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La Pension du Sphinx/6

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 166-196).

VI

LE DRAME

Depuis une demi-heure déjà, les pensionnaires de la villa du Sphinx étaient rentrées. Après un moment d’agitation, le silence avait recommencé de planer dans la paisible maison, quand Vittoria, une petite lampe à la main, sortit à pas de loup de sa chambre. Elle enveloppa la flamme de sa longue main diaphane, et se mit à monter, marche à marche, le second étage qui menait chez Annette, d’un pas si doux, qu’à la voir dans cette robe pourpre assombrie par la nuit, avec sa chevelure lourde tombée sur ses épaules, et sa pâle figure énergique où les ombres creusaient encore des profondeurs, on aurait eu l’idée d’une âme errante aux Enfers.

Elle s’arrêta devant la porte de la créole, serra la lampe contre son étroit corsage, le temps qu’elle frappait, puis, comme on ne répondait pas, elle entra résolument, la tête tournée vers le lit où elle croyait trouver Annette. Mais Annette n’était pas couchée. Un châle épais jeté sur sa frêle robe du soir, elle avait ouvert la fenêtre, et là, à demi plongée dans les ténèbres d’un noir d’encre, son front trop chaud baigné des fraîcheurs d’une nuit d’hiver humide, elle achevait le rêve commencé là-bas. Entendant entrer, elle s’était retournée d’un geste brusque.

« Oh ! Vittoria ! êtes-vous malade, pauvre petite ? s’écria-t-elle, le cœur soudain saisi d’une détresse inconsciente à la vue de l’Italienne.

— Merci, je me porte bien, Annette, répondit Vittoria ; c’est pour vous parler que je viens.

— J’ai eu peur, voyez-vous ; d’ailleurs vous paraissez souffrante, vous êtes blanche comme un cierge : prenez un peu de cela… »

Et elle lui tendit, en entr’ouvrant ses doigts, une orange mi-ouverte dont le jus attiédi jeta un parfum dans la chambre. Mais Vittoria secoua la tête.

« Je ne pourrais pas, merci ; du reste il faut que je vous dise vite ce qui m’amène ; je ne voudrais pas qu’on sache que je suis venue. Aussi, tâchez, n’est-ce pas, de ne parler à qui que ce soit de ma visite, si c’est possible.

— Qu’y a-t-il donc ? dit en frémissant Annette, qui sentait l’angoisse inexplicable la serrer de plus près.

— Vous nous avez rendu l’autre jour un grand service, à mes sœurs et à moi, reprit Vittoria, de son air de femme faite qui réunissait en une ligne rigide le profil du nez et celui du front ; sans vous, je ne sais ce qui serait arrivé, et je vous ai promis de vous prouver un jour que je n’étais pas une ingrate. Aujourd’hui, l’occasion se présente de vous rendre service à mon tour ; je veux vous avertir d’un danger qui vous menace. Le hasard m’a permis ce soir d’entendre causer ensemble M. Maréchal et M. Nouvel, j’ai pu suivre tout ce qu’ils disaient. M. Nouvel annonçait à M. Maréchal qu’il allait se marier. Vous le saviez peut-être ? »

Annette se sentit défaillir. Elle n’eut que la force de secouer la tête négativement ; elle ne savait pas.

« Oui, il va se marier, continua Vittoria avec un art inouï, et je l’ai entendu donner ses raisons. L’échec de sa pièce, l’autre soir, vient de faire beaucoup de tort, paraît-il, à sa réputation ; il est urgent, pour réparer cet insuccès, qu’il fasse tout de suite parler de lui dans le public, et aussi dans les journaux, si j’ai bien compris. Alors il a pensé au mariage, un riche mariage qui pût faire causer, qui le fit remarquer, qui fût aussi somptueux que possible, avec une jeune fille qui, lui apportant une grosse fortune, ajouterait, par son originalité personnelle, au renom même de M. Nouvel… »

Annette sentait son cœur s’écraser sous un poids mystérieux qui l’étouffait ; son sang n’allait plus que par des ressauts qui l’agitaient ; et elle sentait aussi, ce qu’on doit éprouver aux approches de la mort, l’indifférence de tout. Elle eut pourtant la force de demander :

« Mais il ne l’aime pas, cette jeune fille ? il ne peut pas l’aimer ?

— Oh ! pour cette question-là, elle le fait rire. Il a déclaré à M. Maréchal que la femme n’est rien de plus qu’une associée, et qu’un homme comme lui, trop savant dans l’amour, ne pouvait attendre le coup de foudre pour se marier, si une bonne occasion se présentait. Il a pourtant l’air de regretter la passion que cette jeune fille aurait pu lui inspirer, et qu’elle ne lui inspire pas, vous entendez ?

— Qui est-ce ? » demanda-t-elle d’une voix brisée.

Cette fois, la signorina hésita. Elle n’était pas absolument dépourvue de pitié ; malgré la maturité précoce de sa fermeté dépouillée de tendresse, elle vivait encore dans la première jeunesse, dans l’âge qui est celui de la fraîcheur d’âme et de la bonté, et il lui était loisible de voir la souffrance d’Annette qui la touchait. En venant ici, bouleverser la quiétude de la quarteronne, elle n’avait pas obéi à une vulgaire perversité jalouse ; il lui avait été simplement odieux de penser que cette amie qu’elle affectionnait selon ses moyens allait être le jouet d’un simulacre d’amour de la part de cet abhorré Nouvel, et elle s’était empressée de lui montrer la vérité, telle que les circonstances la lui avaient fait connaître. Seulement, elle éprouvait maintenant ce que cette vérité avait de cruel pour l’autre.

Elles restèrent ainsi debout pendant de longues secondes. La dure Florentine sentait son cœur s’amollir et une émotion inconnue la gagner devant ce regard déchirant d’Annette dont les grandes prunelles limpides la suppliaient, et elle ne pouvait se résoudre à lui répondre. Puis, tout à coup, l’image de Nouvel lui apparut, elle se souvint de sa peine à elle, de ce qu’il l’avait fait souffrir, quand elle aussi s’était crue aimée et qu’il l’avait laissée de côté tout d’un coup, sans qu’il y eût personne pour l’avertir, elle, de sa cruelle erreur, ni pour l’ôter de son incertitude ; et ; elle savoura le plaisir qu’il y allait avoir à déchirer ici, dans le secret de cette chambre, son projet de bonheur, à défaire le mariage d’argent, infâme, qu’il préparait, à porter enfin un coup bien réel dans sa carrière trop heureuse, imméritée. Dans un accès de rancune noire, dont un être de sa race, seul, pouvait éprouver à ce point le délice, elle répondit à la poignante question de la créole :

« C’est vous… c’est vous, Annette, dont il convoite la fortune ; c’est votre type étranger qu’il lui faut pour motiver de jolies chroniques ; c’est de votre charme qu’il a besoin pour avoir chez lui des réunions littéraires ; et quand vous lui aurez donné tout cela, vous comprenez bien, quand vous lui aurez donné vos millions, votre particularité, votre esprit, alors peut-être… peut-être vous accordera-t-il que vous lui êtes agréable, cet homme charmant qui écrit de si tendres choses, qui distille l’amour dans ses livres, et qui ne sait pas ce que c’est ! Vous l’avez jugé jusqu’à présent comme tout le monde, n’est-ce pas, d’après ses œuvres menteuses et hypocrites ; maintenant, vous connaissez à vos dépens ce que vaut l’homme, si l’auteur vaut sa gloire ! À vous de décider ce que vous répondrez quand il demandera votre main. »

Annette releva la tête ; elle fixa l’Italienne de ses ardentes prunelles noires, exaltées par le chagrin, et lui demanda, raffermissant sa voix :

« Vous l’avez entendu, Vittoria, vous me jurez que vous l’avez entendu et que vous ne vous êtes pas trompée ?

— Oh ! je vous le jure, répondit Vittoria, ils étaient aussi près de moi que je le suis de vous ; une porte mal close seule nous séparait… » Après un instant de silence, elle demanda encore :

« Et M. Maréchal, que disait-il ? »

Vittoria fit un effort de mémoire pour que les paroles du normalien lui revinssent exactes.

« Il a paru très choqué de la conduite de son ami, dit-elle à la fin ; il trouve que c’est une affaire que conclut là M. Nouvel et que pour une affaire il fallait en choisir une autre que vous, qui êtes du nombre de celles qui font encore des mariages d’amour. Ce sont ses propres mots. »

Annette n’eut pas un reproche pour celle à qui elle en voulait dans le fond de briser son idole ; elle n’eut pas une plainte contre son idole, à laquelle elle s’était trop entièrement donnée pour s’en détacher tout d’un coup ; elle éprouva seulement la souffrance d’un inconcevable désenchantement, plein de tendresse encore et de pitié, et elle se laissa glisser à genoux, sans force, pleurant à gros sanglots d’enfant ce premier désespoir, dont la douleur l’étonnait.

La lampe électrique posée sur la cheminée éclairait de sa lueur fixe la svelte forme rouge de Vittoria, que l’impression de ce chagrin finissait par prendre, et qui restait immobile et rigide, considérant sa pauvre petite rivale dans l’écrasement de sa peine. Le lit, entr’ouvert pour la nuit, enveloppé de l’ombre rose des rideaux, paraissait le refuge bienfaisant, et l’unique, où pût venir s’apaiser, dans l’oubli du sommeil, ce choc horrible trop tôt venu à l’enfant, et l’Italienne avait envie de le lui montrer et de lui dire : « Dormez, dormez un peu, je vous en prie ! » car elle commençait à sentir que la blessure venait de sa main, et que, pour être salutaire, elle n’en était pas moins cruelle. Seulement, il ne fallait pas lui demander d’autres consolations, non point qu’elle fût incapable de concevoir des mots de pitié et de douceur, mais à cause de la maladresse farouche qui la saisissait, dès qu’il s’agissait de révéler cet organe timide et atrophié qu’était son cœur.

Un instant encore, Annette demeura à genoux, les mains jointes dans un geste de désespoir juvénile navrant ; de temps en temps, un sanglot secouait son petit buste délicat, serré dans cette robe de soirée si fraîche et si gaie qui était une telle ironie maintenant. Puis des larmes plus pressantes recommencèrent à sourdre sous ses sombres longs cils et elle voulut congédier Vittoria, car ce n’était pas vers elle que tendait son immense besoin de dire sa peine, de se confier. Le service si équivoque que venait de lui rendre la signorina n’était pas de ceux qui se payent de confiance et de sympathie. Sa vue lui était plutôt pénible. Elle lui dit :

« Je vous remercie de m’avoir prévenue : vous l’avez fait pour mon bien ; maintenant, descendez, Vittoria, il est tard. »

Et Vittoria descendit, sans que sa compassion eût osé paraître. Elle n’avait pas su dire les consolations qui lui étaient venues aux lèvres ; elle avait hésité à donner à la quarteronne ce baiser des jeunes filles, si délicat, si fin et si doux, dont elle avait l’intime désir. Seulement, en bas, seule dans sa chambre, elle prit sa figure dans ses mains, et laissa venir une crise de larmes, à la fois nerveuse et attendrie.

« Comme elle l’aimait, elle aussi ! » se disait-elle.

Et elle pleura ainsi longtemps tout un arriéré d’émotions, de rancunes, de colères, de mouvements d’affection refoulés, jusqu’à ce qu’un sourire glissât sur ses lèvres ; et ce fut dans ce sourire étrangement pervers qu’elle s’endormit, en pensant aux mauvais jours, tissés de ses mains, qui se préparaient pour André Nouvel, dont elle avait le sens, maintenant, d’être bien vengée.

Annette, elle, cette nuit-là, ne s’endormit pas.

À peine Vittoria eut-elle refermé la porte, qu’elle s’en fut prendre le livre jaune, mystérieusement caché dans sa chambre, le dernier volume de Nouvel, L’Histoire du moine Herménégilde, et elle le serra dans ses petites mains avec un frisson de douleur. Le cher nom était écrit au coin, elle en pénétra ses yeux brûlés par les larmes ; mais elle avait beau faire pour ressusciter l’ancienne magie que ces lettres-là avaient pour elle, elle sentait s’évanouir le culte et l’enthousiasme qui s’avivaient autrefois en elle, chaque fois qu’elle les lisait. Elle l’aimait encore, malgré tout, et son image flottait toujours délicieusement dans sa pensée, mais un poison d’une amertume inouïe s’associait à son souvenir. Dire qu’il voulait faire d’elle sa femme ! et que, tout en servant ainsi le souhait ardent qu’elle ne s’était pas exprimé, c’était par intérêt qu’il agissait ! Dire qu’il voulait l’épouser et qu’il ne l’aimait pas !

Avec un peu d’expérience, et surtout de cette mélancolique résignation qu’on prend avec les années, Annette se serait dit que le grief était léger contre cet homme de talent qui combinait sa sympathie avec des causes de succès, pour servir son ambition ; elle aurait constaté avec plus d’indulgence cette fragilité masculine, si incapable de se soutenir dans la vie pratique à la hauteur de ses conceptions dans la vie intellectuelle. Mais elle avait dix-huit ans ; elle avait aimé l’auteur raffiné de Martiale, le chantre de l’amour des femmes, le poète du cœur. Elle l’avait aimé avant de l’avoir vu ; le voyant, elle avait cru le reconnaître, et c’était à celui-là seulement qu’elle s’était vouée, avec cet abandon pieux qui est la noblesse de sa race maternelle dans ses grands dévoûments. Toute sa douleur maintenant, toute sa déception affreuse venait de ce que l’homme se révélait sous l’artiste.

Et la pauvre petite exilée sentait, en s’exagérant le crime de l’écrivain, la tristesse d’être seule dans le milieu cosmopolite, où elle ne trouvait pas une âme capable de l’entendre en cet instant de désillusion première. Ce n’était pas à Vittoria qu’elle voulait se plaindre, au moment où elle sentait contre elle une involontaire rancune, presque inconsciente. Ce n’était pas à Ogoth Bjoertz qui eût discuté sa peine sans la sentir ; ni à la douce Flamande Gertrude Laerk, ni à aucune de ses autres compagnes, auxquelles il lui eût été déchirant d’avouer ce désenchantement sur son idéal. Mme de Bronchelles était là, il est vrai ; mais, avec sa finesse, elle pressentait de ce côté les avis de l’âge mûr, dont les cours de jeunes filles redoutent tant la lucidité d’ordinaire. Elle était l’amie de Nouvel, elle serait trop clémente envers la faute qui ne l’avait pas blessée ; et puis, elle avait le mandat de la marier ; qui sait si l’attrait de ce mariage-là, si brillant et si rare, ne l’aveuglerait pas sur le mobile trouble qui poussait l’écrivain ? Et Annette, elle, malgré l’amour vibrant dans son cœur, ne voulait plus revoir l’idole détrônée dont l’auréole était à jamais tombée.

Et tout à coup, comme elle sondait ainsi sa solitude dans cette nuit de larmes qui devait si rapidement finir l’enfance tardive où elle vivait encore, elle trouva qu’un seul être, dans le cercle des étrangers qui l’entouraient, était capable de comprendre la subtilité de sa peine, de la mesurer et d’y compatir ; le seul qui, lui, en le condamnant, ne cesserait pas d’aimer le coupable, mais le seul aussi auquel il ne lui était pas permis d’ouvrir son cœur, cet autre cœur délicat et éprouvé, celui-là, qui avait conçu l’horreur de ce mariage d’argent, qui avait flétri le projet de marchand de Nouvel, qui l’avait défendue et comprise, et qui s’appelait Henri Maréchal.

Alors, voyant que ce consolateur-là était encore impossible, elle jeta un regard de détresse autour de sa chambre qu’éclairait toujours l’immuable lumière sereine. Près de la lampe, la Vierge de marbre rayonnait d’un éclat candide, les bras tendus élargissant l’ampleur du voile, le visage tendre penché, les épaules imperceptiblement courbées, suprêmement miséricordieuse et consolante. Annette sentit comme le frisson d’une âme dans ce voile, elle eut un dernier sanglot d’appel vers la Madone, et courut à elle, l’enlaçant de ses bras, son front fiévreux rafraîchi sur l’épaule glacée.

Son colloque d’enfant pieuse dura longtemps. Elle articulait de ses lèvres des mots sans suite ; elle disait à la Vierge qu’elle l’aimait, et qu’elle avait aimé l’autre ; elle lui promettait que c’était maintenant fini, que la terre est un lieu de martyre, et qu’elle ne voulait plus vivre que dans la compagnie des anges de Dieu. Ce qu’elle touchait de ses doigts et ce qu’elle embrassait dans l’extase, c’était le divin idéal dont son éphémère roman ne lui avait montré que le mirage, mais qu’elle ressaisissait maintenant avec une sorte de passion dans sa réalité mystique. Quand l’aube commença de poindre au dehors, elle était encore agenouillée là, sommeillant sur les pieds blancs de Celle qui est la mère du genre humain.

Au jour, elle se réveilla brisée d’une fatigue physique et morale sans nom. Le flot de ses larmes s’était tari avec l’apaisement du court sommeil qu’elle avait eu, et elle était devenue plus clairvoyante dans un calme plus douloureux. Elle se dépouilla tranquillement de cette joyeuse robe de fête à laquelle étaient attachés tant de souvenirs, le symbole dans son esprit, désormais, du doux sentiment qui avait parfumé ses premiers jours en France, et auquel il lui fallait dire adieu. Elle se coucha quelques heures, mais bien moins pour dormir encore que pour penser, car son âme vitale, si rebelle au découragement, voulait lutter. Et elle cherchait des excuses maintenant à la conduite de Nouvel.

« C’est bien simple qu’il ne m’aime pas, murmurait-elle en elle-même, très humble ; j’étais pour lui une curiosité, un visage comme on n’en rencontre pas ici. Mais je tiens à une race qu’on dédaigne tant !… ma grand-mère a été vendue douze cents francs sur le marché de la Pointe-à-Pitre, et j’aurais voulu que ce Parisien, savant et génial, eût un peu d’amour pour moi, moi qui ai dans les traits la ressemblance de cette pauvre vieille négresse, la chère aïeule méprisée, que ma mère me menait voir en cachette, et qui n’osait que baiser mes petits pieds d’enfant… Mon Dieu ! puis-je lui en vouloir ? Je ne suis pas une vraie blanche ; il sentait une différence entre son sang et le mien ; je pouvais l’aimer, moi, mais lui, non… »

Seulement la pensée de sa fortune, qui avait remplacé dans l’esprit de l’écrivain l’amour absent, lui revenait comme un cauchemar. Oh ! cette France, où on la renierait dans le fond des cours, mais où son argent lui ferait quand même la première place, qu’était-elle venue y faire ! Des images lui revenaient de son pays, de ces champs de cannes qui bruissaient au souffle du vent, de ces terres prodigieuses de fécondité, d’où sortait une végétation puissante, et que tachaient, çà et là, les torses sombres des domestiques, ce peuple noir au service de son père, qu’elle chérissait comme ses frères de sang. Le poids de ce bien dont le revenu colossal faisait d’elle, la quarteronne écartée de la société, une héritière très riche, l’écrasait. Il lui semblait que sa pauvre petite personnalité, si infime déjà, de fille de couleur, s’effaçait toute sous le prestige de sa richesse : la grouillante domesticité des nègres, les kilomètres de plantations, les distilleries, les rhumeries, les magasins immenses fleurant à vous griser le parfum de l’alcool ; les activités combinées des hommes et de la nature, tout cela décorait son individualité insignifiante. Elle était la tête, sur quoi s’abattait comme au hasard le fruit du gigantesque travail chimique et humain. Elle représentait les huit millions que son père avait amassés ; elle ressemblait à ces monarques enfants, sur le front desquels on pose des couronnes royales et dont l’irresponsabilité n’inquiète personne, incarnant le pouvoir immortel. Qu’importait aussi aux épouseurs son infériorité ! Elle était la fortune.

Oh ! qu’elle aurait donné tout cela volontiers pour redevenir une pauvre mulâtresse, capable de se faire aimer pour elle-même ! Elle n’avait pas l’amertume de ses semblables contre leur naissance, ce mépris du mulâtre pour la race qui l’a marqué, et que la chanson nègre accuse :

     Quand Mulât’monté su’chevaillo
        Mesdam
    Quand Mulât’teni un vieil habit
        Mesdam
  Quand Mulât’teni un vieux chapeau
   Li dit : « Négress’pas Maman yo ».
        Yo, yo, yo,
   Li dit : « Négress’pas Maman yo ».

Elle n’aurait pas eu honte de se marier à un homme de couleur, avec lequel elle aurait senti cette parité conjugale qui faisait ses désirs. Mais la pensée d’épouser un blanc par l’appât de l’or sur lequel son père avait compté l’écœurait maintenant d’un dégoût infini ; elle se révoltait contre le projet paternel, et, par la réflexion, elle se faisait encore plus sévère à l’égard de Nouvel.

« Est-ce bien lui, se disait-elle, est-ce bien lui qui a voulu cette chose atroce ! lui qui a fait Blés mûrs !

Et des réminiscences lui venaient — toutes frémissantes d’un sentiment délicat — de ce livre charmant qu’elle aurait voulu relire encore, pour y retrouver le Nouvel d’autrefois. Il n’était pas à sa portée ; près de son lit seulement, l’Histoire du moine Herménégilde était posée. Elle prit le volume, et l’ouvrit à cette page, qu’au premier jour Mme de Bronchelles lui avait lue :

« Et il n’en était pas de ce commerce comme de celui des hommes, dont l’unique livre qu’il eût emporté dans le désert, l’Imitation, disait : « Ne vous mettez pas en peine de la familiarité de beaucoup de monde ou de l’amitié particulière de quelques-uns, car ces choses sont une source de distractions et de grands obscurcissements de cœur. »

L’obscurcissement du cœur ! c’était bien la punition de son amour, sans doute trop orgueilleux : car vraiment elle ne savait plus ce qui se passait dans son pauvre cœur, indécis encore entre aimer et mépriser. Mais n’était-ce pas un étrange délice de chercher des lumières et des consolations dans cette œuvre curieuse écrite par celui-là même qui l’avait abreuvée de chagrin ? Elle se mit à lire avidement le livre qu’elle eut bientôt, en le reprenant du commencement, dévoré page après page. C’était le récit, tracé d’une main si sûre, d’un homme lassé des hommes et peuplant la solitude qui lui sert de refuge d’une foule d’intérêts plus captivants, plus nobles, plus purs que les rapports humains, que, dans le désenchantement soudain de la créole, il était d’une inconcevable opportunité. Elle respira les saines odeurs champêtres qui s’en exhalaient, et l’amour de la nature, qui y était palpitant. On était à ce lointain prélude du printemps qui est la fin de février. Après les dernières gelées, des pluies tièdes étaient venues, dont l’action fermentait en terre, et qui laissaient dans l’air une douceur moite où se gonflaient les bouts des branches. À mesure qu’elle lisait, Annette sentait s’éveiller en elle un attrait réconfortant pour cet épanouissement végétal du printemps de France, moins brutal et moins riche que ceux de chez elle, mais qui, plus lent et plus mystérieux, s’accordait mieux avec la crise morale qu’elle traversait. La glorification des règnes subalternes, dont Nouvel avait fait l’esprit de son livre, la pénétrait aussi. Cette théorie des alliances que l’homme contracte avec les êtres humbles par l’alimentation et cette gigantesque affiliation de toutes les créatures entre elles la remplissaient d’un calme bienfaisant. Elle se disait que les hommes sont méchants, menteurs, changeants, mais que la nature inférieure est moins décevante et elle se tournait désespérément vers elle, sachant bien qu’elle ne lui était pas étrangère.

Le soleil se leva : elle en sentit la tiédeur nouvelle au travers des vitres et des rideaux ; il baigna ses yeux endoloris des larmes de la nuit, de sa lumière atténuée par l’étoffe. Elle se rappela les campagnes splendidement évoquées dans l’Histoire d’Herménégilde, et elle fut soudainement prise d’un besoin maladif de fouler la mousse, de respirer l’odeur âpre des écorces détrempées et les parfums de la terre ; et, toute pleine d’un projet qui venait de lui éclore, elle se leva vite.

Quelques instants après, vêtue d’une robe sombre dont personne, sauf Vittoria, ne devait comprendre le triste sens de deuil, elle allait trouver sa voisine Gertrude, la seule de ses compagnes qui, à cause de sa silencieuse placidité, ne la blessât point dans le moment — peut-être aussi s’orientait-elle naturellement vers celle-là, parce que son cœur, rempli de chaudes affections familiales, ressemblait au sien —, et elle lui demanda :

« Voulez-vous que nous allions nous promener toutes deux ? J’ai soif de campagne, d’arbres, de solitude, Gertrude ; il y a près de nous le bois, le grand bois où l’on trouve des coins si jolis ! venez-vous, dites ?

— Comme vous voudrez, répondit Gertrude, j’écrirai tantôt. »

Et, profitant de la liberté que la pension du Sphinx, à cause de sa nature, devait nécessairement donner à ses élèves étrangères, elles partirent toutes deux, la blonde Belge sereine, et simplement habillée comme une béguine ; Annette, sous sa petite robe sévère, coiffant la demi-excentricité de ses cheveux touffus d’un étroit chapeau sans nulle coquetterie.

Elles marchèrent longtemps sans rien se dire, de leur pas vif et nerveux de jeunes filles vigoureuses ; elles gagnèrent le bois où elles traversèrent, sans ralentir, les allées mondaines encombrées, jusqu’à ce qu’elles eussent atteint la solitude.

Alors, sans s’être averties, elles se mirent ensemble à l’allure lente de la vraie promenade. De tous côtés, elles étaient entourées de troncs géants, dont la vieille écorce se redorait au soleil comme pour un été ; ils avaient tous l’air d’Êtres bien personnels, avec leurs attitudes diverses, leurs grands bras dépouillés qui faisaient une caresse ou une menace, leurs puissants corps orgueilleux ou protecteurs, selon la courbe qu’ils avaient prise en poussant.

Seulement, Annette avait compté sans son âme trop vivement humaine que la sommeillante et morne nature d’une fin d’hiver n’était pas faite pour consoler. Plus elle marchait, plus la tristesse lui revenait poignante avec l’effroi intime du silence qui régnait là. Il n’y avait pas encore de feuilles, mais le branchage était si épais, que le sous-bois était presque sombre comme la nuit. Elle avait beau voir la tragique poésie de ce lieu, elle n’en éprouvait pas l’apaisement. Les descriptions de Nouvel lui revenaient en mémoire, et leur précision, en face de la réalité, s’accusait lamentablement dans son esprit.

« Oh ! dire qu’il a si bien senti tout cela, pensait-elle, qu’il a si bien compris l’âme de ces paysages, qu’il y a un tel poète en lui, et que c’est le même, le même… »

Et plus elle allait, plus elle s’apercevait qu’elle n’était pas une Herménégilde, que la muette sympathie du bois, les sauvages beautés des déserts, n’étaient pas faites pour remplir son cœur, et qu’elle mourrait bientôt, minée par l’épouvante sacrée de cette solitude, si elle était condamnée à y vivre. Femme, elle l’était jusqu’au fond d’elle-même ; les vagues affinités vers le monde inférieur ne lui suffisaient pas ; c’était l’humanité qu’il lui fallait, l’humanité fragile, trompeuse, mais aimée quand même des âmes vraiment humaines. La noble inutilité des ermites qui s’enferment dans les bois, et dont il faut bien avouer qu’elle avait rêvé la paix, la frappait maintenant de son erreur. Elle était de la race de cette aïeule noire vers qui remontait encore son affection si touchante, celle qui avait été vendue douze cents livres sur le marché de la Pointe-à-Pitre, et dont la vie s’était consumée, comme celle de toute sa lignée, au service de l’homme, du frère plus puissant. Ce qui avait été dans toute une génération l’âme de ces pauvres esclaves, le respect attendri du maître, et le don de soi, brûlait encore, transformé, dans le cœur d’Annette. Le devoir social du service mutuel, qui avait été une dure loi chez ses pères, se retrouvait dans la jeune fille ennobli en un besoin exquis de fraternité et de dévoûment. Elle eut une peine terrible tout à coup, en pensant qu’elle n’avait fait encore aucun bien sur la terre.

Puis, juste à ce moment, un craquement sur le sable, derrière elle, la fit tressaillir ; un grincement de roues, un bruit de deux voix dont l’une très vieille et l’autre à peine faite ; c’était le petit Maréchal que la nourrice, effarouchée du monde, promenait aussi par là.

Alors, dans son cœur bouleversé, une lumière décisive et franche se fit ; elle vit la consolation devant elle, dans la personne de ce pauvre petit être souffreteux à guérir ; elle courut à lui, frémissante d’une inspiration bienfaisante, elle s’agenouilla devant sa voiture, elle entoura ses petites épaules fragiles de la caresse de ses mains et l’embrassa pieusement, en disant :

« Mon petit Étienne, me reconnaissez-vous ?

— Tiens ! » dit le pauvre gamin, dont la drôlerie mélancolique vous faisait venir aux lèvres des sourires presque douloureux.

Non, ce n’était pas aux bêtes et aux choses d’occuper sa petite âme désabusée, quand il y avait de pauvres enfants martyrs, des semblables malheureux à soigner, toute la famille des hommes souffrants qui appelait à l’aide. L’idée était demeurée encore très confuse dans son cerveau ; c’était le germe saint de la Charité que la tempête de la douleur avait déposé en elle et qu’elle sentait croître. Aussitôt, toute sa préoccupation de bienfaisance, d’abord généralisée, se restreignit à ce petit garçon dont la misère la frôlait. Elle ne savait pas au juste que faire pour lui, elle voulut amener la gaîté dans sa triste vie vieillotte, quitte à se dépenser toute dans cette tâche.

« Dites donc, fit-elle, voudriez-vous que nous nous promenions ensemble ce matin ?

— Dame ! ce serait tout de même plus gai » répondit-il, très à l’aise avec les femmes qui, depuis sa naissance, apitoyées sur son lamentable sort, le cajolaient, le dorlotaient, l’entouraient sans cesse.

Gertrude d’un côté, elle de l’autre, se mirent à marcher près de la voiture ; puis, comme la nourrice prenait une allée :

« Mais non, fit-il en pleurnichant, mais non, je voulais aller au petit Lac.

— Mon bon mignon, soupira la vieille femme, pas ce matin, je suis si lasse ! »

Annette s’arrêta brusquement :

« Attendez, dit-elle, je suis là, moi. »

Et, sous les grosses mains de la nourrice, à l’appui de la voiture, elle glissa les siennes, avec un grand effort pour pousser cette lourde machine grinçante et encombrante, qu’elle était malhabile à diriger.

La vieille servante était suffoquée et répétait sans rien trouver d’autre :

« Oh ! mademoiselle ! mademoiselle ! »

Et le premier sourire sur les lèvres de la créole fut ramené, à cette minute-là, par la stupéfaction de la nourrice, l’air malicieux du petit satisfait, et sa propre maladresse qui laissait la voiture dessiner ses zigzags sur le sable. Mais, peu à peu, elle se faisait au mécanisme ; elle gagna bientôt une grande distance sur la nourrice et Gertrude, qu’en se retournant elle voyait maintenant, de loin, causer avec des mines attendries en la regardant.

« Comment vous appelez-vous ? demanda tout à coup le gamin, sa petite tête pâle renversée en arrière pour regarder sa conductrice.

— Annette.

— Annette ? Ah ! c’est que vous avez l’air d’une bonne fille, mademoiselle Annette ! Vrai, vous ne rechignez pas comme nourrice pour me conduire où je veux. »

Et il riait après en dedans, sentant bien qu’il avait dit là quelque chose de plaisant, et n’ayant guère d’autres distractions que de montrer son petit esprit bizarre aux grandes personnes qu’un sentiment unanime de pitié et d’intérêt amenait perpétuellement autour de sa voiture de misère. Et Annette continuait sa course sans songer à la fatigue, sentant une paix intérieure délicieuse l’inonder. Elle ne regardait plus les physionomies des grands arbres, ni le printemps qui commençait à poindre de terre dans les lames vertes de l’herbe première, elle ne pensait plus à recueillir les parfums agrestes qu’elle était venue chercher, uniquement occupée désormais de cet enfant qu’elle voulait sauver. Elle se rappelait tristement les paroles qu’André Nouvel avait prononcées l’autre jour dans une émotion de dilettante plus factice que profonde : « Imaginez ce petit corps difforme, disloqué, et si atrophié, que le petit cercueil qu’il lui faudra n’aura pas besoin d’être plus grand que cela. » La mort n’était pas venue ; il n’avait pas fallu de petit cercueil, Nouvel s’était trompé, et peut-être se trompaient-ils tous, ceux qui n’accordaient qu’une vie brève et maladive au pauvre petit si bien fait pour vivre. Il semblait impossible à la naïveté de la créole que sa fortune, disproportionnée à son humilité, mais dont elle était maîtresse quand même, pût être impuissante dans la cure qu’elle rêvait.

Parmi les hommes, une catégorie lui était devenue odieuse à jamais, semblait-il ; c’était la catégorie de ceux qui auraient pu l’épouser. Elle avait jeté sur le mariage un crêpe épais, qui ne lui permît plus de voir ni le sacrement, ni les épouseurs, mais ce n’était qu’avec plus de tendresse qu’elle se retournait alors vers l’enfance exquise de ce petit malade, à laquelle elle s’offrait. Oh ! l’adorable vie de vieille fille qu’elle se préparait, sans songer aux obstacles, à l’obstacle de l’aîné surtout qui, lui, tenait déjà près de l’enfant cette place de seconde mère. Est-ce que M. Maréchal ne se séparerait pas du petit frère sur la promesse de le voir guérir ?

On avait gagné le Lac. Étienne s’amusait à voir courir dans l’eau les nuages du ciel ; les nuages qu’il connaissait si bien, à force de les suivre le visage toujours tourné en haut dans son éternel crucifiement au matelas de la voiture. Il avait de ces amours futiles pour des distractions de ce genre — caprices d’enfant impressionnable et malade. — Et déjà Annette construisait mentalement la lettre suivante :

« Mon bon père,

« C’est fini, je ne veux plus me marier ; à moins que vous n’ayez la bonté de me débarrasser des millions que vous m’avez promis et qui m’encombrent. Seulement, comme alors ce ne serait plus moi qu’on verrait réfractaire au mariage, mais les maris, et que vous ne consentiriez pas, je reprends l’argent que vous m’avez amassé, cher père, et j’en fais ce que je veux, n’est-ce pas ? Donc, pas de mari, mais un mignon petit garçon que je veux adopter avec votre permission. Je n’ai que deux fois l’âge qu’il a, mais résolvez le problème je suis sûr d’être une mère très expérimentée et très sagace. Comme il est paralysé par une étrange maladie qui l’a cloué, depuis je ne sais quel âge, à son lit ou à sa voiture, et que je veux le guérir en le menant partout où il y a des eaux célèbres, des docteurs meilleurs que les eaux, et des climats plus habiles que les docteurs, il faut que vous m’accordiez de dépenser mon argent tout à ma guise. »

Elle en était à cet endroit de son élucubration, quand l’enfant, qui avait vu assez, l’interrompit :

« Dites donc, Annette, il serait peut-être temps de retourner maintenant ; c’est l’heure du déjeuner ; Henri serait inquiet. »

Ce nom passa au travers du cœur d’Annette comme une flèche cruelle, qui lui donna le sentiment de l’impossibilité de ce qu’elle souhaitait. Elle demanda :

« Vous l’aimez bien, dites, votre frère ?

— Oh ! vous savez, dit l’enfant avec une conviction ardente et son amusante minauderie, il est si bon, le pauvre gars !

— Comment feriez-vous donc, s’il vous fallait le quitter ? »

Étienne se mit à rire :

« Je ne le quitterai jamais, répondit-il avec une assurance qui était terrible à la pauvre Annette. Tenez, vous allez bien voir pourquoi ; je vais vous raconter cela parce que vous êtes mon amie. Une nuit, pendant que j’étais malade, j’ai eu un cauchemar, j’ai rêvé qu’Henri se mariait, il se mariait avec Mlle Ogoth et il s’en allait en Norvège, pendant que moi je restais tout seul avec nourrice. Je me suis réveillé, juste comme j’entendais la voiture qui les emportait rouler sur le pavé. J’ai raconté tout à Henri, et il m’a dit : « Tranquillise-toi, ma petite » car c’est drôle, n’est-ce pas, je suis un petit garçon, et il m’appelle toujours sa petite, — « tranquillise-toi, ma petite, je ne m’en irai jamais ; je suis marié avec toi, nous vivrons toujours ensemble. » Maintenant voulez-vous me ramener, dites, Annette, il croirait que je suis malade ? »

Annette obéit passivement. Le trouble était rentré dans son âme. Tous les genres de bonheur lui étaient donc refusés à la fois ! L’amère saveur de sa nuit lui revint librement, et quand elle fut rentrée chez elle, après avoir rendu l’enfant à la vieille bonne, elle pleura ensemble la perte de ses deux rêves : celui de son amour et celui de son dévoûment.