La Philosophie de Nietzsche/IV

La bibliothèque libre.
Félix Alcan (p. 101-145).


CHAPITRE IV

LE SYSTÈME DE NIETZSCHE
PARTIE NÉGATIVE : L’HOMME


I


Toute époque, toute civilisation a ce que Nietzsche appelle sa « table des valeurs » ; en d’autres termes, elle admet une hiérarchie des valeurs ; elle estime telle chose supérieure à telle autre ; elle croit que telle action est préférable à telle autre ; elle juge, pour prendre un exemple particulier, que la vérité est supérieure à l’erreur ou qu’un acte miséricordieux est préférable à un acte de cruauté. La détermination de cette table des valeurs, et en particulier la fixation des plus hautes valeurs, est le fait capital de l’histoire universelle, puisque cette hiérarchie des valeurs détermine les actes conscients ou inconscients de tous les individus et motive tous les jugements que nous portons sur ces actes. Ce problème de la détermination des valeurs prime donc, pour le philosophe, tous les autres ; c’est en tout cas sur lui que Nietzsche a concentré tous ses efforts. Et le résultat de ses méditations a été le suivant : la table des valeurs actuellement reconnue par la civilisation européenne est mal faite et doit être revisée du haut en bas. On doit procéder à ce qu’il appelle la « transvaluation de toutes les valeurs » (Umwerthung aller Werthe), changer par conséquent l’orientation de notre vie entière, modifier les principes essentiels sur lesquels reposent tous nos jugements. Vers la fin de sa vie consciente, son imagination, exaltée par la solitude profonde qui se faisait autour de lui et peut-être aussi par l’approche de la crise où devait sombrer sa raison, voyait dans cette révolution philosophique le point de départ d’un bouleversement formidable pour l’humanité : « Je vous jure, écrivait-il à Brandes le 20 novembre 1888, que dans deux ans toute la terre se tordra dans des convulsions. Je suis une fatalité… Ich bin ein Verhängniss[1]. »

L’homme moderne place en tête de sa table des valeurs un certain nombre de valeurs absolues, qu’il met au-dessus de toute discussion et qui lui servent de mesure pour apprécier toute la réalité. Parmi ces biens universellement reconnus sont par exemple le Vrai et le Bien. S’il est un fait qui semble au-dessus de tout conteste, c’est que la vérité vaut mieux que l’erreur ; prouver d’une affirmation, d’une théorie quelconque, qu’elle est fausse, c’est lui enlever tout crédit ; le culte de la vérité, de la sincérité à tout prix est peut-être l’une de nos plus solides croyances. De même les penseurs les plus téméraires se sont arrêtés saisis de crainte devant le problème du bien et du mal. Kant regardait comme une vérité supérieure à toute raison et à toute discussion l’existence de son impératif catégorique, « agis de telle sorte que ta conduite puisse être érigée en règle universelle ». Schopenhauer lui-même, tout en critiquant la théorie kantienne du devoir, admettait néanmoins que tous les hommes sont d’accord, pratiquement, pour formuler ainsi le contenu de la loi morale. Neminem læde, immo omnes, quantum potes, juva : « Ne fais de mal à personne, secours les autres le plus que tu pourras. » Les philosophes n’ont jamais osé révoquer en doute la légitimité des jugements moraux, ils se sont uniquement préoccupés de chercher le « fondement de la morale », de rechercher le pourquoi rationnel — pratiquement tout à fait indifférent — de ces jugements portés constamment et sur toutes les actions humaines au nom d’une « conscience morale » devant qui tout le monde s’incline avec respect. Or c’est précisément à ces convictions, qui dominent aujourd’hui la vie intérieure de presque tous les hommes, à ce culte de la vérité, à cette religion de la loi morale, que Nietzsche déclare la guerre. Au lieu de les accepter respectueusement comme un fait qu’il est inutile de discuter, comme une autorité dont il est impie d’examiner les titres, il les considère hardiment comme un problème, il ne craint pas de se poser nettement la question : Pourquoi la vérité plutôt que l’erreur ? Pourquoi le bien plutôt que le mal ? Et le problème ainsi posé il le résout avec la même hardiesse en fixant comme règle de conduite de l’homme vraiment libre la devise de cet ordre mystérieux des « Assassins » que les croisés rencontrèrent jadis en Terre Sainte : « Rien n’est vrai ; tout est permis. »

Pour Nietzsche en effet toutes ces entités métaphysiques, mystérieuses et surhumaines que l’homme a toujours supposées en dehors de lui et qu’il a révérées sous des noms divers — « Dieu », le monde des « Choses en soi », la « Vérité », l’ « Impératif catégorique » — ne sont que des fantômes de notre imagination. La réalité la plus immédiate, la seule réalité qu’il nous soit donné de connaître, c’est le monde de nos désirs, de nos passions. Tous nos actes, toutes nos volontés, toutes nos pensées sont en dernière analyse gouvernées par nos instincts, et ces instincts se ramènent tous, finalement, à un seul instinct primordial, la « volonté de puissance » qui suffit — c’est l’hypothèse de Nietzsche — pour expliquer à lui seul toutes les manifestations de la vie dont nous sommes témoins. Tout être vivant — plante, animal ou homme — tend à augmenter sa force en soumettant à sa domination d’autres êtres, d’autres forces. Cet effort continu, cette lutte perpétuelle où chaque être met sans cesse en jeu sa propre vie pour augmenter sa puissance, est la loi fondamentale de toute existence. Toutes les manifestations de la vie sans exception sont régies par l’instinct. Si l’homme aspire à la vertu, à la vérité ou à l’art c’est en vertu d’un instinct naturel qui, pour se satisfaire, le pousse à agir d’une certaine manière. Ainsi la morale que le chrétien regarde comme une révélation divine et à laquelle il subordonne toute son existence est en réalité une invention humaine destinée à satisfaire tel ou tel instinct. De même la vérité à laquelle le savant consacre sa vie a été recherchée primitivement par la volonté de puissance qui tendait à agrandir sa domination. Mais l’homme en est arrivé, par une singulière aberration, à adorer comme idéal ce qu’il avait créé lui-même pour répondre à un de ses besoins. Au lieu de dire : « Je vis pour satisfaire mes instincts, et en vertu de cette loi je rechercherai donc le bien et le vrai dans la mesure où ma volonté de puissance m’y poussera » il pose en principe : « Le bien et le vrai doivent être recherchés pour eux-mêmes ; il faut faire le bien parce que c’est le bien, aspirer à la vérité pour l’amour de la vérité ; la vie de l’homme n’a de valeur que dans la mesure où il subordonne son intérêt égoïste à ce but idéal ; il devra donc, au nom de l’idéal, comprimer ses instincts personnels et regarder l’égoïsme comme un mal. » Or, l’homme qui raisonne ainsi et qui agit en conséquence, est à la vérité poussé, lui aussi, par un instinct — car l’instinct est le mobile dernier de tous nos actes ; — seulement cet instinct est perverti.

Les instincts de l’homme ne sont, en effet, pas tous également sains ; les uns sont normaux et tendent à augmenter sa vitalité, mais d’autres sont morbides et tendent à l’affaiblir. Les maladies du corps ont des causes naturelles et se développent en vertu des lois de l’organisme ; elles n’en aboutissent pas moins à la destruction du corps et doivent, par suite, être combattues par le médecin. Il en est de même des maladies de la personnalité : elles ont une origine naturelle, mais leurs conséquences n’en sont pas moins désastreuses. Selon que les instincts normaux ou les instincts morbides prédomineront dans un individu donné, il sera un bel exemplaire d’humanité ou un dégénéré. Il y a donc d’une part des hommes sains de corps et d’âme, qui disent « oui » à l’existence, qui sont heureux de vivre et dignes de perpétuer la vie, et il y a, d’autre part, des malades, des impuissants, des décadents, dont l’instinct vital est amoindri, qui disent « non » à l’existence, qui s’inclinent vers la mort, vers l’anéantissement, qui ne cherchent plus, ou en tout cas ne devraient plus chercher à se perpétuer. C’est là une réalité naturelle et physiologique contre laquelle il n’y a pas à s’insurger : en fait, la vie est partout en progrès ou en décadence, elle augmente ou diminue d’intensité ; l’homme est une plante qui tantôt végète misérablement et tantôt s’épanouit splendidement, poussant de tout côté des rejetons puissants et magnifiques. — C’est sur ce fait que Nietzsche fonde sa table des valeurs.

Il raisonne ainsi : « Je ne sais pas si la vie est en elle-même bonne ou mauvaise. Rien n’est plus vain, en effet, que l’éternelle discussion entre les optimistes et les pessimistes et cela pour une excellente raison, c’est que personne au monde n’a qualité pour juger ce que vaut la vie : les vivants ne le peuvent pas parce qu’ils sont partie dans le débat et même objets du litige ; les morts ne le peuvent pas davantage — parce qu’ils sont morts[2]. Ce que vaut la vie dans sa totalité, nul ne peut donc le dire ; j’ignorerai à tout jamais s’il eût mieux valu pour moi d’être ou de ne pas être. Mais du moment où je vis, je veux que la vie soit aussi exubérante, aussi luxuriante, aussi tropicale que possible, en moi et hors de moi. Je dirai donc « oui » à tout ce qui rend la vie plus belle, plus digne d’être vécue, plus intense. S’il m’est démontré que l’erreur et l’illusion peuvent servir au développement de la vie, je dirai « oui » à l’erreur et à l’illusion ; s’il m’est démontré que les instincts qualifiés de « mauvais » par la morale actuelle — par exemple la dureté, la cruauté, la ruse, l’audace téméraire, l’humeur batailleuse — sont de nature à augmenter la vitalité de l’homme, je dirai « oui » au mal et au péché ; s’il m’est démontré que la souffrance concourt aussi bien que le plaisir à l’éducation du genre humain, je dirai « oui » à la souffrance. — Au contraire, je dirai « non » à tout ce qui diminue la vitalité de la plante humaine. Et si je découvre que la vérité, la vertu, le bien, en un mot toutes les valeurs révérées et respectées jusqu’à présent par les hommes sont nuisibles à la vie, je dirai « non » à la science et à la morale. »

Nous allons étudier dans ce chapitre comment s’est formée, d’après Nietzsche, la table des valeurs en cours actuellement, quelle est leur origine et quel état d’âme elles révèlent chez l’Européen moderne.


II


« Au cours de mes pérégrinations à travers les nombreuses morales raffinées ou grossières qui ont régné jusqu’à présent sur la terre ou y règnent encore, j’observai certains traits qui semblaient connexes et se montraient toujours simultanément ; si bien qu’enfin deux types fondamentaux se révélèrent à moi, séparés par une différence capitale. Il y a une morale de maîtres et une morale d’esclaves… La détermination des valeurs morale ? s’est faite ou bien au sein d’une race de dominateurs consciente et fière de la distance qui la séparait de la race dominée, — ou bien parmi la foule des sujets, des esclaves, des inférieurs de toutes sortes[3]. »

À l’origine de la civilisation européenne on voit à tout instant se reproduire le fait qui donne naissance à ces lieux types de morale : une race belliqueuse, une bande d’hommes de proie fond sur une race inférieure, plus paisible, moins guerrière, la soumet et l’exploite à son profit. C’est ainsi que prennent naissance la civilisation grecque et la civilisation romaine, ou encore, qu’à une époque plus récente se fondent, sur les débris de l’empire romain, les royaumes germaniques. L’homme de proie, l’aristocrate, a conscience de déterminer lui-même la valeur des hommes et des choses : ce qui lui est utile ou nuisible est bon ou mauvais en soi ; sa morale n’est que la conscience joyeuse de sa perfection et de sa force. Il appelle « bon » (gut) celui qui est son égal, le noble, le maître, et « mauvais » (schlecht) celui qui est son inférieur, le vilain, l’esclave qu’il méprise. Le « bien » n’est donc pas autre chose pour lui que l’ensemble des qualités physiques et morales qu’il prise chez lui-même et chez ses pairs. Il se sait gré à lui-même d’être fort et puissant, de savoir dominer et aussi se dominer, d’être dur pour lui-même comme pour les autres ; et en conséquence il honore aussi ces mêmes qualités chez les autres. Par contre il méprise la faiblesse et la lâcheté sous toutes leurs formes, peur, flatterie, bassesse, humilité, mensonge surtout. Il n’estime guère ni la pitié ni le désintéressement, ces vertus si prisées aujourd’hui, car il juge que ces sentiments sont quelque peu déplacés et même légèrement ridicules chez un maître, chez un chef. Mais il admire la force, l’audace, aussi la ruse et même la cruauté parce que ce sont ces qualités qui lui assurent la suprématie guerrière. Surtout — et c’est par là principalement qu’il choque la conscience moderne — il est fermement convaincu qu’il n’a de devoirs qu’envers ses pairs : qu’il peut agir envers l’esclave et l’étranger comme bon lui semble et les traiter aussi durement ou aussi doucement qu’il lui plaît, sans que cela tire à conséquence. Envers ses pairs, par contre, il a des obligations très strictes : il doit être fidèle dans la reconnaissance comme dans la vengeance, rendre exactement le bien comme le mal ; il doit le dévouement absolu à l’ami et au chef, la déférence au vieillard. Il a le respect inné de la tradition : loin de croire au progrès, il honore le passé et considère avec un préjugé défavorable les jeunes générations. La morale aristocratique est dure et intolérante. Comme les nobles se sentent en général une minorité campée au milieu d’une multitude sourdement hostile, il leur faut à tout prix maintenir intactes, dans leur race, les qualités qui ont assuré leur triomphe : c’est pour eux une question du vie ou de mort ; aussi les coutumes qui ont trait à l’éducation des enfants, au mariage, aux relations entre jeunes et vieux sont-elles fort rigoureuses ; tout est calculé en vue de prévenir la dégénérescence, de maintenir aussi pur, aussi fixe que possible le type primitif de la race. — Enfin une race aristocratique a son dieu en qui elle incarne toutes les vertus qui l’ont conduite à la puissance et à qui elle témoigne par des sacrifices sa reconnaissance d’être ce qu’elle est. Ce dieu, que l’aristocrate conçoit à son image, doit en conséquence pouvoir être utile ou nuisible, ami ou ennemi, bienfaisant ou malfaisant ; il est, en réalité, la « volonté de puissance » qui a guidé les maîtres vers la domination, qui les a faits forts et heureux ; et le culte qu’ils lui rendent est l’expression de leur joie de vivre, du gré qu’ils se savent à eux-mêmes d’être beaux et puissants.

Tout différent est le second des grands types de morale, la morale de l’esclave, du faible, du vaincu. Si le sentiment qui domine chez les maîtres est l’orgueil, la joie de vivre, le faible aura inversement une tendance pessimiste à se méfier de la vie et surtout la haine instinctive du puissant qui l’opprime. Il faut bien se rendre compte, en effet, que les races « nobles » ont été pour les races inférieures des ennemis effroyables. Pleins d’égards, et de déférence les uns pour les autres, les maîtres ne connaissent plus aucune loi dès qu’ils se trouvent en présence de l’étranger. Ils se dédommagent sur lui de la contrainte qu’ils exercent sur eux-mêmes dans leurs relations avec leurs égaux. Contre lui tout est permis — la violence, le meurtre, le pillage, la toiture ; contre lui les nobles redeviennent des bêtes de proie, superbes et atroces ; et ils rentrent de leurs sanglantes équipées, joyeux, la conscience à l’aise, persuadés qu’ils ont accompli des exploits glorieux, dignes d’être chantés par les poètes. Aussi sont-ils pour leurs victimes, des monstres odieux et terribles : « Cette audace des races nobles, folle, absurde, soudaine dans ses manifestations, l’inattendu, l’invraisemblable de leurs entreprises…, leur indifférence et leur mépris pour la sécurité, la vie, le bien-être, leur effroyable sérénité d’âme, leur joie profonde dans la destruction, la victoire et la cruauté — tout cela se résuma, pour les victimes de leurs entreprises, dans l’image du « barbare », de « l’ennemi méchant » — du « Goth » ou du « Vandale » par exemple[4]. » — Ainsi l’homme fort et puissant, le « bon » de la morale de maître devient le « méchant » (böse) de la morale d’esclave. Le « mal », pour le faible, c’est tout ce qui est violent, dur, terrible, tout ce qui inspire la crainte. Le « bien » comprendra inversement toutes ces vertus, méprisées par les maîtres, qui rendent l’existence moins dure aux opprimés, aux souffrants : la pitié, la douceur, la patience, l’industrie, l’humilité, la bienveillance ; le « bon » qui était le guerrier redoutable et fort dans la morale de maîtres, devient dans celle des esclaves l’homme pacifique et débonnaire, un peu méprisable même parce que trop inoffensif — trop « bonhomme ».


III


Suivons d’un peu plus près la genèse de la table des valeurs admises par les esclaves : c’est dans ce milieu, en effet, que sont nés la morale et la religion chrétiennes sur qui repose tout le système des valeurs modernes.

La horde des esclaves, le troupeau des faibles, des déshérités, des dégénérés de toute sorte trouve son chef naturel dans le prêtre. Qu’est-ce que le prêtre ?

Le prêtre doit être lui-même un dégénéré pour pouvoir comprendre les besoins de sa tribu de malades, pour supporter de vivre parmi eux. Mais il doit avoir conservé intact son instinct de domination, afin qu’il puisse gagner la confiance des souffrants, leur inspirer de la crainte, devenir leur gardien, leur soutien, leur tyran, leur dieu. Sa mission consiste d’abord à défendre le troupeau des faibles contre les forts. À ce titre il sera l’ennemi juré des maîtres ; contre eux, il usera sans scrupule de tous les moyens, en particulier des armes du faible, la ruse et le mensonge ; il se fera lui-même une « bête de proie » — et une bête de proie presque aussi redoutable que celles qu’il combat. Mais ce n’est pas tout : il doit en outre défendre le troupeau contre lui-même, contre les mauvais sentiments qui éclosent naturellement dans toutes les agglomérations de malades ; il combat avec sagesse et dureté tout commencement d’anarchie, tout symptôme de dissolution ; il manipule adroitement ce dangereux explosif, le ressentiment, qui s’accumule sans cesse parmi ses cohortes et s’arrange à le faire éclater sans que l’explosion cause de dommage au troupeau et au berger. Telle est la mission historique du prêtre — mission utile en un sens puisqu’il prévient des catastrophes en disciplinant la multitude des dégénérés — mission néfaste cependant, en dernier ressort, car elle entrave le cours de l’évolution naturelle. Le port naturel où tendent les faibles, les malades, les pessimistes de toute sorte, c’est la bonne mort, la mort qui endort toute souffrance, asile de paix, refuge inviolable de tous les mal venus. Mais chez ceux-là même dont l’énergie vitale est amoindrie, la « volonté de puissance » se défend instinctivement contre l’anéantissement : en déformant la réalité, elle leur suggère de nouvelles raisons de vivre, elle leur fournit des expédients pour tromper leur souffrance, elle les abuse sur la cause de leur mal. Le prêtre se sert avec une habileté consommée de cet instinct naturel ; il le dirige, le stimule, l’exagère, il en fait l’instrument de sa domination. Il devient le protecteur d’une foule innombrable de malades. À quel prix ? Nous le verrons tout à l’heure.

C’est parmi les Juifs, cette race de prêtres qui placée dans les pires conditions d’existence s’est cependant maintenue en vie par des prodiges de ténacité, qu’a commencé ce que Nietzsche appelle « la révolte des esclaves » en morale. « Ce sont les Juifs, dit-il, qui ont été les pires adversaires de l’équation des valeurs aristocratiques (bon = noble = puissant = beau = heureux = aimé des dieux) ; avec une logique terrifiante ils ont tenté de la renverser, ils l’ont saisie avec les crocs de la haine la plus profonde — la haine de l’impuissant — et ils ont tenu bon. Les malheureux seuls, disent-ils, sont les bons ; les pauvres, les impuissants, les faibles sont seuls bons ; les souffrants, les miséreux, les malades, les laids sont aussi beuls pieux, seuls aimés de Dieu ; pour eux seuls est réservée la félicité. — Vous, au contraire, les nobles, et les puissants, vous qui êtes, de toute éternité méchants, cruels, sensuels, insatiables, impies, vous serez aussi éternellement malheureux, maudits, réprouvés[5] ! »

Le christianisme a hérité de cette table des valeurs nouvelle instituée par le judaïsme ; le prêtre chrétien n’a eu qu’à poursuivre l’œuvre du prêtre juif, et voici qu’après deux mille ans de lutte il est aujourd’hui vainqueur.

Le premier acte de la grande interversion des valeurs a été l’hypothèse de l’âme et de la volonté libre. En réalité il n’y a pas d’âme distincte du corps ; et il n’y a pas non plus de volonté libre — pas plus d’ailleurs que de volonté non libre. Il y a seulement des volontés fortes qui se manifestent par des effets considérables et des volontés faibles dont l’action est moindre. Des jugements comme « l’éclair foudroie » ou « le puissant triomphe de ses adversaires » sont en réalité des tautologies : l’éclair n’est pas un être capable de foudroyer ou de ne pas foudroyer ; il n’est éclair que dans le moment où il foudroie ; de même la somme de forces qui se manifeste dans les actes d’un homme puissant n’existe que dans et par ces manifestations. Or la conscience populaire, en vertu d’une hypothèse absolument arbitraire, a distingué l’être du phénomène, la volonté de ses manifestations. Elle a supposé derrière les actions humaines, derrière les effets visibles de la volonté de puissance, un être, une âme, cause de ces effets et cette âme a été conçue comme une entité libre de se manifester de telle manière qu’il lui plaisait, d’agir ainsi ou autrement. — Cette illusion du libre arbitre une fois créée et admise, l’esclave a pu — du moins en imagination — s’égaler au maître ou même le dépasser. Si la valeur d’un individu réside non dans la somme de forces dont il dispose, mais dans l’usage qu’il fait de son libre arbitre, rien n’empêche, en effet, le faible de l’emporter sur le fort, et cela en vertu du raisonnement suivant : le puissant agit en puissant, mais il a tort car il est « mauvais » d’agir en puissant ; le faible veut agir en faible (il ne pourrait d’ailleurs agir autrement) et il a raison, car il est « bien » d’agir en faible. Donc : le faible vaut mieux que le fort. — Et Nietzsche de décrire avec une verve étonnante l’opération mystérieuse et louche grâce à laquelle les esclaves gonflés de ressentiment arrivent à rapetisser en pensée les maîtres et à se transformer eux-mêmes en martyrs et en saints :

« Quelqu’un veut-il descendre dans le mystérieux abime où l’on voit comment se fabrique un idéal sur terre ! Qui se sent ce courage ?… Allons : d’ici le regard plonge sur ce sombre atelier. Attendez un peu, monsieur le téméraire : il faut que votre œil se fasse à ce jour faux et douteux… Voilà ! c’est bien ! Parlez à présent ! Que se passe-t-il là au fond. Dites ce que vous voyez, homme des périlleuses curiosités — c’est moi, maintenant, qui vous écoute.

« Je ne vois rien, mais je n’entends que mieux. Ce sont des murmures et des chuchotements qui s’échappent, mystérieux, sournois, discrets, de tous les coins et recoins. Il me semble qu’on ment ; une douceur mielleuse englue chaque son. La faiblesse doit être changée en un mérite par quelque tour de passe-passe, ce n’est pas douteux, — tout est bien comme vous le disiez. »

Et puis !

« Et l’impuissance qui ne peut réagir en « bonté », la bassesse apeurée en « humilité » ; la soumission à ceux qu’on hait en « obéissance » (elle s’adresse à un être qui, disent-ils, exige cette soumission — ils le nomment Dieu). La passivité des faibles, la lâcheté dont ils regorgent, la docilité qui reste à la porte et attend paisiblement, est baptisée d’un beau nom, la « patience » — qui passe sans doute, elle aussi, pour une vertu ; leur « je ne puis pas me venger » devient « je ne veux pas me venger », ou bien même « je leur pardonne » ( « car ils ne savent pas ce qu’ils font — mais nous, nous savons ce qu’ils font ! » ). — Ils parlent aussi « d’aimer leurs ennemis » — et ils en suent… »

Et puis !

« Ils sont misérables, cela ne fait pas un doute, tous ces trotte-menu et faux-monnayeurs, encore qu’ils se tiennent chaud l’un l’autre, — mais ils me disent que leur misère est le signe que Dieu les distingue et les choisit ; ne bat-on pas les chiens qu’on aime le mieux — ; peut-être cette misère n’est-elle qu’une préparation, un temps d’épreuve, une école… peut-être est-elle mieux encore : quelque chose, qui un jour sera pavé avec de formidables intérêts en or — non — en bonheur. Ils appellent cela la « félicité ».

Et puis !

« Maintenant ils me donnent à entendre qu’ils ne sont pas seulement meilleurs que les Puissants et les Maîtres de la terre dont ils doivent lécher les crachats (non par peur, oh non, pas du tout par peur, mais parce que Dieu ordonne de respecter toute autorité), — mais qu’ils sont aussi mieux lotis qu’eux, ou que, du moins, ils seront un jour mieux lotis qu’eux. Assez ! assez ! je n’y tiens plus. De l’air, de l’air ! Cette échoppe où l’on fabrique l’idéal — il me semble qu’elle pue le mensonge à plein nez.

— Non ! un moment encore ! Vous ne nous avez rien dit du chef-d’œuvre de ces nécromanciens qui savent muer toute noirceur en blancheur, lait et innocence : — N’avez-vous pas remarqué quel est leur raffinement suprême, leur tour de main le plus audacieux, le plus fou, le plus délié, le plus artificieux ? Faites attention ! Ces cloportes gonflés d’envie et de haine — que font-ils précisément de l’envie et de la haine ? Avez-vous entendu ces mots dans leur bouche ? Auriez-vous l’idée, à n’écouter que leurs discours, que vous êtes parmi les hommes du ressentiment ?…

« Je comprends, j’ouvre encore une fois mes oreilles (hélas ! et me bouche le nez). Maintenant seulement je saisis ce qu’ils disaient depuis longtemps déjà : « Nous, les Bons, nous sommes les Justes » ; ce qu’ils demandent, ils ne l’appellent pas la revanche, mais « le triomphe de la justice » ; ce qu’ils haïssent, ce n’est pas leur ennemi, non ! ils haïssent l’iniquité, l’impiété ; la foi qui les anime n’est pas l’espoir de la vengeance, l’ivresse de la douce vengeance ( — « plus douce que le miel », disait déjà Homère), mais la « victoire de Dieu, du Dieu juste sur les impies » ; et ceux qu’ils aiment en ce monde ne sont pas leurs frères par la haine mais leurs « frères par l’amour », comme ils disent, tous les Bons et les Justes de cette terre. »

— Et comment nomment-ils cette fiction qui les console de toutes les souffrances de la vie — leur fantasmagorie d’une félicité future escomptée par avance ?

« Comment ? Entends-je bien ? Ils nomment cela : le « jugement dernier » ; et la venue de leur règne : le « royaume de Dieu » ; — en attendant, ils vivent « dans la foi », « dans l’amour », « dans l’espérance. » « — Assez ! assez[6] ! »

Voilà donc constitué l’idéal de l’esclave et composée sa table des valeurs morales. Il vit, tant bien que mal, soutenu par les fictions consolantes qu’il a créées. Mais sur lui pèse toujours la dépression physiologique, la cause initiale de sa faiblesse. Il souffre, il s’impatiente de son mal. C’est ici qu’intervient le prêtre, non pour guérir le mal dont il est atteint, en s’attaquant directement, comme fait le médecin, à sa cause réelle et physique, — mais seulement pour faire oublier au patient la douleur qu’il ressent.

À cet effet, il use d’abord de narcotiques qui endorment la souffrance sans d’ailleurs porter le moins du monde remède au trouble physiologique dont elle découle. Il traite le malade par l’hypnotisme, il lui prescrit une hygiène qui tend à réduire sa vie animale et sa vie intellectuelle au strict minimum : grâce aux pratiques ascétiques, à la mortification de la chair, à « l’abêtissement » systématique, il finit par plonger son malade dans une sorte de torpeur physique et morale qui le rend moins sensible à la douleur, il parvient même, parfois, à l’insensibiliser presque complètement. Par cette médication il fait du dégénéré un fakir, un « saint ». — Dans un très grand nombre de cas le prêtre se borne, encore, à ordonner au patient qu’il soigne la pratique d’une activité machinale, régulière qui absorbe son attention, fait de lui une sorte d’automate et l’empêche de songer à soi. Ou bien encore il lui prescrit l’usage fréquent d’un petit plaisir facile à se procurer : « l’amour du prochain » sous toutes ses formes, telles que bienveillance, charité, assistance mutuelle, etc. Ou bien enfin il groupe en troupeau ses malades pour leur faire oublier par les mille menues distractions de la vie sociale leurs misères individuelles.

Mais à côté de ces moyens innocents, il use pour ses cures d’un remède aussi dangereux qu’efficace, d’un poison effroyable qui fait oublier aux malades leurs souffrances, mais qui ruine plus que jamais leur organisme. Ce poison, c’est le sentiment du péché.

La notion du péché a pour fondement naturel deux sentiments nés spontanément et en dehors de l’intervention du prêtre dans le cœur humain : la « mauvaise conscience » et la croyance d’une « dette » contractée par l’homme envers la divinité.

La mauvaise conscience est, selon Nietzsche, le résultat du malaise profond qui s’empara de l’homme quand, d’animal sauvage et solitaire qu’il était primitivement, il devint membre d’une société organisée, tête de bétail dans un troupeau. L’État est probablement, à l’origine, une effroyable tyrannie imposée à une race pacifique ou mal organisée par une bande d’hommes de proie, de puissants associés en vue du pillage et de la guerre. Brusquement les conditions d’existence des vaincus se trouvèrent bouleversées de fond en comble. Pour se guider dans la vie, ils ne purent plus suivre librement l’instinct naturel qui les gouvernait jusqu’alors : ils durent faire effort sur eux-mêmes pour se conduire avec prudence, pour comprimer leurs volontés quand elles risquaient de déplaire aux maîtres ; il leur fallut agir par raisonnement et réflexion. Mais les instincts sont une certaine somme de force qui se manifeste nécessairement par des effets. Si cette force est comprimée de telle sorte qu’elle ne peut plus se dépenser à l’extérieur par des réactions immédiates, elle se transformera en énergie latente et manifestera son existence par un travail intérieur. C’est par une métamorphose de ce genre qu’a pris naissance la « mauvaise conscience » : elle est le résultat de la compression que durent subir les instincts naturels de l’homme, à l’époque où il passa de l’état d’indépendance à l’état d’esclavage. Comme une bête fauve qui, rongée par la nostalgie de la vie libre et du désert, se meurtrit elle-même aux barreaux de sa cage, ainsi l’homme primitif, domestiqué, emprisonné, se fit souffrir lui-même. Entravé élans ses manifestations extérieures, son instinct de vie se traduisit par une sorte de fermentation interne. L’homme, désormais, eut une vie intérieure qui fit de lui un être infiniment plus intéressant que la brute triomphante — mais un malade.

Le sentiment d’une « dette » envers la divinité, d’autre part, est une des plus anciennes manifestations de l’esprit religieux. À l’époque primitive, en effet, chaque génération croyait qu’elle était redevable de sa prospérité présente aux générations précédentes, et que les ancêtres, devenus après leur mort des esprits puissants, continuaient à exercer une influence bienfaisante sur les destinées de leurs descendants. Mais tout service doit être payé ; les hommes eurent donc le sentiment qu’ils avaient contracté une dette envers leurs pères et qu’en échange de leur protection, ils leur devaient des sacrifices ; de là le culte des aïeux que l’on retrouve à l’origine de toutes les civilisations. Ce culte, cependant, se transforma peu à peu. La vénération que l’homme accordait originairement à toute la lignée de ses aïeux se concentra d’abord sur l’ancêtre primitif de la race ; puis l’ancêtre à son tour fut élevé au rang d’un dieu, et ce dieu fut regardé comme d’autant plus puissant, d’autant plus redoutable que le peuple qui l’honorait était lui-même plus prospère. Et dans la même proportion où croissait la grandeur du dieu, devait s’accroître aussi le sentiment de la dette contractée à son égard, et, par suite aussi, la crainte de ne pas faire assez pour lui. En vertu de cette logique, le sentiment de dépendance de l’homme vis-à-vis de son Dieu acquit son maximum d’intensité quand le Dieu unique du christianisme eut vaincu tous les dieux païens et régna en maître absolu sur la plus grande partie de l’Europe. L’homme en vint à croire alors que cette dette était trop grande pour pouvoir jamais être payée, qu’il se trouvait à l’égard de Dieu dans la situation du débiteur insolvable vis-à-vis de son créancier, exposé par suite au plus terrible des châtiments. Dans son angoisse, l’homme chercha par tous les moyens à rejeter loin de lui la responsabilité de cette dette. Il s’en prit à son premier ancêtre qui aurait encouru la malédiction divine ; il inventa le « péché originel » et le dogme de la « prédestination » ; il incrimina la nature hors de lui, les instincts en lui, et les regarda comme la source du mal ; il maudit l’univers lui-même et aspira au néant ou à une autre vie ; finalement il donna au problème qui le tourmentait cette solution paradoxale : La dette contractée par l’homme envers Dieu est trop immense pour que l’homme puisse jamais l’acquitter. Dieu seul peut payer Dieu. Or, dans son amour pour l’homme, Dieu s’est immolé lui-même pour libérer son débiteur insolvable : il s’est fait homme, s’est offert en sacrifice, et par cet acte d’amour, il a racheté ceux d’entre les hommes qu’il juge dignes de sa grâce.

Que l’on fonde maintenant, en imagination, cette notion tragique d’une dette envers la divinité avec le sentiment de la « mauvaise conscience » et l’on aura le « péché ». L’homme qui a « mauvaise conscience » éprouve un besoin maladif de se faire souffrir. Il ne se rend pas compte, bien entendu, que ce besoin a pour cause réelle la compression violente et soudaine de sa volonté de puissance, de ses instincts naturels. Mais il sait, d’autre part, qu’il a contracté envers la divinité une dette formidable qu’il est hors d’état de payer. Et tout naturellement cette dette lui apparaît comme la raison d’être des souffrances qu’il s’inflige : il veut, par ces souffrances apaiser son créancier irrité, expier son « péché ». Le voilà désormais acharné à se torturer pour s’acquitter d’une dette qu’il croit infinie, réclamant de la souffrance, toujours plus de souffrance pour assouvir cet inextinguible désir d’expiation qu’il porte en lui.

Cette notion du péché, une fois constituée, devint l’instrument de la domination du prêtre sur les âmes. C’est par elle qu’il eut prise sur la foule des malheureux et qu’il mit la main sur toutes les brebis souffreteuses qu’il rencontrait sur son chemin. Il s’en alla vers les dégénérés qui, travaillés par un mal physique dont ils ignoraient la nature, cherchaient anxieusement la cause ou, mieux encore, l’auteur responsable de la dépression où ils se sentaient plongés. Et il persuada à tous ces misérables qu’ils étaient eux-même la cause véritable de leurs souffrances ; que ces souffrances devaient être regardées comme une faible expiation des « péchés » dont ils étaient coupables, qu’ils devaient par conséquent les accepter non pas seulement avec résignation mais avec joie, comme une épreuve envoyée par Dieu. Les infortunés le crurent : ils acceptèrent, dans leur détresse, l’explication qu’il proposait de leur souffrance ; ils se laissèrent docilement inoculer le poison effroyable de la croyance au péché. Et pendant une longue suite de siècles ce fut, à travers l’Europe, une théorie lugubre de « pécheurs » pénitents, qui s’acheminaient vers la mort à travers un long martyre, le corps malade, les nerfs détraqués, l’âme affolée, en proie à des crises de désespoir ou à des extases délirantes, assoiffés de tortures, hantés par l’idée fixe du péché et de la damnation éternelle.

Ce qui caractérise somme toute le christianisme, d’après Nietzsche, c’est que comme religion et comme idéal moral il aboutit au nihilisme. Il a créé tout un monde de pures fictions : il a imaginé des causes fictives, « Dieu », « l’âme », « l’esprit », le « libre arbitre » — et des effets fictifs, le « péché », la « grâce », — des relations entre des êtres imaginaires, « Dieu », les « esprits », les « âmes » — ; il a inventé une science naturelle fictive fondée sur la méconnaissance des causes naturelles, une psychologie fictive basée sur une fausse interprétation des phénomènes physiologiques (par exemple la souffrance expliquée comme conséquence du péché), une téléologie fictive, le « règne de Dieu », la « vie éternelle ». En même temps que le chrétien construisait son monde imaginaire, il maudissait l’univers réel, il opposait la a nature » source de tout mal, à « Dieu », source de tout bien. L’origine de l’illusion chrétienne apparaît donc clairement : elle est née de la haine de la réalité ; elle est le produit d’une humanité dégénérée où la somme de douleur l’emporte sur la somme de joie, d’une humanité lassée et souffrante qui incline vers le pessimisme, vers la négation de la vie, qui aspire à rentrer dans le néant.


IV


Le grand fait de l’histoire européenne c’est le triomphe, aujourd’hui à peu près général, de la morale d’esclaves sur la morale de maîtres : presque partout l’homme moderne accepte la table des valeurs créée par le ressentiment des esclaves, le détraquement physiologique et psychologique des dégénérés et le mensonge conscient ou inconscient de leurs chefs naturels, les prêtres ascétiques. — Pendant deux mille ans une lutte acharnée s’est livrée entre Rome, l’héritière de la tradition grecque et de son idéal aristocratique, le berceau de la race la plus forte et la plus noble qui ait jamais vécu sous le soleil, et la Judée, la terre du ressentiment et de la haine, la patrie de l’esprit sacerdotal… La Judée a vaincu. La Renaissance arrêtée dans son essor par Luther et le protestantisme ; l’idéal français, aristocratique et classique sombrant, après deux siècles de grandeur, dans la tourmente sanglante de la Révolution ; Napoléon, type unique, surhumain et peut-être inhumain du dominateur, vaincu par la Sainte-Alliance : voilà les étapes successives qui ont conduit à la victoire l’idéal d’esclaves. — Aujourd’hui l’Europe est en pleine décadence : partout apparaissent des symptômes irrécusables d’une diminution de la vitalité. On peut craindre de voir la race humaine cesser de grandir et s’enliser peu à peu dans une ignominieuse médiocrité.

C’est la morale d’esclave, d’abord, qui domine aujourd’hui la conscience moderne sous le nom pompeux de « religion de la souffrance humaine ». Voyons d’un peu plus près la réalité qui se cache sous ce mot.

L’analyse psychologique de la pitié nous révèle d’abord que ce sentiment si fort vanté par les moralistes d’aujourd’hui n’est ni aussi désintéressé ni aussi admirable qu’on veut bien le dire. Il entre en effet dans la pitié une dose assez forte de plaisir très égoïste. Nous faisons aux autres du bien comme nous leur faisons du mal, uniquement pour nous donner le sentiment de notre puissance, pour les soumettre en quelque manière à notre domination. L’homme fort et noble d’instincts cherche son égal pour lutter avec lui, pour lui faire courber par la force le front devant sa puissance ; il méprise par contre les proies trop faciles et écarte dédaigneusement de lui ceux qu’il ne trouve pas dignes d’être ses adversaires. Le faible, au contraire, se contentera de proies médiocres et de triomphes aisés ; or un malade, un malheureux n’est pas bien redoutable ; de plus l’homme accepte toujours plus volontiers un bienfait qu’une douleur : le miséricordieux est donc sûr de rencontrer un minimum de résistance, de remporter un succès sans le moindre danger pour lui. La pitié est donc une vertu d’âmes médiocres et qui est sans inconvénients quand elle s’exerce sur des âmes médiocres elles aussi. Elle devient par contre un manque d’égards, presque une vilenie, dès qu’elle s’adresse à une âme noble. L’âme noble dissimule ses chagrins, ses souffrances, ses infirmités ; elle se défend contre la bonne volonté comme contre la mauvaise volonté ; l’homme souffrant, disgracié, hideux a donc le droit de haïr les témoins indiscrets de sa misère et de sa laideur, ceux qui ne rougissent pas de regarder ce qui devait rester caché à tous les yeux et accablent un malheureux d’une pitié qu’il n’a pas demandée.

Mais il y a plus : la pitié n’est pas seulement un sentiment peu intéressant ; elle est aussi un sentiment déprimant. Supposons un instant la religion de la souffrance humaine généralisée parmi les hommes. Qu’arrivera-t-il ? La somme totale de souffrance, loin d’avoir diminué, se trouvera augmentée, chacun, outre ses maux personnels, devant prendre sa part des maux d’autrui. La pitié est ainsi un principe affaiblissant pour l’instinct vital : elle aggrave la déperdition de forces qu’occasionne déjà la souffrance ; elle rend la douleur contagieuse.

Un inconvénient plus grave encore de la religion de la pitié c’est quelle contrarie l’action normale de la loi de sélection qui tend à faire disparaître les êtres mal conformés et qui par suite ont peu de chances de sortir victorieux du combat pour l’existence. Toute religion de la pitié, comme par exemple le christianisme, tend à protéger l’existence des dégénérés. C’est là d’ailleurs la cause principale du succès que ces religions ont obtenu de tout temps : les faibles et les malades sont en effet légion tandis que l’homme parfaitement sain et bien réussi sous tous les rapports constitue une exception. Dans toutes les espèces animales supérieures on constate une majorité d’individus mal venus, dégénérés, fatalement voués à la souffrance. L’espèce humaine ne fait pas exception à cette règle, bien au contraire. L’homme constituant dans l’échelle des êtres un type supérieur et surtout perfectible, qui est susceptible de varier, qui n’a pas encore atteint sa forme immuable et définitive, il est tout particulièrement exposé aux accidents et la proportion des déchets par rapport aux exemplaires réussis est encore plus forte que chez les autres animaux. La religion de la pitié a l’immense inconvénient de prolonger une foule d’existences inutiles, condamnées par la loi de sélection : elle conserve, elle multiplie la misère dans ce monde ; elle rend par conséquent l’univers plus laid, la vie plus digne d’être « niée » ; elle est une forme pratique du nihilisme. Elle est une menace pour l’existence et la santé morale des beaux exemplaires d’humanité. La vue de la misère, de la souffrance, de la difformité, de la laideur est le pire des dangers pour l’homme supérieur : elle le conduit à la négation de la vie soit par excès de dégoût soit par excès de compassion. La pitié peut devenir une maladie dévastatrice qui ruine de fond en comble une nature généreuse lorsqu’elle n’a pas la dureté voulue pour lui résister. Le christianisme et la religion de la pitié ont efficacement contribué à la dégradation de la race européenne et entravé la production d’hommes supérieurs, l’évolution de l’humanité vers le Surhomme.

Si maintenant nous considérons la religion de la souffrance non plus dans ses conséquences mais à titre de symptôme, nous voyons immédiatement ce qu’elle signifie. Ce grand débordement de pitié auquel nous assistons de nos jours est un indice manifeste que l’homme a de plus en plus peur, aujourd’hui, de la souffrance ; qu’il s’est amolli, efféminé ; que, dominé par l’instinct de la bête de troupeau il redoute toujours plus ce qui pourrait troubler sa sécurité et son bien-être. Non seulement il fuit la souffrance pour lui, mais il ne supporte même plus l’idée de la souffrance chez les autres ; bien plus, il n’ose même plus faire souffrir au nom de la justice — ceci, bien entendu, uniquement par faiblesse de caractère et non point du tout par magnanimité ou dédain généreux du tort causé. Le miséricordieux étend sa pitié jusque sur les criminels et sur les malfaiteurs. « Il vient un moment, dans la vie des peuples, où la société est aveulie, énervée au point de prendre parti même pour l’individu qui la lèse, pour le criminel — et cela le plus sérieusement du monde. Punir ! le fait même de punir lui paraît contenir quelque chose d’inique ; — il est certain que l’idée de « châtiment » et de la « nécessité de châtier » lui fait mal, lui fait peur : est-ce qu’il ne suffirait pas de mettre le malfaiteur hors d’état de nuire ? Pourquoi donc punir !… punir est si pénible[7] » — L’idéal vers lequel tend la bête de troupeau c’est une petite part de bonheur assuré pour chacun avec un minimum de souffrance ; la douleur est considérée comme « quelque chose qu’on doit abolir[8] ». Or Nietzsche — et c’est peut-être là un des plus beaux côtés de sa doctrine — est persuadé que la lâcheté, la peur de la souffrance est une des choses les plus méprisables au monde. La souffrance est en effet la grande éducatrice de l’humanité, c’est elle qui lui a conféré ses plus beaux titres de noblesse : « Vous voudriez si possible — et ce « si possible » est la plus insigne folie — abolir la souffrance. Et nous ? — nous voulons, semble-t-il, la vie plus dure, plus mauvaise qu’elle ne l’a jamais été ! Le bien-être tel que vous le comprenez — mais ce n’est pas un but, c’est, pour nous une fin ; — un état qui ferait aussitôt de l’homme un objet de risée et de mépris, qui rendrait sa disparition souhaitable ! C’est à l’école de la souffrance, de la grande souffrance — ne le savez-vous donc pas ? — c’est sous ce dur maître seulement que l’homme a accompli tous ses progrès, Cette tension de l’âme qui sous le poids du malheur se raidit et apprend à devenir forte, ce frisson qui la saisit en face des grandes catastrophes, son ingéniosité et sa vaillance à supporter, à endurer, à interpréter, à utiliser l’infortune, et tout ce qui lui fut jamais donné de profondeur, de mystère, de dissimulation, de sagesse, de ruse, de grandeur : — tout cela ne l’a-t-elle pas acquis à l’école de la souffrance, formée et façonnée par la grande souffrance. Il y a dans l’homme une créature et un créateur : il y a dans l’homme quelque chose qui est matière, fragment, superflu, argile, boue, non-sens, chaos ; mais dans l’homme il y a aussi quelque chose qui est créateur, sculpteur, dureté de marteau, contemplation d’artiste, allégresse du septième jour : — comprenez-vous cette opposition ? Et aussi que votre pitié va à l’homme-créature, à ce qui doit être taillé, brisé, forgé, déchiré, brûlé, passé au feu, purifié — à tout ce qui nécessairement doit souffrir, est fait pour souffrir ? — Et notre pitié — ne comprenez-vous pas à qui elle va, inversement, notre pitié à nous, quand elle se met en garde contre votre pitié comme contre la pire des faiblesses et des lâchetés ? — Ainsi donc : pitié contre pitié[9]. »

Un autre symptôme grave de décadence c’est le triomphe à peu près général, en Europe, de l’idéal démocratique. Malgré l’opposition apparente que l’on peut constater entre cet idéal et l’idéal chrétien et religieux, ils sont en réalité identiques par leurs tendances essentielles. Dans le christianisme, dans la religion de la souffrance humaine comme dans le culte de l’égalité on retrouve les mêmes traits principaux : la haine du faible contre le puissant et l’aspiration vers une vie exempte de souffrances. Le christianisme fait tous les hommes égaux devant Dieu et leur promet un bonheur parfait par delà le tombeau. Le démocrate veut tous les hommes égaux devant la loi et les incite à réaliser sur terre leur rêve de félicité parfaite. Il aspire à créer une société d’où l’inégalité serait bannie, où tous les hommes auraient les mêmes droits, les mêmes devoirs et une part égale de bonheur, où il n’y aurait plus de hiérarchie, où nul n’aurait plus ni à obéir ni à commander, où il n’y aurait plus ni maîtres ni esclaves, ni riches ni pauvres, mais une masse amorphe de « citoyens » tous pareils. C’est là l’idéal vers lequel tendent tous les démocrates, quelle que soit leur étiquette, qu’ils s’intitulent républicains, socialistes ou anarchistes. Ils sont tous d’accord pour repousser toute autorité supérieure, pour ne vouloir « ni Dieu ni maître », pour proscrire tout privilège ; — les anarchistes, sous ce rapport, se montrent simplement plus logiques que les socialistes et plus pressés qu’eux d’atteindre le but. Tous fraternisent dans une commune aversion pour la justice qui châtie et inclinent à regarder toute punition comme une iniquité. Ils communient dans la religion de la pitié, dans l’horreur de toute douleur, dans la conviction que la souffrance doit être abolie. Ils ont tous la foi dans le troupeau « en soi » ; ils croient que chaque individu peut et doit trouver son bonheur particulier dans le bonheur du corps social tout entier et que ce bonheur social peut être atteint par la pitié de chacun envers tous et par la fraternité universelle. Ces idées se sont implantées si profondément dans la conscience moderne, que l’Europe ne produit déjà presque plus d’hommes ayant l’instinct de la domination à un degré éminent. Un caractère de maître authentique comme celui de Napoléon est une exception infiniment rare à notre époque et a suscité un enthousiasme immense parmi l’humanité qui se tourne toujours instinctivement vers les chefs véritablement aptes à la commander. En règle générale ceux qui gouvernent aujourd’hui, n’exercent le pouvoir qu’avec une sorte de remords intime, tant les valeurs de la morale d’esclave sont universellement admises. Pour se défendre de leur mauvaise conscience, ils ont recours à d’hypocrites sophismes et cherchent à mettre leur situation privilégiée d’accord avec les préceptes de la morale régnante : ils se regardent comme les exécuteurs d’ordres émanés d’une puissance supérieure (la tradition, la loi, Dieu), comme les « premiers serviteurs du pays » ou les « instruments du bien commun[10] ».

Le même instinct niveleur se montre aussi dans la manière dont l’Européen d’aujourd’hui envisage les rapports de l’homme et de la femme[11].

Nietzsche regarde comme une loi nécessaire l’inégalité naturelle des sexes — inégalité qui a sa raison d’être, selon lui, dans ce fait que l’amour n’a pas la même importance pour l’homme que pour la femme. Il n’est, en effet, dans la vie de l’homme, qu’un simple épisode. Chez lui, l’instinct le plus fort c’est le désir de puissance, la volonté d’étendre toujours plus loin sa domination. La lutte incessante contre les forces de la nature et contre les volontés rivales des autres hommes, l’affirmation constante de sa personnalité, telle est la grande tâche qui demande son temps et ses efforts. S’il s’adonnait uniquement à l’amour, s’il consacrait toute sa vie, toutes ses pensées, toute son activité à la femme aimée, il ne serait plus qu’un esclave et un lâche, indigne du nom d’homme et de l’amour d’une vraie femme. L’amour et l’enfant sont tout, au contraire, dans la vie de la femme. « Tout dans la vie de la femme est énigme, enseigne Zarathustra, et tout dans la femme a une solution qui a nom : Enfantement[12]. » L’amour est donc l’événement décisif de son existence. À l’inverse de l’homme, elle doit mettre son honneur et sa gloire à être « la première en amour », à se donner tout entière, sans réserve, corps et âme au maître qu’elle a choisi. C’est dans cette abdication de sa volonté propre qu’elle doit chercher son bonheur, et elle est d’autant plus admirable, d’autant plus parfaite que ce don de soi-même est plus complet, plus définitif. « Le bonheur de l’homme, dit encore Zarathustra, a nom : je veux. Le bonheur de la femme a nom : il veut[13]. » La femme qui aime doit se donner entièrement à l’homme qui à son tour doit accepter virilement ce don : ainsi le veut la loi d’amour, loi tragique et douloureuse parfois, et qui met entre les deux sexes un irréductible antagonisme. La femme est faite pour aimer et obéir, mais malheur à elle si l’homme, soit lassitude, soit inconstance, vient à se dégoûter de sa conquête, à trouver médiocre le don qui lui a été fait, et s’en va courir vers de nouvelles amours ! L’homme doit dominer et protéger ; il doit être assez riche et puissant pour vivre en quelque sorte deux vies, pour conquérir sa part de bonheur à lui, et aussi pour fournir de bonheur celle qui a mis en lui son espoir ; mais malheur à lui s’il reste au-dessous de cette lourde tâche, si, ayant su se faire aimer, il n’a pas la force nécessaire pour alimenter la flamme de cet amour ; l’amour déçu se change en mépris, et la femme voue une haine implacable et sans merci à l’homme qu’elle juge indigne d’elle, qu’elle accuse de lui avoir fait manquer sa destinée.

L’époque moderne n’accepte pas plus volontiers cet antagonisme naturel de l’homme et de la femme qu’elle n’accepte l’opposition non moins naturelle du maître et de l’esclave. Et de même qu’elle a essayé de glorifier l’esclave, elle a tenté aussi de diviniser la femme. Or Nietzsche est fort loin de tenir pour légitime le culte de « l’éternel féminin », de voir dans la femme une créature d’essence supérieure, aux instincts plus raffinés, au sens moral plus délicat et plus sûr, capable de guider l’humanité vers ses plus hautes destinées. C’est à l’homme qu’appartient selon lui, le premier rôle ; c’est l’homme qui doit être le maître et le maître redouté. À lui la force physique plus grande, et la raison supérieure, et le cœur plus généreux, et la volonté constante et énergique. La femme est « avisée » : elle possède, à un plus haut degré que l’homme, une certaine raison pratique qui lui permet d’apprécier les choses telles qu’elles se présentent et de discerner rapidement les moyens les plus sûrs pour atteindre un but donné. Mais sa nature est moins riche et moins profonde que celle de l’homme ; elle reste le plus souvent à la surface des choses ; elle est futile, parfois mesquine et pédante. « L’homme doit être élevé pour la guerre, enseigne Zarathustra, et la femme pour le délassement du guerrier : tout le reste est folie[14]. » La femme n’est pas une idole, elle n’est qu’un jouet fragile et précieux, mais dangereux aussi, ce qui pour une nature virile est un charme de plus. Elle est redoutable dès que la passion l’enflamme — l’amour ou la haine, — car elle a conservé mieux que l’homme la sauvagerie primitive des instincts ; on trouve chez elle la souplesse rusée du félin, la griffe du tigre qui se fait sentir tout à coup sous la patte de velours, l’égoïsme naïf, la nature indisciplinable et rebelle, l’étrangeté déconcertante et illogique des passions et des désirs. Et c’est pourquoi elle a besoin d’un maître fort, capable de la guider et au besoin de réprimer ses incartades. Mais si elle inspire la crainte, elle sait aussi charmer par sa grâce frêle et délicate, par le don de se parer, de revêtir au physique et au moral mille formes différentes ; et surtout elle inspire de la pitié, beaucoup de pitié, car elle semble plus exposée à la souffrance, plus facile à blesser, elle a besoin de plus d’amour, elle est condamnée à plus de désillusions que les autres créatures.

Ce n’est d’ailleurs pas la femme idole qui excite le plus la colère de Nietzsche. Celle qu’il exècre surtout et qu’il poursuit de ses sarcasmes les plus féroces, c’est la femme « émancipée », qui a perdu la crainte et le respect de l’homme, qui n’entend plus se donner, mais prétend traiter avec lui d’égal à égal, qui ressent presque comme une injure les hommages et les ménagements du sexe fort envers les faibles femmes et veut concourir avec lui dans la lutte pour la vie. Rien ne lui est si odieux que le bas-bleu pédant qui a la prétention de se mêler de littérature, de science ou de politique, si ce n’est la femme « commis » qui, dans la société moderne où l’esprit industriel l’a emporté sur l’esprit aristocratique et guerrier, aspire à l’indépendance juridique et économique, proteste à grand fracas contre l’esclavage où elle est tenue, et organise de bruyantes campagnes pour obtenir des droits égaux à ceux de l’homme. Nietzsche avertit les femmes qu’elles font fausse route en voulant rivaliser avec les hommes, qu’elles sont en train de perdre leur influence, de se diminuer elles-mêmes dans l’estime publique. Leur intérêt est d’apparaître aux hommes comme des créatures d’une essence très différente, lointaines et inaccessibles, difficiles à comprendre et à gouverner, vaguement redoutables et aussi très fragiles, dignes de pitié, exigeant d’infinis ménagements. Et les voilà qui d’elles-mêmes se dépouillent de cette auréole de mystère, qui désapprennent la pudeur féminine prête à s’émouvoir au contact de toute réalité laide ou vulgaire, qui se mêlent volontairement à la multitude et prétendent jouer du coude, elles aussi, se frayer leur chemin à travers la cohue des appétits égoïstes. La femme se dépoétise ! Et en même temps, sous prétexte de culture artistique, elle se détraque les nerfs — surtout par l’abus de la musique wagnérienne — et devient ainsi impropre à sa vocation naturelle, qui est de mettre au monde de beaux enfants.

Somme toute l’Europe s’enlaidit. Elle tend à se transformer en un vaste lazareth ou grouille, sans grandes douleurs mais aussi sans grandes joies, une multitude inintéressante d’hommes égaux dans la médiocrité et dans l’impuissance, et qui traînent sur la terre une vie morue, sans espérances et sans but.

« Voyez ! enseigne Zaralhustra, je vous montre le dernier homme.

« Qu’est-ce que l’amour ? la création ? le désir ? Qu’est-ce que l’étoile ? » — Ainsi demande le dernier homme et il clignote.

La terre est devenue petite et sur elle sautille le dernier homme qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme le puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.

« Nous avons découvert le bonheur, » — disent les derniers hommes et ils clignotent.

Ils ont délaissé les contrées où l’on vit durement : car on a besoin de chaleur. On aime aussi le voisin et l’on se frotte contre lui : car on a besoin de chaleur.

Tomber malade et être déliant est pour eux un péché : on marche avec précautions. Bien fou qui trébuche sur les pierres ou sur les gens.

Un peu de poison de temps à autre : cela procure de beaux lèves. Et beaucoup de poison pour finir, afin de mourir agréablement.

On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais L’on veille à ce que cette distraction ne devienne pas un effort.

On ne veut plus ni pauvreté ni richesse : l’une et l’autre donnent trop de souci. Qui voudrait encore commander ? Et qui obéir ? L’un et l’autre donnent trop de souci.

Pas de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose. Tous sont égaux : qui pense autrement, entre volontairement à l’asile d’aliénés…

« Nous avons découvert le bonheur, » disent les derniers hommes et ils clignotent[15].


V


La morale d’esclave, l’idéal ascétique, la domination du prêtre reposent l’un comme l’autre sur un ensemble véritablement grandiose, d’ailleurs, de mensonges. Ce n’est pas que Nietzsche voie dans ce fait une réfutation du christianisme — car la vérité elle-même n’est pas pour lui une valeur absolue ; mais il y voit un danger, une chance de destruction. Le troupeau des dégénérés et son conducteur le prêtre ascétique sont obligés de fermer les yeux à l’évidence même des faits pour maintenir contre les démentis répétés de la réalité et de l’expérience leur table de valeurs erronée et leur interprétation fantastique de l’univers. Si le malade prenait conscience de son état véritable, s’il apprenait à connaître ouest la santé, s’il s’apercevait que toute la médication du prêtre consiste à lui faire prendre le change sur le mal réel dont il souffre en provoquant chez lui une excitation artificielle qui aggrave en réalité ce mal au lieu de le guérir — tout l’édifice du christianisme s’écroulerait aussitôt. Le dégénéré chercherait un soulagement effectif soit auprès du médecin, soit dans les bras de la mort. Or le prêtre pressent instinctivement ce danger. C’est pourquoi aussi il cherche toujours à entretenir parmi les fidèles la « foi », c’est-à-dire la conviction irraisonnée, instinctive, qui ne tient pas compte de la réalité des faits. Cette foi n’est pas autre chose, au fond, que la volonté de maintenir à tout prix une illusion que l’on croit nécessaire à la vie ; c’est la crainte que la vérité ne soit peut-être mauvaise et qu’elle ne soit révélée à l’homme avant qu’il soit assez fort pour pouvoir la supporter. À toute époque le prêtre a donc considéré comme sa plus mortelle ennemie la sagesse laïque, la science positive qui prétend étudier le monde en dehors de toute foi religieuse ; tous les moyens lui ont été bons pour empêcher l’homme de se placer en face des choses sans parti pris, de laisser agir sur lui la réalité sans la déformer, d’être loyal et sincère vis-à-vis de lui-même. Et c’est là ce que Nietzsche ne lui pardonne pas. Si l’on veut comprendre quelque chose à l’âpre accent de haine qui éclate à chaque page de l’Anti-chrétien et ne pas se contenter de voir dans les invectives virulentes de ce réquisitoire passionné un symptôme de folie naissante (ce qui est une manière commode, mais peut-être un peu sommaire de se débarrasser d’un problème embarrassant), il faut se rendre compte à quel point l’esprit du christianisme tel qu’il le définissait devait froisser Nietzsche dans ses instincts les plus profonds. Il l’absout volontiers pour toutes les souffrances qu’il a causées à l’humanité ; qu’importe en effet que l’homme souffre si la douleur l’anoblit ; or il est certain que la foi religieuse a façonné des âmes singulièrement intéressantes. Nietzsche ne fait aucune difficulté pour reconnaître que, prise dans son ensemble, la Révolte des esclaves en morale a prodigieusement enrichi le type humain et reste le fait le plus considérable, le drame le plus poignant de l’histoire universelle. Il admire même volontiers la grandiose logique dans le mensonge du prêtre chrétien et l’incroyable dose d’énergie qu’il a dû dépenser pour maintenir pendant deux mille ans une table des valeurs imaginaire ; il l’admirerait davantage encore s’il croyait reconnaître en lui une volonté perverse mais consciente d’elle-même, sans illusions sur le but qu’elle poursuit et sur la nature des moyens qu’elle emploie. Mais ce qui révoltait Nietzsche, ce qui lui soulevait le cœur dès qu’il considérait l’image qu’il s’était faite du christianisme, c’est toute cette ambiance d’insincérité qui l’enveloppe, ce mélange louche de fourberie et d’aveuglement, cette innocence mensongère qui caractérise, selon lui, les hommes de foi. Les instincts les plus profonds de sa nature d’aristocrate, sa conscience intraitable, son amour de la « propreté » physique et morale, sa vaillance à aller jusqu’au bout de ses idées, se soulevaient contre cette duplicité. Il se détournait avec un intense dégoût de ces hommes chez qui l’illusion volontaire est devenue à tel point partie intégrante de l’existence, qu’ils ne savent plus eux-mêmes quand ils trompent et quand ils sont sincères, qui en arrivent à mentir en toute innocence, sans mauvaise conscience, prisonniers volontaires ou même le plus souvent involontaires de l’illusion dont ils vivent. Et il déclarait solennellement le christianisme coupable d’avoir souillé vicié, empoisonné l’atmosphère intellectuelle et morale de l’Europe entière.

Tous les efforts de l’Église n’ont pu empêcher, cependant, les sciences de se développer, la pensée humaine de contempler face à face la réalité des faits. Il y a aujourd’hui, de par l’Europe, une phalange nombreuse de savants, presque tous matérialistes, positivistes, athées, qui vivent en dehors de toute croyance, qui traitent même souvent avec le plus dédaigneux mépris l’instinct religieux. Ce sont là, semble-t-il au premier abord, les adversaires naturels de la domination du prêtre. Comment se fait-il, dès lors, que leur conception de la vie, fondée sur l’observation de la réalité, n’ait pas, depuis longtemps, mis fin à l’illusion chrétienne ? Comment les amis de la nature, de la vie, de la santé n’ont-ils pas réussi à empêcher le triomphe à peu près général des valeurs fixées par le christianisme ?

La réponse de Nietzsche est ingénieuse et originale. Les hommes de science, dit-il, ne croient pas à la science, et par conséquent n’opposent pas à l’idéal religieux un autre idéal ; — ou s’ils croient à la science et proposent une solution au problème de la vie, c’est qu’ils empruntent les éléments de cette solution à l’idéal ascétique. En d’autres termes : les hommes de science sont ou des manœuvres médiocres, incapables de créer une nouvelle table de valeurs ou des ascètes raffinés et sublimés dont l’idéal ne diffère pas, au fond, de celui des prêtres.

Voici d’abord le savant « commun », l’honnête ouvrier de la science. Nietzsche le compare irrévérencieusement à une vieille fille : n’est-il pas, comme elle, infécond, très honorable, légèrement ridicule et, au fond, peu satisfait de son sort ! « Voyons d’un peu plus près, ajoute-t-il, ce qu’est l’homme de science. Il appartient d’abord à une race d’hommes non noble, possédant les vertus des races non nobles, c’est-à-dire des races qui ne commandent pas, qui n’ont pas d’autorité et qui ne se suffisent pas à elles-mêmes. Il est travailleur, docile à se laisser enrégimenter ; il est pondéré et moyen dans ces capacités comme dans ses besoins ; il devine d’instinct ses pareils et a le sens de ce qui est nécessaire à ses pareils : par exemple le petit coin d’indépendance et de pré vert sans lequel il n’est point de tranquillité dans le travail, le tribut nécessaire d’honneurs et d’approbation…, le rayon de soleil du bon renom, la consécration perpétuelle de sa valeur et de son utilité, indispensable pour vaincre à tout instant cette défiance intime de soi qui gîte au fond du cœur de tous les hommes dépendants et « bêtes de troupeau ». Le savant a, comme de juste, aussi, les maladies et les défauts d’une race non noble : il est tout gonflé de mesquine envie et il a un œil de lynx pour découvrir tout ce qu’il y a de bas dans les natures dont la grandeur lui est inaccessible… Ce qui peut, surtout, rendre un savant méchant et dangereux, c’est la conscience intime qu’il a de la médiocrité de sa race, c’est ce jésuitisme de la médiocrité, qui travaille instinctivement à l’anéantissement de l’homme d’exception, et qui cherche toujours à briser tout arc tendu — ou mieux encore à le détendre — le détendre bien entendu avec égards, d’une main pleine de sollicitude, avec une pitié insinuante — mais le détendre : c’est l’art particulier du jésuitisme, qui a toujours su prendre les dehors de la religion de la pitié[16]. » Sans doute le savant est absolument détaché, en général, de toute croyance positive ; le savant allemand, surtout, a même de la peine à prendre au sérieux le problème religieux ; il incline vers une pitié un peu méprisante pour la religion et ressent une instinctive répulsion pour l’insincérité intellectuelle qu’il présuppose chez tout croyant ; ce n’est que par l’étude de l’histoire qu’il parvient à s’élever jusqu’à une sorte de respect nuancé de crainte ou de reconnaissance pour l’œuvre accomplie par l’homme religieux. Mais cette estime reste purement intellectuelle ; par son instinct même il est à mille lieues de sympathiser avec lui et, pratiquement, il fuira tout contact avec lui et ses pareils. En son âme et conscience il est imbu de l’idée que l’homme de foi est un type « inférieur » d’humanité, que l’homme de science le dépasse infiniment. Et pourtant quelle n’est pas son erreur ! Quel abîme sépare le bel exemplaire d’homme religieux — l’homme de grande volonté, malade il est vrai, mais luttant victorieusement, à force de volonté, contre la maladie, créateur de valeurs, sûr du but vers lequel il tend — d’avec ce brave homme de savant, ce « pygmée présomptueux » qui n’a foi ni en lui ni même en la science, qui travaille machinalement, mécaniquement, pour s’étourdir, pour s’empêcher de penser, pour écarter de lui les problèmes incommodes —, bon manœuvre assurément, et utile à la façon du laboureur, du maçon ou du menuisier, mais foncièrement médiocre, fait pour être dirigé, pour être commandé, mais incapable, profondément incapable de créer une valeur nouvelle, de vouloir longtemps et fortement une volonté[17]

Supposons même ce type moyen porté à son extrême perfection, supposons réalisé l’homme objectif en qui s’épanouit complètement, sans tare aucune, l’instinct scientifique le plus pur ; dans ce cas même qu’aurons-nous obtenu ? Rien de plus qu’un miroir, c’est-à-dire un instrument et non pas une volonté. « L’homme objectif, dit Nietzsche, est un miroir. Toujours prêt à prendre l’empreinte de tout ce qui veut être connu, ignorant toutes les joies autres que celle de connaître, de « refléter », — il attend jusqu’à ce que quelque chose se présente ; alors il se déploie en une surface unie et sensible, de telle sorte que les pas les plus légers, le glissement même d’un fantôme, ne puissent manquer de faire impression sur cet épiderme délicat. Ce qui reste en lui de « personnalité » lui semble fortuit, souvent arbitraire, encore plus souvent incommode : tant il s’est habitué à n’être plus qu’un lieu de passage où se mirent des formes et des choses étrangères… Il n’a plus la volonté, ni le temps de s’occuper de lui-même : il est serein, non pas faute de peines, mais parce qu’il ne sait ni toucher du doigt ni manier ses peines personnelles… Veut-on obtenir de lui de l’amour ou de la haine, j’entends de l’amour et de la haine tels que le comprennent Dieu, les femmes et les bêtes — : il fait ce qu’il peut, il donne ce qu’il peut. Mais ne vous étonnez pas si ce n’est pas grand’chose et si, précisément sous ce rapport, il se montre « mauvais teint », fragile, problématique et inconsistant. Son amour est voulu, sa haine est un produit artificiel, un « tour d’adresse », quelque chose d’un peu vain et d’exagéré. Il n’est « bon teint » que dans la mesure où il peut être objectif : ce n’est que dans son universalisme serein qu’il est encore « nature » et «  naturel ». Son âme perpétuellement unie et lisse ne sait plus dire « oui » ni « non » ; il ne commande pas, il ne détruit pas non plus : « Je ne méprise presque rien, » dit-il avec Leibniz[18]… » Somme toute, l’homme objectif n’est, lui aussi, qu’un instrument — un instrument de précision, rare, délicat, très altérable, très précieux — mais, comme le manœuvre de la science, « une façon d’esclave » ; car il lui faut un maître pour l’utiliser dans un but donné. Par lui-même il n’est rien, « presque rien » ; il n’est pas le but vers lequel tend l’humanité, il n’est pas non plus le point initial d’un mouvement nouveau, il n’est pas une cause première, il n’est pas un Maître, — mais seulement une forme vide et flexible, prête à se modeler sur n’importe quel contenu, un homme impersonnalisé — « rien pour une femme, soit dit entre parenthèses », conclut ironiquement Nietzsche.

Tout aussi impuissants, mais pour une autre cause, sont les sceptiques de toutes nuances. Les hommes de science sont des travailleurs, des instruments plus ou moins parfaits, les sceptiques sont des tempéraments affaiblis par une culture excessive, des âmes qui n’ont plus l’énergie de vouloir, — des décadents par conséquent. Il y a d’ailleurs des variétés innombrables de sceptiques, depuis le vaniteux médiocre, le cabotin de la pensée qui cherche à se draper dans l’attitude avantageuse et « distinguée » du dilettante, jusqu’à l’âme douloureuse qui a voulu déchiffrer le mystère de l’univers, et qui, au cours de ses pérégrinations à travers tous les domaines de l’esprit, s’est flétrie, usée, élimée, atténuée, jusqu’à n’être plus qu’une ombre vaine et sans consistance. Zarathustra aussi, le prophète du Surhomme, traîne derrière lui une de ces pauvres ombres errantes, qui l’a accompagné dans toutes ses aventures intellectuelles, qui, à sa suite, a abjuré toutes les croyances consolantes, brisé toutes les idoles, perdu la foi dans les grands noms et les grands mots, et qui, finalement, a perdu de vue le but, et erre, sans amour, sans désir, sans patrie à travers l’univers désolé et muet. Pour elle le prophète, si dur à l’ordinaire trouve des accents de douloureuse pitié.

« Tu es mon ombre, » dit-il avec tristesse.

« Le péril que tu cours n’est pas petit, ô libre esprit, ô voyageur ! Tu as eu une journée mauvaise ; prends garde que le soir ne soit pire encore pour toi !

« À des volages, comme toi, une prison même finit par sembler un bien. Vis-tu jamais comme dorment des malfaiteurs enfermés ? Ils dorment tranquillement, ils jouissent de leur nouvelle sécurité.

« Prends bien garde qu’en fin de compte tu ne deviennes le prisonnier d’une croyance étroite, d’une illusion dure et rigoureuse ! Pour toi désormais tout ce qui est étroit et solide est une tentation, une séduction.

« Tu as perdu le but !… Et ainsi — tu as aussi perdu ton chemin !

« Pauvre âme errante, voltigeante, papillon fatigué[19] !… »

Mais la science ne produit pas seulement des « objectifs » et des sceptiques elle a aussi ses hommes de foi. Elle ne se contente pas toujours de constater des faits et de dire : que sais-je ? Elle entend aussi parfois exprimer des volontés, proclamer une table des valeurs. Mais comment s’y prend-elle dans ce cas ?

« Dans toute philosophie, dit Nietzsche, il vient un moment où la conviction du philosophe parait sur la scène, où pour parler la langue d’un vieux mystère :

adventavit asinus
pulcher et fortissimus
[20] »

En d’autres termes : tout philosophe prétend nous présenter son système comme une construction purement logique, comme une œuvre de pure raison. Or c’est là une illusion. La vie consciente, chez tout homme, a ses racines dans sa vie inconsciente ; son désir de connaître la vérité, si désintéressé qu’il semble, fonctionne en réalité au profit et sous l’inspiration d’un autre instinct plus puissant et plus caché. Dans le système le plus impersonnel et le plus géométrique en apparence se cache une profession de foi ; les théories d’un philosophe sont ses confessions, ses mémoires. Il est, en réalité, non un pur intellectuel, mais un avocat retors, qui plaide la cause de ses préjugés — de ses préjugés moraux, le plus souvent ; — il est même un avocat peu consciencieux qui, moins honnête que le prêtre, essaie de faire passer ses « croyances » pour des « vérités » rationnellement établies. Or ces « croyances » qui sont au fond de tous les systèmes de philosophie, qui forment en quelque sorte leur principe de vie — ces croyances sont tout simplement empruntées à l’idéal ascétique. Le prêtre et le philosophe sont, le plus souvent sans le savoir, non des ennemis mais des alliés.

Voici par exemple Kant, le père de la philosophie allemande. Kant n’est pour Nietzsche qu’un chrétien à peine déguisé. Il constate, en effet, que toute son œuvre philosophique tend à mettre hors de la portée des attaques de la raison deux des erreurs les plus dangereuses de l’humanité : la notion d’un monde réel ou monde des noumènes opposé au monde des apparences, des phénomènes, — et la foi dans la valeur absolue de la loi morale, de l’impératif catégorique. Or ces deux notions ne sont autre chose, au fond, que la traduction métaphysique des dogmes essentiels du christianisme.

Qu’est-ce en effet, d’abord, que la croyance en un monde réel distinct du monde des apparences ! C’est tout simplement l’équivalent philosophique de cette notion fondamentale de toute théologie : Dieu est la cause première de l’univers que perçoivent les sens et la vraie vie de l’homme est la vie en Dieu. Dans le cerveau des métaphysiciens l’idée vivante du Dieu bon, du Dieu des souffrants, s’est subtilisée, sublimée, décolorée ; ils l’ont métamorphosé en une immense araignée qui tisse le monde de sa propre substance ; ils en ont fait l’idéal, le pur esprit, l’absolu, la chose en soi[21]. Or cette chose en soi, ce monde réel c’est, tout simplement le pur néant, c’est une illusion dont Nietzsche conte en ces tenues la disparition progressive :

Comment le « Monde vrai » devint enfin une fable.
HISTOIRE D’UNE ERREUR

1. Le vrai monde accessible au Sage, au Pieux, au Vertueux, il vit en lui, il est ce monde.

(La plus ancienne forme de cette idée, — relativement ingénieuse, simple, convaincante. — Paraphrase de cet axiome : Moi, Platon, je suis la vérité.)

2. Le vrai monde inaccessible, quant à présent, mais promis au Sage, au Pieux, au Vertueux (« au pécheur qui se repent »)

(Progrès de l’idée : elle devient plus fine, plus captieuse, plus incompréhensible, — elle se fait femme, elle se fait chrétienne).

3. Le vrai monde, inaccessible, indémontrable, problématique, mais qui, conçu seulement par la pensée, est une consolation, une obligation, un impératif.

(L’antique soleil toujours au fond du tableau, mais vu à travers les brouillards du criticisme ; l’idée devenue subtile, pâle, septentrionale, « Kœnigsbergienne ».)

4. Le vrai monde, inaccessible ? En tout cas jamais atteint. Et parce que jamais atteint, inconnu aussi. Partant, il n’apporte ni consolation, ni rédemption, ni obligation ; à quoi pourrait, en effet, nous obliger quelque chose d’inconnu ?…

(Aube matinale. Premier bâillement de la raison. Chant du coq du positivisme.)

5. Le « vrai monde », — une idée qui ne sert de rien, qui ne crée même pas une obligation — une idée inutile et devenue superflue : partant, une idée réfutée : supprimons-la.

(Grand jour. Déjeuner ; retour du bon sens et de la gaieté ; rougeur éperdue de Platon ; sabbat de tous les libres esprits.)

6. Nous avons supprimé le « vrai monde » : quel monde reste-t-il ? Serait-ce le monde des apparences ? Mais non ! En même temps que le vrai monde, nous avons supprimé le monde des apparences.

(Midi, instant de l’ombre la plus courte ; fin de la plus longue erreur ; apogée de l’humanité ; INCIPIT ZARATHUSTRA[22].)

Le dieu des chrétiens était — nous venons de le voir — le dieu de tout ce qui souffre, de tout ce qui s’incline vers la mort. Au lieu d’incarner, comme les dieux païens, la joyeuse acceptation de l’existence, la volonté de puissance qui dit « oui » à tout ce qu’apporte la vie, il personnifiait tout ce qui, dans le cœur de l’homme dégénéré, est rancune contre la vie réelle, espoir d’un chimérique au-delà. Le « vrai monde » des métaphysiciens lui est au fond tout pareil : il n’est qu’un mot vide de tout contenu réel. Le Dieu chrétien était le symbole d’une négation, celui des philosophes est un pur néant.

De même, la volonté qui tend vers ce Dieu n’est autre chose, si l’on y prend bien garde, que l’aspiration vers le néant. Aujourd’hui encore les plus avancés parmi les philosophes, ceux qui se croient émancipés de toute religion, de tout préjugé ont toujours encore une foi intransigeante dans la vérité. Tous ces sceptiques, tous ces « objectifs », tous ces agnostiques qui s’abstiennent stoïquement de toute hypothèse indémontrable, qui s’en tiennent à la constatation du petit l’ait pour échapper à la généralisation hâtive et aux erreurs qu’elle entraine, qui s’interdisent de dire « oui » et « non » sur toutes les questions où peut planer un doute — tous ces bons esprits ces « Consciencieux de l’Esprit » qui représentent l’élite intellectuelle et morale de l’humanité, sont au fond des ascètes. Analysons en effet leur croyance. La volonté d’atteindre à tout prix la vérité peut s’interpréter de deux façons différentes ; elle peut signifier : « Je veux à tout prix ne pas être trompé, » ou bien : « Je ne veux à aucun prix tromper, ni les autres, ni moi-même, » Or la première interprétation est invraisemblable. L’homme pourrait fort bien tendre à la vérité par prudence et par peur s’il constatait que la vérité est essentiellement bienfaisante. Or il n’en est pas ainsi. S’il est une « vérité » qui commence à s’imposer peu à peu aux esprits éclairés c’est que l’illusion est au moins aussi bienfaisante, aussi nécessaire à l’humanité que « la vérité ». Pour Nietzsche, l’illusion, le mensonge est peut-être la condition essentielle de la vie. « La fausseté d’un jugement, dit-il, n’est pas, pour nous, une objection contre ce jugement : c’est sur ce point peut-être que notre langue à nous sonne le plus étrangement aux oreilles modernes. La question, pour nous, est celle-ci : dans quelle mesure est-il utile à la conservation ou au développement de la vie, à la conservation ou au perfectionnement de l’espèce. Et nous inclinons en principe à affirmer que les jugements les plus faux (les jugements synthétiques à priori sont de ce nombre) sont pour nous les plus indispensables ; que si l’humanité se refusait à admettre les fictions de la logique, à mesurer la réalité à l’aide du monde purement fictif de l’inconditionné, de l’absolu, à fausser perpétuellement la vie au moyen du nombre, elle ne pourrait pas vivre ; que renoncer aux jugements faux serait renoncer à la vie, serait la négation de la vie[23]. » Mais si le mensonge peut être bienfaisant et la vérité néfaste — et c’est bien là aussi ce que sent l’amant moderne de la vérité à tout prix — l’homme de science n’aspire clone pas à la vérité par intérêt ou par peur, mais parce qu’il ne veut à aucun prix tromper, ni lui, ni les autres. En son âme et conscience il accorde donc à la vérité un tel prix que tout, même le bonheur, même l’existence de l’humanité doit lui être subordonné. Il a foi dans la vérité comme dans une valeur absolue, métaphysique. Disons plus simplement qu’il appelle « vérité » ce que le chrétien appelle « Dieu ». Et Nietzsche conclut : « Il n’y a pas de doute l’homme véridique, — véridique au sens extrême et périlleux que suppose la foi dans la science — affirme par là sa foi en un autre monde que celui de la vie, de la nature, de l’histoire ; et du moment où il affirme cet « autre monde », eh bien ! que pourra-t-il faire de son contraire, de ce monde, de notre monde, — sinon le nier ?… Mais on comprend bien où je veux en venir : à ceci, que c’est toujours une croyance métaphysique, sur laquelle est fondée notre foi dans la science, que nous aussi les penseurs d’aujourd’hui, les athées, les anti-métaphysiciens, nous aussi nous empruntons le feu qui nous anime à cet incendie qu’une croyance plusieurs lois millénaire a allumé, à cette foi chrétienne qui fut aussi la foi de Platon que Dieu est la vérité et que la vérité est divine…[24]. » L’apôtre moderne de la vérité n’a pas osé révoquer en doute les deux valeurs suprêmes de notre vieille table des valeurs. Il n’a pas osé se demander : « Quelle est la valeur de la vérité ? » ou ce qui revient au même : « Quelle est la valeur de l’impératif catégorique de la morale qui nous commande de poursuivre la vérité ? » Il s’est arrêté au seuil du problème formidable de la Vérité et de la Morale ; il ne s’est pas dit : Pourquoi l’homme devrait-il à tout prix vouloir connaître cette Nature que nous eu ! revoyons, aujourd’hui, comme une puissance éternellement aveugle et inintelligente, souverainement indifférente au bien et au mal, magnifiquement féconde, enfantant sans cesse de nouvelles existences pour les sacrifier, impassible, à ses combinaisons vides de sens… Pourquoi l’homme, en effet, devrait-il tout immoler à une pareille divinité ? Vue sous cet angle, la passion de la vérité apparaît à Nietzsche comme la forme moderne de cette cruauté ascétique qui, de tout temps, a poussé l’homme à sacrifier à son Dieu ce qu’il avait de plus précieux. Jadis l’homme offrait à la divinité des victimes humaines, le sacrifice du premier né. Plus tard, à l’époque chrétienne, l’ascète lui sacrifia tous ses instincts naturels. « Enfin : que resta-t-il à sacrifier ? Ne finit-on point par immoler à Dieu tout ce qui console, sanctifie, guérit, tout espoir, toute foi en une harmonie cachée, en une béatitude et en une justice future ? Ne dût-on point immoler Dieu lui-même, et, par cruauté envers soi, adorer la pierre, l’inintelligence, la pesanteur, le destin, le Néant ? Sacrifier Dieu au Néant — il était réservé à la génération qui parvient aujourd’hui à maturité de se hausser jusqu’à ce mystère paradoxal d’ultime cruauté. Nous en savons tous quelque chose…[25]. » — Ainsi l’apôtre de la connaissance, le « Consciencieux de l’esprit » qui ne se cantonne pas dans le scepticisme, mais qui croit à la vérité, qui a le courage de poser un idéal, d’affirmer sa foi en une valeur suprême intellectuelle et morale est au fond un ascète qui renie l’existence humaine pour je ne sais quel au-delà, un pessimiste qui se détourne de la Vie, puisqu’il refuse de se prêter à l’illusion, au mensonge nécessaire à toute vie — un nihiliste qui, comme le chrétien, cherche, en réalité, à pousser l’humanité dans le gouffre de la mort.


  1. Brandes. Menschen und Werke, p. 223.
  2. W. VIII, 68 s., 88 s.
  3. W. VII, 239. — L’idée première de cette distinction entre les deux morales se trouve déjà dans Choses humaines (W. II, 68).
  4. W. VII, 322 s.
  5. W. VII, 313.
  6. W. VII, 329-331.
  7. W. VII. 134.
  8. W. VII, 64.
  9. W. VII, 180 s.
  10. W. VII, 130 ; cf. VI, 248.
  11. Le développement qui suit est en grande partie emprunté à un article que j’ai publie sur ce sujet dans Cosmopolis, mai 1897, p. 400 ss.
  12. W. VI, 96.
  13. W. VI, 97.
  14. W. VI, 96.
  15. W. VI, 19 s.
  16. W. VII, 148 s.
  17. W. VII, 82 s.
  18. W. VII, 150 s.
  19. W. VI, 398 s.
  20. W. VII, 16.
  21. W. VIII, 235.
  22. W. VIII, 82 s.
  23. W. VII, 12 s.
  24. W. V, 275.
  25. W. VII, 79.