La Pacification de Madagascar (1896-1898)/02

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La Pacification de Madagascar (1896-1898)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 159 (p. 797-830).
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LA PACIFICATION DE MADAGASCAR
1896-1898

II[1]
DEPUIS L’ANNEXION


V

Si plaie d’argent n’est pas mortelle, elle est du moins singulièrement cuisante, surtout quand tout se réunit pour l’aviver. Dans un temps où les troubles rendaient la perception des recettes locales fort aléatoire, il était particulièrement douloureux d’avoir à compter avec la parcimonie parlementaire pour faire face aux exigences les plus impérieuses de la situation.

Au point de vue militaire, la difficulté n’était pas insoluble, ou du moins l’expédient indispensable se découvrait aisément. En établissant les prévisions du budget de 1896, le cabinet Léon Bourgeois, avec l’optimisme imperturbable que lui commandait sa politique intérieure, avait brusquement fait tomber à 7 millions, du chiffre de 90 millions qu’elles avaient atteint pour l’expédition de 1895, les dépenses du corps d’occupation. Or, non seulement les réductions d’effectifs déjà opérées à la fin de 1893 n’avaient pu être intégralement maintenues, puisqu’il avait fallu concéder quelques renforts au général Gallieni, mais, de plus, celles qu’on avait escomptées pour le premier semestre de 1896, avaient dû être complètement abandonnées à raison de l’insurrection. De là un dépassement notable dans les évaluations premières. Par bonheur, une fois le drapeau engagé et quand il s’agit de pourvoir à l’entretien de nos soldats, le Parlement ne se montre pas trop avare des deniers publics : chacun voyait que la nécessité avait commandé des mesures autres que celles tout d’abord prévues ; lorsque la carte à payer de ce chef fut présentée aux Chambres après la clôture de l’exercice, nul ne la discuta ni ne la contesta.

Tout autre était la position pour les dépenses civiles. Lors du départ de M. Laroche pour Madagascar, le résident général avait reçu ordre de préparer le budget local en faisant état d’une subvention de 2 760 000 francs de la métropole : deux millions provenant des crédits jadis inscrits au ministère des Colonies pour les établissemens de Diego-Suarez, Sainte-Marie et Nossi-Bé ; le surplus naguère affecté par le quai d’Orsay au protectorat proprement dit. Par une de ces fantaisies qui lui permettent de se poser auprès des contribuables en défenseur vigilant de ses intérêts et de compenser pour partie les largesses électorales qu’il fait souvent par ailleurs, le Parlement avait, encours de route, et alors que les dépenses étaient déjà engagées, supprimé un tiers de cette subvention. D’un autre côté, l’insurrection, en se généralisant, avait eu pour résultat presque immédiat d’arrêter l’essor du commerce, voire de suspendre les travaux agricoles, ce qui entraîna un fort ralentissement dans les recettes douanières en même temps que l’impossibilité de recouvrer les taxes indigènes dans de vastes régions où la disette força même d’introduire des quantités » considérables de riz de Cochinchine. Enfin, le cabinet Léon Bourgeois avait très sagement envisagé qu’une des conséquences prochaines de l’expédition devait être de permettre au gouvernement hova la conversion, sous la garantie de la France, de certain emprunt contracté par lui en 1886 auprès du Comptoir d’escompte : avec l’économie qui en proviendrait dans le service des annuités, on allégerait les charges du budget local ; avec une soulte qu’on avait ménagée dans cette opération financière, on devait pourvoir à quelques travaux publics de première installation particulièrement indispensables. Comme ces travaux pressaient, on avait autorisé M. Laroche à en commencer quelques-uns avant même que la loi de conversion eût été votée par les Chambres. Or la session ordinaire de 1896 s’était achevée sans que ce vote fût intervenu.

Pour parer aux mécomptes causés par ces multiples accidens, on avait, comme on dit, fait flèche de tout bois : suspension de toutes nominations nouvelles dans le personnel civil ; arrêt dans l’embarquement de certains agens déjà pourvus de leur titre de nomination, mais pas encore de leur feuille de route ; ordre de percevoir une taxe de consommation de 120 francs par hectolitre d’alcool, puis un impôt de patentes, puis, plus tard, des taxes de navigation et autres ; ordre d’interrompre les travaux engagés au titre extraordinaire, etc.[2]. Mais tout cela, vu les distances, ne pouvait s’exécuter ad nutum, et, malgré tous les efforts, il fallait s’attendre à un déficit qu’on évalua tout d’abord à un million et demi environ sur le seul budget local.

Comment combler ce déficit ? La soulte de la future conversion semblait tout indiquée pour cet usage : en la grevant de cette charge, on appauvrissait d’un dixième à peine la dotation des travaux publics et l’on faisait l’opération financière la plus régulière du monde. Mais, quand il s’agit de passer de la théorie à l’application, ce fut toute une affaire : le ministère des Finances, qui avait d’abord demandé, non sans raison, que l’affectation de la soulte à des travaux publics ne fût pas édictée avant qu’un plan de ces travaux eût été arrêté, objecta soudain, lorsqu’il fut saisi du plan, qu’il ne lui était plus possible de consentir à ce que la conversion fût garantie par l’Etat français. On avait bien pu en effet, disait-il, concéder au « protectorat » de Madagascar la même faveur que jadis au « protectorat » de la Tunisie ; mais, depuis que la grande île était tombée au rang de simple colonie, elle devait être traitée sur le même pied que les autres colonies ou les départemens français ; or il n’y avait pas d’exemple que la dette de ces derniers eût jamais été garantie par l’Etat.

On conçoit aisément le désarroi où une pareille thèse jeta le pavillon de Flore : Madagascar annexé était plus mal traité que Madagascar protégé ; ce n’était pas seulement une économie annuelle de 200 000 francs sur le service de l’emprunt qu’on empêchait la nouvelle colonie de réaliser, mais une soulte de 12 millions dont elle perdait la libre disposition[3]. Et si l’on considère qu’il s’agissait d’un budget momentanément en déficit, dont la métropole se verrait forcée, en dernière analyse, de combler les insuffisances en augmentant sa subvention aux frais des contribuables, on reconnaîtra qu’il y avait dans cette prétention de régenter une situation aussi exceptionnelle à l’aide de formules tout juste convenables pour nos antiques mœurs d’uniformité et de centralisation, de quoi faire perdre patience aux plus modérés. Un échange de correspondances assez vives eut lieu à ce propos entre les deux départemens ministériels : les Finances finirent par se rendre aux excellens argumens que les Colonies avaient à leur opposer ; et la loi de conversion, après avoir été encore quelque peu ballottée dans les commissions compétentes des Chambres, finit par être promulguée au printemps de 1897.

De cette manière, le budget local sortit enfin de ses limbes. Grâce aux nombreux perfectionnemens dont il fut l’objet par la suite et à la reprise des affaires qui résulta des progrès de la pacification, il ne tarda pas à prendre un rapide développement. La subvention de la métropole restant fixée à 1 800 000 francs, ce budget fait face, en 1900, à près de 14 millions de dépenses[4] ; il a laissé, dès 1897, un premier excédent de 1 287 000 francs qui a été versé en réserve ; en 1898, un second de 2 millions et demi ; en 1899, un autre excédent d’importance à peu près égale. On voit que si les fées qui entouraient son berceau avaient manqué de munificence, la vie même lui a été clémente[5].

Mais il ne suffisait pas, en 1896, de jeter les fondemens de l’avenir financier de la colonie nouvelle : il fallait encore préparer son développement économique en étudiant, et, s’il était possible, en construisant les voies de communication les plus essentielles. Au cours de son histoire coloniale presque tout entière, la France a à peu près partout répété la même erreur : elle n’a pas su faire succéder rapidement à de gros sacrifices militaires des sacrifices analogues pour les travaux publics. De là, la permanence de charges annuelles excessives pour le service des transports ; de là aussi une entrave prolongée à l’essor des affaires commerciales et de la colonisation, qui sont pourtant les instrumens les plus prompts et les plus efficaces d’une pacification durable. A Madagascar, la question était particulièrement aiguë : ce pays, plus grand que la métropole elle-même, n’avait que peu de kilomètres de voies navigables, point de routes carrossables, et naturellement point de chemins de fer ni de télégraphes ; comme système de transport, il ne connaissait que le portage, et, par le jeu combiné de l’augmentation du nombre des Européens résidant sur le plateau central et de la suppression de l’esclavage qui avait diminué l’effectif des « bourjanes, » le prix d’une tonne de marchandises allant de Tamatave à Tananarive (environ 300 kilomètres avait passé de 500 à 600 francs, avant la guerre, à 1 200 à 1 500 francs pour l’administration, 1 700 à 2 000 francs pour les particuliers, depuis l’occupation, soit en moyenne 6 francs par kilomètre[6].

Il y avait donc tout à faire dans cet ordre d’idées, mais pour le faire, il n’y avait rien ou presque rien, c’est-à-dire pas d’argent. La route qui avait été tracée sommairement pour amener le corps expéditionnaire de Majunga à Tananarive était très longue, et n’avait pu d’ailleurs résister, au moins dans celles de ses parties qui suivaient le fond des vallées, à la première saison des pluies. Il en advint de même d’une piste muletière qu’aussitôt après l’occupation de Tananarive le génie militaire s’était hâté d’aménager dans la direction de Tamatave. Avec la somme provenant de la conversion de l’emprunt de 1885 on pouvait accomplir, et l’on accomplit, en effet, quelque chose : mais 10 millions sont vite employés quand il faut à la fois construire des casernemens pour les troupes, poser des fils de télégraphe[7], installer quelques feux sur les côtes, et ouvrir une route carrossable, aujourd’hui presque achevée, dans des terrains argileux et montueux comme ceux qui séparent Tananarive d’Andevorante[8]. Tout cela fut préparé ou mis en train dès 1896, mais le plus gros œuvre, un chemin de fer, restait en suspens : ni les études n’en étaient faites, ni l’argent n’était prêt pour y subvenir[9].

L’esprit humain, si ingénieux soit-il, n’a encore inventé que trois systèmes, ou plus exactement trois catégories de systèmes, — car les nuances peuvent varier dans chaque application, — pour obtenir la construction d’une voie ferrée un peu coûteuse : l’Etat opère par lui-même, avec les ressources du Trésor public ; il s’en remet à des compagnies privées, auxquelles il promet une garantie d’intérêt pour les capitaux qu’elles engageront dans l’affaire ; il laisse faire des particuliers et ne leur donne, pour tout encouragement, que des concessions de terres ou de forêts encore inexploitées. Le premier de ces systèmes, très en faveur en Russie, n’a encore que peu de vogue en France, quoique, après des expériences très dispendieuses il est vrai, mais très concluantes, il donne aujourd’hui des résultats favorables au Soudan[10] et en Indo-Chine. Le second, celui de la garantie d’intérêt, est particulièrement de mode sur notre vieux continent gallo-romain : on le connaît trop pour qu’il soit utile de rappeler ses avantages et ses inconvéniens. Quant au troisième, il a permis aux Etats-Unis de l’Amérique du Nord de se procurer une large partie de leur réseau ferré, tout en assurant du même coup la mise en valeur des régions traversées par les locomotives, puisque les concessionnaires sont intéressés à tirer profit du sol en même temps que de l’exploitation de la ligne.

Il ne manquait pas à Paris de groupes financiers enclins à construire un chemin de fer malgache sous le régime de la garantie d’intérêt : le risque n’était point grand, en effet, et les émissions de titres assuraient une ample moisson de bénéfices, sans que la respectabilité des émetteurs fût jamais mise en doute, puisque, en prenant les choses au pire, les porteurs de titres toucheraient toujours au moins 3 pour 100 de leur argent. En vain le ministre leur objectait-il que l’exemple souvent discuté de l’Algérie, du Sénégal, de la Réunion n’encouragerait point le Parlement[11] à s’engager de nouveau dans cette voie, et qu’ils s’exposaient, en s’obstinant sur cette formule vieillie, à voir l’Etat construire par ses propres moyens, plutôt que de s’astreindre à rémunérer un capital toujours plus exigeant que la rente : les financiers en question n’en voulaient point démordre ; ils préférèrent ne rien faire que d’essayer de faire neuf.

En revanche, un Mauricien d’origine française, M. de Coriolis, — son nom a fait quelque bruit à l’époque, car il servit de prétexte pour accuser le gouvernement de vouloir livrer Madagascar à la Grande-Bretagne, — se montrait tout disposé à inaugurer le système américain pour le compte de la France. On lui signifia, dès le début des pourparlers, que sa nationalité ne permettrait point de traiter avec lui et que, si jamais le gouvernement adoptait ses idées, il ne les réaliserait qu’au profit d’une société française, constituée selon la loi française et possédant un personnel français. Il ne se découragea pas ; il parcourut la province, prêchant sa foi et son système ; il rencontra, à Bordeaux surtout, puis à Marseille, des hommes disposés à entrer dans ses vues et à prendre à option le chemin de fer de Tananarive à Andevorante, sous la seule condition que, s’ils levaient l’option, l’Etat leur concéderait 300 000 hectares de terre.

Il y avait tout intérêt et pour le Trésor public et pour la colonisation à encourager ce mouvement d’idées et à tenter, à propos de Madagascar, d’imprimer une orientation nouvelle aux capitaux français. Malheureusement une pareille initiative se heurtait à trop de préjugés et d’intérêts particuliers pour que l’action ministérielle fût secondée par le Parlement. On le vit bien pour une autre affaire, beaucoup plus restreinte, où la même formule avait été appliquée : une société française avait demandé la concession d’une route entre Fianarantsoa, dans le Betsileo, et la côte Est ; elle devait construire cette route à ses frais, et se réservait la faculté de la transformer le cas échéant en voie ferrée ; en rémunération de ses capitaux, elle demandait à être autorisée à percevoir des péages suivant un tarif annexé au contrat et réclamait de plus 20 000 hectares de terres. Une convention fut passée avec elle le 7 janvier 1897, approuvée par le comité technique des travaux publics et par la commission permanente du conseil supérieur des colonies, où siégeaient les représentans des principales chambres de commerce métropolitaines ; elle fut déposée le 12 à la Chambre, rapportée le 16 avec entière adhésion de la commission par M. Descubes. Mais jamais le gouvernement ne put réussir à en obtenir la discussion : les uns lui reprochaient, sous des prétextes variés, de rompre avec les traditions financières, d’autres de livrer Madagascar aux grands capitalistes. Bref, tous les adversaires avoués ou déguisés du projet manœuvrèrent de façon qu’il ne vit pas le jour.

Cette première tentative n’était point de nature à faciliter le succès des négociations engagées pour le projet principal, qui fut cependant déposé à la Chambre le 11 mars 1897. Ce dernier présentait, d’ailleurs, l’inconvénient de n’être qu’une simple option qui, si elle n’était point levée par les contractans dans le délai prévu, laisserait l’État aussi démuni qu’auparavant en fait de moyens de transport. Le devoir du ministre était de presser les contractans de transformer cette option en prise ferme, et pour les y amener, de leur fournir les tracés et devis détaillés de la ligne, lesquels n’avaient pas encore été dressés ; si, par la suite, ils venaient à renoncer à l’entreprise, ces études pourraient servir du moins ou à la concession faite à d’autres, ou à la construction directe.

Ce fut l’objet de la mission donnée, pour la saison sèche de 1897, la seule saison où l’on puisse aisément circuler et travailler à Madagascar, à M. le commandant Roques, de l’arme du génie[12], Le commandant Roques rapporta à la fin de l’année un travail complet qui concluait à des difficultés techniques plus grandes et partant à des dépenses plus fortes que celles escomptées tout d’abord. Les concessionnaires éventuels élevèrent en conséquence leurs prétentions pour transformer en prise ferme leur option première : ils ne demandèrent plus que 100 000 hectares de terre, avec droit de préférence pour construire un port à l’embouchure de la rivière Taroha et compléter le réseau ferré de l’Emyrne ; en revanche, ils exigèrent que les services publics leur garantissent des transports annuels pour une somme de 2 800 000 francs. Ce système était encore avantageux pour l’Etat : il mettait ce dernier en présence d’une charge fixe, et le maintenait en dehors tant des aléas de la construction que des combinaisons fallacieuses qui, sur d’autres réseaux, l’obligent à pourvoir aux insuffisances de l’exploitation. Une convention du 14 mars 1898 le consacra, mais la législature prit fin le 31 mai suivant, avant que cette convention eût été ratifiée[13].

Telle est, dans ses traits généraux, l’histoire des efforts faits pour doter rapidement Madagascar des artères principales d’un réseau de voies de communication. Deux années se sont écoulées depuis lors ; tout récemment, à l’automne de 1899, le gouvernement a changé d’attitude : il s’est prononcé pour la construction directe par l’Etat et a sollicité des Chambres l’autorisation, pour Madagascar, de contracter un emprunt de 60 millions, dont les quatre cinquièmes seront affectés à la ligne de Tananarive à Andevorante, mais le Parlement a apporté à accorder cette autorisation la même nonchalance que naguère à l’examen des projets de concessions. La loi vient seulement d’être votée par lui et il est à craindre que l’année 1900 ne voie pas encore s’ouvrir le moindre chantier. La construction sera longue, d’ailleurs, à accomplir lorsqu’elle aura été commencée. Pour plusieurs années encore, Madagascar n’aura donc à sa disposition que les quelques routes qu’elle peut entretenir sur ses ressources courantes, le canal des pangalanes et la route carrossable d’Andevorante à Tananarive, tous deux presque achevés aujourd’hui et exécutés, le premier par une compagnie privée, la seconde par le génie militaire avec la soulte de la conversion de 1897.

On ne peut assurément que déplorer de pareilles lenteurs : depuis les premiers mois de 1898, c’est-à-dire depuis le retour de la mission Roques, tous les élémens techniques de la solution désirable étaient réunis ; il fallait se hâter de diminuer et pour le Trésor et pour le commerce les charges des transports, en même temps que s’assurer le puissant instrument de pénétration et de pacification définitive qu’est une voie ferrée. Le retard n’est assurément pas imputable à l’administration locale, dont les pressantes instances sont venues se briser contre les hésitations de la métropole et l’indifférence irrémédiable que témoigne le Parlement dans les questions étrangères à l’intérêt électoral, L’occasion est passée et perdue d’obtenir des financiers français qu’ils exposent des capitaux dans un chemin de fer sous un abri moins sûr que celui de la garantie d’intérêt. Soit, mais que du moins Madagascar ne soit pas plus longtemps arrêté dans sa croissance, et que la construction directe lui fournisse le plus rapidement possible des facilités pour un nouvel essor économique[14].


VIII

Le général Gallieni a rendu compte, dans un remarquable rapport publié en mars 1899 au Journal Officiel, de la tache immense accomplie par lui à Madagascar. Ce n’est point le lieu de reprendre en détail l’exposé de son œuvre, l’intensité de son activité, la variété et l’ingéniosité de ses solutions[15]. Quelques-unes seulement des questions alors posées, et qui sont d’un caractère plus particulièrement politique, doivent être retenues ici, comme présentant un intérêt d’ordre très général.

Les premières impressions recueillies par le nouveau commandant en chef, à son arrivée dans l’île, au début de septembre, furent médiocres. Le paquebot qui le portait avait fait escale successivement à Mayotte, à Majunga, à Nossi-Bé, à Diego-Suarez et à Sainte-Marie avant de le débarquer à Tamatave, ce qui lui avait permis tout aussitôt de se former une idée d’ensemble. « Sur ces points, écrivait-il au ministre, on vit tout à fait à part du reste de l’île : pas d’instructions, pas de communications, pas de ligne de conduite commune. Aussi chacun agit-il à sa guise. Pour le moment, sur cette côte, tout est aux Hovas... Notre action est nulle ; leur pavillon flotte sur la plupart de leurs anciens postes... la contrebande s’exerce partout, les armes entrent échangées contre la poudre d’or des régions révoltées, et la douane, non organisée partout, ne fait aucune recette... Le mot d’ordre a été donné : on ne cultive pas, ce qui nous expose à une famine dans quelques mois ; déjà le prix du riz a doublé à Tananarive. » Et, une fois parvenu à Tananarive, dans son premier télégramme officiel du 29 septembre, il résumait ainsi son appréciation : « La situation est toujours mauvaise ; nos postes tiennent le pays plat à 2b kilomètres autour de la capitale. Le mouvement insurrectionnel est complet autour d’eux ; les convois de ravitaillement sont journellement inquiétés sur notre longue ligne de communication. Je suis obligé de renoncer provisoirement à garder la ligne de Majunga pour placer le gros de mes forces autour de la capitale et sur la route de Tamatave. »

Tel était le bilan, à l’inauguration du nouveau régime : le 27 septembre, onze provinces de l’Emyrne et du Betsileo avaient été mises en état de siège par M. Laroche et érigées en territoires militaires ; le même jour, le résident général signa l’abolition de l’esclavage ; le 28, il renaît ses pouvoirs au général Gallieni, le tout en stricte conformité avec les ordres ministériels.

Le général Gallieni se mit aussitôt à l’œuvre : « Le gouvernement a pensé, lui avait dit le ministre[16] en l’investissant de la totalité des pouvoirs civils et militaires sur l’ensemble de l’île, que vous accueilleriez comme un puissant encouragement une décision qui mettait entre vos mains le gouvernement même de la colonie tout entière et vous prouverait à quel degré vous possédez sa haute confiance. Cette confiance, le pays la partage, et vous saurez, je n’en doute pas, y répondre en prenant rapidement toutes les mesures de nature à frapper la rébellion au cœur et à en débarrasser l’Emyrne ainsi que les grandes voies de communication qui relient le plateau central aux côtes... Je vous prie de vouloir bien m’adresser par chaque courrier un rapport général tant sur la situation politique que sur la situation administrative du pays pendant la quinzaine écoulée. En vous accusant réception de ces rapports, j’aurai soin de vous donner mon sentiment sur les questions que vous aurez cru devoir soumettre à mon appréciation. J’ai toutefois le désir que vous agissiez sous votre responsabilité dans la limite des pouvoirs si larges qui vous sont confiés aujourd’hui, sans m’en référer pour les détails. Cette décentralisation est indispensable pour éviter des lenteurs qui ne pourraient qu’entraver l’œuvre de pacification à laquelle vous allez vous consacrer. »

Appliquant aussitôt les instructions qu’il avait emportées de Paris, le général Gallieni organisa tout d’abord les cercles militaires des provinces du centre mises en état de siège, en même temps qu’il plaçait sous l’autorité du nouveau secrétaire général, M. l’administrateur François, en résidence à Tamatave, les provinces civiles de la périphérie[17]. Ses recommandations aux uns et à l’autre (25 septembre et 8 octobre) sont un modèle de profondeur et de largeur de vues. Elles se résument dans cette idée qu’à tous les rangs de la hiérarchie, il ne faut pas se borner à imposer l’autorité de la France, mais la faire pénétrer dans les cœurs et dans les mœurs par une collaboration intime avec l’indigène et une connaissance exacte de ses besoins. La multiplication des postes que l’on va relier les uns aux autres, pour opposer un réseau serré de défense à l’insurrection, n’a pas seulement pour objet de refouler celle-ci : ils doivent surtout se proposer de rassurer les populations, de les ramener à leurs travaux habituels, et ne jamais s’appliquer à conquérir du terrain sur la rébellion, sans avoir au préalable organisé complètement le pays derrière eux. Pour les mêler plus étroitement à la vie des autochtones, on a donné à chacun de ces postes une sorte d’autonomie administrative qui, pour la nourriture, le casernement, etc., leur permettra de créer des relations économiques avec le voisinage, montrant ainsi que, partout où il s’implante, le drapeau apporte avec lui non pas seulement la paix publique, mais l’activité commerciale[18]. Bref, le recours à la force brutale ne doit être qu’exceptionnel et limité ; c’est la pénétration lente, le rayonnement progressif du centre vers le pourtour de l’île, qui est la règle.

Quant à l’attitude à prendre vis-à-vis de la reine Ranavalo, le général Gallieni se demanda, dès la première heure, s’il ne conviendrait pas de la déposer et de la remplacer par quelque autre membre de sa famille, moins vaniteux, moins encombrant et plus dévoué. Il s’aperçut très vite qu’elle jouissait encore, dans les campagnes plus peut-être qu’à Tananarive, d’un certain prestige, et qu’il eût été de mauvaise politique de faire disparaître un rouage dont on pouvait tirer quelque parti au profit de l’influence française. Mais il ne s’en appliqua pas moins, par quelques actes significatifs, à montrer à elle-même et aux tiers que les choses ne se passeraient plus désormais comme devant. Au lieu de lui faire visite, à son entrée en fonctions, il attendit quelle prît l’initiative de rendre hommage au représentant de la France ; lorsqu’il se rendit ensuite au palais royal, il exigea que le pavillon hova fût enlevé et remplacé pour jamais par le drapeau tricolore ; il prescrivit à la reine de ne plus s’intituler désormais que « reine des Hovas » et de ne plus s’occuper que de l’Emyrne ; il s’empara, enfin, du grand sceau de l’Etat, de manière qu’on ne pût plus l’appliquer sur des pièces qui n’auraient pas été visées par l’autorité française. « En résumé, disait-il[19], la reine est maintenue au pouvoir, mais, tout en continuant à recevoir les honneurs de nature à rehausser encore son prestige aux yeux des Hovas, elle a été dépouillée à notre profit de toutes les prérogatives qui lui permettaient d’avoir une action réelle sur la marche des affaires. Elle doit être désormais un simple instrument entre nos mains et, dans peu de jours, je verrai à écarter d’elle les personnages de sa famille que je sais hostiles à la France, et qui, très certainement, sont en complicité avec les rebelles. »

L’heure était venue, en effet, où il ne suffisait plus d’attendre le bon plaisir de l’entourage de la reine et des fonctionnaires hovas pour faire exécuter nos volontés et affirmer notre autorité. Déjà, à la suite des premiers faits insurrectionnels, une enquête avait été ouverte par M. Laroche, qui avait abouti à plusieurs condamnations, soit à la mort, soit à l’exil[20]. Mais, atteignant des sous-ordres, ces condamnations étaient pour la plupart demeurées sans effet moral. Le général Gallieni se résigna à frapper à la tête pour s’épargner, par la suite, un trop fréquent recours aux mesures de rigueur. Or, deux hommes considérables, Rainandriamanpandry, ministre de l’Intérieur, et le prince Ratsimamanga, parent de la reine, depuis longtemps suspects, furent convaincus d’avoir trempé d’une manière active et soutenue dans la rébellion[21] : traduits devant le conseil de guerre, ils furent condamnés et exécutés le 12 octobre, en même temps que la princesse Ramasindrayana, très connue pour son hostilité et ses intrigues, était exilée, et que le premier ministre choisi par le général Duchesne donnait sa démission sans être remplacé[22].

Ces mesures énergiques produisirent un effet immédiat : dès la fin du mois, le général Gallieni câblait qu’il n’aurait plus besoin de renforts. Les fonctionnaires hovas naguère hésitans, et les nobles désormais inquiets pour leur responsabilité personnelle, s’employaient maintenant à seconder utilement ses efforts. En quelques semaines, nos postes refoulèrent la rébellion jusque dans la région forestière, laissant derrière eux un pays où la population, hier terrorisée par les insurgés, aujourd’hui rassurée, se reprenait aux travaux de culture. Pour soulager les troupes européennes, fort éprouvées par le gros effort fait en pleine saison des pluies[23], le général Gallieni activait la formation des troupes et milices indigènes. Dans les premiers jours de janvier, les courriers commencèrent à pouvoir circuler sur la route de Majunga et l’Emyrne se trouva à peu près complètement dégagée. Un mois plus tard, on ne signalait plus de troubles appréciables que dans les régions ouest et nord-est de l’île.

Fallait-il s’en fier aux résultats acquis et attendre le retour de la saison sèche, époque normale des désordres et des déprédations, au risque d’être de nouveau surpris par l’événement comme on l’avait été un an plus tôt ? Le général Gallieni ne le pensa pas, d’autant que, si la masse de la population semblait se rallier sincèrement à la cause française, certains symptômes indiquaient que l’hostilité subsistait, plus ou moins sourde, là où nous l’avions toujours rencontrée : à la cour, qui ne se consolait pas d’être tenue en tutelle et subordination ; chez les nobles, que l’émancipation des esclaves privait de leurs revenus agricoles, et que l’arrivée des prospecteurs européens dépouillait des ressources qu’ils tiraient autrefois de la poudre d’or ; chez certains fonctionnaires indigènes, que la régularité de nos procédés administratifs empêchait de se livrer aux exactions habituelles dont ils avaient tiré naguère le plus clair de leur fortune. Autant de mécontentemens latens, que le moindre accident pourrait réveiller, et qui, si l’on n’y mettait bon ordre, empêcheraient le général Gallieni de quitter Tananarive en avril, ainsi qu’il en avait le désir, pour inspecter la côte.

Rien n’est attachant comme de suivre, pour ainsi dire au jour le jour, dans ses télégrammes et ses rapports, l’évolution de la pensée du général Gallieni, à mesure que son esprit attentif recueille des impressions nouvelles, cherche à en dégager des conclusions, élabore des solutions, et se décide enfin, pour agir ensuite avec une précision et une rapidité égales aux précautions et aux délais qu’il a d’abord fait subir à ses méditations. Rien ne montre mieux non plus combien, dans l’accomplissement de sa tâche, il laissait peu de place à l’improvisation, subordonnant à des calculs pénétrans jusqu’aux moindres nuances de ses actes.

« Je dois reconnaître, écrit-il dans son rapport officiel du 12 novembre 1896, que, si la reine ne nous aime pas, ce qui pour moi ne fait aucun doute, elle fait du moins tout ce que je lui prescris sans la moindre objection, s’appliquant à cacher ses préférences pour les Anglais, s’efforçant par tous les moyens de prouver son dévouement à la France et se mettant franchement en avant dès que je lui adresse la plus légère observation. Jusqu’ici, son attitude m’est utile, me permettant de me servir de son influence pour mieux tenir la population. Elle sait d’ailleurs que je n’hésiterais pas à la déposer le jour où elle se permettrait le moindre acte à l’encontre de mes ordres. »

« Tous les fauteurs de désordre, ajoute le général Gallieni le 28 décembre[24], ont constamment invoqué les ordres de la reine afin d’entraîner les populations, ce qui prouve que celle-ci avait, dans les campagnes surtout, un prestige considérable qu’elle a conservé en partie. Si, à Tananarive même, ce prestige a diminué beaucoup, il n’en serait pas moins dangereux de songer dès à présent à la déposer... L’importance qui s’attacherait à un tel événement tend à diminuer à mesure que, par l’application de la nouvelle politique, les diverses provinces reçoivent leur autonomie. Le nom de la reine sera vite oublié en dehors de l’Emyrne et lorsque l’organisation nouvelle sera complète, je pense qu’il sera possible de décréter la suppression d’un rouage devenu inutile. » Et, le 28 janvier, il insiste : « De celle-ci (la reine), je ne m’occupe pour ainsi dire plus, si ce n’est pour arrêter ses velléités d’indépendance et pour l’empêcher de faire acte officiel d’autorité jusqu’au jour où, oubliée de ses anciens sujets, elle verra sa souveraineté effectivement réduite à néant et où la royauté tombera d’elle-même, à moins que je ne trouve auparavant l’occasion de la supprimer brusquement. Tel est le but que je poursuis lentement et avec toute prudence, sachant que je me conforme ainsi aux desiderata du département. Déjà je ne considère plus l’ancien gouvernement malgache comme un obstacle sérieux avec lequel je doive compter et mon attitude énergique du début a eu pour premier effet que les indigènes se sont vite habitués à ne tenir compte que des ordres à eux donnés par les autorités françaises ; ils reconnaissent, d’ailleurs, et j’ai des renseignemens précis à ce sujets les bienfaits d’une administration régulière édictée par nos idées de justice et de libéralité, et j’ai tout lieu de penser que la majorité de la population serait peinée de voir revenir l’ancien état de choses dont le peuple a eu tant à souffrir. Toutefois, je le répète, cette évolution sociale a besoin d’être conduite avec la plus extrême prudence ; elle est l’objet de mes préoccupations incessantes, et je ne néglige aucun moyen pour éviter une erreur, dont la moindre serait un désastre au point de vue de la pacification, le but primordial à atteindre. »

Quelques semaines passent, l’idée se précise. Le général Gallieni télégraphie le 17 février : « La pacification est entravée par des menées… sourdes qui semblent avoir pris recrudescence. L’opposition et la résistance se font sentir du côté de la reine et de la caste noble, tandis que les anciens esclaves et la caste bourgeoise se rapprochent de nous. » Puis le 20 encore : « Il me paraît impossible de conserver pendant longtemps l’institution de la royauté, qui est gênante pour l’application du programme de pacification et qui est exploitée par les ennemis de la domination française. La reine est toujours à la tête de la caste noble et privilégiée, qui est irréconciliable. » Et enfin, le 27 : « Devant l’inertie de la reine, l’hostilité sourde de certains étrangers et de la caste noble, et la persistance des chefs de bande, selon toute probabilité, à se servir du nom de la reine pour entretenir la méfiance contre nous et préparer de nouveaux troubles au printemps, je me décide à abolir immédiatement la royauté dans l’Emyrne ; en conséquence, j’invite aujourd’hui la reine à résigner ses fonctions : elle quittera Tananarive demain pour Tamatave, où elle s’embarquera pour la Réunion… Les difficultés que rencontrent les communications urgentes m’ont empêché de demander votre assentiment préalable. »

Ces difficultés étaient telles, en effet, que le télégramme précité du 20 février n’était parvenu à Paris que le 1er mars, et que la réponse du gouvernement, où l’on indiquait que la déposition de Ranavalo semblait encore prématurée, à moins de chefs d’inculpation très précis, partie de Paris le 2 mars, ne joignit que le 19 le général Gallieni, c’est-à-dire près d’un mois après les événemens accomplis[25].

Que le général Gallieni ait eu raison d’agir comme il l’avait fait, l’événement la surabondamment prouvé : cette mesure n’eut pas seulement pour résultat d’éviter un retour offensif de la rébellion à l’ouverture de la saison sèche de 1897, et de permettre la rentrée en France d’une partie des troupes que l’on entretenait encore à grands frais dans l’île ; elle découragea le vieux parti hova, amena de nombreuses soumissions ; l’effet fut si prompt et si complet que, dès le mois de mars, le général Gallieni put amnistier les détenus politiques pour faits de rébellion, lever l’état de siège, et quitter l’Emyrne pacifiée pour aller visiter la côte.

Mais, tout entier à sa tâche locale, le général Gallieni ne s’était pas avisé du retentissement qu’aurait en France et en Europe la déposition de la reine Ranavalo, et de la position bizarre où se trouverait le gouvernement. Pour expliquer cette initiative, on n’avait entre les mains que le télégramme excessivement sommaire du 27 février et les rapports antérieurs, lesquels concluaient à l’ajournement de la mesure. Questionné le 18 mars au Sénat par M. Trarieux, le ministre ne put que manifester sa confiance générale dans le commandant en chef et les raisons de cette confiance, sans se prononcer expressément sur le coup d’État lui-même, dont il ignorait encore les détails. Interpellé le 3 avril à la Chambre par M. Pourquery de Boisserin, mais déjà en possession alors de rapports plus précis, il put déclarer « regretter que les circonstances eussent forcé le général Gallieni à prendre cette décision sans avoir pu recevoir l’adhésion préalable du gouvernement, parce qu’il aurait tenu à honneur, quant à lui, de joindre sa responsabilité à celle du général. » Sur quoi la Chambre vota à l’unanimité un ordre du jour « approuvant la politique suivie à Madagascar et adressant à l’armée ses patriotiques félicitations ; » et, quelques jours plus tard, le général Gallieni reçut le titre de gouverneur, au lieu de celui de résident, qui n’avait plus de sens.

Ainsi se trouva réglée, pour le plus grand bien de la France et de sa nouvelle colonie, la question politique de l’organisation du pouvoir dans la grande île[26]. Mais, en dépit de l’unanimité du vote de la Chambre, cette solution laissa d’assez durables rancœurs au sein d’un certain parti, dont M. Trarieux s’était fait l’interprète discret au Sénat, et qui affectait de voir dans l’exil de la reine l’action de préoccupations confessionnelles parfaitement étrangères et au gouvernement et au général Gallieni. L’on touche ici à un des problèmes les plus délicats qui se soient posés au moment de l’occupation de Madagascar. Il mérite un exposé d’ensemble.


IX

C’était un axiome indiscuté auprès de la fraction la plus ardente du protestantisme français que M. Laroche avait succombé dans sa tâche sous le seul effet des attaques combinées « des tripoteurs, des militaires et des jésuites[27]. » Le même gouvernement qui, durant le séjour de M. Laroche à Tananarive, avait été dénoncé par une fraction de l’opinion publique, de la presse et du Parlement, comme se faisant le complice, conscient ou non, du prosélytisme calviniste et des menées britanniques, était couramment, depuis l’arrivée du général Gallieni à Madagascar, accusé par le parti adverse d’être le serviteur aveugle de la propagande catholique. Ni les uns ni les autres ne voulaient admettre que, strictement neutre en matière confessionnelle, il n’avait d’autre prétention que de plier les uns comme les autres au service du pays, et que des préoccupations très terre à terre peut-être, mais fort impérieuses et radicalement extérieures au souci de l’au-delà, commandaient sa conduite. Des deux parts enfin, l’on se faisait d’égales illusions sur la sincérité de la foi chez les indigènes, et l’on s’attachait plus, en fait de conversions, à dresser des statistiques qu’à conquérir des consciences. Le plus fâcheux était qu’on prenait au sérieux à Paris tout le bruit qui se faisait à ce propos dans l’île.

« Pasteurs, curés, jésuites, jouent ici le rôle le plus fâcheux et le plus ridicule qu’on puisse imaginer, dit une lettre privée de Madagascar, en avril 1897. Si les missions ont obtenu des résultats sérieux au point de vue de l’enseignement, il n’en est pas de même au point de vue religieux, quoi qu’elles puissent prétendre. Le Malgache n’a pas de convictions religieuses ; il est simplement fétichiste au fond de son être. Il change de religion avec une facilité remarquable, au gré du dernier qui lui parle, d’une simple fantaisie même. Cela n’a pas d’importance pour lui. Je gage que, sur un ordre du résident général, tous les Hovas de l’Emyrne se feraient catholiques le lundi, pour se refaire protestans le jeudi de la même semaine si cela leur était prescrit. »

Cette appréciation quelque peu sceptique ne se comprend que trop aisément pour qui connaît les origines et les procédés de règne des missions chrétiennes à Madagascar. Après un premier essai pour s’implanter dans l’île de 1820 à 1835, les protestans anglais en furent chassés alors par Hanavalo Ier et n’y revinrent qu’en 1861, mais pour se heurter cette fois aux jésuites, fort en faveur auprès de Radama II. Ce dernier ayant été assassiné pour l’excès de ses sympathies françaises, ils s’insinuèrent peu à peu à la cour jusqu’au moment où, en 1868, Ranavalo II s’étant faite protestante, fut naturellement suivie dans sa conversion par un grand nombre de ses sujets, et accorda cette marque insigne de protection à sa nouvelle religion, qu’elle interdit expressément à tout enfant inscrit dans une école d’en jamais changer dans l’avenir.

Cette loi, fondement de la liberté religieuse à la mode malgache, subsistait encore au moment de notre prise de possession. L’un des premiers soins de M. Laroche fut de la faire abroger (9 mars 1896). Mais comme il soupçonnait l’extrême mobilité du caractère indigène et qu’il redoutait peut-être des conversions trop fréquentes et contradictoires, il eut la précaution de faire édicter qu’un enfant ne pourrait pas changer d’école plus d’une fois au cours de la même année scolaire. Quoi qu’il en soit, la législation antérieure et l’exemple de la cour avaient porté leurs fruits. Les méthodistes de la London Missionary Society, avec une dépense annuelle de 800 000 francs, entretenaient à Madagascar 40 missionnaires, 1 400 églises, 1 290 écoles, 3 collèges pour former des pasteurs et instituteurs indigènes, 2 écoles supérieures, 2 hôpitaux, etc., et comptaient 63 000 fidèles et 75 000 élèves, recrutés pour la plupart dans les castes gouvernementales, nobles ou bourgeois. Les quakers, avec 19 missionnaires, tenaient 120 écoles, 1 mission médicale formant des médecins indigènes ; les anglicans, disposant de 14 pasteurs, ne s’occupaient que de prédication sur le plateau central[28]. Quant aux jésuites, avec un budget annuel de 200 000 francs[29] et un personnel de 116 Français, y compris 16 Frères des écoles chrétiennes et 27 Sœurs de Saint-Joseph de Cluny, ils avaient réussi à former 700 instituteurs et institutrices malgaches, enseignaient notre langue à 27 000 élèves, appartenant presque tous aux classes populaires, et estimaient à 136 000 les adhérens qui fréquentaient leurs 330 églises ou chapelles[30].

Il n’y aurait eu qu’à laisser faire et à laisser dire si la rivalité de ces diverses missions n’eût impliqué que des querelles religieuses, « chacun ici-bas étant libre de faire son salut à sa façon, » suivant l’énergique expression du roi de Prusse, Frédéric le Grand. Malheureusement, l’histoire ne se défait ni ne se refait en quelques semaines. La question religieuse à Madagascar était en réalité une question politique, et une question politique des plus complexes, parce qu’elle était à proprement parler internationale. Le fait brutal, éclatant, inquiétant, était celui-ci : parmi les protestans, il n’y avait ni un Français ni un ami de la France. Anglais était l’argent, anglais le personnel, anglais l’enseignement. Au contraire, par la force des choses, bien avant qu’il eût été question pour nous d’occuper l’île, tous les élémens d’action française s’étaient groupés autour des catholiques, et l’on peut dire qu’aux yeux des indigènes, chacune des deux religions s’identifiait avec l’une des deux nations[31].

Cette situation imposait d’infinis ménagemens à l’action des représentans officiels de la France : leur mandat ne pouvait pas consistera satisfaire le zèle, toujours un peu encombrant et, dans la circonstance, quelque peu rancunier, des jésuites ; ils ne devaient pas non plus tolérer que les signes extérieurs et les réalités de la force sociale demeurassent aux Anglais, et que, sous couleur de religion, une influence politique, jadis prépondérante, pût s’exercer contre nous, rallier les mécontentemens indigènes, et continuer à faire prévaloir son enseignement et ses doctrines. Certes, l’état-major européen de ces missions protestantes, la plupart même des missionnaires présens dans l’île se montraient d’une correction parfaite : dès mars 1896, par une démarche officielle auprès du ministre des Colonies, la London Missionary Society et la Friends Foreign Mission Association des quakers avaient fait acte d’allégeance à l’égard de la France, s’offrant et à recruter un personnel français et à enseigner notre langue dans leurs écoles. Mais comment amener les Malgaches à croire à la solidité et à la stabilité de la domination française, si ces puissantes associations conservaient, avec les plus beaux édifices de Tananarive, la direction des écoles, la collation des grades médicaux ? comment escompter les bienfaits de l’enseignement promis, « alors que les maîtres seraient les premiers à avoir besoin d’apprendre le français[32] ? » comment surtout attendre du personnel indigène formé par les missionnaires anglais, soit avant, soit après la conquête, une tenue, une correction, une loyauté égales à celles des Européens[33] ? Il y avait là des impossibilités irréductibles ; la religion n’avait rien à y voir, mais la politique, beaucoup.

Sans doute, une solution d’apparence simple et facile se présentait à l’esprit : si les protestans français s’étaient soudain substitués à Madagascar à leurs coreligionnaires anglais, bien des difficultés qui se sont présentées par la suite ne seraient pas seulement nées ; les querelles religieuses se déroulant désormais entre Français, catholiques et protestans se seraient disputé les Malgaches à loisir, sans que la domination française fût en jeu ; disons mieux : il pouvait naître de ces rivalités une émulation profitable à l’essor de nos écoles. Mais cette solution simple était irréalisable : le protestantisme français n’était assez riche ni en argent ni même en personnel pour assumer subitement une aussi lourde succession, et quand, sur les sollicitations répétées du ministre, il se décida à entrer dans cette voie, son insuffisance à cet égard éclata tout aussitôt, ses ressources se révélèrent médiocres, quelques-uns de ses choix furent fâcheux. Pour le même motif, on était empêché de recourir à un autre expédient, qui fut un instant examiné par le général Gallieni ainsi que par certains protestans de marque : la constitution, pour toutes les confessions en présence, d’un clergé officiel, subordonné à l’autorité civile. Outre qu’il eût été vraiment regrettable, ne fût-ce que vis-à-vis des politiciens français, d’enrayer l’expérience en cours à Madagascar d’une séparation complète des Eglises et de l’État, ni le budget de la colonie n’était assez élastique pour supporter une pareille charge[34], ni, encore une fois, le personnel protestant français assez abondant pour fournir un nombre suffisant d’instituteurs ou de pasteurs, fût-ce avec un salaire public.

Force fut donc aux artisans de la pacification de louvoyer entre les passions contraires, réprimant tour à tour l’excès des unes ou des autres, s’ingéniant à résoudre les difficultés au fur et à mesure qu’elles se présentaient, et dans la seule considération des intérêts de la domination française, s’exposant ainsi, dans la poursuite d’un équilibre instable, aux fureurs alternatives des divers partis en présence. C’est une justice à rendre aux catholiques qu’après deux ou trois semonces assez vives ils continrent leur zèle dans des limites raisonnables ; l’erreur des protestans a été que de longs mois se sont écoulés avant qu’ils aient compris que leur foi n’était pas menacée et que, cessant de se considérer comme des persécutés, ils aient consenti à laisser se produire l’action politique indispensable, sans la contrecarrer de leurs récriminations incessantes.

La recommandation de pratiquer la neutralité religieuse la plus stricte figure, en termes formels et répétés dans toutes les instructions générales données, soit à M. Laroche, soit au général Gallieni, par M. Guieysse ou par son successeur[35]. Mais l’aspect politique de la question, principalement au point de vue scolaire, est plus particulièrement indiqué dans le passage d’une dépêche du 8 juillet 1896 au résident général :

« La question des écoles, en dehors de celle des missions proprement dites, doit appeler très particulièrement aussi votre attention. Je n’ignore pas que les missions étrangères, anglaises et norvégiennes, ont fait connaître à mon prédécesseur, en lui envoyant une délégation de pasteurs qui lui a été présentée par un membre du Parlement anglais, qu’elles allaient organiser dans leurs nombreuses écoles des cours de français ; je sais également que ces cours élémentaires sont d’ores et déjà ouverts sur différens points de l’île, et que les maîtres qui en sont chargés s’apprêtent à rivaliser avec les jésuites et les Frères des écoles chrétiennes ; mais nous ne pouvons pas nous contenter désormais d’encourager l’étude de la langue française pour les jeunes indigènes qui fréquentent les cours. Nous avons à tenir la main à ce que l’ensemble des programmes d’enseignement soit remanié de manière à se rapprocher autant que possible de ceux de nos écoles similaires. Nous avons enfin à exercer notre action sur les maîtres qui dirigent les diverses écoles et qui, en majeure partie, sont des indigènes. Pour que cette action se fasse bien sentir, nous devons surveiller de près les écoles normales qui fonctionnent à Tananarive notamment et d’où sortent les éducateurs des populations diverses de la grande île jusqu’au moment où il nous sera possible d’en assumer nous-mêmes la direction. Il faut, en un mot, que ces maîtres d’école de tous degrés se conforment à un programme qui émane de nous et qui soit compris de manière à développer dans l’esprit des professeurs, et par suite des élèves, le culte de la France. »

Ce n’étaient là que des indications, assez précises il est vrai, sur la marche à suivre. Mais il fallait en venir aux actes, et là était le péril. Une des premières décisions prises par le général Gallieni fut d’exiger la connaissance de la langue française de tout indigène qui solliciterait des fonctions administratives : nul n’en put contester le principe. La seconde, autour de laquelle de gros débats furent soulevés, consista dans la réquisition, puis l’expropriation de l’hôpital anglais de Tananarive, et dans la réorganisation de l’école médicale qui y était annexée.

Les deux principales missions anglaises tenaient depuis 1889 du gouvernement malgache la jouissance d’un terrain, à charge d’y entretenir un hôpital, mais il résultait des lois générales malgaches aussi bien que de l’acte de concession lui-même que la propriété du terrain et des constructions était réservée à la reine. Or, en vue de convertir en droit définitif et incommutable le droit précaire qu’elles possédaient, les missions demandèrent à la fin de 1896, l’immatriculation des immeubles à leur nom[36]. Le général Gallieni riposta, le 15 novembre, par un arrêté de réquisition de l’hôpital, devenu indispensable pour le service de la garnison ; il nomma une commission chargée d’évaluer l’indemnité qui devrait être payée aux missions pour la valeur du matériel ; et, le 10 décembre, il subordonna l’exercice de la profession médicale dans l’île à la possession d’un diplôme français, sauf autorisation pour les médecins déjà en fonctions à continuer leur métier.

Ces mesures donnaient satisfaction aux besoins les plus impérieux du moment en même temps qu’elles dépouillaient les Anglais de leurs instrumens d’action les plus puissans. Attaquées devant les juridictions compétentes, elles furent validées par celles-ci. Portées sur le terrain diplomatique, elles donnèrent bientôt lieu à un arrangement amiable : ce qui importait à la France, c’était d’affirmer son droit de prédominance et de proclamer la précarité juridique des anciennes concessions malgaches ; le but atteint, il était habile et utile de ne point se donner l’apparence de léser des intérêts respectables ; bien qu’en droit strict, rien ne fût dû aux missions pour les bâtimens de l’hôpital, une indemnité raisonnable leur fut accordée peu après par le général Gallieni.

De la solution de cette première question découla tout naturellement celle d’autres problèmes analogues : tous les terrains et constructions, — c’étaient les meilleurs de Tananarive, — occupés par les missions anglaises pour les multiples institutions qu’elles entretenaient étaient placés sous le même régime de précarité que l’hôpital. Devant la volonté formelle de l’autorité française, les missions n’insistèrent pas pour en revendiquer la propriété intégrale : en février 1897, une transaction intervint, par laquelle quelques édifices seulement leur furent attribués à titre définitif et incommutable, à charge pour elles d’abandonner les autres aux écoles ou services divers qu’y voulait installer le général Gallieni.

Mais la limitation nécessaire de l’influence anglaise sur ce terrain, comme en matière d’enseignement et de soins médicaux, ne devait pas aller jusqu’à favoriser des conversions religieuses plus ou moins sincères de la part des Malgaches : la question de la jouissance des édifices communaux consacrés au culte fournit au gouvernement central ainsi qu’à l’autorité locale l’occasion de prouver qu’ils ne se prêteraient à aucune opération de ce genre. Ces édifices, construits le plus souvent, jadis, avec la corvée indigène, étaient la propriété des villages, et avaient été affectés par la volonté de ceux-ci au service du culte, protestant ou catholique suivant les cas. Or, au lendemain de l’occupation et par le seul fait qu’ils voyaient tel ou tel fonctionnaire ou officier fréquenter le culte catholique, certains villages avaient cru favorable à leurs intérêts de se convertir en masse à la religion romaine, puis, la conversion accomplie, de prononcer la désaffectation du temple et sa transformation en chapelle. S’il y eût eu dans ce mouvement l’ombre d’un sentiment respectable, il aurait convenu de laisser faire ; mais ce n’était là qu’une manifestation de servilité inconsidérée, sans intérêt pratique pour la domination française, et qui risquait de froisser légitimement les protestans, C’était bien le moins du reste que, pour éprouver le zèle des convertis, on les obligeât à s’imposer quelques sacrifices, si telle était réellement leur conviction, en vue de procurer un lieu de culte à leur nouvelle religion. Tout en maintenant expressément le caractère communal des édifices religieux, le ministre prescrivit donc au gouverneur général[37] « d’inviter ses subordonnés, sous leur responsabilité personnelle, à n’en autoriser en aucun cas l’affectation à un culte autre que celui auquel ils étaient antérieurement destinés » ; et dans un télégramme du 2 mars il réitéra l’ordre « de ne pas sembler favoriser des conversions collectives purement factices, de respecter les désaffectations accomplies, mais d’éviter qu’on en fît de nouvelles. » Ces instructions formelles, aussitôt transmises à qui de droit, jetèrent d’abord quelque émoi parmi les catholiques, mais le général Gallieni ne tarda pas à remercier le ministre[38] pour l’aide qu’elles lui avaient apportée dans le règlement d’interminables conflits.

A peine vidée d’un côté, la querelle renaissait par ailleurs : on s’agitait fort autour de la reine Ranavalo, dont la profession religieuse semblait aux uns ou aux autres avoir une importance exceptionnelle. On avait été obligé d’éloigner d’elle, sauf pour les cérémonies publiques du culte, ses pasteurs officiels malgaches qui, anciens élèves de la London Missionary Society, l’entretenaient dans un pitoyable état d’esprit à l’égard de la France ; le premier pasteur français qui remplit des fonctions régulières au palais mettait trop souvent la préoccupation religieuse au-dessus du devoir national immédiat, et gémissait avec elle sur la diminutio capitis infligée aux missions anglaises. Le chef de la mission jésuite, Mgr Cazet, évêque in partibus, crut le moment opportun pour tenter un effort suprême à l’effet de conquérir à sa foi la reine Ranavalo. On dut tout d’abord réprimer son ardeur et le prier de laisser celle-ci en paix. Mais bientôt ce fut contre Ranavalo elle-même qu’il fallut lutter. Comme la plupart de ses sujets, elle se demandait si elle ne se concilierait pas les bonnes grâces de la France en revenant à la religion catholique qu’elle avait autrefois pratiquée : par deux fois elle interrogea le général Gallieni[39] pour savoir s’il ne conviendrait point qu’elle se convertît ; par deux fois il lui fut répondu que la France restait profondément indifférente à cette question ; dans une circonstance même, on dut lui interdire de sortir de son palais pour aller aux vêpres.

Le gouvernement ne cessait pas d’encourager le général Gallieni dans sa résistance aux fantaisies royales et aux compétitions des divers missionnaires : « J’estime, écrivait le ministre le 9 janvier 1897, que la conversion de la reine au catholicisme serait plus nuisible qu’utile en tout état de cause. Cette conversion se produisant dans les circonstances actuelles ne pourrait pas être interprétée comme un acte libre de sa part. Ceux des habitans de l’Emyrne qui apportent quelque sincérité dans la profession qu’ils font de la foi protestante trouveraient en cet événement un nouveau motif d’hostilité ; quant aux autres, il importe peu de savoir quelle est leur étiquette religieuse. Vous avez raison de faire observer que jusqu’à l’époque de la conquête, les mots d’Anglais et de protestant d’une part, ceux de Français et de catholique de l’autre, étaient plus ou moins synonymes, mais du jour où nous avons pris possession de l’île, il est devenu de notre devoir le plus étroit de pratiquer à Madagascar les principes qui sont le fond du droit public français, à savoir la plus stricte neutralité religieuse. Si l’on a pu dire avec quelque raison, en ce qui concerne nos établissemens d’Orient, que l’anticléricalisme n’est pas un article d’exportation, on peut proclamer en toute certitude que, dans la situation faite à Madagascar par les querelles confessionnelles, la laïcité est pour nous une obligation politique. »

Ces gages répétés de neutralité donnés, tant à Paris qu’à Tananarive, aux confessions rivales, ne parvenaient pas à rétablir la paix : ni les protestans ne pouvaient se résoudre à perdre leur situation prépondérante de jadis dans les affaires publiques, ni les jésuites se résigner à ne pas profiter de la domination française pour imposer leur foi aux indigènes. Les uns et les autres ne voulant pas se plier spontanément au jeu de la vraie liberté, force fut d’élever le ton à leur égard. À maintes reprises, notamment en décembre 1896 et en février 1897, le ministre avait dû rappeler que « le gouvernement ne saurait admettre que les querelles des missionnaires pussent être une occasion de troubles dans la colonie, et blâmerait les autorités locales qui hésiteraient à réprimer immédiatement les fauteurs de désordre, à quelque confession qu’ils appartinssent[40]. » Les rapports périodiques du général Gallieni continuaient cependant à être une longue plainte sur la gêne et l’encombrement que lui causaient, ainsi qu’à ses subordonnés, ces incessantes disputes et ces perpétuelles dénonciations réciproques, reposant pour la plupart sur des récits très contestables d’indigènes ; à Paris même, le ministre était assailli de réclamations des sociétés centrales de missions, qui multipliaient les brochures et les mémoires pour intéresser l’opinion à leur cause. Aucun des deux camps ne voulait admettre qu’il ne réussirait pas à faire intervenir l’action gouvernementale au bénéfice de ses préférences doctrinales. En vain les conviait-on à la modération ; en vain distribuait-on avec une rigoureuse impartialité les faveurs administratives, subventions scolaires, gratuité de passages à destination de la colonie pour les missionnaires ou instituteurs, etc.[41] : l’irritation et la défiance demeuraient extrêmes ; aux zizanies entre catholiques et protestans s’ajoutèrent même bientôt des tiraillemens entre les diverses congrégations représentées dans l’île et sur lesquelles la mission jésuite, sous le prétexte que son chef était pourvu du titre d’évêque in partibus, prétendait exercer une autorité sans partage.

Cet état de choses ne pouvait se prolonger sans devenir un péril véritable. En février 1897, le ministre fit savoir à qui avait besoin de l’entendre, que ses avertissemens antérieurs étant demeurés infructueux, il prescrirait, le cas échéant, l’expulsion de l’île de quiconque y provoquerait des troubles et ajouterait, par son intempérance de conduite ou de langage, aux difficultés de la situation politique contre lesquelles le général Gallieni avait à lutter. Cette fois son langage fut écouté ; il le fut d’autant mieux qu’un ensemble de mesures furent aussitôt prises et de pourparlers commencés qui pouvaient paraître menacer les principales missions dans leur prestige même.

On a vu plus haut par quels procédés avait été opéré le refoulement de l’influence anglaise sur le protestantisme malgache, sans que la moindre atteinte eût été portée par les actes gouvernementaux à la liberté de conscience. Une marche analogue fut alors suivie pour restreindre la prédominance des jésuites sur les indigènes catholiques, sans cependant désavouer les services éminens qu’ils avaient rendus dans le passé à la cause française. A cet effet, des conventions furent conclues, tant avec les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny qu’avec les Frères des écoles chrétiennes pour que leurs écoles indigènes, naguère subventionnées par l’Etat sous le couvert des jésuites, relevassent désormais directement de l’autorité civile : l’administration coloniale avait pu, en mainte occasion, apprécier leur dévouement et leur zèle sur d’autres points du globe ; elle savait pouvoir compter sur leur collaboration la plus discrète et la plus intelligente et ne s’exposer avec elles à aucun risque de conflit politique[42]. En même temps on entama avec Rome des pourparlers destinés à attirer à Madagascar, pour y rompre l’espèce de monopole de fait dont y jouissaient les jésuites, d’autres corporations catholiques, telles que lazaristes ou spiritins, fort experts, eux aussi, en matière d’œuvres coloniales. Puis, pour prouver à tout le monde, aussi bien aux protestans qu’aux catholiques, que s’ils ne cessaient de harceler l’autorité civile, celle-ci finirait par se passer de leur concours, quelques instituteurs laïques furent acheminés vers l’île, et comme les difficultés du recrutement et la médiocrité des ressources budgétaires en limitaient nécessairement le nombre, le général Gallieni eut l’ingénieuse idée, à la fois pour occuper ses soldats et pour répandre la connaissance du français, de créer dans tous les postes militaires des écoles indigènes d’où était naturellement bannie toute préoccupation confessionnelle[43].

Grâce à cette politique prudente et ferme, dont les péripéties variées de la lutte ne firent pas un seul instant dévier le gouvernement, les troubles religieux s’apaisèrent peu à peu. On n’avait eu besoin de rien briser, mais seulement d’user d’une infinie patience, pour arriver à faire concourir tous les élémens français, catholiques, protestans ou laïques, à la pacification et à la francisation. Il n’était point jusqu’aux missionnaires anglais qui n’y collaborassent désormais : leur race n’a point coutume de s’obstiner inutilement quand elle se heurte à une volonté plus forte et tout aussi réfléchie que la sienne. Dans celles de leurs écoles qui subsistaient sous leur direction propre, ils enseignaient maintenant le français, suivant le programme et sous le contrôle de nos autorités scolaires. En octobre 1897, ils répandirent à profusion parmi les indigènes des circulaires répudiant expressément toutes relations avec les ennemis de notre domination. Nul d’ailleurs, depuis l’exil de la reine Ranavalo, n’était tenté d’aller chercher auprès d’eux une assistance politique que la France n’eût pas tolérée un instant de leur part.


X

A partir du printemps de 1897, Madagascar rentre peu à peu dans la catégorie des pays heureux qui n’ont pas d’histoire, ou du moins son histoire se réduit à l’expédition des affaires courantes. Les gros problèmes sont résolus, ou engagés de telle façon que la solution se dégagera d’elle-même. Sur les solides assises qui viennent d’être fondées, il n’y a plus qu’à choisir son heure pour achever la construction de l’édifice, l’adapter aux besoins qui se révéleront, le rendre habitable au commerce et à la colonisation. L’œuvre exige encore, à coup sûr, une attention soutenue, une sagacité toujours en éveil, une fertilité d’invention inépuisable de la part du gouverneur général[44]. Mais elle ne présente plus d’arête propre à retenir le regard du grand public.

Ce n’est pourtant pas que les incidens, voire les accidens, aient manqué dans les mois qui suivirent ; aucun pourtant ne fut de nature à éveiller des inquiétudes sérieuses dans le gouvernement. L’inspection du tour de l’île, à laquelle procéda le général Gallieni en mai et en juin, lui permit de constater que tout ce qui avait été déjà accompli par lui sur le plateau central n’avait eu encore ni écho ni imitation sur les côtes ouest et sud-ouest, et que partout la médiocrité de la récolte et la difficulté des communications aidant, la question du ravitaillement causait les plus vives préoccupations. A Maintirano et à Morondavo, il infligea lui-même une première leçon à des chefs sakalaves qui ne voulaient point reconnaître notre autorité, et qui se livraient à la traite des esclaves et à la contrebande. A Majunga, il donna des ordres pour qu’on remît en état la route qu’avait ébauchée le corps expéditionnaire de 1895 en montant à Tananarive, et pour qu’on y fît circuler, après les réparations nécessaires, d’innombrables véhicules abandonnés par nos troupes dans la brousse. A Fort-Dauphin, où l’anarchie était complète, il constitua pour quelques mois un territoire militaire. Rentré à Tananarive au début de juillet, il s’aperçut que son absence n’avait servir de prétexte à aucun désordre appréciable : l’assassinat de deux pasteurs français en tournée, si douloureux fût-il, n’avait que le caractère d’un crime isolé, dû à l’imprudence des voyageurs, et, aussitôt réprimé que connu, ne provoqua point de nouveau mouvement insurrectionnel. La rébellion des Hovas était bien décidément maîtrisée, et les soumissions, dans les régions naguère troublées, se faisaient chaque jour plus nombreuses et plus décisives.

Mais les Sakalaves, autrefois représentés comme les plus ardens soutiens de la cause française, déployaient un esprit de résistance tout à fait inattendu, depuis que les autorités françaises les gênaient dans leurs opérations commerciales. Excités par des marchands indiens qui se réclamaient de la nationalité anglaise et préoccupés de défendre leurs alluvions aurifères contre les prospecteurs européens, ils ne se bornaient même pas à s’opposer aux progrès méthodiques de nos postes militaires : quand ils se croyaient en force suffisante, ils attaquaient nos détachemens, leur infligeaient parfois des pertes assez sensibles, quelquefois même les obligeaient à reculer[45]. De même dans la région Sud, où l’on rencontrait cette complication additionnelle, que les volontaires hovas enrôlés dans nos régimens indigènes se montraient moins aptes à supporter le climat de la côte que nos vaillans et infatigables tirailleurs sénégalais. Comme rien ne pressait dans ces deux régions, le général Gallieni attendit de n’avoir plus aucun sujet de préoccupation dans l’Emyrne pour diriger ses troupes vers l’ouest et le sud : au printemps de 1898, le corps d’occupation presque tout entier qui, deux ans plus tôt, était concentré à Tananarive, avait ainsi pu évacuer le plateau central pour se porter, par une marche lente et méthodique, vers les points de la périphérie encore soustraits à notre domination sans qu’aucun conflit sérieux eût fait obstacle à ses progrès.

Dans l’intervalle, l’action administrative pure n’était pas restée stérile. Dès la fin de 1897, par une réorganisation des services du gouvernement général, le général Gallieni avait pu séparer les affaires civiles des affaires militaires, jusque-là volontairement confondues dans une direction unique. Les réclamations vraiment exorbitantes formées par diverses personnes françaises ou étrangères, sous prétexte de dommages subis pendant la campagne de 1895, avaient été examinées une à une, et pour la plupart part écartées ou réduites à des proportions acceptables[46]. De même pour les immenses concessions consenties avant 1895 par le gouvernement malgache, et qui risquaient, si elles eussent été consolidées, de soustraire la majeure partie de l’île à la colonisation : révisées l’une après l’autre[47], les unes furent frappées de déchéance pour inexécution des conditions stipulées à l’origine, les autres restreintes de manière à ne point gêner le développement économique de l’île. Une première loi sur les ventes et locations de terres aux colons, conçue dans des conditions trop restrictives sous le gouvernement de M. Laroche, fut élargie, et le décret initial du 17 juillet 1896 sur le régime des mines d’or amélioré dans plusieurs de ses détails.

Ainsi s’ouvrait peu à peu la grande île à la colonisation ; elle retenait même un nombre déjà appréciable de ceux qui l’avaient connue par hasard, des sous-officiers, des soldats, parvenus au terme de leur service, demandant à s’y fixer et à y attirer leurs familles. Et le général Gallieni s’attachait à cette œuvre avec une passion au moins égale à celle qu’il avait déployée dans sa tâche de pacificateur. « L’immobilisme et l’uniformité, écrivait-il dans la dernière lettre privée[48] que reçut de lui le ministre d’alors, sont, suivant moi, les grands défauts de notre système colonial français. Par exemple, à Madagascar, le Hova policé, intelligent et avide de se hausser au niveau de l’Européen, qu’il jalouse d’ailleurs, ne peut être traité comme le sauvage Sakalave, qui n’a connu jusqu’à ce jour que le pillage et la chasse aux esclaves. De plus, ce qui convient aujourd’hui dans notre colonie, peut ne plus être bon dans quelques années... Pas d’impôt, disent les financiers, ou alors l’uniformité et la recette en argent. J’en ai décidé autrement et arrêté que l’impôt varierait suivant les mœurs et coutumes locales, mais en donnant les instructions les plus formelles pour que l’établissement de l’impôt suive pas à pas la pacification et l’organisation.

« Voici, d’après ce principe, la province de Tulléar qui commence à se pacifier, et l’administrateur qui établit un impôt payable en bœufs, riz, etc. M. X... proteste et fait observer que ce n’est pas régulier, que la conservation de ces animaux ou denrées présente des difficultés, que la comptabilité de l’impôt sera malaisée à tenir. Cependant, il n’y a pas dans le pays de monnaie régulière… Les spécialistes en finances en verront bien d’autres, si je suis maintenu ici : ils me verront me faire, pour le compte de la colonie, éleveur et marchand de bœufs, cultivateur et marchand de café, et, qui sait ? peut-être mineur… Je veux montrer la voie à nos colons. »

C’est bien le programme économique et administratif succédant au programme politique. Le second comme le premier a ceci de propre, qu’il n’est point un programme au sens français du mot, car il ne s’enferme dans aucune formule préconçue, et n’a d’autre principe que de s’assouplir aux besoins du moment pour mieux servir, non pas telle théorie abstraite, mais l’intérêt actuel du pays. Empirisme vulgaire, sans idéal et sans portée philosophique, diront peut-être quelques esprits chagrins, plus aptes aux méditations solitaires de cabinet et aux vastes envolées philosophiques qu’à la considération de la vie réelle et au maniement des hommes. Non pas : cette conception du devoir civique et de la mission publique a, elle aussi, sa grandeur et ses enseignement vraiment humains. On l’a dit dès longtemps : celui qui a charge d’intérêts généraux est semblable au pilote du voilier qui, n’ayant pour déterminer sa route principale qu’une étoile parfois cachée par les nuages, ou une boussole que certains courans magnétiques affolent, doit prendre le vent, virer de droite ou de gauche, louvoyer même en vue de maintenir sa direction principale. Pour l’homme d’État, l’étoile, c’est le drapeau ; la boussole, le dévouement implacable à la grandeur du pays ; les vents… l’infinie variété des passions nobles ou viles, des événemens nécessaires ou contingens, des accidens prévus ou non avec lesquels il lui faut compter. Que lui importent et sa vie et sa réputation même, s’il a, pour si peu que ce soit, secondé l’essor des forces vives du pays et contribué à préparer utilement l’avenir national ? « L’armée souffre sans se plaindre ; elle ne com j)te point ses morts. » L’homme qui a écrit ces fortes et simples paroles est mieux qu’un militaire : il est un grand citoyen, qui a vécu ses maximes. C’est un inoubliable honneur que d’avoir travaillé avec lui, dans les temps difficiles, pour le service de la France.


André Lebon.
  1. Voyez la Revue du 15 mai.
  2. Le budget local fut ainsi arrêté pour 1896 à 4 200 000 francs, au lieu de 8 millions auxquels se montaient les propositions premières de la résidence générale (dépêche ministérielle du 9 mai). En réalité, il atteignit 5 300 000 francs, mais ne laissa cependant qu’un déficit de moins de 200 000 francs.
  3. Ce n’est pas la seule étrangeté de l’administration métropolitaine contre laquelle le service colonial eut à lutter. L’emprunt du Comptoir d’escompte, qu’il s’agissait de convertir, était payé sur le produit des douanes locales qui, naturellement, se percevaient dans l’ile. Or, la métropole servait à Madagascar une subvention supérieure à l’annuité ainsi gagée. Le service colonial ne put jamais obtenir qu’on fit à Paris même, en payant directement le Comptoir, compensation entre ces sommes : durant plusieurs mois, c’est-à-dire jusqu’après la conversion effectuée, les écus de la métropole furent expédiés en nature à Madagascar tandis que des traites plus ou moins dispendieuses revenaient à Paris pour payer le Comptoir.
  4. Dans ce chiffre est comprise une annuité de 1 700 000 francs pour un emprunt nouveau de 60 millions destiné à construire le chemin de fer de Tananarive à Andevorante ; plus «le deux millions sont en outre affectés à l’entretien de milices qui remplacent souvent les troupes payées par la métropole.
  5. Ce résultat est d’autant plus remarquable que l’application du nouveau régime douanier a privé la colonie de plus d’un million de droits d’entrée. Quant aux dépenses militaires payées par la métropole, elles ont pu, dès 1898, être réduites d’un cinquième pour rester fixées aux environs de 23 millions. Sur ce chiffre, près de trois millions sont exclusivement employés en frais de transport à l’intérieur de l’Ile ; le reste sert à l’entretien de la garnison, laquelle comprend 12 000 hommes, dont 3 000 Européens seulement.
  6. En 1899 encore, ces prix ont été de 1 000 à 1 200 francs la tonne suivant les époques. Sans parler de l’énorme charge financière qui en résulte soit pour l’administration, soit pour les particuliers, des milliers de bourjanes employés à ce service sont distraits ainsi des travaux productifs, ce qui est grave dans un pays ou la main-d’œuvre fait grandement défaut depuis la suppression de l’esclavage.
  7. La ligne de Tananarive à Majunga, qui plaçait la capitale de l’Emyme à portée du câble, fut ouverte le 29 juillet 1897.
  8. Une concession du 6 octobre 1897 autorisa une compagnie privée à relier Andevorante à Tamatave en perçant un canal à travers les lagunes (pangalanes) qui bordent le rivage de la mer. Elle a été modifiée par décrets des 19 et 20 août 1899
  9. On se rappelle qu’à peine installée dans l’Ouganda, l’Angleterre a décidé d’y construire, aux frais de l’État, une voie ferrée du lac Victoria à Mombassa. sur un parcours d’environ 600 milles. On avait pensé que la construction durerait trois ans et coûterait 86 000 francs par mille. Commencé en 1895, le travail n’est pas encore aux deux tiers, et la dépense a déjà dépassé les prévisions de plus du double, sans parler des hécatombes d’hommes et d’animaux causées par les maladies tropicales. Cela n’a pas ralenti le zèle du Parlement britannique à poursuivre l’entreprise : il vient d’accorder de nouveaux crédits pour son achèvement.
  10. Au Soudan, la voie ferrée se construit couramment maintenant, avec le génie militaire, au prix moyen de 65 000 francs le kilomètre, travaux d’art et matériel d’exploitation compris.
  11. La loi sur la conversion de l’emprunt malgache obligeait le gouvernement à ne faire aucune concession de voie ferrée sans y être autorisé par le Parlement.
  12. Il n’y a pas à faire, l’éloge de cet officier supérieur, très connu de tous les techniciens. Mais il est intéressant de reproduire ici un passage d’une lettre personnelle du général Gallieni, montrant l’avantage qu’il y a à prendre un militaire plutôt qu’un civil pour une telle besogne, quand ce militaire possède la valeur intellectuelle désirable : « Il nous faut, écrivait-il en juillet 1897, un homme sérieux, à l’esprit large, apte à se servir de toutes les ressources locales et surtout ne devant pas se laisser décourager par les énormes difficultés que nous rencontrons tous ici et qui effrayent tous les nouveaux arrivés... Il faut un homme solidement trempé au physique comme au moral... Le génie a des défauts, mais il est militaire : il tombe malade et meurt sans se plaindre... L’armée seule peut, à l’origine, entreprendre des travaux, parce qu’elle ne compte pas ses morts. »
  13. Les demandeurs en concession se découragèrent par la suite et retirèrent leurs offres.
  14. La loi qui vient d’être votée menace d’être assez lourde pour la colonie au point de vue financier. Le nouvel emprunt de Madagascar doit être, en effet, contracté sans garantie de l’État français. La commission parlementaire de la Chambre qui, sur le rapport de M. Argeliès, a conclu à l’adoption du projet, compte que l’emprunt pourra se négocier au taux d’intérêt de 3 et demi pour 100. Or, l’Indo-Chine n’a pu trouver de fonds qu’à 4,02 pour 100, et la Guinée à 4,10 pour 100, amortissement non compris, et cela avant le récent renchérissement de l’argent. Il est regrettable que, pour le seul et théorique plaisir de constituer une dette coloniale distincte de la dette métropolitaine, on impose à des colonies naissantes une charge supplémentaire de 1 pour 100 au minimum, qui, en définitive, retombe tout au moins indirectement sur les contribuables français, soit qu’il faille établir des taxes locales de consommation, soit qu’on se trouve empêché de réduire la subvention de la mère patrie au budget local.
  15. Il est à souhaiter que l’on publie quelque jour, pour l’instruction du pays, la collection de ses rapports de quinzaine au ministre. — Voyez aussi, dans la Revue des Deux Mondes du 15 janvier 1900, la magistrale étude du colonel Lyautey, le Rôle colonial de l’armée, et pour les opérations militaires de 1896 à 1897, la Pacification de Madagascar, par le capitaine Hellot, ouvrage rédigé d’après les archives de l’état-major du corps d’occupation.
  16. Dépêche du 22 septembre.
  17. Par la mer, les relations postales étaient plus faciles entre Tamatave et les diverses escales de la côte, que de Tananarive par la voie de terre.
  18. A cet effet, le ministre avait expressément invité le général en chef à introduire dans l’administration des corps et détachemens le système des « masses, » qui leur permet de se pourvoir sur place et de ne recourir aux magasins qu’à défaut de ressources locales. Ce système, en opposition radicale avec les traditions des troupes de la marine, donna les meilleurs résultats : au point de vue financier, il limita les charges budgétaires, puisqu’il consiste essentiellement dans une sorte d’abonnement fixe contracté avec les troupes elles-mêmes pour leur entretien, au lieu de les servir avec des rations transportées de loin à grands frais ; au point de vue moral, il développa l’initiative des chefs de postes, et intéressa les populations, qui fournissaient les garnisons, au voisinage de nos troupes.
  19. Rapport du 10 octobre 1896.
  20. On a fait quelque bruit, en 1896, autour des prétendues cruautés du général Gallieni. Il est à remarquer que, du fait de l’insurrection, 63 condamnations à mort ont été prononcées, dont 34 par le tribunal malgache, 9 par la cour criminelle et 20 par le conseil de guerre. de ces 63 condamnations, 40 proviennent des procédures achevées ou commencées sous M. Laroche.
  21. Voir, au Journal Officiel, le rapport du général Gallieni, mars 1899.
  22. Rasanjy devint dès lors le principal auxiliaire malgache de notre administration ; il l’est encore.
  23. A la fin de décembre, il y avait 700 malades dans la garnison ; fin janvier 1897, il y en eut près de 1 000.
  24. Au rapport précédent, le ministre avait répondu le 9 janvier 1897 : « En ce qui concerne la reine, j’estime qu’il ne faut rien faire pour hâter sa dépossession à moins que sa conduite ne donne lieu de notre part ii de nouveaux reproches justifiés... Nous avons tout intérêt à jouer jusqu’au dernier moment de son ascendant, si minime soit-il appelé à devenir, tout en soulignant comme vous avez soin de le faire à chaque occasion publique qu’elle n’a désormais qu’un rôle subordonné à notre haute influence.
  25. A la fin de mars arriva à Paris le rapport de quinzaine du général Gallieni, en date du 26 février, qui expliquait mieux les circonstances auxquelles il avait obéi. Il s’exprimait ainsi :
    « Comme je vous l’ai déjà dit, cette attitude se manifeste surtout chez les castes nobles, élèves des missions britanniques, et même au palais, où, malgré ses protestations de fidélité, la reine Ranavalo semble consentir difficilement au rôle nouveau qui lui est imposé. Les chefs des bandes insurgées qui luttent toujours contre nous, ainsi que les représentans des familles andrianes (nobles) affectent de n’agir qu’au nom de la reine, tandis que les anciens esclaves et la plus grande partie de la bourgeoisie, sur lesquels il est de bonne politique de nous appuyer, ne se rallieront complètement à nous que lorsque aura disparu ce dernier vestige de l’ancienne domination hova. Quelques individus même de ces castes ont exprimé à nos commandans de cercle et à moi-même leur appréhension à ce sujet et leur désir de voir annuler le pouvoir de l’ancienne famille royale. Malgré tout, j’aurais persisté à conserver Ranavalo comme souveraine de l’Emyrne. Mais, je vois qu’elle ne peut se soumettre encore à sa nouvelle situation, et en vue de nouveaux troubles à prévoir pour le printemps, je vais me décider à la déposer, afin d’en finir avec cette situation, qui ne saurait durer plus longtemps sans gêner considérablement notre œuvre de pacification.
    Dans une lettre privée de même date au directeur des affaires d’Afrique, le général ajoutait : « Tant que la reine Ranavalo subsistera, personne, parmi les Malgaches, ne croira encore au nouvel état de choses. Au premier Incident grave, on se soulèvera encore en son nom. De plus, malgré mes avertissemens le Palais est toujours un foyer d’intrigues. Les Malgaches, aussi bien les Hovas que les autres peuplades de l’Ile, ne peuvent comprendre cette juxtaposition de nos deux intérêts.
  26. L’année suivante, la reine Ranavalo fut transportée avec sa suite en Algérie, où elle habite aujourd’hui.
  27. Lettre d’un pasteur au directeur d’un grand journal de province.
  28. Il y avait aussi quarante-cinq missionnaires luthériens, d’origine norvégienne, infiniment moins mêlés que les Anglais aux luttes politiques locales, qui étaient répartis en Emyme, dans le Betsileo et chez les Sakalaves.
  29. Ce chiffre comprenait une subvention de 20 000 francs, qu’ils tenaient de l’État depuis un assez grand nombre d’années.
  30. Quelques lazaristes étaient, en outre, installés depuis peu à Fort-Dauphin.
  31. Le rôle de la London Missionary Society notamment était si peu limité aux questions confessionnelles qu’en 1885, après la première expédition française, elle avait offert aux Malgaches de leur faire les avances nécessaires au paiement de l’indemnité de guerre et de se charger de tous leurs services de perception d’impôts pour récupérer son argent. Une énergique intervention de la France avait été nécessaire pour empêcher cette combinaison d’aboutir.
  32. Rapport de M. Laroche, 12 mars 1896.
  33. L’un de nos plus fougueux et plus intrigans adversaires fut un pasteur malgache, élève des missions anglaises, qui servait de chapelain à la reine.
  34. Les missions protestantes, dans leur ensemble, dépensaient chaque année dans l’île environ 1 500 000 francs.
  35. M. Laroche a été accusé d’avoir témoigné une prédilection excessive aux protestans. L’accusation n’est pas fondée : on lui a fait à cet égard un procès de tendance. Encore ses opinions personnelles étaient-elles fort larges. Avant de quitter la France, il avait convié les Trappistes de Staouéli, près Alger, à venir fonder à Madagascar un de leurs célèbres établissemens agricoles. Le ministre qui l’avait nommé lui reprocha aussitôt (janvier 1896) « que la première preuve donnée de son désir d’amener des colons à Madagascar se fût adressée à des religieux, quelques habiles qu’ils pussent être. »
  36. Si on eût fait droit à leur demande, toute la question des concessions plus ou moins fantaisistes accordées par le gouvernement malgache avant 1895 aurait été engagée de la façon la plus déplorable : des millions d’hectares auraient été soustraits à la colonisation française.
  37. Dépêche du 9 Janvier 1897.
  38. Rapport du 28 mars.
  39. Lettre privée de ce dernier du 25 janvier 1897.
  40. 21 décembre 1896.
  41. De janvier 1896 à juin 1897, vingt passages gratuits ont été accordés par l’administration des colonies à des missionnaires catholiques ou à des sœurs ; sur ces vingt, treize étaient destinés à pourvoir aux besoins du service hospitalier. Dans le premier trimestre de 1897, à l’heure où l’on voulait aider à la substitution d’un personnel français aux Anglais, seize passages furent concédés à des pasteurs ou instituteurs protestans.
  42. Ces conventions, qui sont d’avril 1897 et de janvier 1898, ont été dénoncées par une certaine presse comme un acte de trahison cléricale du gouvernement d’alors. Il est à noter que leur premier objet était de ramener les écoles congréganistes sous l’autorité directe de l’Etat. D’autre part, Frères et Sœurs s’obligeaient à fournir des maîtres à des conditions pécuniaires déterminées, mais la colonie ne s’astreignait nullement à n’en pas prendre ailleurs ni même à leur en demander un nombre minimum quelconque.
  43. Le général Gallieni avait aussi créé à Tananarive de grandes écoles normales et professionnelles.
  44. Voir pour le détail le rapport d’ensemble, déjà cité, du général Gallieni, mars 1899.
  45. Affaire de Tsirihibina, octobre 1897.
  46. Au printemps de 1896, l’ensemble de ces revendications s’élevait au total fantastique de 42 millions et demi : ni la France n’était disposée ni la colonie apte à supporter une pareille charge.
  47. Instructions ministérielles du 18 octobre 1896.
  48. 27 février 1898.