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La Pension du Sphinx/7

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 197-232).

VII

L’IDYLLE

Elle avait cependant dit au petit Maréchal : « À demain ! »

Le lendemain, elle était au rendez-vous, la première revenue, malgré elle, malgré la difficulté de son plan, à l’enfant qui l’attirait irrésistiblement. Et quand elle aperçut de loin sa petite figure, tombée de faiblesse sur l’oreiller, s’illuminer à sa vue, et qu’elle eut compris quel rayon de joie elle appelait dans cette austère vie de neuf ans, le sentiment de son utilité enfin venue dépassa presque tout le chagrin qu’elle avait eu jusqu’à présent. Pour Étienne, il passa de suite à une familiarité tout exempte de cérémonie.

« Dis donc, Annette, fit-il câlinement, c’est encore toi qui vas me conduire aujourd’hui, n’est-ce pas ?

— Mais, mon bon chéri, reprit vite la nourrice en le regardant d’une manière significative, tu ne penses pas à ce que tu demandes là ! Une demoiselle ne traîne pas une voiture au Bois.

— Pourquoi pas, mon Dieu ! s’écria Annette en riant ; vous allez voir ! »

Les Anglaises, auxquelles elle avait demandé de l’accompagner, étaient là, près de Gertrude ; Nelly dit à Frida :

« My goodness ! regardez donc, on va la prendre pour la servante ! »

Et c’était bien un peu cela qu’elle se faisait, la pauvre Annette ; servante assujettie aux caprices de cet enfant souffreteux. Elle se fatigua à conduire la pesante machine, partout où il lui disait d’aller ; s’arrêtant sur ses ordres, rebroussant chemin à sa volonté, sans souci des promeneurs qui attachaient à son rôle une demi-domesticité. C’était un mystère si attristant que la vie de ce malheureux petit être, vacillante, douloureuse, sevrée des joies les plus élémentaires, et perpétuellement menacée, que, pour réparer ce qui lui paraissait l’iniquité de cette condition, elle lui aurait tout sacrifié.

Mars commençait ce jour-là ; et déjà il soufflait des rafales qui roulaient des nuages sinistres au milieu du ciel bleu. Le soleil chauffait aussi plus dur, et l’on sentait dans ce milieu très végétal une énergie sourde de la nature, qui pénétrait jusqu’aux plantes humaines et vivifiait les corps ; le vent et le soleil combinés vous fortifiaient. Annette poussait bravement son cher bagage, sans s’apercevoir que des gouttes de sueur sourdaient sous la laine frisée de ses cheveux. Depuis quelques minutes l’enfant, que nul effort n’avivait, s’alanguissait sous la tiédeur de l’air ; il ne parlait plus ; un instant, il étendit mollement son bras vers une porte.

« Par là, veux-tu ? fit-il à mi-voix.

— Pourquoi donc ? dit Annette ; veux-tu t’en aller ?

— Non, répondit-il après quelques secondes dans un bâillement étouffé ; mais peut-être qu’il… peut-être qu’il va venir… »

Qui donc ? Annette ne le sut pas, tout intriguée qu’elle fût par cette annonce énigmatique. Alourdi par une grosse fatigue d’enfant qu’engourdissait encore le travail atmosphérique des giboulées et de l’électricité latente, il était retombé endormi dans le fond de la voiture. Et Annette se sentait toute seule dans cet endroit où de rares passants la croisaient, toute seule à veiller sur cet enfant ; et elle se laissait prendre volontiers à une illusion de maternité très douce, qui rappelait des amours de fillette déjà grandie pour une poupée, mais avec quelque chose de plus réel et de plus solide. La déception que lui avait préparée si durement André Nouvel lui paraissait déjà lointaine, comme une blessure dont la souffrance était désormais habituelle ; il lui semblait qu’elle était très vieille, qu’elle avait goûté jusqu’au fond l’amertume de la vie, et qu’elle se penchait maintenant avec un sentiment d’aïeule vers ce petit qui était pour elle la sincérité et l’ingénuité de l’enfance.

Sa rêverie était pour elle aussi une espèce de sommeil que berçait, en même temps que celui d’Étienne, le doux ronronnement du vent dans les branches. Elle ne pensait pas au temps qui s’écoulait, tournant seulement par instants la tête vers cette issue par où l’enfant avait annoncé que quelqu’un viendrait. Elle roulait la voiture d’un mouvement très lent, de quelques mètres seulement sur le sable.

« C’était quelque fantasmagorie de gamin fiévreux qui lui passait par la tête, se disait-elle. ne voyant rien venir ; c’était un rêve qu’il commençait. »

Mais l’enfant n’avait pas rêvé, se souvenant très bien qu’avant le départ son frère avait dit : « S’il fait beau, j’irai te voir au Bois ». Car, très fier de l’amitié dont cette grande demoiselle s’était prise pour lui, et mettant une petite coquetterie curieuse à en faire son aîné le témoin, il l’avait tourmenté sans s’expliquer davantage pour obtenir cette visite.

Seulement, il s’était endormi mal à propos, juste comme son frère arrivait.

« Comment, c’est vous, mademoiselle Maviel, s’écria Maréchal, c’est vous qui conduisez Étienne ! »

Elle lui fit vite de la main signe qu’il dormait et qu’il fallait parler bas.

Alors ils s’entendirent d’un sourire et s’approchèrent l’un de l’autre, causant avec d’infinies précautions.

« Le petit malin ! disait M. Henri, je m’explique maintenant son souci de se promener ce matin ; il ne m’avait prévenu de rien, mais hier, en rentrant, il m’avait bien confessé qu’il vous avait rencontrée et que vous aviez été très bonne pour lui.

— Pauvre petit ! c’est que je l’aime vraiment, voyez-vous, dit Annette ; à présent il dort ; regardez comme il est tranquille, comme sa petite respiration va bien ; se douterait-on qu’il est malade ? »

Ils se penchèrent tous deux avec une tristesse dont ils ne voulaient pas convenir, et l’examinèrent longuement. Il avait la peau tendre et diaphane sur les tempes, qui laissait voir le réseau des veines ; puis le front blanc comme de l’ivoire paraissait une enveloppe si fragile à cette pauvre petite flamme d’existence qui brûlait là, intermittente ! Les paupières mêmes étaient si fines, qu’on aurait cru que, baissées, elles laissaient transparaître les yeux. Mais il y avait une force inouïe quand même dans ce corps émacié ; une force de vie qui battait à grands coups dans le halètement régulier et normal de sa petite poitrine.

Et c’était étrange de voir cet homme et cette jeune fille qu’aucun lien n’unissait, absorbés tous deux dans cette contemplation, muets, avec un sentiment unique : le souci de l’enfant malade. Ils partageaient la même crainte, la même douleur secrète, et aussi une pareille espérance indéracinable qu’ils vaincraient la mort ; et ils ne se disaient rien, dans la conscience irréfléchie de se comprendre quand même. Si bien qu’après, quand ils se redressèrent, en se regardant ils éprouvèrent qu’une amitié solide était venue entre eux, plus intime, plus grave et plus étroite qu’après une camaraderie de plusieurs mois.

« Moi, je crois qu’il se guérira », dit Annette, traduisant la conclusion de leurs pensées à tous deux.

Maréchal secoua les épaules.

« Quelle énergie fera jamais revenir la santé dans un petit corps à moitié détruit ? dit-il sans oser lui exprimer son espoir.

— Ogoth croit que c’est possible, moi je suis sûre que vous le sauverez. »

Puis, juste comme elle avait dit cela, évoquant en elle-même des idées de traitement fabuleux, de médication puissante, de voyages, de consultations, le recours aux hommes et aux choses, toute la série des efforts qu’on tente pour arracher ceux qu’on aime à la mort, elle se souvint que les deux frères étaient pauvres, qu’ils vivaient modestement avec leur vieille nourrice, épuisant une très petite fortune dans les soins à donner l’enfant, et elle comprit la difficulté de la guérison, l’insuffisance des moyens, l’impuissance de l’aîné. Et elle eut envie de lui dire de suite : « Donnez-le-moi ». Puis cette idée lui parut aussitôt si extravagante, si impossible à exprimer, qu’elle se tut encore, désolée.

Et ils revinrent côte à côte pour retrouver la vieille bonne, après s’être disputé un moment l’appui de la voiture. Lui, ne voulait pas laisser à Annette cette fatigue. Elle, reprenait :

« Vous comprenez bien qu’on ne me regardera pas du tout, tandis qu’on n’aurait d’yeux que pour voir un jeune homme de bonne famille remplir cette fonction-là ; laissez-moi donc, allez, monsieur Maréchal. »

Cette raison donnée, sans la recherche d’une phrase, avec la limpidité de son grand regard teinté de bleu sombre, lui avait clos les lèvres. Il n’avait pas insisté, lui répondant seulement avec la simplicité qui écartait d’eux toute idée de gêne :

« C’est vrai, mais nous aurions rencontré si peu de monde ! »

Dans le trajet, la secousse d’une pierre fit ouvrir les yeux d’Étienne ; son frère et Annette furent aussitôt à ses côtés, l’un à droite, l’autre à gauche de la voiture. Alors, il sourit encore, trop endormi pour parler, et prenant leur main à chacun, dans ses petites mains longues d’infirme, il se mit à les balancer dans un geste bien enfantin, en continuant son sourire silencieux qui allait de l’un à l’autre.

À la fin il dit, sans qu’on comprît quelle idée passait par ce petit cerveau :

« C’est bien cela, c’est bien. »

Quelques minutes après, quand Annette les quitta pour aller rejoindre ses amies, Maréchal lui glissa à l’oreille :

« Je respire enfin ! Mais croiriez-vous que, chaque fois qu’il dort, j’ai le frisson de ne pas le voir ouvrir les yeux ! »

Le petit Étienne avait aussi son secret.

« Plutôt que de venir le matin, viens donc le soir, Annette, lui dit-il ; le matin, on n’a pas le temps. »

Quand elle rentra avec Gertrude et les deux misses Allen, elle aperçut de loin, à travers la grille, la silhouette de Vittoria adossée au socle du sphinx dans le jardin, et l’impression presque pénible, au moins mélancolique, qu’elle éprouvait maintenant, chaque fois qu’elle voyait la signorina, la reprit. Elle savait le fond de son cœur lu et relu par cette indéchiffrable fille ; elle s’était ouverte à elle, malgré soi, presque par surprise ; l’Italienne avait été le témoin indiscutablement mal choisi de sa peine, de sa désillusion, et surtout, elle connaissait les replis désavantageux de l’âme de Nouvel, dont, par un indéfinissable sentiment qui tenait bon dans son cœur, Annette aurait voulu que tout le monde fût enthousiaste.

Nelly et Frida, dans leurs fourrures fauves, passèrent devant ; Gertrude entra ensuite, mais sur un signe de Vittoria Annette était restée dans le jardin.

Qu’y a-t-il encore ? demanda-t-elle avec une nuance d’humeur inaccoutumée dans son visage.

— Il est là, dit Vittoria ; il déjeune ici. C’est le jour… »

Annette se sentit tout de suite glacée d’un froid de fièvre ; elle remercia l’Italienne et se rendit dans sa chambre, en courant, de peur d’être amenée de suite en présence de l’écrivain. Une fois seule, elle se jeta le visage contre son lit, dévorée du besoin d’échapper à cette heure terrible, à la seule vue de celui qu’elle avait aimé, d’échapper même à toute action, à toute parole, dévorée du besoin de ne plus exister un moment.

Car l’instant était venu de cet acte qu’elle avait décidé sans délibérer, l’acte qui séparait à jamais sa vie de cette autre grande vie si admirée, l’acte qui ferait pour toujours un étranger, un hostile, de cet André Nouvel vers lequel elle avait si tendrement laissé aller son cœur.

« Oh ! si je disais oui !… si je consentais ! pensait-elle. Être sa compagne, faire sa vie heureuse, lui apporter le bonheur et le succès qui l’ont laissé ! n’être pas aimée, mais l’aimer ! »

L’aimer : la pauvre Annette ne s’apercevait pas que c’était maintenant un sentiment mort qu’elle s’efforçait de ressusciter pour le souvenir des joies d’autrefois. Elle ne l’aimait plus, ce Nouvel ! Il avait même cessé d’exister, celui des semaines passées, celui qu’elle avait rêvé, celui de Blés mûrs. Elle avait aimé une chimère : ce n’était plus que l’homme égoïste et décevant qui venait maintenant à elle.

Et toute l’affligeante réalité de ce revirement dans son cœur lui apparut quand il lui fallut descendre au salon, et qu’elle se trouva, tremblante, devant le dieu d’autrefois. De tout ce qu’elle avait cru de lui, de tout son talent, de toutes les délicatesses prêtées, il ne lui restait plus rien, rien que son insolent bonheur épanoui sur ses traits de beau brun, et les paroles de Vittoria.

Sur la table, le bleu d’un télégramme ouvert attira de suite ses yeux troublés. Ils étaient seuls là, Mme de Bronchelles et lui, avec des sourires complices et des mines gênées. Annette s’avança sans force, sans oser lui tendre la main.

« Mademoiselle Annette, dit-il d’une voix infiniment caressante, j’ai quelque chose à vous demander, et c’est si difficile, et je crains tant, que je n’ose pas parler. »

Par une étrange perception, bien plus que les mots qu’il lui disait, Annette entendit ceux que Vittoria avait prononcés, et qui lui revenaient nettement en mémoire : « Quand vous lui aurez donné tout cela, votre fortune, votre particularité, votre esprit dont il a besoin, peut-être vous accordera-t-il que vous êtes agréable. » Et elle sentait le mensonge de cette voix, de ces paroles, de tout cet homme inconscient de ce qu’il commettait.

« Mais, poursuivit Nouvel, lisez cette dépêche qui vient de la Martinique et dites-moi si vous comprenez. »

Consentement tout donné, disait le télégramme, admire profondément mon gendre et l’accepte Maviel. »

Annette n’avait pas desserré les lèvres jusqu’alors ; son visage blême sous le fard bronzé de son teint se décolora tout à fait. Elle demanda froidement :

« Qui est ce gendre, Monsieur ?

— Voyons, dit tendrement Nouvel, vous ne devinez pas ? »

Elle eut un moment de silence qui fut poignant pour tous les trois.

« À quoi bon deviner le mari qu’on me destine ! dit-elle avec une délicatesse qui était un raffinement de son cœur profondément bon ; je ne veux pas me marier. Je ne le veux pas. »

André Nouvel eut un choc visible, bien que le coup eût été entouré d’une si fine précaution. Il s’écria :

« Même si c’était moi qui étais à vos genoux et qui vous demandais d’être ma femme ? »

Cette fois, Annette fut terriblement sévère.

« Même si c’était vous, monsieur, répondit-elle sans dureté, mais calme.

— Annette ! s’exclama Mme de Bronchelles : quand un tel bonheur s’offre à vous, vous le refusez ? »

Le poing de Nouvel s’abattit sur la table voisine en un découragement qui, lui, était sincère ; il saisit le dépêche qu’il froissa dans ses mains et lacéra en menus morceaux au-dessus du tapis. La malchance s’obstinait sur lui, les humiliations pleuvaient, et celle-là était peut-être la plus incisive qu’il eût connue, la plus froissante, la plus cruelle pour un homme. Il pensa à discuter, mais il connaissait trop bien les cœurs de femmes pour ne pas savoir que ce refus-là, sec, cinglant, n’était pas de ceux sur lesquels on revient.

« Savez-vous bien que vous me rendez malheureux, mademoiselle Annette ? » dit-il d’une voix étranglée.

Annette, que l’émotion gagnait aussi, aurait voulu demander « pourquoi » ! Elle se contenta de dire, plus indulgente :

« Vous vous consolerez, monsieur. Moi-même, je suis peinée d’avoir à vous répondre ainsi. Ne m’en veuillez pas, je vous prie.

— C’est irrévocable ? demanda-t-il encore.

— Oh ! oui », dit Annette avec une sorte de sourire d’amertume.

Nouvel se leva lentement, et se tourna vers Mme de Bronchelles.

« Adieu, ma cousine, dit-il d’une voix brève.

— Vous partez ? » fit-elle, encore sous la stupéfaction qui l’avait saisie aux paroles d’Annette. Elle ne pouvait pas croire que cela fût vrai ; elle aurait désiré qu’André plaidât un peu sa cause.

Lui eut un geste qui voulait dire : « Que puis-je faire de mieux que de m’en aller maintenant ! » Il ajouta cependant à voix basse :

« S’il y a encore un peu d’espoir, c’est dans vos mains que je le laisse ; vous lui direz ce que je ne peux pas lui dire. Si un miracle est possible, votre amitié le fera. Écrivez-moi demain de revenir ou… de ne pas revenir.

— Mon pauvre ami, lui dit-elle dans l’entrebâillement de la porte, je suis désolée que cette enfant vous ait causé ce chagrin. »

Il sortit dans la fureur d’être ridicule ou pour le moins piteux. Et il fallait être en effet cet homme de talent, qui avait épuisé toute la volupté du succès, de la réussite brillante, de la célébrité, pour éprouver ce qu’il ressentait à voir l’hommage si flatteur de son nom hautainement repoussé par cette toute jeune fille. Sans être vaniteux, il savait sa valeur, et ce n’était pas à cette réponse-là qu’il s’attendait. Il faisait pourtant effort pour avoir bonne mine. Dans le jardin, il salua distraitement Vittoria qui n’avait pas pu résister au plaisir de le voir passer, et qui comprit, en l’observant, que l’incident était clos.

Pour Mme de Bronchelles, elle revint vers Annette qu’elle retrouva à sa place, assise, les deux mains croisées sur ses genoux.

« Annette ! » appela-t-elle sévèrement.

La créole ne fit pas un mouvement.

« Annette ! » dit-elle une seconde fois avec plus d’impatience.

Alors, Annette eut deux ou trois sanglots qu’elle retenait depuis une heure ; elle fondit en larmes, et se jeta avec un geste de petite fille dans les bras de Mme de Bronchelles.

« Ne me grondez pas, ne me grondez pas, supplia-t-elle, je vous demande pardon, mais je ne veux pas me marier, voyez-vous, je suis trop riche, je ne peux pas. Vous me prenez pour une enfant, mais croyez-vous que je n’ai pas réfléchi dans ma vie ? croyez-vous que je ne sais pas que j’ai du sang noir dans les veines, qu’on a toujours une répulsion pour moi, et que ce défaut d’hérédité qui m’a chassée de mon pays ne peut passer, en France, qu’à cause des huit millions de ma dot ? Oh ! je suis devenue bien vieille, allez ! je connais les hommes, je sais ce qu’ils valent, et je ne veux pas me marier ; ne me tourmentez pas pour cela ! »

Ce désespoir adoucit subitement le reproche que Mme de Bronchelles préparait. Elle lui représenta, en toute sincérité, l’attrait qu’avait au contraire pour Nouvel la singularité de son type ; l’amour qu’elle lui croyait pour elle ; elle alla jusqu’à parler de son désintéressement et du chagrin où il allait vivre désormais. Mais, quand elle crut qu’Annette faiblissait dans les larmes, et qu’elle allait se rétracter, la pauvre petite redit plus haut son cri dont elle sentit cette fois la fermeté :

« Non ! non ! je ne me marierai jamais ! »

« Mon pauvre André, écrivait-elle le lendemain à Nouvel, j’ai bien fait tout ce que j’ai pu, croyez-le. Selon moi, Annette a un secret. À tout ce que j’ai dit sur vous, — et vous ne me ferez pas l’injure de me croire malhabile dans la circonstance — elle m’a répondu en substance : « Je ne veux pas me marier, parce que c’est ma fortune qu’on demande. » J’ai eu beau lui représenter la vérité de votre amour ; elle a continué de généraliser son désenchantement à tous les hommes. Que se passe-t-il dans ce jeune cœur-là ? Vous sauriez peut-être le dire, si vous étiez encore en train de faire de la psychologie ; moi je m’y perds. Pour aujourd’hui, le mieux que je puisse vous répondre, c’est cet avis : Voyagez ! le voyage est l’éternelle consolation des hommes dans votre cas ; et je vous avoue que, pour ma part, il me serait très avantageux de vous voir partir, car vous me devenez singulièrement gênant, mon pauvre ami, avec la consigne que les événements mettent pour moi à votre porte, et le secret que je veux garder vis-à-vis de mes jeunes brebis. Que diraient-elles, si elles voyaient nos jeudis se passer désormais sans aller vous voir ? Partez vite, ne vous enlisez pas dans l’ennui, et croyez-moi bien préoccupée de vous. »

Ce billet, c’était l’épilogue de l’acte d’Annette. C’était maintenant fini. André Nouvel allait quitter Paris, il s’écartait de sa vie, lui laissant, après le trouble des jours précédents, une paix un peu triste, mais éclairée comme d’une lumière d’aube, par l’entrain de ses projets d’avenir. L’enfantine amitié du petit Étienne était une joie douce et remplissante ; la pensée du petit malade occupait ses journées ; et, dans le souci de ne pouvoir employer sa richesse à son soulagement, elle se dédommageait en émerveillant cette enfance humble, élevée dans les privations de la classe moyenne, de la féerie des jouets de toutes sortes qui font rêver les petits. Ils avaient de mystérieux rendez-vous à certains endroits du Bois, et chaque jour Annette y apportait une nouvelle surprise. Avec elle, le bonheur était entré comme un ruissellement magique dans la vie de l’enfant. Elle lui apparaissait comme une fée chargée de dons, et les cadeaux qui devaient pour toute une journée illuminer sa solitude tiraient tout leur charme de sa grande amie, qu’il aimait avec un enthousiasme tendre d’enfant sans mère.

En mars déjà, les jours deviennent longs. Étienne n’aimait rien tant que rester encore sous les arbres quand le jour s’assombrissait, et que la demi-lueur traînait ainsi, longtemps, jusqu’aux premières étoiles. La nourrice objectait qu’il faisait humide ; mais certains jours aussi, où il sortait de terre une chaleur prématurée qui fendait les bourgeons et paraissait saine à respirer, ils continuaient de se promener tous les trois.

« Tu ne sais pas ? dit un jour Étienne à Annette, l’ami Nouvel est venu nous voir ce matin ; c’était pour dire adieu à Henri, car il va faire un grand voyage. Je les entendais causer tous les deux sans savoir ce qu’ils disaient. C’est lui qui était de mauvaise humeur ! et Henri aussi était tout drôle ; il disait à l’ami Nouvel : « Je ne te plains pas absolument, tu n’as que ce que tu méritais. » Tu ne sais pas, Annette, moi, je crois que c’est la pièce qu’il a faite et qu’on n’a pas trouvé jolie qui lui trotte par la tête, n’est-ce pas ?

— C’est probablement cela », répondit Annette troublée.

Et elle pensait à cette discussion dernière des deux amis, où son refus avait dû être commenté à plaisir, où l’écrivain avait dû épancher son inévitable rancune contre elle, et où Maréchal l’avait sûrement défendue, car elle le savait loyal et délicat, et elle sentait sa sympathie tendre à elle. Et c’était un ineffable soutien moral de penser que, parmi tous ceux qui ignoraient ou blâmaient sa conduite, quelqu’un l’approuvait.

Une autre fois qu’elle et ses compagnes étaient venues le voir en bande, depuis Ogoth jusqu’à Giuseppa, Étienne lui fit signe, d’un geste important, qu’il avait à lui parler en secret. Comme elle s’approchait.

« Dis donc, demanda-t-il à voix basse, c’est-il vrai que tu t’appelles Café au lait ? »

Annette ne put s’empêcher de rire.

« Mais oui ; on s’amuse à me donner ce nom-là. Qui t’a dit cela, Tiennot ?

— C’est Henri, répondit le petit. Il était tout à l’heure le nez dans ses livres, à travailler, et il m’a dit tout d’un coup : « Tu vas la voir encore aujourd’hui, toi, Café au lait ». Moi, je ne savais pas ce qu’il voulait dire ; alors il a repris : « Mlle Annette ». C’était toi qu’il appelait comme cela, et il m’a expliqué que c’était Giuseppa qui avait trouvé le surnom. C’est drôle, n’est-ce pas, Annette ?

— Mais non, ce n’est pas drôle, répliqua Annette, reprenant son sérieux, n’as-tu jamais remarqué que j’ai une figure toute grise et jaune, comme du café versé dans du lait ? C’est un surnom très bien trouvé, au contraire. »

L’enfant secoua la tête.

« Tu es très jolie comme cela, c’est pas la peine de rire.

Good gracious ! s’exclama Nelly, dans un accès de gaîté, écoutez donc, le petit va bientôt la demander en mariage, si cela continue. »

Mais Ogoth, qui l’observait depuis un moment, et qui remarquait sur son teint des indices de malaise, s’approcha à son tour et l’interrogea : Remue tes poignets, disait-elle en adoucissant sa voix ; fais aller tes genoux ; ça fait mal, n’est-ce pas ? »

L’enfant disait non, sans pouvoir réprimer une grimace de douleur à chaque mouvement.

Alors, elle se retourna vers la nourrice, et elle la pressa de rentrer, car elle le trouvait fatigué et endolori comme au moment d’une crise.

Le lendemain, quand Annette et Gertrude, qui ne se quittaient plus guère désormais, vinrent à l’endroit ordinaire où les attendait chaque après-midi la voiture d’Étienne, ce fut Maréchal tout seul qu’elles trouvèrent.

Quand elle l’aperçut de loin, une idée atroce traversa l’esprit d’Annette. Sans nul souci d’être vue, elle courut à lui en demandant :

« Qu’est-il arrivé à Étienne ?

— Rien de bien affirmé encore, répondit Maréchal ; il m’inquiétait par sa mine plus pâle que de coutume, j’ai fait venir le médecin qui m’a défendu la promenade pour aujourd’hui. Voilà pourquoi je suis ici, mademoiselle, me doutant bien que vous seriez venue, et que vous vous seriez inquiétée de ne pas l’avoir vu.

— Oh ! que je vous remercie ! dit Annette. C’est vrai ; je n’aurais pas vécu si je n’avais trouvé personne au rendez-vous. Je ne sais pas ce que m’a fait cet enfant, voyez-vous, monsieur Maréchal, mais vous n’imaginez pas quelle place il tient dans ma vie. Il a un petit esprit si drôle, un petit cœur si bon !

— Et puis, c’est si attachant, reprit le jeune homme, cette existence pour laquelle on est dans des transes continuelles ! Savez-vous que chaque soir je me demande : « Que sera demain ? se réveillera-t-il seulement ? » Et il avait l’air d’aller mieux cependant, n’est-ce pas ? il se fortifiait, il reprenait un peu d’appétit ; maintenant, voilà une nouvelle secousse… »

Sa taciturnité le quittait dès qu’il causait de l’enfant. Il parlait alors sans timidité, sans réserve ; il disait tout, ses craintes, ses vagues espérances, ses diverses sensations d’atermoiement devant la maladie. Il avait à cause de cela peu de camarades, les jeunes gens le trouvant ennuyeux, pleureur et ridicule avec son frère. Mais Annette, qui comprenait la délicatesse de cette passion fraternelle, l’écoutait religieusement.

« Il la surmontera encore cette secousse, monsieur Maréchal, vous verrez. D’abord, il me semble à moi qu’il y a des âmes qu’on retient dans leur corps à force de les aimer ; et nous l’aimons tant, vous et moi, ce petit ! qu’il faudrait une puissance épouvantable, quelque chose venu de l’enfer, pour nous l’enlever. Oh ! ce que vous pensez, je me le suis dit aussi : il est si frêle ! Mais je sens quand même qu’il vivra, que nous le verrons un jour marcher, qu’il deviendra un grand garçon solide. Je vous le promets, entendez-vous, je vous le promets. »

Il lui prit la main, en la regardant comme il n’avait jamais regardé une femme.

« Vous êtes une petite sibylle bienfaisante, lui dit-il, merci. »

C’était déjà le soleil couchant, bien qu’on fût encore en plein après-midi ; il ne dorait plus que le haut des sapins qui embaumaient l’air de résine ; une bande d’oiseaux qui s’était abattue là pour la nuit s’égosillait en piaillements prolongés. Maréchal et Annette se séparèrent sur un espoir fou de bonheur qui était venu en eux, sans qu’ils sachent trop comment, à partager leurs frayeurs, à compter l’un sur l’autre, à entendre ces bruits d’été, irrésistiblement joyeux, qu’ont les bois.

Après, elle resta quelques jours sans revoir son petit camarade ; puis, le malaise passé encore une fois, les rendez-vous reprirent : elle le retrouva seulement un peu plus pâle qu’auparavant, avec quelque chose de soucieux ; une préoccupation dans ses yeux profonds d’enfant malade. Quand Annette l’interrogea, il commença par dire qu’il n’avait rien et qu’il s’était seulement ennuyé pendant les jours sans promenade ; puis, à la longue, comme elle le pressait de questions, il avoua qu’il y avait un secret.

« Tu comprends bien, Annette, que si je pouvais je te le dirais, et que si je ne te le dis pas, c’est qu’Henri me l’a défendu.

— Peut-être bien que si tu lui demandais la permission de me faire la confidence à moi, mon Tiennot, il ne te le refuserait pas.

— Ah ! tu crois cela ? pas du tout. Il m’a dit : « N’en parle à personne, même pas à ta grande amie, n’est-ce pas, ma petite, je le dirai moi-même. » Car vois-tu, Annette, c’est une chose qui n’est pas encore décidée ; des pourparlers, quoi, des projets, tout ce que tu voudras. »

Et Annette s’en allait songeuse, cherchant ce que pouvait être ce projet encore en préparation, et que Maréchal ne laissait à personne le soin de lui confier. Elle eut l’idée, une idée déjà souvent venue à son esprit de ces hôpitaux d’enfants malades, où l’on prend le mal en masse, avec des énergies prodigieuses pour le combattre. Si ce projet, qui mettait tant de tristesse dans le pauvre petit cœur d’Étienne, c’était celui de l’envoyer dans une de ces maisons merveilleuses, dont elle avait entendu Ogoth dire le nom à propos de lui ! Le voir s’en aller maintenant ! voir enlever de sa vie cette chère petite existence, qui était, dans son chagrin, son intérêt unique ! est-ce que ce n’était pas horrible à penser ?

Ce fut à ce moment que Mme de Bronchelles prit prétexte de son air soucieux pour lui parler enfin sérieusement, et sonder cette âme incompréhensible.

« Ma chère petite fille, lui dit-elle, un soir qu’elles étaient seules dans son grand cabinet ombreux si propre aux confidences, je ne voudrais pas que vous me preniez pour une grondeuse, et je voudrais encore moins vous tourmenter ; mais il faut pourtant revenir sur un sujet délicat et difficile, auquel vous désirez échapper, je le sens. Bien des jours ont passé depuis que vous avez causé à M. Nouvel la peine que vous savez. Il est maintenant dans le pays de Vittoria ; l’Italie, qui ne console pas toujours, paraît-il, a le don d’attirer quand même les gens qui souffrent. Mais vous, mon enfant, que je sais bonne et sensible, me direz-vous à présent pourquoi, sans raison, vous avez pris le droit de blesser un cœur comme celui-là, qui est de ceux dont on ne joue pas ? La fièvre où je vous ai vue le premier jour est passée. Vous demeurez mélancolique, qu’y a-t-il donc, dites-moi ?

— Madame, je vous ai dit la résolution que j’avais prise de ne pas me marier.

— Ma pauvre petite, à dix-huit ans on ne fait pas de ces vœux-là. Mais, si c’était tout de même une décision sérieuse, mon devoir m’obligerait à vous rappeler les prescriptions de votre père, qui ne vous a confiée à moi que dans un seul but. Ce but-là, vous le connaissez : si vous vous y dérobez d’avance par parti pris, je n’aurai plus qu’une chose à faire, prévenir M. Maviel, et, malgré la peine que j’en aurai, malgré l’affection que j’ai pour vous, plus tendre que pour nulle autre, mon enfant chérie, vous rendre à lui. Car je dois me souvenir que, s’il a accompli le sacrifice inouï de se séparer de vous, c’était uniquement pour vous marier en France. À quoi bon désormais laisser durer son chagrin et son ennui ? »

Annette eut un cri.

« M’en aller ! il faudrait m’en aller ?

Nous n’en sommes pas encore là, Annette, car j’espère bien que votre résolution n’est pas décisive ; et vous seriez peut-être vous-même fort embarrassée quelque jour de l’avoir formulée trop haut, si le hasard vous mettait en face d’un homme qui, sans avoir la valeur de M. Nouvel, ce que vous ne rencontrerez pas souvent, gagnerait votre estime, votre sympathie et votre affection. Votre estime d’abord, car, voyez-vous, mon enfant, ce sentiment-là, très lent à vous prendre, mais d’une douceur pénétrante, et qui devient ensuite une force invincible, c’est le vrai prélude de l’amour, le seul à quoi l’on puisse se fier ; la sympathie vient presque en même temps, moins enracinée, elle, plus flatteuse encore que la première, mais qui en fait le charme. Et si l’amour naît après, de quelque façon que ce soit, conscient ou involontaire, brusque ou lentement éclos, oh ! alors, vous pourrez laisser aller tranquillement votre cœur vers l’homme qui, en vous aimant, aura su mériter de vous ces trois choses. »

Ces paroles troublèrent Annette : à mesure que Mme de Bronchelles causait, dans son esprit se construisait une image, une image de rêve, la fuyante silhouette de ce jeune homme qu’elle pensait avoir si peu remarqué jusqu’à présent, Henri Maréchal. C’était surtout ce mot d’estime, estime lente, pénétrante, douce et toute-puissante, qui l’avait évoqué à son regard intérieur, car il personnifiait dans sa virilité délicate le type parfait du caractère impeccable dont Annette avait douté. Elle l’estimait vraiment, celui-là, pour son intelligence supérieure qui lui avait permis l’intimité de Nouvel, pour sa jeunesse studieuse dont le labeur cérébral avait stigmatisé son austère visage ; et surtout pour cet amour fraternel, délicieux, qui en faisait un être spécial, une créature d’altruisme et de dévouement presque inimaginable. Et vraiment, ce sentiment était bien pénétrant et doux, comme le disait Mme de Bronchelles ; il s’insinuait comme un parfum dans une étoffe, il était reposant et apaisant, il guérissait les amertumes du passé.

« … Et vous le rencontrerez sur votre chemin cet homme-là, soyez-en sûre, Annette ; qu’il vienne dans de longues années ou demain, vous ne devez pas le repousser à l’avance par une décision systématique.

— Écoutez, madame, dit-elle les yeux à terre, dans une réflexion ardente ; si un homme m’aimait vraiment, avec l’insouciance du luxe que je lui apporterai, s’il méritait vraiment mon estime et qu’il me fût sympathique, je ne demanderais pas mieux que d’être sa femme.

— Eh bien, Nouvel ?

— Oh ! lui, c’était différent, s’écria-t-elle en se levant pour éviter d’autres réponses et s’enfuir ; lui, c’était différent, je ne l’aimais pas ! »

Et quand elle fut seule le soir, la nuit, dans ses courtes insomnies de jeune fille, la dernière phrase de Maréchal qu’il avait dite d’une voix troublée, avec une émotion inconnue dans la force tranquille de ses traits, lui revenait toujours :

« Vous êtes une petite sibylle bienfaisante. » Pourquoi ces mots anodins l’avaient-ils frappée ? pourquoi les avait-il prononcés de cette façon et non pas d’une autre moins profonde ou plus banale ? Pourquoi la disait-il bienfaisante, comme si elle lui avait fait quelque bien par ses consolations sans grand fondement ? Pourquoi l’avait-il appelée « petite sibylle », ce vocatif caressant qui impliquait un sentiment protecteur, comme s’il eût été quelque chose pour elle, et elle pour lui ? Pourquoi la poésie étrange de ce nom de sibylle qu’il lui avait donné à elle, une inconnue ?

Elle le revit peu de jours après, au Bois. Ce soir-là, Étienne avait les yeux rouges, et quand il restait quelques moments pensif, sa petite lèvre recommençait à frémir comme s’il allait encore pleurer. Maréchal se promenait à quelque distance de la voiture, ferme et impassible comme d’ordinaire. Annette comprit que le moment était venu où le secret qu’il voulait lui révéler lui-même allait lui être dit, et elle embrassa d’un regard la longue voiture, comme si c’était la dernière fois qu’elle la voyait sans désespoir.

« Mademoiselle Annette, dit gravement Maréchal, je suis venu moi-même vous annoncer une nouvelle assez importante qui concerne Étienne ; vous savez peut-être que depuis longtemps le médecin parle de l’envoyer en Algérie ; ces jours-ci il devient plus pressant. Il a été jusqu’à promettre presque la guérison sous le climat de là-bas. Vous comprenez, n’est-ce pas, que je n’ai pas hésité. »

Annette comprenait une seule chose, c’est que, l’enfant partait ; elle eut une minute d’accablement, ses mains croisées retombèrent le long de sa jupe. Elle murmura d’une voix brisée :

« Mon petit Étienne !

— Et je suis venu aussi vous faire mes adieux, poursuivit brièvement le jeune homme ; nous partirons prochainement ; vous reverrez Étienne, mais moi, je tenais à venir vous remercier. Vous l’avez beaucoup aimé aussi, je le sais, et vous avez été la meilleure joie de sa vie. »

Annette faisait pour retenir ses larmes un effort surhumain. Elle demanda :

« Comment ! vous partez aussi, vous ? Vous allez en Algérie ?

— Oui. J’étais nommé dans un collège du Nord, mais vous pensez bien que je ne pouvais ni emmener Étienne dans cette contrée, ni me séparer de lui. Alors j’ai donné ma démission. Je ne fais plus partie de l’Université, je serai professeur libre là-bas. Ah ! mademoiselle Annette, ç’a été dur de renoncer à ma carrière si longuement préparée ; mais il y a une chose qui me coûte plus, une chose que je fais pour le petit, mais dont il ne saura jamais le prix. Et tenez, pourquoi ne vous le dirais-je pas ? Je vais partir, nous ne nous reverrons sans doute jamais, et vous me connaissez si peu que le secret que je vais vous dire sera bien vite oublié. Pourtant, si vous avez quelquefois dans votre vie heureuse des jours de tristesse, dites-vous que quelqu’un vous a une fois silencieusement aimée ; que vous avez été adorée dans le secret par un cœur qui se savait irréparablement séparé de vous, et que le trésor qu’est votre âme de jeune fille a été connu et vénéré par le malheureux être qui s’appelait Henri Maréchal. Maintenant, mademoiselle Annette, disons-nous adieu ; promettez-moi seulement de garder le mystère de ce que je viens de vous dire ; ce sera le seul lien qui puisse rester entre nous, que ce secret ! »

Annette mit sa main devant ses yeux qui s’emplissaient de larmes. Cet aveu douloureux traduisait si bien ce qu’elle avait rêvé de l’amour ! C’était si exactement ces paroles qu’elle voulait entendre de celui auquel elle s’unirait. Et aussi, c’était tellement inespéré d’être aimée avec cette sincérité, par celui-là même qu’elle mettait dans son esprit au-dessus de tous les autres.

« Moi aussi, je voulais vous dire quelque chose, reprit-elle à mi-voix ; j’avais bâti un projet exquis dont l’illusion avait fait ma joie depuis des semaines, quand pourtant je n’ignorais pas que vous ne voudriez jamais. Votre petit Étienne a apporté dans ma vie un bonheur que je ne connaissais pas. J’ai toujours vécu un peu solitaire, je ne sais pas ce que c’est que la famille ; je n’avais ni frère, ni sœur, et je voyais peu mon père chez nous ; votre frère à vous a été pour moi tout ce qui m’a manqué jusqu’ici ; c’est justement parce qu’il a besoin d’être plus aimé qu’un autre qu’il avait pris toute mon affection. Je brûlais d’envie de vous le demander, de l’emporter dans nos les Antilles où le soleil et l’air chaud mettent de la vigueur dans la sève des plantes et dans le sang des enfants ; je vous l’aurais rendu robuste et beau ; j’y aurais passé ma jeunesse à le guérir, mais croyez-vous que ce n’aurait pas été une jeunesse heureuse ? Eh bien ! voyez quelle triste destinée nous exécutons ! vous m’enlevez Étienne, vous m’arrachez ce qu’il y a de meilleur dans ma vie ; et, pour une raison que j’ignore, moi aussi je vous fais souffrir, puisque vous voulez bien avoir un peu d’affection pour moi et que vous partez.

— Oh vous ignorez pourquoi ? dit-il tristement.

— Mais oui, répondit Annette d’un ton de reproche où l’on sentait des larmes. Je sais bien que vous avez dit un jour au petit : « Je ne me marierai pas, je suis marié avec toi, nous ne nous quitterons jamais ». Mais dites-moi, est-ce que j’aurais été un obstacle au bonheur de l’enfant, si nous avions uni nos deux vies au-dessus de la sienne ? Vous avez été pour lui plus admirable qu’un père ; moi j’aurais tâché d’être bonne comme une mère, voilà tout ; et nous aurions été plus liés que jamais mari et femme, à cause de l’amour fraternel de l’enfant qui nous a si mystérieusement rassemblés, quand nous n’étions que des inconnus l’un pour l’autre.

— Dites-moi adieu, murmura Maréchal, dites-moi adieu… L’obstacle, vous le connaissez bien !… et vous me feriez l’oublier.

— L’obstacle ? » fit rêveusement Annette, qui le retint par la main d’un geste doux.

Mais tout d’un coup elle comprit. Dans un mouvement d’enfant follement riche, elle ouvrit le petit portefeuille parfumé où dormait une fortune, et, redevenue rieuse et puérile maintenant que le bonheur était proche, elle prit le plus large parmi les billets, qu’elle déchiqueta au vent comme du pain qu’on émiette aux moineaux.

« Que faites-vous ! cria Maréchal.

— Ce que je fais ? mais ce qu’on fait d’un obstacle quand il s’oppose à votre bonheur, dit-elle en souriant ; on le détruit. Mon père m’a dit : « Dépense et sois heureuse ». Je veux être heureuse, moi, et je dépense. Qu’importe la façon ! S’il faut que tous y passent, ils y passeront, et s’il faut que j’y passe ma nuit, je la passerai. »

Puis soudain, plus tendrement :

« Si nous nous arrangions à l’amiable, au lieu de nous rendre malheureux tous les deux l’un par l’autre ? Si vous vouliez bien ne pas penser à l’obstacle, et m’inonder de joie en me rendant mon bien-aimé petit Étienne ! Oh ! j’ai deviné votre délicatesse, croyez-le. Vous allez me dire que je suis trop riche. Est-ce que je vous apporte, moi, un petit frère à aimer, à soigner, à guérir ? Allez, pensez bien que la meilleure de nos deux dots, ce ne sera pas moi qui l’apporterai. »

Il allait répondre. Un bruit de voix retentit derrière eux. C’était Ogoth qui revenait de l’hôpital, et qui avait rencontré tout le jeune bataillon du Sphinx ; sa longue robe noire, nimbée d’un reflet de soleil, en faisait une doctoresse hiératique. À sa droite et à sa gauche marchaient ses compagnes, qui étaient bien un peu toutes ses disciples ; les fulgurantes Ormicelli, les songeuses misses Allen, dont les cheveux légers frissonnaient au vent d’avril, et Gertrude qui préparait en silence le conte de fée du soir destiné aux petits frères.

Elles s’arrêtèrent toutes, stupéfaites de la métamorphose inattendue dans la brune figure de la créole.

« Ogoth, demanda sans préambule Annette, est-ce que le climat des Antilles ferait autant de bien au petit Étienne que celui de l’Algérie ?

— Au moins autant, répondit Ogoth, et, pour moi, davantage, parce que…

— Oh ! n’importe pourquoi, reprit Annette. Vous devriez l’y conduire, monsieur Maréchal. »

Puis elle courut à la voiture où l’enfant malade, ignorant de tout ce qui se passait, était toujours étendu, les yeux tristes ; et, prenant ses pauvres petites joues pâlottes dans ses deux mains, elle l’embrassa longtemps en murmurant :

« Appelle-moi maman ! »