la formule du protectorat, malgré les bienfaisans résultats que son application a produits en Tunisie, ne jouissait pas parmi nos publicistes d’une faveur excessive : elle n’est point assez simple pour les exigences logiques et quelque peu impérieuses de notre esprit national ; elle implique le maintien des conventions diplomatiques conclues par l’Etat protégé avec des tierces puissances avant l’établissement du protectorat, et l’on pouvait invoquer l’exemple de la Tunisie elle-même pour montrer que les privilèges des étrangers en matière de juridiction, de concessions ou de commerce survivent à cet établissement[1]. A quoi bon, disait-on, avoir dépensé près d’une centaine de millions, et vu périr, de maladies il est vrai plus que de faits de guerre, plusieurs milliers de nos soldats, si demain notre domination doit être aussi précaire qu’hier, notre commerce aussi peu protégé contre la concurrence étrangère, nos nationaux établis dans l’île aussi exposés aux intrigues de leurs rivaux européens ? Il n’y a point de proportion entre l’effort accompli et le but atteint, si l’on s’en tient aux instructions originelles du général Duchesne, d’autant que, lui et ses troupes partis de Madagascar, rien ne dit que les Malgaches seront plus scrupuleux que devant à tenir leurs engagemens ; tout fait croire, au contraire, qu’il faudra périodiquement avec eux recommencer un nouvel effort pour les faire obéir.

De là, dès le 18 septembre 1895, des ordres complémentaires envoyés par la voie rapide au général Duchesne : on lui commandait d’alléger la convention dont il était porteur, notamment des articles où le gouvernement de la République s’engageait à prêter son appui à la « reine de Madagascar » et à lui faciliter la conversion de l’emprunt contracté par elle en 1886 auprès du Comptoir d’escompte. Mais la « voie rapide » est souvent, aux colonies, fort lente : ces instructions, qui durent être expédiées par estafette de Majunga, point d’atterrissement du câble, à Tananarive, n’atteignirent pas le général Duchesne en temps utile. Le commandant en chef, qui, lorsqu’il les reçut, venait de signer le traité du 1er octobre, jugea, non sans raison, qu’il serait peu convenable d’en solliciter, à si bref intervalle, la modification, et que les changemens réclamés par son gouvernement ne compenseraient pas l’inconvénient qu’il y aurait à se donner les apparences de telles incertitudes de conduite. Les traités, au surplus, valent bien moins par eux-mêmes que par le parti qu’en sait tirer une politique avisée et tenace.

Le mouvement d’opinion contre la formule du protectorat persistait cependant dans la métropole. Le cabinet Ribot, auteur des instructions de septembre, fut renversé sur ces entrefaites, et le ministère Léon Bourgeois, qui lui succéda au début de novembre, crut devoir faire un pas de plus dans le sens des adversaires du traité du 1er octobre. Sa prétention était qu’au regard des tiers, et principalement de l’Angleterre et des Etats-Unis, l’occupation de Madagascar par la France produisît les mêmes effets qu’une annexion formelle, tandis que, pour l’administration intérieure de l’île, les rapports des vainqueurs et des vaincus resteraient réglés selon les principes du protectorat. Il résulta des déclarations faites le 27 novembre au Palais-Bourbon par M. Berthelot, ministre des Affaires étrangères, que la France avait « pris possession » de Madagascar et qu’elle le signifierait aux puissances ; d’autre part, lorsque M. Laroche, nommé résident général à Tananarive, rejoignit son poste, il eut pour mandat de substituer à la convention bilatérale du 1er octobre un acte unilatéral que signerait seule la reine de Madagascar et qui constituait une sorte de capitulation de celle-ci : le mot de protectorat, que les tiers eussent pu opposer à la France comme laissant subsister les traités antérieurs à la conquête, disparaissait entièrement du texte ; mais ces stipulations expresses ne constituaient pas autre chose que l’acceptation par la reine de la tutelle généralement impliquée par le mot, sans que la France émît la prétention d’administrer directement la grande île[2].

Encore prenait-on de minutieuses précautions pour que cette tutelle n’apparût pas comme trop lourde : « Vous ferez valoir, recommandait-on à M. Laroche, que la reine conserve intacts ses honneurs, ses privilèges et ses revenus. Vous insisterez sur le soin que nous prendrons de l’entourer des plus grands égards. Loin d’affaiblir les liens qui lui rattachent ses sujets, notre contrôle, par l’esprit dans lequel il sera exercé, contribuera à les fortifier en améliorant le fonctionnement de l’administration locale, et par suite la condition des populations. » Puis, comme si la pensée dirigeante n’eût pas été assez clairement exprimée, on y revenait plus loin : « Je crois devoir, en terminant, attirer votre attention sur l’intérêt qui s’attache à éviter avec soin tout acte de nature à affaiblir sans nécessité l’autorité de la reine aux yeux des populations qui lui sont soumises. Le concours du gouvernement malgache est, en effet, indispensable pour accomplir l’œuvre que nous allons entreprendre... Vous devrez veiller à ce que nos compatriotes ou les colons appartenant à d’autres nationalités s’abstiennent de toute provocation à l’égard des agens de la reine ainsi que de tout abus, de toute vexation à l’égard des populations. »

On peut dire que ces lignes constituent le testament politique du ministère des Affaires étrangères en ce qui concerne l’administration intérieure de Madagascar. Le jour même, en effet, où elles furent écrites par M. Berthelot, un décret rattachait service et crédits au département des Colonies, et ce fut le titulaire de ce dernier portefeuille, M. Guieysse, qui édicta les dispositions réglementaires destinées à assurer le fonctionnement du nouveau régime. Le Pavillon de Flore reçut du Quai d’Orsay l’enfant qu’on lui offrait tel qu’il était présenté et paré : une série de décrets[3] organisa la résidence générale, le secrétariat général, les résidences de provinces, la justice, la fusion de nos anciens établissemens de Diego-Suarez, Nossi-Bé et Sainte-Marie de Madagascar dans le système d’ensemble, etc. Presque tout, dans ces décrets, était inspiré par les précédens et les exemples de la régence de Tunis. Sur deux points, l’organisation fut particulièrement fâcheuse. Le décret du 28 décembre sur la justice promulgua en bloc à Madagascar l’ensemble des lois françaises pour toutes les affaires civiles, commerciales ou répressives « autres que celles dans lesquelles il n’y a que des indigènes en cause, » ce qui exigea du premier coup l’envoi d’un nombre de magistrats professionnels absolument inusité dans les colonies de récente formation. Puis, chose infiniment plus grave, le décret du 11 décembre sur les attributions du résident général, reniant les leçons les plus évidentes de l’expérience coloniale, établit une scission à peu près complète entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire, au risque d’instituer entre eux, ce qui ne manqua pas d’arriver, un conflit permanent : le résident général n’avait point autorité sur le commandant des troupes ; s’il se trouvait dans la nécessité de recourir à l’action militaire, il devait « se concerter » avec lui et, à défaut de concert comme de possibilité d’en référer à l’administration centrale, procéder par voie de réquisition ; le commandant des troupes correspondait, d’ailleurs, directement avec les ministres militaires de la métropole, même pour les matières qui n’étaient point exclusivement techniques. En un mot, on ouvrait la porte aux rivalités de corps et à l’anarchie, dans un moment où la plus complète unité de vues et de direction était particulièrement nécessaire. On ne tarda pas à constater le vice fondamental de cette conception, alors qu’il eût suffi d’un coup d’œil jeté sur l’histoire de l’Indo-Chine pour s’épargner une si fâcheuse erreur[4].


II

Tandis que ces débats, plus théoriques que pratiques, se déroulaient à Paris, la situation évoluait à Madagascar et révélait peu à peu les difficultés auxquelles un prochain avenir allait nous condamner à faire face. Aussitôt en possession du traité du 1er octobre, le général Duchesne avait pris ses dispositions pour rapatrier le plus rapidement possible la majeure partie du corps expéditionnaire, comptant seulement laisser, après son propre départ, 2 500 hommes à Tananarive, 500 à Fianarantsoa, deux compagnies à Tamatave, autant à Majunga. Le général Metzinger commença ce mouvement d’évacuation dès le 22 octobre, repliant toutes les troupes d’étapes entre la capitale hova et Majunga. En même temps, pour éviter un retour offensif des Hovas après la diminution de nos effectifs, on procédait à leur désarmement méthodique, ne se bornant pas à retirer fusils et munitions des mains des anciens soldats réguliers du gouvernement malgache, mais poussant le zèle, sur de nombreux points du territoire, jusqu’à enlever les sagaies détenues par les populations villageoises des frontières de l’Emyrne.

Les premiers résultats de ces opérations parurent assez satisfaisans pour que le général Duchesne écrivît à Paris le 22 octobre[5] : « Notre situation s’améliore tous les jours et le gouvernement hova se montre très empressé à nous satisfaire. C’est pourquoi j’insiste d’une manière toute particulière sur la nomination immédiate d’un résident général. Il faut, en effet, je crois, profiter de la bonne volonté et de la docilité que la reine et les ministres nous témoignent en ce moment, pour mettre en train et régler même définitivement certaines questions urgentes, que je crains d’engager dans une voie qui ne serait pas conforme à celle que le futur résident général se proposerait de suivre. » De son côté, M. Ranchot, que le ministre des Affaires étrangères avait placé comme conseiller aux côtés du commandant en chef, qui connaissait bien Madagascar pour y avoir longtemps séjourné, et qui avait signalé l’inconvénient de désarmer trop complètement les villages frontières, écrivait cependant le 31 du même mois : « On peut considérer comme un fait définitivement acquis aujourd’hui que la prise de Tananarive a coupé court aux hostilités. Nulle part, aucune menace sérieuse de rébellion, de résistance aux instructions du gouvernement local ou au nouvel ordre de choses établi. Si des actes de brigandage provoquent des troubles sur certains points de l’île, les moyens de police dont disposent les indigènes doivent suffire à les réprimer sans que nous ayons besoin de faire intervenir nos troupes. Les sacrifices exigés par l’expédition de Madagascar auront été considérables, nos pertes sensibles, mais il est juste aussi de constater que jamais expédition coloniale n’aura pris fin avec autant de rapidité et de netteté. »

Cet optimisme se trouvait encouragé par un incident de palais, où la reine Ranavalo avait sans doute commencé par résister, sauf à céder ensuite, aux incitations du général Duchesne, mais, croyait-on, pour des motifs exclusivement féminins, n’ayant rien de commun avec la politique. L’ancien premier ministre, Rainilaiarivony, dont nous avions eu tant à nous plaindre, avait été incarcéré dès l’entrée des troupes françaises à Tananarive[6]. Il y avait lieu de lui choisir un successeur, et voici le récit pittoresque, quoique officiel, que fit le commandant en chef des péripéties de ce choix[7] :

« Le nouveau premier ministre, Rainitsimbasafy, est bien accepté de la population. Par contre, j’ai eu assez de peine à décider la reine. Vous savez qu’ordinairement, à Madagascar, le premier ministre est l’époux de la souveraine, bien que la loi malgache ne prescrive rien d’obligatoire à ce sujet. Or, M. Rainitsimbasafy est un homme déjà âgé, obèse et n’ayant rien de séduisant au point de vue physique. Aussi Sa Majesté faisait-elle la grimace et a-t-elle posé à différentes reprises la question de savoir si elle serait obligée d’avoir avec lui des rapports personnels. J’ai dû lui donner l’assurance qu’il n’en serait rien et elle a consenti, enfin, après de longs pourparlers, à accepter notre candidat, mais il m’a fallu, en sa présence, spécifier à M. Rainitsimbasafy qu’il n’habiterait pas avec la reine et qu’il ne devait pas se considérer comme un mari ayant des droits sur elle, ce que l’interprète a traduit en lui disant qu’il serait seulement son premier ministre « fotsy », c’est-à-dire un premier ministre (c à blanc. » Devant ces assurances, la reine a donné son consentement après une conférence qui a duré trois heures... Je lui ai proposé d’attribuer le ministère de l’intérieur à M. Rainandriamanpandry, gouverneur actuel de Tamatave, en remplacement du premier ministre actuel. Sa Majesté a agréé mon candidat, qui m’a paru accepter très franchement la situation actuelle[8]. »

Évidemment, si la reine se montrait d’aussi bonne composition, et dans des circonstances où ses premières répugnances étaient si excusables, il n’y avait aucune raison de concevoir des soupçons ou des craintes. On n’en conçut pas, en effet, ni à Tananarive, ni à Paris, et lorsque M. Bourde, nommé secrétaire général à Madagascar, quitta la France en janvier 1896, on lui remit, non pas des instructions à proprement parler, puisque le document n’était pas signé du ministre, mais une sorte de mémorandum détaillé, résultat des nombreux entretiens qu’il avait eus avec le chef du département des Colonies, et où les vues générales formulées par M. Berthelot un mois auparavant étaient seulement amplifiées et précisées.

Ce document, très considérable à tous égards, avait trait à une multitude de questions qui seront examinées par la suite. Quant au point spécial des rapports à entretenir avec les Hovas, quelques passages en sont particulièrement significatifs. « Ce n’est que plus tard, y lisait-on, lorsque l’amélioration des finances et la création des milices et des forces indigènes pouvant assurer la sécurité du pays concurremment avec les troupes fournies par la métropole vous auront procuré les moyens indispensables, que vous pourrez songer à entreprendre d’étendre à toute l’île, de proche en proche, notre domination effective. Le gouvernement de la République estime du reste que cette extension doit s’opérer par des procédés plus politiques que militaires et qu’il y aura lieu d’user de persuasion et de pression morale plus que de violence... Vous n’admettrez qu’un budget pour toute l’île et qu’un pouvoir législatif pour les indigènes, celui de la reine de Tananarive, à laquelle le gouvernement de la République a conservé son titre de reine de Madagascar. Mais, pour éviter de créer une prépondérance exclusive aux Hovas, vous recruterez autant que possible les fonctionnaires indigènes des provinces parmi les familles influentes du pays ; vous ferez... une part aussi large que possible aux races autres que la race hova, afin de contre-balancer l’influence de celle-ci et d’être toujours en état de les opposer les unes aux autres à un moment donné... Toutes les fois que vous aurez à créer des institutions appelées à gérer des intérêts qui seront communs aux colons et aux indigènes, vous vous préoccuperez d’y assurer une représentation à chacune des races, de manière que l’une ne puisse pas être opprimée par l’autre... Vous exercerez l’action de la France surtout par voie d’avis et de contrôle ; vous ne commanderez que quand vos conseils seront méconnus... Afin de marquer sa situation vis-à-vis du gouvernement français, vous inviterez la reine à se servir à l’avenir de la formule de promulgation suivante : « Moi, Ranavalo, par la grâce de Dieu et la volonté de la République française, reine de Madagascar... » Vous maintiendrez à l’administration indigène le droit de régir à son gré les associations et les réunions. Afin d’être armé contre la propagande étrangère, vous soumettrez la presse à l’obligation de l’autorisation préalable pouvant toujours être retirée... »

A les bien prendre, il y avait dans ces recommandations quelques arrière-pensées et certaines contradictions : ainsi du souci, très légitime d’ailleurs, de se réserver la possibilité d’opposer quelque jour les unes aux autres les diverses races autochtones, ce qui ne témoignait pas d’une confiance aveugle dans le zèle des Hovas pour notre cause ; ainsi encore du soin avec lequel on marquait que « la grâce de Dieu » n’avait pas suffi à maintenir la reine sur son trône, mais qu’il y avait fallu aussi « la volonté, » plus précaire sans doute, de la République. Quoi qu’il en soit de ces nuances, la pensée dominante est claire : c’est, pour les usages intérieurs de l’île, le protectorat, le gouvernement indirect par l’entremise de la reine Ranavalo, sans faiblesse assurément, mais surtout sans violences<ref> L’on trouve cependant des traces, dès cette époque, des embarras de diverse nature que pouvait entraîner l’application stricte de la formule du protectorat. A propos du personnel : « Réservez à nos nationaux accès fonctions publiques (télégramme du 25 décembre)... Vous prie suspendre toute nomination personnel jusqu’à ce que conditions accessoires fonctions aient été concertées avec département (télégr. du 7 janvier). » Pour le commerce : « Gouvernement a décidé qu’en principe les produits français seront exempts des droits de douane à l’entrée de Madagascar ; ils ne pourront être assujettis qu’à un faible droit de statistique. Toutefois, cette décision ne pourra recevoir exécution qu’après conversion, emprunt malgache étant actuellement garanti par droits douane sur ensemble marchandises importées. Cette conversion sera très prochainement effectuée (télég. du 5 janvier). » En réalité, il y avait, comme on le verra, d’autres motifs plus sérieux pour ajourner la mesure. Mais l’on peut constater à cette date qu’il n’avait pas suffi d’une formule, si ingénieuse fût-elle, pour déblayer la route. </ef>.

Or, dans le temps même où M. Bourde naviguait vers Madagascar, des nouvelles parvenaient à Paris qui contrastaient singulièrement avec l’optimisme des premiers rapports. Le 22 novembre, en effet, dans une localité située à 40 kilomètres à l’ouest de Tananarive, une bande de « brigands, » — ainsi les qualifiait la dépêche officielle, — avait détruit les édifices religieux des protestans ainsi que ceux des catholiques et assassiné le missionnaire anglais, M. Johnson, avec sa femme et son enfant. Que l’idée du vol eût présidé à cette opération, cela ne semblait pas douteux. Mais, une fois l’entreprise engagée, des habitans de la région s’étaient joints aux « brigands, » et, en relatant ces faits, le représentant du ministère des Affaires étrangères à Tananarive ne dissimulait pas[9] que « les excitations dirigées contre nous durant la guerre par la presse anglo-malgache paraissaient avoir eu pour résultat de faire attribuer par la population à tous les étrangers indistinctement les noirs desseins qu’on nous prêtait. »

Des informations de police avaient fait connaître à l’avance que quelque chose d’insolite se préparait. Le premier ministre hova avait envoyé des délégués chargés de rétablir l’ordre, de se livrer à des enquêtes et de faire arrêter les individus compromis, or cette façon de procéder, qui laissait aux autorités locales le soin d’assurer la police du pays, correspondant au régime du protectorat. » Mais les délégués avaient trouvé les autorités locales sans moyens pour disperser les bandes en formation, puisque aussi bien la plupart de leurs armes leur avaient été retirées par mesure de précaution. Un détachement indigène, formé tout exprès pour la circonstance, fut surpris et mis en pièces par les « brigands : » ceux-ci disaient ouvertement « que, le gouvernement (hova) et la reine étant aux mains d’étrangers qui ne poursuivaient d’autre but que l’asservissement de la population, il fallait, à tout prix, empêcher une pareille situation de s’établir et pour cela massacrer tous les étrangers. » Le 24, une colonne envoyée par le général en chef, se heurta à 3 000 « rebelles, » leur tua pas mal de monde, mais fut étonnée de leur « audace incroyable. » Le 26, la colonne revint sur ses pas, après avoir brûlé quelques villages « dont les habitans avaient fait cause commune avec les révoltés. » « La rapidité et la vigueur de la répression, disait M. Ranchot, semblent avoir eu pour effet de décourager le zèle des rebelles. » Quant aux causes profondes de ce mouvement inopiné, on restait dans le doute : « Certains l’attribuent à l’hostilité du gouvernement, qui serait complice des révoltés. Je ne puis partager cette opinion, qu’aucun fait précis ne vient appuyer... Avec plus d’apparence de raison, on pourrait supposer que la rébellion est due aux agissemens de la famille de l’ex-premier ministre... » Mais M. Ranchot en voyait surtout l’origine dans les excitations de la presse anglo-malgache qui avaient représenté les troupes françaises comme venues pour le pillage, le viol, l’établissement du service militaire, l’aggravation de la corvée et des impôts, etc. « En quelques mois, ajoutait-il en terminant, une région qui a été évangélisée d’une façon ininterrompue depuis trente-cinq ans, et qui était couverte de temples, d’églises, et d’écoles, est revenue au culte des idoles. A la première occasion favorable, les excès que nous avons à regretter se sont produits. Et, dans ces circonstances, les premières victimes ont été ces mêmes Anglais qui ont propagé ou laissé propager les excitations dirigées spécialement contre nous. »

Il n’était pas inutile de relater en détail ce premier accident de la pacification, car, dans tous ceux de genre analogue qui se reproduisirent durant les mois suivans, les mêmes symptômes se retrouvèrent, la même impuissance dans les moyens de répression employés et aussi les mêmes mobiles. Néanmoins, comme la répétition tarda à venir, on n’y attacha que très peu d’importance tant à Tananarive qu’à Paris. Le général Duchesne n’en quitta pas moins Madagascar à l’heure dite, laissant au général de brigade Voyron le commandement du reliquat de l’ancien corps d’expédition. A Paris, non seulement on ne modifia rien ni à l’organisation créée, ni aux instructions données, mais, comme si l’on craignait que la résidence générale se laissât trop impressionner par le contact immédiat des événemens, on lui recommanda surtout, le 3 mars, d’« éviter les exécutions trop nombreuses. » M. Laroche n’avait d’ailleurs aucune tendance à se laisser aller à de pareils méfaits : outre que tout d’abord il n’attribua aucun « caractère politique » aux actes de (c brigandage » qui lui étaient signalés, et qu’il proclamait volontiers que « l’autorité française était entourée de prestige et respectée partout[10], » il était plutôt enclin à juger que tel officier, le capitaine F..., déployait une cruauté inutile à faire mettre à mort, après capitulation, des prisonniers sans défense, tandis que tel autre, le commandant G..., usait de procédés peu recommandables pour « inspirer la terreur de nos armes[11]. »

Ainsi se révélait dès le début, par des dénonciations mutuelles qui n’en étaient malheureusement qu’à leur début, la divergence de vues dont la division des pouvoirs civil et militaire était la cause première, et que le caractère respectif des divers agens qui représentaient la France à Madagascar ne fit qu’aggraver par la suite. « Fausse conception des moyens convenant à la répression, » disaient les civils en parlant des militaires ; « Coupable tolérance à l’égard des intrigues du palais, » ripostaient ceux-ci en visant les premiers. Et la polémique continua, dans la presse tout autant que dans les rapports officiels, jusqu’au moment où elle se compliqua de dissensions survenues entre civils d’une part, entre militaires de l’autre.

Dans l’intervalle, cependant, les faits de rébellion se multipliaient. Le 2 février, la résidence générale rapporte que l’est commence à se remuer dans la région côtière, mais que le mouvement paraît dirigé contre les Hovas et respecte les blancs. Le 11, il y a des menées factieuses au nord de l’Emyrne, et à l’ouest, à 60 kilomètres de la capitale. Le 12 mars, le brigandage s’étend au nord, et surtout aux environs d’Ambatondrazaka. Le 22, l’insurrection éclate à Ambatomamby, assez près de la capitale, sous la direction de gouverneurs hovas. Le 25, celle du nord prend un caractère nettement anti-européen et anti-chrétien. Le 30, trois Français sont assassinés dans la direction sud-est de Tananarive, à Manarintson. Le 13 avril, le « fahavalisme, » — toujours le brigandage, — existe à peu près partout dans l’Émyrne, à l’état sporadique tout au moins, et l’approche de la saison sèche, époque normale des déprédations commises par les voleurs de bestiaux et de récoltes, fait croire qu’il va s’étendre.

Contre les progrès de cette envahissante gangrène, que fait l’autorité militaire ? Préoccupée par-dessus tout de ne pas éparpiller les maigres effectifs dont elle dispose, elle organise des « colonnes, » elle expédie successivement des détachemens importans à l’est, au nord, au sud ; ces détachemens répriment aisément les délits commis, mais ne réussissent pas à en prévenir le retour : après avoir rasé quelques centres d’habitation, fusillé quelques coupables, elles rentrent à Tananarive sans seulement avoir pu joindre les bandes hostiles. L’autorité civile a une vision plus juste des nécessités de la situation : elle croit qu’avec un réseau serré de petits postes, où seraient placés des miliciens indigènes avec des cadres français, on parviendrait à prévenir, on n’aurait plus à réprimer, parce qu’on empêcherait la formation des bandes, ou qu’en faisant le vide autour d’elles, on les affamerait. Mais, pour constituer solidement de pareilles milices, il faut des sous-officiers ; l’armée ne peut en prêter qu’un nombre dérisoire, une quinzaine, sous peine d’affaiblir outre mesure les troupes régulières ; on devra donc attendre, — et l’on attendit, en effet, plusieurs semaines, — qu’on en envoie de France, avec l’autorisation de disposer d’armes inutilisées par les corps réguliers, et qui sont emmagasinées à Tananarive et à Majunga.

On était donc loin, au printemps de 1896, des espérances conçues à l’automne de l’année précédente. Certes, il n’y avait rien là d’irrémédiable et l’expérience a prouvé que le remède était relativement aisé à découvrir et à appliquer. Mais enfin, après sept mois écoulés depuis l’entrée des troupes françaises à Tananarive, l’œuvre primordiale de la pacification paraissait compromise. Au point de vue international, l’on était tout aussi peu avancé : la formule de la « prise de possession » n’avait pas mieux mis fin aux difficultés diplomatiques, que celle qui fondait le gouvernement de la reine « sur la volonté de la République » n’avait empêché ou arrêté le développement de la rébellion. Pour triompher des premières et terminer, au regard des tiers, la question toujours pendante des juridictions consulaires et du régime douanier, il convenait de prendre une position à la fois plus connue et plus définie. Pour vaincre la seconde, il fallait trouver une méthode et un homme. C’est à quoi s’appliqua le cabinet Méline dès sa constitution (29 avril 1896).


III

« En vue de lever certaines difficultés diplomatiques, le gouvernement juge nécessaire de proposer au Parlement de déclarer Madagascar colonie française. Cette décision ne modifie pas le statut personnel des indigènes et ne change pas l’organisation intérieure de l’île. La reine est maintenue dans ses honneurs et avantages. La méthode administrative reste la même. Seulement, nous restons les seuls juges de toutes les mesures à prendre à l’avenir, dans la plénitude de nos droits. »

Ainsi s’exprimait, à la fin de mai, le nouveau ministre des Colonies dans un télégramme au résident général. Les difficultés d’ordre diplomatique auxquelles il faisait allusion étaient grandes. Deux puissances, l’Angleterre et les États-Unis, avaient, avant l’expédition de 1895, des traités réguliers avec Madagascar, l’Allemagne et l’Italie ne possédant que le régime de la nation la plus favorisée. Or, en accusant réception de l’acte faisant connaître la « prise de possession » de Madagascar par la France, et en répondant à des notes plus explicites où le cabinet de Paris avait signifié qu’il entendait notamment réserver un traitement de faveur aux produits français à leur entrée dans l’île, le Foreign-Office avait riposté qu’il ne connaissait pas le sens de la « prise de possession » et que, à ses yeux, l’annexion n’ayant pas été prononcée, les effets de son traité avec le gouvernement malgache subsistaient tout entiers. De son côté, dans une dépêche très nette, le cabinet de Washington avait réclamé des déclarations catégoriques de la part de la France.

De là, des embarras extrêmes pour l’action française à Madagascar. En avril, M. Guieysse avait dû rappeler à l’ordre un résident trop zélé qui, de son initiative privée, avait avisé les sujets étrangers, comme une conséquence évidente du nouveau régime, qu’ils étaient désormais justiciables de nos tribunaux ; le ministre recommandait à M. Laroche de n’engager « aucune opération pouvant susciter les réclamations des autorités anglaises, avant d’en avoir référé à Paris ; » en même temps, il avait invité son agent à faire de son mieux pour que le consul américain à Tamatave envoyât à ses chefs un rapport convenable, tant sur la question des juridictions que sur celle du futur régime douanier. En mai encore, faute de solution satisfaisante des négociations on cours, le Pavillon de Flore était obligé d’empêcher le procureur général de Madagascar de poursuivre aucun Anglais devant les tribunaux correctionnels.

Les conversations de chancellerie n’aboutissant pas, force était de sortir de peine par un coup d’autorité. Le 30 mai, le cabinet Méline déposa à la Chambre un projet de loi déclarant colonie française « Madagascar avec les îles qui en dépendent, » dans le dessein, très nettement indiqué par l’exposé des motifs, d’affranchir la diplomatie française de toutes les arguties que lui opposaient ses rivales et « d’assurer à nos nationaux et à nos produits une situation privilégiée dans la grande île. »

Les doctrinaires du protectorat, oubliant volontiers les dépenses militaires ou judiciaires que la France fait en Tunisie pour ne se souvenir que des beaux côtés du système d’administration inauguré par elle dans la régence, firent un assez médiocre accueil au projet concernant Madagascar. Assurément, ils ne contestaient point sa portée diplomatique ; mais ils gémissaient plus que de raison sur les conséquences administratives qui leur semblaient en découler. Parmi les régimes très variés que la France applique à ses diverses colonies, ils ne savaient rien ou ne voulaient rien savoir du mode très simple, très économique et très « indirect » qui est usité notamment dans nos récens établissemens de la côte occidentale d’Afrique ; ils ne voyaient ou ne voulaient voir que l’appareil compliqué et coûteux des Antilles et de la Réunion ; ils affectaient de prophétiser déjà pour Madagascar les misères et les dépenses qui résulteraient pour la grande île africaine de l’institution d’organes administratifs du type français, avec tout le cortège des complications qu’apportent la séparation des pouvoirs, la pluralité des juges, les conseils élus, la représentation parlementaire et le suffrage universel.

Les déclarations du ministre des Colonies devant la commission de la Chambre, et le rapport fait au nom de cette commission par M. Le Myre de Vilers firent justice de ces objections tendancieuses.

« Le projet de loi présenté par le gouvernement, avait dit le ministre, n’implique aucune conséquence nécessaire qui puisse entraîner des modifications dans l’administration du pays et obliger à l’application immédiate de notre législation, dans son ensemble, aux diverses tribus qui se partagent les vastes territoires de l’île. En d’autres termes, la formule de « colonie française » appliquée à Madagascar n’entraîne pas la création d’une administration compliquée, parce qu’il est possible de la mettre en pratique et d’organiser notre nouvelle colonie en utilisant le concours des autorités et des institutions locales ; des instructions ont d’ailleurs été données déjà au résident général en ce sens. En outre, cette mesure n’est pas de nature à substituer, ipso facto, les institutions de la métropole à celles du pays, parce que les intentions bien définies du gouvernement ne tendent qu’à une amélioration progressive de la législation des autochtones en empruntant à la nôtre, au fur et à mesure des besoins et suivant les circonstances, ce qu’elle peut avoir d’applicable à des populations de races différentes, pour la plupart fort éloignées encore de nos idées de civilisation.

« La loi en projet, au point de vue international, annule la personnalité de l’État malgache, qui disparaîtra comme entité juridique en devenant dépendance de la souveraineté française, mais elle ne peut avoir pour effet d’anéantir, par la vertu d’un vote des Chambres, le statut personnel des indigènes, lesquels ne peuvent être soumis raisonnablement, sans transition, aux exigences de notre « vie civile, » ni d’abroger les lois ou usages locaux. »

« C’est à tort, — ajoutait le rapporteur, — que l’on confondrait l’annexion et l’assimilation. L’annexion est le fait d’incorporer, soit par cession, soit par conquête, soit par achat, un nouveau territoire dans le domaine national, en lui donnant ou en lui laissant le gouvernement qui convient le mieux à ses besoins ; l’assimilation constitue un mode d’administration en tout conforme à celui de la métropole. Cette méthode, applicable seulement lorsqu’il s’agit de populations de même origine, arrivées au même degré de civilisation, ne saurait convenir à des natifs ayant des mœurs différentes.

« … Dans nos colonies de nouvelle formation, remontant au plus à trente-cinq ans, nous nous sommes toujours inspirés de ces principes. En Indo-Chine seulement, nous pratiquons six régimes différens : au Tonkin, le protectorat le plus serré ; en Cochinchine, la domination directe avec des conseils électifs dont font partie les indigènes ; au Cambodge, le protectorat sous sa forme la moins étendue ; en Annam, un gouvernement oligarchique, placé sous la surveillance d’un résident ; au Laos, un système mixte qui participe à la fois du protectorat et de la domination ; dans les territoires militaires, le commandement. La même diversité se rencontre à la côte occidentale d’Afrique, où la Guinée, la Côte d’Ivoire et le Dahomey ont des institutions appropriées aux besoins des populations et aux intérêts de nos colons.

« Nous avons pu ainsi réduire les charges de la métropole à leur dernière limite. La Cochinchine paye l’intégralité de ses dépenses civiles et militaires, plus un tribut de vassalité qui, en 1888 et 1889, dépassa 8 millions. Le Cambodge, le Laos, la Guinée, la Côte d’Ivoire, le Dahomey ne figurent pas au budget. Malgré le voisinage de la Chine, qui a rendu la pacification laborieuse, l’Annam-Tonkin ne coûte à la France que l’entretien des troupes : 25 millions pour une population de 15 millions dames, 1 fr. 70 par habitant. Ces possessions, presque toutes prospères et soumises au tarif général des douanes, ont créé un marché important pour la métropole, avec laquelle elles font 60 millions d’affaires, qui constituent aujourd’hui le principal aliment de notre marine marchande au long cours, sans compter les remises de fonds, provenant de bénéfices ou d’économies réalisées, qui atteignent une cinquantaine de millions, et viennent grossir chaque année l’épargne nationale.

« De pareils résultats font le plus grand honneur à notre administration coloniale. Pourquoi n’obtiendrait-elle pas les mêmes à Madagascar ? Ce sera facile, si le Parlement et le gouvernement décident en principe que les possessions d’outre-mer doivent payer sur le budget local, au début, leurs frais de souveraineté civile, et ultérieurement, les frais de souveraineté militaire, quand la sécurité sera définitivement assurée et l’outillage économique constitué. Nous ne craignons pas d’affirmer qu’en dehors des points de ravitaillement des flottes ou de pénétration d’influence, un établissement qui ne peut payer son administration civile et ses dépenses militaires est ou mal administré ou doté d’institutions au-dessus de ses ressources et de ses besoins. »

Ces fortes et judicieuses considérations, secondées par l’évidente nécessité de prendre une position nette vis-à-vis des puissances, triomphèrent de l’opposition, d’ailleurs assez molle, faite sur ce point au gouvernement. Le projet fut voté sans trop d’encombre dans les deux Chambres[12]. Il devint, après deux mois de procédure, la loi du 6 août 1896,

L’horizon diplomatique s’éclaircit aussitôt. Les notifications d’usage ayant été faites à Washington et à Londres, le gouvernement put aviser le résident général, dès la fin d’août, que les produits français, munis des certificats d’origine nécessaires, seraient désormais affranchis du droit de 10 pour 100 ad valorem à leur entrée dans l’île, et, ce qui était plus urgent au point de vue politique, il l’invita à donner des ordres aux « autorités judiciaires françaises pour qu’en toute matière, elles exerçassent, sans distinction de nationalité, les pouvoirs qui leur étaient impartis, » sous la seule réserve que les juridictions consulaires pourraient liquider les affaires déjà inscrites à leur rôle.

L’exécution de ces mesures n’alla point toutefois sans susciter quelques protestations : certains des consuls visés par les instructions relatives aux attributions juridictionnelles jugèrent ces instructions excessives ; en revanche, nombre d’industriels français proclamèrent insuffisant le droit de 10 pour 100 qui les protégeait maintenant contre la concurrence étrangère.

Des premiers, il n’y a pas grand’chose à dire : deux d’entre eux, qui représentaient l’Angleterre à Tananarive et à Tamatave, étaient, non pas des consuls de carrière, mais de simples commerçans, investis des fonctions consulaires, et qui trouvaient fort déplaisant de se voir subitement dépouillés du prestige et des émolumens qu’ils retiraient de l’exercice de la juridiction civile, commerciale ou criminelle sur les sujets de Sa Majesté Britannique. Durant quelques mois encore, ils assaillirent les autorités françaises de réclamations, chaque fois que leurs nationaux étaient impliqués dans un procès devant quelqu’un de nos tribunaux. Cela n’empêcha plus un instant la justice régulière de suivre son cours, mais, comme le bruit que faisaient ces personnages devenait à la longue difficilement tolérable, on les menaça expressément de rupture des relations officielles, officieusement d’expulsion[13]. Ils se résignèrent et se turent.

Infiniment plus compliqué était le règlement de la situation douanière. Avant même que la loi du 6 août eût été promulguée, les industriels français avaient revendiqué la protection du tarif général de 1892 pour leurs importations à Madagascar ; ce fut bien pis après que l’île eut été proclamée colonie française. Mais les obstacles étaient nombreux et sérieux, qui s’opposaient momentanément à la réalisation de ce vœu.

Et tout d’abord, le revenu des douanes formait la partie la plus claire des recettes, pour ne pas dire l’unique recette, du budget local de Madagascar, dans une période de troubles intenses comme ceux que l’on traversait alors. Comment équilibrer le budget, soit en 1896, soit même en 1897, si l’on commençait par affranchir de tous droits d’entrée les produits français et par fermer la porte aux produits étrangers ? Il était de toute nécessité que la pacification précédât l’application du tarif, de manière à permettre la création préalable ou simultanée de taxes indigènes, de droits de consommation, etc., qui viendraient combler le déficit probable et pourvoir aux dépenses civiles de l’île sans contraindre la métropole à augmenter ses sacrifices pécuniaires.

Puis, que signifierait l’établissement de droits protecteurs considérables, dans un pays pourvu d’une immense étendue de côtes, si l’on n’avait auparavant organisé d’une manière efficace le service douanier sur toute la périphérie de l’île ? L’augmentation des tarifs douaniers n’est pas autre chose qu’une prime donnée à la contrebande, prime d’autant plus forte que l’élévation est plus grande, lorsqu’elle n’est point accompagnée par une surveillance étroite de la frontière. Sans doute, on pouvait simplifier la question en n’ouvrant qu’un petit nombre de ports au commerce extérieur, et en obligeant les navires qui voudraient charger ou débarquer sur d’autres points de la côte à se faire suivre, à leurs frais, par des agens du service des douanes. Assurément encore, sans constituer du premier coup un personnel spécialement affecté à la perception des droits d’entrée et de sortie, on pouvait investir de ces attributions d’autres agens, comme des commis de résidence, voire des sous-officiers, qui se feraient eux-mêmes assister d’indigènes. Mais, même avec ces simplifications[14], on avait besoin d’hommes, d’argent, de bateaux pour croiser devant le littoral et réprimer la fraude, et l’on ne pouvait songer à installer des postes de douanes, fût-ce en nombre restreint, dans les régions qui n’étaient point encore soumises, ni seulement occupées par nos troupes. Avant d’atteindre, dans cette direction, un résultat utile, il fallait du temps, beaucoup de temps.

Il y a mieux : quel bienfait immédiat pouvait-on attendre d’une brusque surélévation des droits d’importation ? Aucun pour l’industrie métropolitaine ; mais, au contraire, une sérieuse aggravation de charges pour la population indigène qui, déjà peu fortunée en temps normal, se trouvait encore appauvrie par la guerre, l’insurrection, et le chômage qui en était la suite. C’était le régime des cotonnades qui préoccupait surtout nos industriels de l’est et de l’ouest. Or ces articles, qui sont de grande consommation à Madagascar, et qui, pour la plupart, étaient de provenance américaine ou anglaise, revenaient à Tamatave à 8 fr. 40 la pièce de 40 yards (36m, 40) ; l’application qui leur serait faite des droits français devait augmenter le prix de revient de la même pièce d’étoffe, suivant qu’il s’agirait du tarif général ou du minimum, de 2 fr. 95 ou de 2 fr. 30, du tiers par conséquent, sans que, — les intéressés le reconnaissaient eux-mêmes, — l’industrie française pût en retirer le moindre profit actuel, parce qu’elle ne fabriquait pas encore les marchandises usitées par les Malgaches.

Par bonheur, la loi douanière métropolitaine de 1892 laissait au ministre un délai d’un an pour rendre le tarif applicable aux colonies, en y introduisant, pour chacune d’elles, les modifications essentielles commandées par les circonstances locales. Il utilisa le délai, d’une part à organiser le service douanier dans l’île, au fur et à mesure des progrès de la pacification ; de l’autre, à s’entendre avec les industriels français, et sur le changement d’orientation à introduire dans leur fabrication, et sur les modifications à apporter aux tarifs. Les tissages de coton traversaient à cette époque une crise sérieuse ; il y avait un assez grand nombre de métiers inoccupés : aussi obtint-on sans trop de peine des fabricans qu’ils voulussent bien fournir désormais aux Malgaches, sinon au même prix, du moins dans des conditions identiques, voire supérieures, de qualité et de dimensions, les articles auxquels ils étaient accoutumés. Quant aux modifications du tarif, ce furent presque exclusivement des simplifications ; au lieu de maintenir les innombrables catégories de tissus prévues par la loi métropolitaine, et qui exigent de la part du service douanier un examen très long et très minutieux des produits importés, on fit pour Madagascar ce qu’on avait fait antérieurement pour l’Indo-Chine : on ramena toutes les catégories à sept types principaux, facilement reconnaissables, chacun d’entre eux étant frappé du droit moyen des diverses classes d’étoffes qu’il englobait.

Ce fut l’objet de la loi du 16 avril 1897 et du décret réglementaire du 28 juillet suivant, qui, sauf une erreur de calcul au détriment de l’une des classes de tissus, erreur qui fut rectifiée on mai 1898, subsistent à la satisfaction générale, et qui ont facilité la substitution des produits français aux importations étrangères sans que la consommation locale en ait souffert. Il n’avait pas fallu moins de onze mois d’études, de correspondances, de conférences et de négociations pour en arriver là[15].


IV

Lorsqu’une question est résolue, et que la solution intervenue a donné satisfaction aux intérêts, aux idées et aux sentimens qui étaient en conflit, on est fort tenté, en général, de croire que ses promoteurs n’ont éprouvé aucune difficulté à la concevoir ni rencontré aucun obstacle à la faire prévaloir. Et de fait, vus dans la perspective toujours un peu brumeuse du passé, la plupart des événemens apparaissent comme logiquement enchaînés à ceux qui les ont précédés, et conduisant fatalement à ceux qui les ont suivis. Il n’en va pas précisément ainsi dans la réalité : quiconque a jamais été mêlé à l’action publique et a ressenti ses responsabilités et ses angoisses sait qu’il y a des heures où l’on a l’impression aiguë que, selon que l’on infléchira dans un sens ou dans l’autre, une série de conséquences visibles et d’autres imprévues se produiront ; où, dans la contrariété des témoignages, il est fort malaisé de discerner sa voie ; où enfin, une fois un plan tracé, il est difficile de rencontrer l’artisan ou les artisans de son exécution. Si l’on ajoute à cela l’éloignement où le ministre des Colonies se trouve placé, par la force des choses, des élémens qu’il doit manier ; l’impossibilité où il est d’entrer en contact direct avec les hommes et les événemens, l’obligation pour lui de ne juger les uns et les autres qu’au travers de rapports écrits qui doivent être interprétés en tenant compte du caractère plus ou moins exalté de leurs auteurs, la lenteur des communications[16], l’impuissance d’être rapidement renseigné et obéi, on sera mieux à même d’apprécier le milieu tout spécial où se meut ici la direction gouvernementale.

Les informations parvenues de Madagascar au Pavillon de Flore de mai à juillet 1896 ne faisaient que confirmer, si même elles ne les accentuaient, les conclusions que l’on devait tirer des rapports des mois précédens. L’insurrection ne cessait pas de gagner du terrain. Le 7 mai, elle enveloppait Tananarive dans un rayon de 16 kilomètres, incapable de résister à toute attaque des troupes régulières, mais fort agile pour défier leur poursuite ; sept officiers royaux, qui avaient voulu se mêler d’arrêter un prêtre idolâtre avaient été brûlés vifs, et les voyageurs isolés ne pouvaient pas, sans péril pour leur vie, se hasarder sur la piste muletière que le génie militaire était en train d’achever pour relier la capitale à Tamatave. Le 12, les incendies de villages par les rebelles continuaient, et l’on jugeait utile de faire intervenir la reine Ranavalo pour décréter que les « peines les plus graves » seraient prononcées contre les insurgés qui ne feraient pas leur soumission avant le 15. A la fin du mois, la mission norvégienne d’Antsirabé dut soutenir un siège de trois jours contre une bande de 1 500 hommes, dont les assauts répétés ne furent finalement repoussés que par le retour inopiné du résident français, M. Alby, avec une poignée de soldats. Le 15 juin, nouveaux assassinats d’Européens, à Amboimanga, à Ambatomainty, et sur la route de Majunga. Le 20, la province de Vonizongo était considérée comme perdue.

Ces accidens répétés ne semblaient point troubler la sérénité de M. Laroche. « L’expérience est faite maintenant, disait-il[17], et permet de conclure avec certitude qu’il ne faut pas augmenter l’effectif des troupes ; ce serait une grosse dépense tout à fait inutile ; les troupes sont trop lourdes pour un ennemi toujours en mouvement. Les milices, au contraire, ont une extrême mobilité... mais des caporaux français sont nécessaires pour les encadrer... Si ma demande est satisfaite, je me charge d’en finir en deux mois avec l’insurrection. » Et encore[18] : « Une vive émotion règne parmi beaucoup d’Européens de Tananarive, trouble leur jugement et leur suggère des propositions folles. Notre situation, cependant, ne présente aucun danger, je vous en donne l’assurance formelle. Nous avons seulement besoin de caporaux pour la milice. »

Telle n’était point l’opinion de tout le monde ; on peut même dire que, parmi les personnages connaissant les affaires malgaches et que l’on pouvait consulter utilement à Paris, un sentiment très différent prédominait. On commençait à redouter que l’insurrection, en s’étendant, n’aboutît à un massacre général des Européens qui résidaient dans l’île ; on réclamait l’envoi aussi prompt que possible de gros renforts militaires, trois mille hommes pour le moins, avec un nombre adéquat de généraux ; on dénonçait l’anarchie des pouvoirs locaux[19], on soupçonnait la sincérité de la cour hova à notre endroit, on conseillait enfin plus de cohésion et plus d’autorité.

Dès ses premières dépêches, datées des 23 et 31 mai, le nouveau titulaire du portefeuille des Colonies essaya d’obtenir, avec les agens de la France déjà présens à Madagascar, une impulsion différente de celle qu’ils avaient jusque-là donnée aux affaires. Il rappela à M. Laroche que ses instructions originelles avaient prévu le cas, où, si des troubles éclataient, des territoires militaires devraient être constitués avec réunion de la totalité des pouvoirs entre les mêmes mains, ajoutant que le moment était assurément venu de recourir à cette manière de procéder, tout au moins sur les frontières de l’Emyrne. Il mit le résident général en défiance contre la cour hova, dont la docilité excessive, pour ne pas dire la passivité, devant nos suggestions[20] « pouvait indiquer que les fonctionnaires indigènes voyaient sans déplaisir l’état de trouble des diverses parties de l’île, à supposer même qu’ils n’en fussent pas les complices ou les instigateurs. » Il le convia à rendre délibérément responsables les chefs de service indigènes et les chefs de villages des désordres qui pourraient survenir dans leur sphère d’action, comme à ne pas se faire le restaurateur aveugle des fonctionnaires hovas là où leur influence sur les tribus dissidentes était contestée et où leurs déprédations antérieures avaient laissé de fâcheux souvenirs.

Malheureusement, étant donné les décrets de décembre, le ministre ne pouvait que s’en rapporter à « l’autorité morale » du résident général pour amener le commandant des troupes à se prêter à l’exécution de ces premières mesures. Or, cette « autorité morale » était déjà fortement ébranlée par les dissidences locales et les polémiques de presse, le plus souvent injustes, qui s’étaient déroulées tant à Madagascar qu’en France même ; puis, il ne suffisait plus d’une « autorité morale » quelconque, il fallait une autorité effective et concentrée pour mettre fin au désarroi général.

Quelle autorité unique convenait-il de constituer ? Quel homme en devait-on investir ? À quel moment fallait-il opérer le changement ? Autant de problèmes délicats et mêlés, quoi qu’on en puisse croire, de maintes considérations étrangères au sujet. Subordonner M. Laroche au général Voyron, on n’y pouvait pas songer : ce dernier ne semblait pas avoir un sentiment très exact des nécessités politiques spéciales à Madagascar et des moyens propres à réprimer l’insurrection ; de plus, il atteignait le 10 septembre le terme de sa « corvée » coloniale, et avait manifesté son désir d’être remplacé à l’échéance réglementaire. L’inverse non plus n’était point possible : trop de froissemens, trop de querelles avaient marqué ses six premiers mois de règne pour que M. Laroche, s’il venait à rester seul maître du terrain, obtînt des militaires, non pas seulement la subordination, mais le concours actif et spontané qui était désirable. Le choix d’un homme nouveau s’imposait particulièrement pour les régions troublées et, précisément parce qu’elles étaient troublées, cet homme devait être un officier. Tout au plus, en conservant ses fonctions nominales, M. Laroche pouvait-il être utilisé à inspecter les provinces côtières, auxquelles les soucis absorbans de l’Émyrne ne lui avaient pas encore permis de prêter l’attention voulue.

Mais quel officier ? Il ne suffit pas d’être pourvu du même nombre de galons ou d’étoiles pour apporter une valeur égale dans l’accomplissement d’une même tâche. Cette tâche, d’ailleurs, n’était pas exclusivement militaire. Commandant en chef pour toute l’île, mais seul chef, aussi bien civil que militaire, dans le plateau central, le successeur du général Voyron devait avoir une capacité administrative et politique supérieure à ses talens professionnels : sa mission ne pouvait se borner à faire le désert pour établir la paix ; elle devait consister à se concilier les indigènes plutôt qu’à les terroriser, à les fléchir plutôt qu’à les courber. Or, le nombre n’est pas grand des hommes à intelligence assez vaste, à esprit assez souple, à vues assez lointaines pour conduire utilement une œuvre aussi complexe. Tel candidat, excellent soldat du reste, ne concevait pas qu’il y eût autre chose à faire à Tananarive que de baptiser la reine Ranavalo catholique ; tel autre préconisait exclusivement l’emploi de la force. L’officier qui fut définitivement choisi, — ce ne fut pas sans peine, car, paraît-il, son « tour d’embarquement » n’était pas arrivé, au gré des bureaux de la marine, — le colonel, bientôt général Gallieni, n’avait point d’idées préconçues et n’en voulait point avoir. Son passé, tant au Soudan qu’en Indo-Chine, montrait qu’il savait conquérir, plus encore que du territoire, de l’ascendant et des sympathies. Quand on lui offrit de prendre connaissance des dossiers officiels avant d’accepter une aussi lourde charge, il déclina cette offre, « craignant par-dessus tout, disait-il, de se former des opinions à Paris. » Quand on lui par la des renforts qu’il croirait nécessaires, il déclara tranquillement que les effectifs présens dans l’île, employés autrement qu’ils ne l’avaient été, lui semblaient suffisans, mais qu’à tout hasard, il aimerait à emmener 600 hommes de la légion étrangère, de manière à pouvoir, le cas échéant, « mourir convenablement. »

Intelligence et courage, le général Gallieni en était doté. Sa santé, malheureusement, n’était pas alors en rapport avec sa volonté ; il rentrait à peine du Tonkin, atteint d’une maladie sérieuse qui n’était point encore guérie, et qui, ravivée par la saison des pluies de Madagascar, faillit l’emporter dès ses premiers mois de séjour[21]. Quelques semaines de plein repos lui étaient indispensables pour qu’il pût s’embarquer sans péril. On décida qu’il partirait le 10 août, de manière à atteindre Tamatave au début de septembre. Dans l’intervalle, force était de laisser les choses en l’état dans la grande île : à quoi bon, en annonçant leur prochain rappel, enlever à ceux qui s’y trouvaient le crédit dont ils disposaient encore ; donner aux indigènes le sentiment de notre instabilité de vues et de personnel, avant que les moyens d’inaugurer un nouveau système eussent été réunis sur place ; développer enfin l’anarchie parmi nos agens en leur laissant entrevoir la précarité de leurs chefs ? C’eût été, à n’en pas douter, aggraver le mal, sans aucun profit pour la chose publique. Mieux valait même, pour donner aux Malgaches l’impression qu’ils ne se trouvaient pas en présence du caprice d’un homme, mais de la volonté réfléchie de la France, faire commencer par ceux-là, sauf à ce qu’elle fût achevée par d’autres, l’évolution nécessaire.

Tout fut donc disposé de manière qu’au moment opportun, un simple télégramme pût changer les facteurs déterminans du problème. Un décret du 12 juillet, promulgué le 30 août seulement, rendit applicable à Madagascar les dispositions qui, en Indo-Chine, ont, dès 1886 et 1890, subordonné l’autorité militaire aux seules directions du ministère des Colonies et de ses agens immédiats. Le 4 du même mois, une direction autonome des finances et du contrôle, le 3 août un conseil d’administration, furent institués auprès de la résidence générale. Le cadre était tracé pour que d’autres mœurs, avec d’autres hommes, fussent introduites dans l’île. Une dernière circonstance activa l’évolution commencée dès le mois de mai précédent : M. Laroche, dans l’isolement moral presque absolu où il se trouvait, avait fini par se décourager devant la persistance et l’acharnement des attaques dirigées contre lui ; dans ses lettres personnelles, il parlait de la possibilité de son départ, voire de son désir d’obtenir un autre poste[22] ; il n’avait plus que l’ambition de marquer son passage à Madagascar par quelque acte décisif, avant de remettre ses pouvoirs. Or, il était un de ces actes, que le gouvernement, à la requête de la Chambre, était tenu d’accomplir à bref délai. M. Laroche reçut, le 14 septembre, l’ordre d’abolir l’esclavage et, comme cette décision menaçait de provoquer de nouveaux troubles dans les régions jusque là indemnes, il fut invité à renoncer à explorer la côte et à rentrer en France, en laissant à titre intérimaire au général Gallieni la plénitude des pouvoirs civils et militaires dans l’île tout entière[23].


V

La question de l’abolition de l’esclavage à Madagascar est une de celles où se révèle, avec le plus d’intensité, l’extraordinaire méthode apportée par le Parlement et l’opinion dans la solution des problèmes les plus complexes : point d’initiative pour le gouvernement, mais en revanche, toute la responsabilité, et, de temps à autre, de brusques ressauts de sentiment, parfois mélangés de savantes manœuvres parlementaires, qui risquent d’entraver les combinaisons les mieux préparées et de compliquer des situations déjà peu maniables.

Il n’était pas un des ministères mêlés à l’affaire de Madagascar qui n’eût admis, comme une conséquence nécessaire de l’établissement de la France dans la grande île, l’abolition de l’esclavage ; pas un non plus qui, étant donné l’ancienneté et l’importance de cette institution, la gravité des intérêts en jeu, la préoccupation de ne point fournir une arme de plus aux fauteurs de troubles, n’eût proclamé la nécessité de mener cette délicate opération avec des précautions, des tempéramens et des délais analogues à ceux que le législateur de 1848 lui-même avait reconnus indispensables lorsqu’il édicta l’abolition dans les colonies françaises.

« La question de l’esclavage, disait le 9 avril 1895 à M. Ranchot M. Hanotaux, ministre des Affaires étrangères[24], s’impose impérieusement aux préoccupations du gouvernement. Des nombreuses observations qui ont été recueillies, il résulte que l’esclavage revêt à Madagascar un caractère particulier qui le différencie sensiblement de l’esclavage africain : il a cessé, en fait et en droit, de s’alimenter par la traite, et, en règle générale, il ne se perpétue que par les naissances d’enfans issus de femmes esclaves. Dans la pratique, il paraît être devenu une sorte de servage domestique ; on s’accorde aussi à reconnaître que les Hovas sont doux et humains envers leurs esclaves et que la condition de ces derniers n’est point matériellement malheureuse.

« Les considérations de fait ne sauraient, malgré tout, nous faire oublier l’immoralité de cette institution et les inconvéniens qu’elle pourrait avoir pour le développement ultérieur de la colonisation française dans la grande île. Les principes de notre civilisation et nos traditions nationales exigent que l’esclavage disparaisse d’une terre soumise à l’influence française. La France ne va pas seulement à Madagascar pour y faire respecter ses droits, mais aussi pour y faire acte de puissance civilisatrice... Il est évident cependant qu’à l’heure présente, en raison même des obscurités de la situation actuelle, nous ne pouvons que poser en principe l’abolition de l’esclavage, en nous réservant le choix du moment et des voies et moyens. Rien ne s’oppose, d’ailleurs, à ce que nous mettions dès maintenant à l’étude l’adoption de certaines mesures propres à amener la suppression graduelle de l’esclavage, telles que l’interdiction de la vente des esclaves, la faculté pour les esclaves de se racheter, la proclamation de la liberté en faveur des enfans qui naîtront à l’avenir des femmes esclaves, etc. »

Ces lignes étaient écrites au début de l’expédition de 1895, alors que le gouvernement s’en tenait encore à la stricte conception du protectorat. La substitution de la « prise de possession » au protectorat, celle de ministres radicaux à des ministres modérés, ne modifièrent point la pensée directrice : « Dans la mesure où les mœurs, les usages, et les nécessités locales le permettront, recommandait M. Guieysse à M. Bourde en janvier 1896, vous vous efforcerez de rapprocher la législation malgache de la législation française. Vous vous donnerez notamment pour tâche de préparer l’extinction de l’esclavage, mais en prenant à cet égard les mesures de transition nécessaires. Vous aurez pourtant de suite à examiner les dispositions à prendre pour arrêter toute vente d’esclaves, le gouvernement français ne pouvant, en dehors des principes toujours proclamés par lui en cette matière, accepter de trouver des ressources budgétaires dans le prix d’enregistrement des actes de ventes d’esclaves. Vous examinerez aussi les mesures compensatrices à me proposer pour arriver, tant à la libération des enfans d’esclaves au moment de leur naissance, qu’à la faculté de rachat des esclaves en général. En raison de l’importance des intérêts privés engagés dans la question, il vous est recommandé de procéder avec beaucoup de prudence et de ne point provoquer de troubles par des mesures prématurées. Vous trouverez peut-être la solution d’une partie du problème dans une faculté de rachat accordée aux esclaves à un tarif fixé par une loi. L’emploi de la corvée à des travaux agricoles, dont les produits seront partagés entre les prestataires et le gouvernement, pourra fournir aux esclaves l’occasion de se constituer le pécule nécessaire et le moyen de se libérer sans perte notable pour les propriétaires[25]. » Et le successeur de M. Guieysse au ministère des Colonies ne tint pas un autre langage à M. Laroche lorsque, le 9 juin, après échange de vues avec la résidence générale, il lui envoya le texte d’un projet de loi destiné à régler la question dans un délai maximum de dix ans, tout en proclamant libres sans compensation aucune les enfans nés depuis le 1er octobre 1895, date de l’occupation de Tananarive par les troupes françaises[26], en même temps qu’il prescrivait de ramener désormais l’usage de la corvée à la pratique d’une prestation normale, d’en cesser toute affectation aux particuliers, et d’en limiter l’emploi aux travaux d’intérêt général.

Cette politique, que commandait la sagesse la plus élémentaire et qu’avaient conseillée tous les hommes sans exception possédant quelque compétence et quelque autorité dans les choses malgaches, eut tout d’abord la rare fortune d’être approuvée par les commissions compétentes de la Chambre des députés. Celle des Colonies, à laquelle avaient été renvoyées deux propositions de loi, l’une de M. Denys Cochin, l’autre de M. de Mahy sur l’abolition de l’esclavage, comprit qu’il y avait des distinctions à faire à Madagascar entre les esclaves proprement dits, les individus condamnés à la servitude pénale à l’égard du gouvernement et les débiteurs insolvables forcés à travailler pour leurs créanciers ; elle admit l’esprit général des mesures de transition préconisées par le ministre ; elle reconnut qu’une abolition immédiate, intégrale, qui ne serait point accompagnée de diverses précautions, aurait le grave inconvénient de jeter inopinément dans la misère les femmes, enfans et vieillards jusqu’alors nourris et assistés par leurs maîtres, et de précipiter dans le vagabondage le demi-million d’adultes astreints au travail ; elle ajourna donc les propositions Cochin et de Mahy jusqu’à plus ample informé.

De son côté, la commission chargée d’examiner le projet relatif à l’annexion de Madagascar, qui avait eu incidemment à considérer le même problème, conclut, par l’organe de son rapporteur, M. Le Myre de Vilers, que le gouvernement restait maître absolu de son action. Sans doute, disait-elle, le fait de déclarer Madagascar colonie française y rendra applicable le décret-loi du 3 mars 1848 sur l’abolition de l’esclavage. « Mais, ajoutait-elle aussitôt, la loi ne saurait être rendue exécutoire à Madagascar du jour au lendemain, sans mesures préparatoires, sur de vastes territoires plus étendus que la France, où notre autorité ne s’exerce pas, où même les explorateurs n’ont pas encore pénétré. En agissant avec trop de précipitation, nous compliquerions singulièrement la lourde tâche de la pacification et du rétablissement de la sécurité. Que deviendraient les enfans, les vieillards, les infirmes, s’ils ne trouvaient plus un abri dans la maison de leur maître ? Du reste, le législateur de 1848, malgré toutes les ardeurs de la lutte parlementaire engagée devant l’Assemblée nationale, prescrivait des délais et laissait au gouvernement le soin de fixer la date de promulgation. Nous pensons que la même prudence devra présider à la grande réforme que nous poursuivons et que, tout en s’efforçant d’arriver le plus rapidement possible à l’affranchissement des esclaves, à la suppression de cette plaie sociale, il sera rationnel de procéder par étapes successives dans les différentes tribus. »

La prudence avait triomphé dans les délibérations paisibles et secrètes des commissions où les hommes politiques, mis en contact presque direct avec les réalités pratiques, sont accessibles au raisonnement et susceptibles de pondération. Elle ne résista pas, on séance publique, à un assaut combiné des visées humanitaires et des ardeurs anti-ministérielles. Le 20 juin, quelques paroles vibrantes de MM. Jaurès et Deproge emportèrent, comme un vent de tempête, le fragile échafaudage des mesures préparatoires et transitoires élaborées dans les bureaux administratifs ; en vain le gouvernement, la commission, d’autres orateurs en leur nom personnel, cherchèrent-ils à enrayer le mouvement. La Chambre se donna la satisfaction de voter à l’unanimité un ordre du jour ainsi conçu : « L’esclavage étant aboli à Madagascar par le fait que l’île est déclarée colonie française, le gouvernement prendra des mesures pour assurer l’émancipation immédiate. »

Il y avait bien, dans cet ordre du jour, l’emploi d’un verbe au futur qui permettait au gouvernement de choisir son heure et de s’armer pour parer à certains des inconvéniens qui pouvaient résulter d’une décision aussi radicale. Mais l’affirmation impérieuse du début, suffisait à elle seule à entraîner après elle toutes les conséquences politiques et sociales que l’on avait redoutées. Au vrai, ce dernier résultat eût été atteint, sans qu’il eût été besoin d’un vote formel, par cette seule circonstance que le débat avait été abordé publiquement et avait obligé tous les orateurs sans exception à faire des déclarations catégoriquement hostiles au principe même de l’esclavage : que l’émancipation fût désormais immédiate ou seulement prochaine, qu’elle se fît sans conditions aucunes ou avec de médiocres tempéramens, cela devenait en définitive assez indifférent, l’effet moral étant maintenant produit, soit en bien, soit en mal. Dès lors, rien n’eût servi d’avoir l’air de marchander ou d’hésiter : tout retard même eût risqué d’empirer la situation en privant la France des sympathies que pouvait lui procurer une mesure décisive et rapide parmi les nouveaux affranchis, fort excités sans doute par la perspective d’une prompte libération et fort peu experts sur la valeur toute relative qu’on attribue en général aux ordres du jour parlementaires. La sagesse, qui commandait naguère des atermoiemens, imposait maintenant de la hâte. On se hâta, en effet.

Un échange de télégrammes, aussi rapide que le permettait la lenteur coutumière des communications, eut lieu entre Paris et Tananarive. « La loi d’annexion, manda le ministre le 23 juin, n’est pas encore adoptée par le Sénat. Cependant, il ne paraît plus possible de donner suite à mes instructions du 9 courant, relatives au rachat. Aucune action ne peut naturellement être intentée devant les tribunaux français ou avec le concours des autorités françaises, se rapportant sous une forme quelconque, pénale ou civile, à l’esclavage. Mais je vous prie en outre, dès aujourd’hui, de préparer les mesures propres à réaliser le vœu de la Chambre. Etudiez également l’établissement de libres contrats de travail ou de location des terres occupées par les anciens esclaves non encore propriétaires. Enrôlez dans les milices, pour essai, les affranchis sans travail et pouvant utilement servir. Quinze gardes européens[27] partiront le 10 juillet ; d’autres suivront. Appliquez tous vos efforts à exécuter les décisions du Parlement et à assurer l’ordre. » A quoi M. Laroche répondait le 10 juillet[28] : « Je suis prêt à abolir l’esclavage quand vous voudrez ; si la chose doit se faire, mieux vaut la brusquer, » Le 10 août, il transmit par la poste un projet d’arrêté, préparé par la commission locale dont l’institution avait été prévue par les instructions du 9 juin, et qui réalisait l’émancipation immédiate et complète. Parvenu à Paris le 10 septembre, cet arrêté fut aussitôt approuvé par le ministre dans le câblogramme du 14 et promulgué le 26 à Tananarive par M. Laroche à l’heure où il remettait ses pouvoirs au général Gallieni[29].

La mesure fut accueillie avec enthousiasme par les affranchis de l’Emyrne, à tel point même qu’on put se demander si, édictée un an plus tôt, au moment de la prise de Tananarive, elle n’eût pas empêché la naissance et le développement de l’insurrection en fournissant dès le début à la domination française un point d’appui moral qui lui avait presque totalement manqué[30]. Seuls des vieillards et des infirmes, incapables de subvenir à leurs besoins et désormais privés des secours que leurs maîtres étaient tenus de leur fournir, se plaignirent et durent être assistés par l’administration ; de même, il fallut recueillir un assez grand nombre d’enfans en bas âge. Pour les maîtres, leur esprit avisé et calculateur eut bientôt fait d’inventer un moyen de ne point trop souffrir dans leurs intérêts : avec de légers salaires, parfois même avec la simple promesse de leur fournir logement, nourriture et vêtement, ils retinrent à leur service la majeure partie de leurs anciens esclaves.

L’arrêté d’émancipation contenait cependant une grave lacune : contrairement aux instructions ministérielles, il n’édictait aucune règle sur le libre contrat de travail, d’où une instabilité redoutable pour les colons en quête de main-d’œuvre et qui, embauchant un jour des ouvriers agricoles ou autres, les voyaient disparaître subitement quelques semaines plus tard, sans qu’aucun moyen légal s’offrît à eux pour assurer la marche des travaux en cours. L’arrêté ne prévoyait non plus aucune répression du vagabondage, et comme, au début tout au moins, de nombreux affranchis se montraient plus soucieux de jouir de leur récente liberté que de se pourvoir d’un gagne-pain, une masse flottante se constitua, qui formait une réserve de recrutement tout indiquée pour le brigandage ou l’insurrection, suivant les cas.

Le général Gallieni eut à se préoccuper de la question : sur l’avis d’une commission spéciale, il prit, à la date du 2 janvier 1897, des dispositions complémentaires obligeant tous les habitans de l’île à justifier de moyens d’existence réguliers, et, sous peine d’emprisonnement d’abord, puis de travail forcé sur les chantiers de l’Etat, à ne pas rompre pour plus de cinq jours les contrats de travail qu’ils auraient passés avec des particuliers. Ces mesures rigoureuses de répression, imposées par l’absence même de procédés préventifs auxquels la politique improvisée par la Chambre avait empêché d’avoir recours, furent approuvées par celle-ci[31]. On put s’en départir par la suite ; ou tout au moins en atténuer la sévérité, mais l’expérience prouva une fois de plus qu’il est matériellement impossible de passer brusquement du régime de l’esclavage à celui de la liberté sans traverser une époque intermédiaire où le travail obligatoire est une nécessité sociale.


VI

Le général Gallieni s’embarqua à Marseille le 10 août. Il était accompagné des seuls renforts qu’il eût demandés, soit quatre compagnies de la légion étrangère[32]. Il avait en outre l’autorisation d’employer les fusils et munitions en réserve à Madagascar pour armer les populations indigènes et les mettre en état de résister par elles-mêmes à l’insurrection. Bien que les derniers télégrammes du résident général signalassent une légère amélioration, et que M. Laroche « se sentît maître de la situation autant qu’on peut l’être au milieu de circonstances de force majeure qui créent de si fâcheux embarras[33], » l’état de choses que le nouveau commandant en chef allait trouver à son arrivée dans l’île n’était pas particulièrement brillant ni rassurant.

Il est inutile, et il serait trop triste, d’insister sur les conséquences variées qu’avait produites l’anarchie des services français : le spectacle que présentaient les populations indigènes suffit à montrer l’intensité du mal. « À Tananarive, disait dès la fin de mai un haut fonctionnaire civil, très attaché pourtant aux conceptions de l’administration tunisienne, à Tananarive, on commence à se faire une idée de ce que nous voulons, parce que tous les jours nous conférons avec quiconque se présente à nous. Mais en province, à des centaines de kilomètres, chez des gens qui n’ont jamais vu un blanc, comment voulez-vous qu’on comprenne quelque chose à ce phénomène inouï dans les annales malgaches d’un gouvernement battu à plate couture et qui subsiste ? Faut-il lui obéir encore ou prendre sa revanche des griefs passés ? La reine est-elle réellement libre ? La générosité invraisemblable des Français durera-t-elle, et ne vont-ils pas prendre les terres et les femmes ? ne vont-ils pas émanciper les esclaves ? ne va-t-on pas supprimer les privilèges des nobles ? Les bruits les plus absurdes trouvent créance parmi ces gens ignorans et crédules. Tous les intérêts se sentent vaguement menacés. Quand un fonctionnaire tourne, toute la population tourne avec lui, comme il est arrivé dans le nord. Ou bien des tribus entières se mettent en insurrection, en croyant sincèrement servir la France comme sur la côte est. » Un mois plus tard, le même correspondant avait écrit : « Je sens le pays s’effondrer sous nous... Si l’on ne change pas de tactique,... l’insurrection deviendra générale, nous serons bloqués dans Tananarive, et l’expédition sera complètement à recommencer. » Puis encore, en juillet : « Notre situation a peu changé, et, par le seul fait qu’elle ne s’améliore pas, elle s’aggrave. Tout croît en effet, avec le temps : la démonstration de notre impuissance, la ruine du pays insurgé qu’on achève de piller et d’incendier, l’inquiétude des pays encore tranquilles, la désaffection générale, l’exaspération qui échauffe tous les esprits parmi les Français, militaires, fonctionnaires, missionnaires et civils, et nous met en pleine anarchie. »

Cette ébauche de la situation à Madagascar, vers le milieu de 1896, est très exacte et montre quelle était l’extrême variété des causes qui avaient déterminé les troubles et favorisé leur développement. Sans doute, une idée simple s’en dégageait : il fallait avant tout concentrer des pouvoirs jusque-là trop divisés ; il fallait encore affirmer d’une manière éclatante aux yeux des indifférens et des hostiles l’autorité, désormais définitive, de la France. Mais cela même ne suffisait pas : une application soutenue était indispensable pour démêler les fils des intrigues qui s’entre-croisaient dans les milieux malgaches, appliquer à chacune des passions contraires qui déterminaient l’incertitude et la rébellion le remède convenable, et, une fois l’autorité restaurée, imprimer une direction effective et sagace aux agens de tous ordres, européens ou indigènes, appelés à concourir à l’œuvre de la pacification.

Pour éloignées de nous que semblent de prime abord les civilisations africaines, lors même que, comme celle de Madagascar, elles sont fortement imprégnées d’élémens asiatiques, une analyse minutieuse n’en conduit pas moins à y retrouver les traits essentiels et communs de toutes les sociétés humaines : sous d’autres formes et d’autres noms, et aussi dans une mesure différente, les mêmes conflits de personnes, d’intérêts ou de coteries s’y élèvent, les mêmes difficultés s’y rencontrent à concilier des principes opposés, les mêmes procédés de règne s’y imposent.

Or, Madagascar était, depuis le début du siècle, en proie à une lutte soutenue entre les nobles (andriana) et les bourgeois (hovas) : expropriés une première fois des fonctions publiques en 1828, à la suite d’une révolution de palais, ayant fait un vain effort pour se ressaisir de l’exécutif trente-trois ans plus tard, les nobles s’étaient retirés dans leurs fiefs après la décision prise par leurs adversaires de ne plus appeler au trône que des femmes qui seraient tenues d’épouser un premier ministre choisi dans la caste hova. Trois règnes s’écoulèrent ainsi, sans que les andriana eussent réussi à reprendre faveur, lorsque, la vieillesse de notre grand adversaire Rainilaiarivony aidant, ils parvinrent, depuis 1891, à s’insinuer auprès de la reine Ranavalo et à se faire attribuer peu à peu un assez grand nombre d’emplois. La considération, au moins extérieure, dont le général Duchesne d’abord et M. Laroche ensuite entourèrent celle-ci fit espérer au parti noble qu’il parviendrait à recouvrer ses anciens privilèges et à se débarrasser de la concurrence des bourgeois. Il affectait, par mainte délation, de représenter les hovas comme hostiles à l’influence française, sous le prétexte qu’ils avaient hérité des traditions et des haines de Rainilaiarivony[34]. En réalité, il nous restait foncièrement adverse, et, par le crédit dont il disposait dans les provinces, il était, avec la fourberie de sa race, l’âme même de la révolte.

Dans ce dernier rôle, il disposait de la complicité de la reine, qui se considérait comme le chef des nobles, et qui, — on ne le sut qu’à la fin de 1896, — était en communications presque constantes avec les insurgés, cachant aux autorités françaises les rapports qu’elle recevait sur les mouvemens en préparation, laissant circuler dans les régions troublées des papiers revêtus du sceau royal, et entretenant dans son entourage immédiat des sentimens à peine déguisés d’animosité. Ranavalo ne donnait pas précisément l’impulsion au mécontentement, mais elle et ses confidens laissaient clairement entendre aux meneurs qu’ils le voyaient avec satisfaction se manifester sous la forme violente qu’il avait revêtue : ils espéraient que du désarroi général ne pourrait résulter qu’une amélioration de leur position matérielle et morale.

Ce mécontentement, soigneusement entretenu par les intérêts que la domination française semblait plus directement menacer, rencontrait dans les couches profondes de la population l’écho des passions idolâtres ou fétichistes. On a beaucoup disserté, et l’on dissertera beaucoup encore, apparemment, sur la sincérité et la solidité de la foi chez ceux des Malgaches qui se sont convertis au christianisme en se plaçant soit sous l’égide des protestans, soit sous celle des catholiques[35]. Toujours est-il que les défaites militaires avaient eu pour premier et très significatif résultat d’exciter un réveil prononcé du fétichisme. Dans les destructions d’édifices religieux auxquelles procéda l’insurrection, les coups furent répartis entre protestans et catholiques dans la proportion même où les deux confessions se partageaient la clientèle locale : deux tiers des premiers contre un tiers des seconds. Les prêtres d’idoles allaient, en effet, répétant en tous lieux que, si le pays avait été envahi par les blancs, cela tenait à l’abandon et au dédain où l’on avait laissé la religion des ancêtres. Il fallut de nombreuses et sanglantes expériences pour prouver aux imaginations mobiles des indigènes que les amulettes ne protégeaient pas mieux les combattans contre les balles ennemies que ne l’avaient fait les scapulaires ou les tracts.

L’intérêt de caste et la réaction antichrétienne avaient ainsi fourni aux habituelles et périodiques déprédations[36] un appoint assez fort pour que, de simple opération de brigandage au début, l’agitation se fût rapidement transformée en insurrection politique proprement dite. Et, contre l’assaut combiné de ces mobiles variés, les vieux cadres de l’administration hova n’étaient plus à même de résister. Rainilaiarivony n’était plus là pour les mener avec sa rudesse habituelle. Son élève Rasanjy n’occupait encore que des fonctions secondaires et était plus préoccupé de se défendre contre les intrigues de cour que de se compromettre pour le service des Français, qu’il sentait faibles et incertains. Dans les provinces, le désarmement opéré par le général Duchesne, et qui avait été effectué, non pas par les Français eux-mêmes, mais par des intermédiaires indigènes, avait, comme par hasard, laissé les braves gens sans défense et les mécréans armés. La police locale elle-même n’existait plus et, notamment, on ne voyait plus fonctionner, contrairement aux plus antiques traditions locales, la responsabilité collective des villages, avec la faculté pour eux d’emprisonner ou de livrer à l’autorité centrale les individus suspects de mettre quelque jour en jeu cette responsabilité par leur mauvaise conduite. L’ancien système s’était écroulé : aucun autre ne lui avait été substitué ; si bien qu’à toutes les causes de troubles déjà existantes venait encore s’ajouter celle-ci que, dans les régions autres que l’Emyrne, les autochtones, toujours plus ou moins disposés à secouer le joug ho va, pouvaient, avec quelque apparence de bonne foi, se figurer qu’ils seraient agréables à la France en achevant de détruire ce qu’elle ne semblait nullement disposée à maintenir.

Tels étaient les faits, — moins connus alors dans leur détail qu’ils n’étaient soupçonnés dans leur ensemble, — qui fournirent le texte des instructions données, aux dates des 6 et 8 août 1896, au général Gallieni et au résident général.

La loi d’annexion, aussitôt promulguée dans l’île, devait avoir pour conséquence immédiate de substituer des arrêtés du résident général aux lois de la reine Ranavalo : tout au plus celle-ci aurait-elle, au même titre que les autres chefs de tribus indigènes, à « communiquer » les décisions de l’autorité française à ses sujets. « La loi du 6 août fait entrer Madagascar dans notre domaine colonial, et vous avez désormais à conformer tous vos actes à l’esprit de cette loi, qui coupe court à toute hésitation dans la politique à suivre. Vous n’avez pas à songer à administrer directement un pays aussi vaste, mais bien à utiliser également tous les élémens de gouvernement que vous offre l’organisation sociale des tribus de l’île en tenant compte de leur diversité de races[37]. » À cette affirmation de la souveraineté française étaient jointes des prescriptions étroites relatives à l’unité de direction : le commandant en chef ne devait correspondre qu’avec le ministre des Colonies ; il ne pouvait le faire que par l’intermédiaire du résident général, lequel était tenu de transmettre les rapports originaux, en les accompagnant ou non de ses observations. Et, comme cela encore ne suffisait pas à assurer la cohésion et la rapidité des efforts à accomplir, ordre était donné de constituer sans retard les régions troublées, et particulièrement l’Emyrne, en territoire militaire sous l’unique autorité du général Gallieni, avec mandat complémentaire de faire disparaître, dans les tribus de la périphérie, les signes apparens de l’ancienne hégémonie hova pour y substituer le drapeau français[38].

Au général Gallieni, chargé de la tâche la plus difficile et la plus pressante, le ministre rappelait[39] que sa mission ne consistait pas seulement à rétablir l’ordre dans l’Emyrne, mais aussi à garantir la liberté sans cesse menacée des communications de Tananarive avec la côte, par Tamatave d’une part, et Majunga de l’autre :

« Je tiens à définir le double rôle que vous réserve la confiance du gouvernement dès votre arrivée à Madagascar en tant que commandant supérieur du corps d’occupation et des territoires militaires et les circonscriptions à établir dans la région des hauts plateaux, centre de la rébellion.

« Comme commandant supérieur des troupes, vous aurez à vous préoccuper tout d’abord d’assurer les relations de la capitale avec les côtes (d’une part de Tananarive à Tamatave, d’autre part jusqu’à Majunga) et avec Fianarantsoa, à l’intérieur de l’île. Ces lignes d’opérations sont les plus essentielles. Tous vos efforts, général, devront tendre à établir fermement notre puissance dans la partie centrale de l’île, d’abord, et dans ses principales lignes d’accès aux côtes, ensuite. Nous n’avons pas à penser actuellement à augmenter davantage les limites de notre occupation effective.

« Vous aurez toute initiative pour activer la formation des régimens indigènes, dans les strictes limites des crédits dont vous pourrez disposer et pour les substituer aux troupes africaines, tout en gardant de ces dernières troupes le noyau indispensable pour parer à toute éventualité grave. La diversité même des races des peuplades de l’île vous est un sûr garant de réussite dans le recrutement des troupes indigènes, dès que vos informations et votre connaissance personnelle du pays vous permettront de bien saisir les caractères qui différencient ces races et de profiter de leur division même pour utiliser leur concours militaire suivant les régions et les événemens.

« Avant tout, vous devrez vous préoccuper d’éviter, autant que possible, l’envoi de troupes d’Europe. Seuls, les cadres seront obligatoirement empruntés à la métropole et en nombre suffisant, au début surtout, pour imposer le respect aux nouvelles recrues indigènes.

« La préoccupation de constituer des corps de troupes indigènes ne doit pas être exclusive, dans votre esprit, de celle de former des forces de police, des milices analogues à celles de l’Indo-Chine et qui seront mises à la disposition des résidens pour réduire le brigandage. Je vous prie d’apporter tous vos soins à favoriser le développement de ces milices qui, peu à peu, avec le temps, suffiront, quand la civilisation aura pris le dessus dans la grande île, pour y faire régner le calme indispensable aux entreprises de colonisation.

« Comme commandant supérieur des troupes à Madagascar, vous voudrez bien encore donner des instructions précises à tous vos subordonnés relativement à la conduite qu’ils auront à tenir dans leurs rapports avec les indigènes. La pacification du pays dépendra en grande partie du tact qu’ils sauront montrer dans ces rapports en évitant de heurter de front les préjugés, les croyances des autochtones dans toutes leurs manifestations, le culte des morts entre autres. D’après certains avis qui me sont parvenus, l’affaire de X..., qui aurait pu tourner en désastre, si la milice n’avait pas réintégré au moment voulu ses quartiers, n’aurait pas d’autre origine réelle que la violation de quelques tombeaux indigènes détruits pour faire place à une route en construction.

« Vous avez trop l’expérience des guerres coloniales pour que je croie utile d’insister sur la prudence qu’il convient d’apporter, afin de hâter la pacification, dans la répression des actes de rébellion. L’incendie des villages, les rigueurs exercées en masse contre des populations souvent plus coupables par ignorance que par véritable haine de l’étranger, à moins que les nécessités des opérations militaires ou des circonstances spéciales n’y obligent nos troupes, sont à éviter, en dehors de toutes les considérations d’humanité qui s’imposent, si nous voulons utiliser notre conquête. La mise en valeur de ce pays, qui a déjà tant coûté à la France, ne peut être retardée ; le rétablissement du bon ordre dans les régions les plus favorables au développement des entreprises européennes donnera aux colons la sécurité qui leur manque actuellement et permettra à l’administration de procéder au recouvrement des impôts dont il n’a pu être question jusqu’à présent.

« Le gouvernement vous donne toute liberté pour rechercher et pour punir les auteurs des troubles qui se sont succédé presque sans interruption depuis que nous occupons Tananarive ; il approuve à l’avance la politique ferme que vous ne manquerez pas de suivre à l’égard de certains personnages de la cour d’Emyrne, dont les agissemens contre notre influence ont, d’ailleurs, été signalés à diverses reprises au résident général ; mais il a en même temps la plus grande confiance en votre modération vis-à-vis des classes inférieures indigènes qui ne font que suivre l’impulsion qui leur est donnée et peuvent être assez promptement gagnées à notre cause, si vous voulez bien indiquer à tous vos collaborateurs, aux titres les plus divers, la ligne de conduite à suivre pour se concilier les sympathies des races autochtones en tenant compte du tempérament de chacune...

« Au point de vue politique, il ne me reste plus qu’à vous indiquer les vues du gouvernement sur deux points qui préoccupent particulièrement l’opinion : le premier concerne l’administration des indigènes par les indigènes de même tribu, c’est-à-dire la suppression de l’hégémonie hova ; le second a trait à la question des cultes chrétiens à Madagascar.

« J’ai déjà, quant à l’administration des indigènes par des chefs de même race, exposé mes vues dans une dépêche au résident général en date du 23 mai dernier, dont vous trouverez ci-joint copie. Je les ai également fait connaître à la commission de la Chambre chargée d’examiner le projet de loi tendant à déclarer Madagascar colonie française, et qui a été adopté par le Parlement. Je n’ai rien à ajouter à ces explications annexées aux présentes instructions ; toute la question peut ainsi se résumer :

« Madagascar est devenue colonie française et le système qui consistait à gouverner l’île en exerçant simplement une action protectrice sur la peuplade dominante doit être écarté. L’action de la puissance souveraine doit maintenant se faire sentir directement par l’intermédiaire des chefs de chaque peuplade distincte et il vous appartiendra d’utiliser, au mieux de nos intérêts, l’autorité de ces chefs dans les diverses régions de l’île comprises dans les territoires militaires, en les dirigeant au moyen des résidens français, civils ou militaires.

« La question des cultes chrétiens a fait l’objet d’instructions spéciales au résident général en date du 8 juillet dernier, en même temps que celle très importante de l’enseignement des indigènes. Vous voudrez bien vous conformer à ces instructions, dont ci-joint copie.

« Pour les compléter, vous n’aurez qu’à vous reporter au compte rendu de la séance de la Chambre du 11 juillet dernier. Aux questions qui m’étaient posées sur l’attitude du gouvernement à l’égard de certaines confessions religieuses à Madagascar, j’ai répondu que « nous devions tenir la balance égale entre toutes les croyances et entre tous les cultes, mais que, si, derrière des confessions religieuses quelconques, se cachaient des menées politiques quelconques, ceux qui se livraient à ces menées seraient expulsés du territoire, conformément au droit commun pratiqué même dans les pays civilisés. »

« Telle est la pensée du gouvernement, et vous n’aurez qu’à y conformer vos actes, le cas échéant. »

Ainsi se trouvait définie, et dans ses tendances et dans ses moyens, l’action nouvelle de la France à Madagascar. Dictées, non point par les vues personnelles ou préconçues de tel ou tel homme, mais par l’expérience même des derniers mois ; préparées par les indications précédemment données au résident général et déjà partiellement appliquées, de manière que l’évolution pût s’accomplir sans à-coup ; confiées pour leur exécution aux serviteurs les plus expérimentés de la cause coloniale, ces instructions, sommairement annoncées à la Chambre le 16 juillet, développées avec plus de détails devant le Sénat le 3 novembre, reçurent l’entière approbation du Parlement. Leur valeur ne tarda pas à être prouvée par la promptitude des résultats qu’elles permirent d’obtenir. Mais des délais inéluctables devaient s’écouler avant que le général Gallieni n’atteignît Tananarive et n’y fît sentir son impulsion ; ils furent consacrés par le Pavillon de Flore à l’étude de diverses questions de pure administration.


ANDRE LEBON.

  1. On sait que c’est en 1897 seulement, quinze ans après la conquête, et à la suite de très laborieuses négociations, que les divers traités de ce genre conclu par la Tunisie avec les grandes puissances européennes ont pu être révisés et permettre d’accorder un régime de faveur au commerce français. Encore a-t-il fallu faire à ces puissances quelques concessions transitoires pour leur arracher cette solution.
  2. Les instructions données par M. Berthelot à M. Laroche sont du 11 décembre ; on aura l’occasion d’y revenir par la suite. M. Laroche fit signer l’acte unilatéral par la reine Ranavalo dès son arrivée à Tananarive, c’est-à-dire le 18 janvier 1896. En voici les dispositions :
    « S. M. la Reine de Madagascar, après avoir pris connaissance de la déclaration de prise de possession de l’île de Madagascar par le gouvernement de la République française, déclare accepter les conditions ci-après :
    « ARTICLE PREMIER. — Le gouvernement de la République Française sera représenté auprès de la reine de Madagascar par un résident général. — Art. 2. — Le gouvernement de la République Française représentera Madagascar dans toutes ses relations extérieures. Le résident général sera chargé des rapports avec les agens des puissances étrangères ; les questions intéressant les étrangers à Madagascar seront traitées par son entremise. Les agens diplomatiques et consulaires de la France en pays étrangers seront chargés de la protection des sujets et des intérêts malgaches. — Art. 3. — Le gouvernement de la République Française se réserve de maintenir à Madagascar les forces militaires nécessaires à l’exercice de son autorité. — Art. 4. — Le résident général contrôlera l’administration intérieure de l’île. S. M. la reine de Madagascar s’engage à procéder aux réformes que le gouvernement français jugera utiles au développement économique de l’île et au progrès de la civilisation. — Art. 5. — Le gouvernement de S. M. la reine de Madagascar s’interdit de contracter aucun emprunt sans l’autorisation du gouvernement de la République Française. »
  3. 14, 28, 29 décembre 1895, 7 et 28 janvier 1896.
  4. L’ordre n’a été rétabli entre les divers services de l’Indo-Chine que lorsque le décret du 27 janvier 1886 eut stipulé que le résident général « a sous ses ordres le commandant des troupes de terre et de mer » et que celui-ci peut correspondre directement avec les ministres militaires « pour les questions techniques, dans les limites autorisées par le ministre des Affaires étrangères. » On sait qu’en Algérie, à la suite des troubles de 1898-1899, il a fallu prendre des mesures analogues.
  5. Arrivé le 6 décembre 1895.
  6. M. Laroche l’enroya spontanément en Algérie dans le courant de février 1896. Il y mourut le 17 juillet suivant.
  7. Même rapport du 22 octobre.
  8. Ce personnage avait dirigé la résistance de Tamatave durant la guerre, mais n’avait fait aucune difficulté pour se soumettre, lorsqu’il sut la conclusion de la paix.
  9. Rapport du 30 novembre, transmis aux Colonies le 28 Janvier.
  10. 1er et 16 mars 1896.
  11. 2 février 1896.
  12. Nous parlerons plus loin de l’incident relatif à l’esclavage.
  13. Février 1897.
  14. Elles firent l’objet d’instructions spéciales le 28 mai 1896.
  15. A la faveur de ce régime, l’importation des tissus français, qui, par rapport à l’importation totale, était de moins du quart en 1896, a dépassé les trois quarts en 1898, en montant de 1 800 000 francs à 6 250 000 francs. Celle des vins et alcools a presque triplé. Voici, au surplus, quelle a été la progression du commerce général de l’île dans ces dernières années : 1890, 9 millions ; 1893 12 millions ; 1896, 16 millions ; 1897, 23 millions ; 1898, 27 millions ; 1899, 36 millions. Dans ce dernier total, les importations sont de 28 millions, les exportations de 8 millions. Pour les importations, la part de la France est d’environ 90 p. 100 ; le chiffre d’affaires de l’Angleterre et des États-Unis a baissé des cinq sixièmes ; on peut dire qu’en fait, le marché malgache est désormais réservé aux produits français. De même pour la navigation : le mouvement commercial s’accomplit pour plus de 85 p. 100 sous pavillon français.
  16. Les télégrammes de ou pour Tananarive devaient encore à cette époque être remis à Tamatave, qu’aucun câble n’reliait ni à Majunga ni à Port-Louis de Maurice. Il fallait souvent deux ou trois semaines pour qu’ils parvinssent à destination.
  17. 7 mai 1896.
  18. 15 Juin.
  19. Cette anarchie n’était que trop évidente : au conflit permanent entre civils et militaires, qui se traduisait par des dénonciations presque publiques des cliens indigènes des uns et des autres, était venue s’ajouter une incompatibilité d’humeur radicale entre le résident général et son principal collaborateur civil, laquelle obligea le ministre à les séparer dans le courant de juillet. Peu après, M. Bourde dut rentrer en France pour raisons de santé.
  20. M. Laroche avait écrit le 13 avril : « La cour donne l’exemple d’une soumission absolue à nos volontés. Toute indication de nous est obéie comme un ordre. Nous sommes même embarrassés parfois de cette excessive abnégation. Je voudrais plus de hardiesse, sinon à me tenir tête, du moins à discuter avec moi les inconvéniens et les avantages des mesures auxquelles je songe et que peut éventuellement contre-indiquer telle ou telle considération impliquant une connaissance intime du pays, comme peuvent seuls l’avoir les ministres indigènes. »
  21. Pendant longtemps, et malgré un labeur écrasant, il dut, à Tananarive, se soumettre au régime lacté.
  22. « La France, en faisant l’expédition de Madagascar, s’est mis sur les bras une bien grosse affaire. J’ai peur... qu’elle n’ait pas aperçu toutes les difficultés et les charges du lendemain... Si vous jugez mon maintien ici un embarras pour le cabinet, relevez-moi, ce sera une délivrance ! ... » (Lettre du 13 juillet.)
  23. M. Laroche accepta noblement son sort. Il écrivit le 26 septembre : » J’avais une grosse partie à jouer. J’ai eu mauvais jeu. J’ai perdu. Je vous remercie de m’avoir soutenu : ce n’était pas possible plus longtemps, en présence de la formidable campagne de presse à laquelle l’éloignement ne me permettait pas de répondre avec opportunité... Le général Gallieni, en possession des moyens et de l’unité de direction qui n’étaient pas entre mes mains, réussira dans sa mission ; il soumettra Madagascar. »
  24. Livre jaune, 1895, p. 70.
  25. Une dépêche du 9 mars au résident général, en lui communiquant pour avis deux propositions de lois déposées à la Chambre sur l’abolition de l’esclavage, insista sur les mêmes idées.
  26. Voici quel était ce projet, qui devait être mis en vigueur aussitôt après qu’une commission consultative, dont le ministre prescrivait la réunion immédiate à Tananarive, aurait formulé son avis :
    « ARTICLE PREMIER. — Le commerce des personnes, sous quelque forme qu’il soit, est interdit à Madagascar. Tout auteur d’un contrat écrit ou verbal stipulant vente ou achat de personnes sera puni d’une amende de 500 à 1 000 francs et d’un emprisonnement de un à trois mois. — Art. 2. — Les enfans nés ou à naître à partir du 1er octobre 1893 sont libres. — Art. 3. — Toute personne qui voudra se libérer n’aura qu’à verser une somme de 100 francs dans une caisse de l’État. Le récépissé, enregistré gratuitement par l’agent du Trésor, tiendra lieu d’acte d’affranchissement. Cette taxe sera réduite de 10 francs par an jusqu’au 31 décembre 1905, époque à laquelle elle cessera d’être perçue, la libération étant acquise pour tous à compter de ce même jour. — Art. 4. — Les familles ne pourront être disjointes. En cas de cession successorale ou judiciadre, la mère et les enfans suivront le sort du père. — Art. 5. — En cas de vente ou de saisie des biens du débiteur par le créancier, un serviteur, de quelque classe ou condition qu’il soit, ne pourra être assimilé à une propriété susceptible d’être vendue ou saisie. — Art. 6. — Le serviteur d’une femme indigène vivant en mariage concubin avec un étranger sera libéré sur sa simple demande adressée au président du Tribunal jugeant en référé ou au résident de France dans les circonscriptions non pourvues de tribunal. »
  27. Destinés à former des cadres pour la milice.
  28. Arrivé le 21 à Paris.
  29. Voici le texte de cet arrêté :
    « ARTICLE PREMIER. — Tous les habitans de Madagascar sont des personnes libres. — Art. 2. — Le commerce des personnes, sous quelque forme que ce soit, est interdit à Madagascar. Tout contrat écrit ou verbal stipulant vente ou achat de personnes est nul et ses auteurs seront punis d’une amende de 500 à 5 000 francs et d’un emprisonnement de deux mois à deux ans ; en cas de récidive, ces peines seront triplées. Seront passibles des mêmes peines les officiers publics qui auraient enregistré le contrat ou contribué à en faciliter l’exécution. — Art. 3. — Le maximum des mêmes peines frappera toute personne qui aura usé de contrainte pour en entraîner une autre hors de sa province en vue de la vendre, et tout officier public qui, informé de cette contrainte, n’aura pas usé de ses pouvoirs pour y mettre obstacle. — Art. 4. — Les hommes rendus libres par le bienfait de la présente loi, mais qui se trouvaient auparavant dans la condition d’esclave auprès de maîtres dont ils désirent ne pas se séparer, pourront rester chez ces anciens maîtres, s’il y a consentement réciproque. — Art. 5. — La France s’interdit de frapper sur le peuple malgache aucune contribution de guerre. des secours, sous forme de concessions territoriales, pourront être accordés aux propriétaires dépossédés qui seraient reconnus dans le besoin. »
    La question de la corvée était intimement liée à celle de l’esclavage. L’ancienne loi malgache conférait à l’autorité un droit arbitraire d’arracher les indigènes à leurs travaux personnels pour les affecter à des services publics ou particuliers. L’administration française renonça, comme de juste, à ce dernier emploi, qui était une source d’effroyables abus. Quant au service public, elle limita à 52, puis à 30, le nombre des journées de prestation dues par les indigènes, mais en même temps elle nourrit les prestataires et leur alloua un salaire.
  30. Rapport du colonel Bouguié, gouverneur de Tananarive, 18 novembre 1896. Chez les Sakalaves, où le commerce des esclaves était fort actif, l’excitation fut, au contraire, assez grande et joua un rôle important dans les troubles que les troupes françaises eurent à réprimer par la suite.
  31. Question de M. Deville ; séance du 23 mars 1897.
  32. En arrivant à Tamatave, il demanda doux compagnies d’infanterie de marine stationnées à la Réunion. Elles lui furent aussitôt expédiées. On lui envoya en outre de France 10 000 fusils (iras et les cartouches correspondantes.
  33. Télégramme du 20 juillet.
  34. Rasanjy, ancien collaborateur de ce dernier, que M. Ranchot avait fait nommer secrétaire général du gouvernement malgache en octobre 1895, et que le général Gallieni a placé et maintenu depuis à la tête des services indigènes, fut particulièrement l’objet de leurs dénonciations. On alla jusqu’à fabriquer des faux pour l’impliquer dans un prétendu complot contre la France.
  35. La question religieuse et celle des rivalités entre confessions chrétiennes sera traitée plus loin.
  36. Tous les ans, à l’approche de la saison sèche, et après avoir fait leurs propres récoltes, les fahavalos de la périphérie de l’île avaient coutume de remonter vers les plateaux pour y voler des bestiaux.
  37. Dépêche du 8 août au résident général.
  38. Instruction du 6 août.
  39. 6 août.