La Philosophie de Nietzsche/V

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Félix Alcan (p. 146-168).


CHAPITRE V

LE SYSTÈME DE NIETZSCHE (SUITE)
PARTIE POSITIVE : LE SURHOMME


I


L’Europe moderne est, selon Nietzsche, profondément malade. Partout apparaissent des symptômes de décadence indéniable. Il semble qu’une accablante fatigue se soit abattue sur l’homme d’aujourd’hui, et qu’après avoir accompli le chemin immense qui mène du ver de terre au singe et du singe à l’homme, il cherche à l’heure présente la stabilité et le repos soit dans l’ignoble médiocrité, soit dans la mort. Ici le démocrate égalitaire veut faire de lui une bête de troupeau laide et méprisable ; ailleurs le prêtre chrétien, le philosophe, le moraliste veulent le détacher de la terre et lui montrent un au-delà chimérique auquel il doit sacrifier sa vie. L’État démocratique est une forme dégénérée de l’État ; la religion de la souffrance humaine est une morale de malades, l’art wagnérien qui triomphe à l’heure présente un art de décadence. La corruption et le pessimisme se montrent à tous les degrés de la culture moderne, même aux plus élevés. Les exemplaires d’humanité supérieure à qui Zarathustra offre l’hospitalité dans sa grotte sont tous, sans exception, des décadents, des mal-venus qui souffrent d’être ce qu’ils sont, qui étouffent de dégoût en face du spectacle de l’homme moderne et qui se méprisent eux-mêmes. Voici d’abord le devin pessimiste qui aperçoit partout des symptômes de mort et qui enseigne : « Tout est vanité, rien ne sert de rien, inutile de chercher, il n’y a plus d’îles bienheureuses ! » Puis viennent les deux rois qui ont quitté leur royauté parce que, n’étant pas les premiers d’entre les hommes, ils ne veulent pas non plus commander aux autres. Plus loin c’est le « Consciencieux de l’esprit », le savant « objectif », qui consacre sa vie à l’étude du cerveau de la sangsue ; c’est le « vieux Magicien », l’éternel comédien, qui joue tous les rôles et trompe tous les hommes, mais ne peut plus s’abuser lui-même et cherche, le cœur rongé de tristesse et de dégoût, un génie authentique ; c’est le « dernier des Papes », qui ne peut pas se consoler de la mort de Dieu ; c’est « le plus hideux des Hommes », le meurtrier de Dieu, — car Dieu est mort étouffé par la pitié, pour avoir contemplé la laideur et la misère humaines ; — c’est le « Mendiant volontaire » qui par dégoût de l’homme civilisé à l’excès cherche auprès des vaches qui ruminent paisiblement en leur coin de pré le secret du bonheur ; c’est enfin l’ « Ombre », le sceptique, qui, à force de parcourir tous les domaines de la pensée, s’est perdu lui-même et erre désormais sans but à travers l’univers. Tous ces représentants de la plus haute culture européenne souffrent d’un mal profond ; ils se glissent à travers la vie, inquiets, sombres, décontenancés, comme le tigre qui a manqué son bond ou le joueur qui a amené un mauvais coup de dés. Le « peuple » et tout ce que le peuple appelle « bonheur » les écœure. Et voici que, d’autre part, toutes les valeurs supérieures que l’humanité révérait jadis sous les noms de « Dieu », « Vérité », « Devoir » se sont évanouies pour eux. Les satisfactions matérielles ne sauraient plus les contenter ; et ils ne croient plus à l’idéal. L’humanité va-t-elle donc s’arrêter dans sa marche, se détacher de la vie, aspirer au néant ?

Non, enseigne Nietzsche, la décadence ne conduit pas nécessairement au néant, elle peut être la condition préalable d’une vie nouvelle, d’une santé supérieure. Sans doute il n’est pas possible de revenir en arrière, de ramener l’humanité à ce qu’elle était aux époques antérieures : « il faut aller toujours en avant, je veux dire : aller pas à pas toujours plus loin dans la décadence[1] ». Mais de même qu’à l’automne les feuilles jaunissent et tombent pour reverdir au printemps, de même il est possible que la décadence actuelle soit le prélude d’une régénération, que l’humanité donne naissance en expirant à une forme dévie supérieure. À ce point de vue il est peut-être permis, selon Nietzsche, de considérer les mots de « décadence », de « décomposition », de « corruption ». comme des termes injustement méprisants pour désigner l’automne d’une civilisation. L’humanité grosse d’un monde nouveau souffre des douleurs de l’enfantement. C’est pourquoi aussi Zarathustra ne prétend apporter aucun soulagement à la misère des « hommes supérieurs » ; il sait en effet que l’homme doit souffrir toujours davantage pour escalader des cimes plus élevées. La douleur intime des hommes supérieurs, leur dégoût de la multitude et d’eux-mêmes est nécessaire pour les stimuler, les pousser plus loin et plus haut. S’ils sont eux-mêmes des exemplaires d’humanité défectueux, qu’importe : plus une chose est d’essence précieuse, plus elle est rare, et plus il faut aussi de déchets pour obtenir un exemplaire de tout point réussi. L’homme supérieur est comme un vase où se prépare l’avenir de l’humanité ; en lui fermentent, bouillonnent, travaillent obscurément tous les germes qui s’épanouiront un jour à la lumière du soleil ; et plus d’un de ces vases précieux se fêle ou se brise… Mais qu’importe ! Si tel individu est mal venu, l’humanité est-elle pour cela mal venue ? Et si l’humanité elle-même est mal venue, qu’importe encore ! L’homme, suivant la célèbre comparaison de Nietzsche, est une corde tendue entre l’animal et le Surhomme, il n’est pas un but mais un pont, un passage. Périsse donc l’homme pour que le Surhomme vive.

« Je vous enseigne le Surhomme, dit Zarathustra au peuple assemblé. L’homme est quelque chose qui doit être dépassé. Qu’avez-vous fait pour le dépasser ?

Tous les êtres ont jusqu’ici créé quelque chose de plus haut qu’eux-mêmes, et vous voudriez être le reflux de cette immense marée, et plutôt revenir à la bête que dépasser l’homme.

Qu’est-ce que le singe pour l’homme ? Un objet de risée ou de honte et de douleur. Et c’est là aussi ce que l’homme doit être pour le Surhomme : un objet de risée et de honte et de douleur.

Voyez, je vous enseigne le Surhomme.

Le Surhomme est la raison d’être de la terre. Votre volonté dira : Que le Surhomme soit la raison d’être de la terre[2]. »


II


Qu’est-ce que le Surhomme et comment l’homme pourra-t-il lui donner naissance ?

On peut définir le Surhomme : l’état auquel atteindra l’homme lorsqu’il aura renoncé à la hiérarchie actuelle des valeurs, à l’idéal chrétien, démocratique ou ascétique qui a cours aujourd’hui dans toute l’Europe moderne, pour revenir à la table des valeurs admise parmi les races nobles, parmi les Maîtres qui créent eux-mêmes les valeurs qu’ils reconnaissent au lieu de les recevoir du dehors. Bien entendu il ne s’agit nullement de revenir en arrière, de faire renaître après des siècles de civilisation, la « bête aux cheveux blonds » des temps primitifs. L’homme ne doit perdre aucune des connaissances, des aptitudes, des forces nouvelles qu’il a acquises au cours de ses longues et douloureuses expériences, mais il doit briser les vieilles tables des lois qui le gênent aujourd’hui dans sa marche en avant et les remplacer par des commandements nouveaux.

L’homme donnera naissance au Surhomme par autosuppression (Selbstaufhebung) pour nous servir d’une expression souvent employée par Nietzsche. Ce passage de l’homme au Surhomme peut se comparer dans une certaine mesure à l’évolution qui engendre l’ascète d’après Schopenhauer. Pour le grand pessimiste, la douleur peut conduire d’abord l’homme à renoncer à sa volonté individuelle, au suicide par conséquent. Mais cela ne suffit pas pour l’affranchir : il faut, pour être sauvé, qu’il renonce, non pas seulement à la forme individuelle de la vie qui lui est échue en partage, mais au vouloir-vivre en général ; l’apaisement suprême est à ce prix. Dans l’idée de Nietzsche, c’est aussi la douleur qui est l’aiguillon puissant qui mène l’homme au salut. L’homme souffre d’abord de ce qu’il est comme individu, il connaît le dégoût intense et douloureux de lui-même, et ce dégoût le pousse vers l’ascétisme et le pessimisme ; c’est là l’état d’âme des « hommes supérieurs » que Zarathustra réunit dans sa caverne. Mais, leur dit le prophète, « vous ne souffrez pas encore assez à mon gré ! Car vous souffrez de ce que vous êtes, vous n’avez pas encore souffert de ce qu’est l’homme, ihr leidet an euch, ihr littet noch nicht am Menschen[3] ». C’est seulement quand il aura atteint ce degré suprême de douleur et de dégoût que l’homme puisera dans l’excès même de sa souffrance l’énergie nécessaire pour franchir le dernier pas, pour s’anéantir lui-même en donnant naissance au Surhomme. Le pessimisme arrivé à son plus haut point engendrera l’optimisme triomphant.

Voyons maintenant en quoi, selon Nietzsche, le Surhomme différera de l’Homme actuel.

L’un des caractères qui distinguent le plus profondément la morale du Surhomme de la morale admise en général aujourd’hui, c’est que l’une s’adresse à tous les hommes sans distinction, tandis que l’autre doit, par son essence même, demeurer l’apanage d’un petit nombre d’esprits supérieurs. L’Europe contemporaine, nous l’avons vu, est résolument démocratique et croit à l’égalité naturelle des hommes. Nietzsche au contraire croit à l’inégalité nécessaire des hommes et veut une société aristocratique, divisée en castes bien définies, ayant chacune leurs privilèges, leurs droits, leurs devoirs. La caste inférieure est celle des petites gens, des médiocres, de tous ceux qui ont pour vocation naturelle d’être d’un rouage de la grande machine sociale. Non seulement l’agriculture, le commerce, l’industrie, mais aussi la science et l’art veulent des ouvriers qui trouvent leur satisfaction à s’acquitter en conscience d’une tâche spéciale pour laquelle ils seront bien dressés, qui se contentent modestement d’obéir, de travailler avec discipline à l’œuvre commune. Ce sont évidemment des esclaves, si l’on veut, des « exploités », puisqu’ils entretiennent à leurs dépens les castes supérieures et qu’ils leur doivent obéissance ; aussi les privations et les souffrances ne peuvent pas leur être épargnées, car la réalité est dure et mauvaise. Mais dans un État bien réglé ces médiocres doivent avoir une existence relativement plus sûre, plus tranquille, et surtout plus heureuse que leurs supérieurs : n’ayant pas de responsabilités, ils n’ont qu’à se laisser vivre. Pour eux, la foi religieuse est un inestimable bienfait : elle dore d’un rayon de soleil la misère de leur pauvre existence semi-animale, elle leur enseigne l’humble contentement de soi, la paix du cœur, elle anoblit pour eux la dure nécessité de subir la volonté d’autrui, elle leur donne l’illusion bienfaisante qu’il y a un ordre universel des choses et qu’eux-mêmes ont leur place marquée, leur fonction utile dans cet ordre des choses. « Pour vous, la croyance et l’esclavage ! » telle est la part que leur fait Zarathustra dans sa société idéale. — Au-dessus d’eux vient la caste des dirigeants, des gardiens de la loi, des défenseurs de l’ordre, des guerriers ; à leur tête est le roi, leur chef suprême à tous. Ils exercent la partie matérielle en quelque sorte du pouvoir, ils sont le rouage intermédiaire qui transmet à la foule des esclaves la volonté des véritables dominateurs. — La première caste enfin, celle des Maîtres, des sages, des « créateurs de valeurs » donne l’impulsion à tout l’organisme social, et doit jouer sur la terre, parmi les hommes, le rôle que tient Dieu dans l’univers tel que le conçoivent les chrétiens. C’est pour les Maîtres, et pour eux seuls, qu’est faite la morale du Surhomme[4].

Cette morale ne se distingue pas seulement de la morale traditionnelle en ce qu’elle est une loi aristocratique for the happy few ; elle la contredit tout aussi radicalement en ce qu’elle est foncièrement anti-idéaliste. L’homme vertueux selon la morale chrétienne ou ascétique est en effet celui qui conforme sa vie à un idéal, qui sacrifie ses penchants « égoïstes » au culte du Vrai ou du Bien. Le sage selon Nietzsche est au contraire essentiellement un créateur de valeurs, c’est là sa grande tâche. Rien, en effet, dans la nature n’a de valeur en soi ; le monde de la réalité est une matière indifférente qui n’a d’autre intérêt que celui que nous lui donnons. Le vrai philosophe est donc l’homme dont la personnalité est assez puissante pour créer « le monde qui intéresse les hommes[5] ». Il est le poète génial dans l’âme duquel se formule la table des valeurs à laquelle croient les hommes d’une époque donnée et qui détermine par conséquent tous leurs actes. Il est un « contemplatif », mais sa vision n’est autre chose que la loi suprême qui met en branle des générations entières ; et tous les hauts faits des hommes d’action ne sont que la traduction visible et concrète de sa pensée. Il crée en toute liberté, en toute indépendance, insoucieux du bien et du mal, de la vérité et de l’erreur ; il crée sa vérité, il crée sa morale. Il est un « expérimentateur » (Versucher) intrépide qui cherche sans cesse des formes d’existence nouvelles, et qui, au cours de ses redoutables expériences, risque sans trembler, sa vie, son bonheur ainsi que la vie et le bonheur de toutes les créatures inférieures qu’il entraîne à sa suite. Il est un joueur audacieux et sublime qui joue avec le Hasard une partie formidable, dont l’enjeu est la vie ou la mort.

Le sage, selon Nietzsche, n’est donc pas un pacifique ; il ne promet pas aux hommes la paix et la tranquille jouissance des fruits de leur travail. Mais il les exhorte à la guerre ; il fait luire à leurs yeux l’espoir de la victoire.

« Vous chercherez votre ennemi, dit Zarathustra, vous combattrez votre combat, vous lutterez pour votre pensée ! Et si votre pensée succombe, votre loyauté devra se réjouir de sa défaite !

« Vous aimerez la paix comme un moyen de guerres nouvelles. Et la courte paix mieux que la longue.

« Je ne vous conseille pas le travail. Je ne vous conseille pas la paix, mais la victoire. Que votre travail soit un combat, votre paix une victoire !…

« Une bonne cause, dites-vous sanctifie même la guerre. Mais moi je vous dis : c’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause…

« Vous ne devez avoir pour ennemis que des adversaires haïssables, mais non point des adversaires méprisables. Vous devez être fiers de votre ennemi : alors les succès de votre ennemi seront aussi vos succès[6]. »

La guerre, la lutte ouverte de forces rivales et contraires, est en effet, selon Nietzsche, l’instrument le plus puissant du progrès. Elle montre où est la force, où est la faiblesse, où est la santé physique et morale, où est la maladie. Elle constitue une de ces « expériences » dangereuses qu’institue le sage pour faire progresser la vie, pour éprouver la valeur d’une idée, d’une pensée au point de vue du développement de la vie. La guerre est donc bienfaisante, bonne en elle-même ; aussi Nietzsche prédit-il sans trouble et sans regrets que l’Europe va entrer dans une période de grandes guerres où les nations lutteront entre elles pour l’hégémonie du monde.

Tandis que l’ancienne table des valeurs plaçait la pitié au premier rang des valeurs, Zarathustra enseigne au contraire que la volonté est la plus haute vertu : « Voici la nouvelle loi, ô mes frères, que je promulgue pour vous : Devenez durs[7]  ! » — Il faut en effet que le créateur soit dur, dur comme le diamant, dur comme le ciseau du sculpteur, s’il veut modeler à son gré le bloc informe du hasard, s’il a l’ambition d’instituer des valeurs nouvelles, de marquer à son empreinte des générations entières, de pétrir la volonté même de l’humanité future, et d’y inscrire, comme en des tables d’airain sa volonté à lui. La pitié est, pour lui, non pas une vertu, mais une suprême tentation et le plus terrible de tous les dangers. Le « dernier péché » de Zarathustra, le plus redoutable de tous les assauts qu’il doit subir, c’est celui de la pitié. Du haut de sa caverne solitaire il entend retentir dans le fond de sa vallée l’appel désespéré des « hommes supérieurs » qui l’implorent, qui lui crient « Viens ! viens ! viens ! il est temps, il est grand temps[8] ! » S’il a pitié de leurs misères, si son cœur s’attendrit à la vue de leurs souffrances, c’en est fait de lui : il est vaincu. Et il a besoin de toute son énergie pour ne pas succomber à la tentation. Tandis qu’il parcourt son domaine à la recherche des désespérés qui l’appellent, il pénètre dans un lieu désolé comme le royaume de la mort. « Là se dressaient des pointes de rochers noirs et rouges ; pas une herbe, pas un astre, pas un chant d’oiseaux. C’était une vallée que tous les animaux fuyaient, même les bêtes de proie ; seuls des serpents horribles, gros et verts, y venaient, quand ils devenaient vieux, pour y mourir. C’est pourquoi les pâtres nommaient cette vallée : la Mort-des-Serpents. » Dans ce lieu funèbre, il aperçoit soudain, vautrée au bord du chemin, une forme innommable, hideuse, à peine humaine. Et au moment où, rougissant de honte d’avoir vu de ses yeux le spectacle d’une telle monstruosité, il se dispose à quitter au plus vite ce lieu maudit, une voix s’élève vers lui, semblable au hoquet d’un agonisant, ou à l’eau qui gargouille la nuit dans une conduite bouchée : « Zarathustra ! Zarathustra ! Devine mon énigme ! Parle, parle ! Qu’est-ce que la vengeance contre le témoin ?… Dis-moi donc qui je suis ! » — Et soudain accablé par une immense pitié, Zarathustra s’affaisse, tel un chêne qui a longtemps résisté à la cognée des bûcherons et qui tout d’un coup s’écroule lourdement, effrayant par sa chute ceux-là mêmes qui voulaient l’abattre. — Mais bientôt il se relève et sa figure s’empreint de dureté :

« Je te reconnais, dit-il d’une voix d’airain : tu es le meurtrier de Dieu ! Laisse-moi passer mon chemin.

Tu n’as pas supporté celui qui te voyait, qui te voyait constamment, dans toute ton horreur, toi le plus hideux des hommes ! Et tu as tiré vengeance de ce témoin[9]. »

Zarathustra est sorti vainqueur de l’épreuve où Dieu a péri. Le Dieu d’amour est mort, étouffé par la pitié, pour avoir vu toutes les tares, toutes les laideurs les plus cachées de l’humanité ; sa pitié ne connaissait pas de pudeur ; il a fouillé les recoins les plus obscurs, les plus immondes de l’âme humaine ; et c’est pourquoi il est mort, car l’homme ne pouvait supporter un tel témoin de son ignominie. Zarathustra, lui, a senti la rougeur de la honte lui monter au front ; devant le spectacle horrible de la misère humaine il a baissé les yeux, il a voulu continuer sa route, sachant qu’il y a plus de noblesse et de vraie grandeur à poursuivre sa voie qu’à gâcher inutilement sa vie et à se perdre soi-même en secourant une infortune à qui nul ne peut porter remède. Et, ce faisant, il a non seulement détourné de lui la mort, mais il s’est concilié aussi l’amour de l’Homme le plus hideux : il a en effet, par son silence et son abstention « respecté » la grande infortune, la grande laideur qui s’offrait à sa vue ; il lui a épargné sa pitié. L’Homme le plus hideux qui haïssait Dieu et les miséricordieux, s’incline volontiers devant la « dureté » de Zarathustra et accepte de devenir son hôte[10].

Le sage, selon Nietzsche, doit donc être dur, pour lui comme pour les autres. Il renonce, quant à lui, à toute espèce de bien-être, de quiétude, de paix. Il sait en effet que l’humanité n’évolue pas vers un but déterminé et fixe mais que tout est dans un perpétuel devenir, et que la vie est « ce qui doit toujours se dépasser soi-même[11] ; » il sait donc aussi que l’individu ne peut jamais se flatter d’être arrivé au port, que toute paix est pour lui « le moyen d’une guerre nouvelle » et que sa vie doit être une suite ininterrompue d’aventures toujours plus périlleuses. Il ne cherche donc pas le bonheur, mais seulement l’émotion du jeu ; et s’il abat un beau coup de dés, il se demande aussitôt : « Est-ce que je jouerais avec des dés pipés ? » Il n’ignore pas que la joie et la douleur vont toujours de pair. L’homme peut traverser la vie sans grand plaisir et sans grande douleur, dans un état d’àme voisin de l’indifférence, mais c’est à condition de réduire au minimum sa vitalité. Celui qui veut connaître les grandes joies doit aussi fatalement connaître les grandes douleurs ; toute oscillation dans un sens est compensée par une oscillation dans l’autre. Le « créateur de valeurs » qui a foi dans la vie, qui veut la vie aussi intense, aussi puissante que possible, veut donc aussi les oscillations les plus amples autour du point d’équilibre ; il veut connaître les sommets extrêmes du bonheur et du malheur, les plus enivrantes victoires comme les plus terribles défaites ; il doit « marcher au-devant de sa suprême douleur et de sa suprême espérance tout à la fois[12] », tendre en même temps au triomphe et à l’anéantissement. Zarathustra meurt en atteignant le point culminant de son existence. Le Surhomme est à la fois la victoire suprême et aussi la fin de l’homme.

De même que le sage doit être dur pour lui et ne reculer devant aucune souffrance, de même il doit aussi savoir être dur pour les autres. Il y a des infortunes qu’il est inhumain de soulager ; il y a des mal-venus, des dégénérés dont il ne faut pas retarder la fin. « Partout, dit Zarathustra, retentit la voix de ceux qui prêchent la mort, et la terre est pleine de gens à qui la mort doit être prêchée — ou bien « la vie éternelle » peu m’importe — pourvu qu’ils s’en aillent bien vite[13]. » Aux pessimistes, aux découragés, aux mélancoliques, aux miséricordieux, aux ascètes de toute sorte qui vont partout disant : « La vie n’est que souffrance », le sage doit répondre : « Faites donc en sorte de mettre fin à une vie qui n’est que souffrance ! Et que votre loi morale soit : « Tu dois te tuer toi-même ! Tu dois t’évader spontanément de la vie[14] ! » Il ne faut pas que la terre devienne un lazareth peuplé de malades et de découragés, où l’homme sain périsse de dégoût et de pitié. Pour épargner aux générations futures le spectacle déprimant de la misère et de la laideur, laissons mourir ce qui est mûr pour la mort, ayons le courage de ne pas retenir ceux qui tombent mais de les pousser encore pour qu’ils tombent plus vite. Le sage doit donc savoir supporter la vue de la souffrance d’autrui ; bien plus, il doit faire souffrir sans se laisser dominer par la pitié, tout comme le chirurgien manie d’une main ferme et sûre son bistouri sans se laisser troubler par l’idée des tortures où se débat le patient. C’est là ce qui demande le plus de véritable grandeur d’âme. « Qui atteindra quelque chose de grand, dit Nietzsche, s’il ne se sent pas la force et la volonté d’infliger de grandes souffrances ? Savoir souffrir est peu de chose : de faibles femmes, même des esclaves passent maîtres en cet art. Mais ne pas succomber aux assauts de la détresse intime et du doute troublant quand on inflige une grande douleur et qu’on entend le cri de cette douleur — voilà qui est grand, voilà qui est une condition de toute grandeur[15]. »

Enfin le sage doit montrer, dans toutes les aventures de la vie, la sérénité du beau joueur, l’innocence joyeuse de l’enfant qui s’amuse, la grâce souriante du danseur. Dans la parabole des Trois métamorphoses de l’Esprit, Zarathustra enseigne que l’âme humaine doit d’abord être semblable au chameau qui se charge docilement des fardeaux les plus lourds : elle endure patiemment les pires épreuves, elle se soumet volontairement aux plus rudes disciplines pour amasser un lourd bagage d’expérience. Ensuite elle doit se faire semblable au lion qui dit « Je veux » et terrasse sous sa griffe quiconque menace sa liberté ; elle doit vaincre le grand dragon de la Loi qui, sur chacune de ses écailles d’or, porte écrit en lettres flamboyantes « Tu dois », et s’affranchir violemment du joug de l’idéal, du vrai, du bien, qui lui semblait jadis si doux à porter. Enfin, pour devenir féconde et créer des valeurs nouvelles après avoir détruit les valeurs anciennes, il faut qu’elle devienne semblable à l’enfant qui joue : « L’enfant est innocence et oubli, il est un recommencement, un jeu, une roue qui tourne d’elle-même, une première impulsion, un « oui » sacré »[16]. Ainsi l’âme humaine qui veut s’élever aux plus hauts sommets de la sagesse doit apprendre à jouer, à s’ébattre joyeusement en toute innocence. Elle doit se faire légère et insouciante, vaincre le démon de la pesanteur sous toutes ses formes, renoncer au pessimisme et à la mélancolie, aux allures solennelles, aux attitudes tragiques, au sérieux renfrogné, à la raideur intransigeante : « Malheur à ceux qui rient ! » disait l’ancienne Loi ; or, c’est là, selon Zarathustra, le pire des blasphèmes. Le sage doit au contraire apprendre le rire divin : il doit s’approcher de son but, non point à pas lents et comme à regret, mais en « dansant » et en « volant ». C’est en sachant rire qu’il pourra se consoler de ses échecs, en sachant danser et voler qu’il franchira joyeusement, semblable aux tourbillons du vent d’orage, les noirs marais de la mélancolie. Il faut que l’homme apprenne à « danser par delà lui-même », à « rire par delà lui-même » ; en d’autres termes à s’élever au-dessus de lui-même, à se dépasser lui-même sur les ailes du rire et de la danse. C’est là le conseil suprême de la sagesse de Zarathustra.

« Cette couronne du rire, cette couronne de roses, moi-même je l’ai posé sur ma tête ; moi-même j’ai sanctifié mon rire joyeux.

« Cette couronne du rire, cette couronne de roses : à vous, ô mes frères, je vous la jette. J’ai sanctifié le rire : hommes supérieurs, apprenez à rire[17]. »


III


« Celui qui, comme moi, s’est efforcé, poussé par je ne sais quelle énigmatique curiosité à penser l’hypothèse pessimiste jusque dans ses conséquences les plus profondes… s’est peut-être du même coup, et sans l’avoir voulu, ouvert les yeux pour l’idéal inverse : l’idéal de l’homme souverainement joyeux, vivant, heureux de vivre, qui n’a pas appris seulement à se résigner, à supporter le passé et le présent, mais qui veut encore revivre le passé et le présent — tel qu’il fut, tel qu’il est — et cela éternellement, qui crie sans se lasser da capo, non seulement à sa propre vie mais à toute la comédie universelle tout entière — et non pas seulement à une comédie, mais en réalité, à l’Être qui veut cette comédie — et qui la rend nécessaire : et cela parce qu’il se veut toujours à nouveau lui-même — et se rend ainsi nécessaire — Eh quoi ? Ne serait-ce pas là — circulus vitiosus deus[18]  ? Ce fut au mois d’août 1881 à Sils Maria que jaillit comme un éclair dans le cerveau de Nietzsche cette hypothèse du « Retour éternel[19] » qui est la base et aussi le couronnement de la philosophie du Surhomme. Elle peut se résumer ainsi : La somme des forces qui constituent l’univers paraît être constante et déterminée. Nous ne pouvons, en effet, supposer raisonnablement qu’elle décroisse ; car si elle diminuait, si peu que ce fût, elle aurait actuellement déjà disparu, puisqu’un temps infini s’est déjà écoulé avant le moment présent. Nous ne pouvons pas davantage concevoir qu’elle puisse grandir indéfiniment : pour croître à la manière d’un organisme, par exemple, il lui faudrait se nourrir, et se nourrir de manière à produire un excédent de force ; or d’où pourrait provenir cette nourriture, ce principe d’accroissement ? — supposer une progression indéfinie des forces de l’univers, ce serait croire à un miracle perpétuel. Reste donc l’hypothèse d’une somme de forces constante et déterminée — non infinie par conséquent. Supposons maintenant ces forces réagissant les unes sur les autres absolument au hasard, en vertu du pur jeu des combinaisons, une combinaison engendrant nécessairement la combinaison suivante ; que va-t-il se produire dans l’éternité du temps ? Tout d’abord, nous sommes obligés d’admettre que ces forces n’ont jamais atteint la position d’équilibre et qu’elles ne l’atteindront jamais. Si cette combinaison — qui n’a évidemment rien d’impossible en soi — pouvait se produire un jour, elle se serait déjà produite, puisqu’un temps infini s’est déjà écoulé avant le moment présent — et le monde serait immobile à tout jamais, car il est impossible de concevoir comment l’équilibre parfait, une fois atteint, viendrait à se rompre. Nous sommes donc en face de ce fait qu’une somme de forces constante et déterminée produit dans l’infini du temps une suite ininterrompue de combinaisons. Or, puisque le temps est infini et que la somme totale des forces est déterminée, il viendra nécessairement un moment où — si grande qu’on suppose cette somme de forces et si colossal qu’on imagine le nombre des combinaisons qu’elle peut engendrer, — le jeu naturel et inintelligent des possibilités ramènera une combinaison déjà réalisée. Mais cette combinaison entraînera à sa suite, en vertu du déterminisme universel, la série totale des combinaisons déjà produites. En sorte que l’évolution universelle ramène indéfiniment les mêmes phases et parcourt éternellement un cercle immense. Chaque vie particulière n’est qu’un fragment imperceptible du cycle total : tout individu a donc déjà vécu un nombre infini de fois la même vie et la revivra éternellement à nouveau. « Tous les états que ce monde peut atteindre, il les a déjà atteints, et non pas seulement une fois, mais un nombre infini de fois. Il en est ainsi de ce moment : il était déjà une fois, beaucoup de fois et de même il reviendra, toutes les forces étant réparties exactement comme aujourd’hui ; et il en est de même du moment qui a engendré celui-ci et du moment auquel il a donné naissance. Homme ! Toute ta vie, comme un sablier, sera toujours à nouveau retournée et s’écoulera toujours à nouveau, — chacune de ces existences n’étant séparée de l’autre que par la grande minute de temps nécessaire pour que toutes les conditions qui t’ont fait naître se reproduisent dans le cycle universel. Et alors tu retrouveras chaque douleur et chaque joie, et chaque ami et chaque ennemi, et chaque espoir et chaque erreur et chaque brin d’herbe et chaque rayon de soleil, et toute l’ordonnance de toutes choses. Ce cycle dont tu es un grain, brille à nouveau. Et dans chaque cycle de l’existence humaine, il y a toujours une heure où chez un individu d’abord, puis chez beaucoup, puis chez tous, s’élève la pensée la plus puissante, celle du Retour éternel de toutes choses — et c’est chaque fois pour l’humanité l’heure de midi[20]. »

Cette hypothèse sur l’évolution universelle inspira à Nietzsche, du jour où elle apparut sur l’horizon de sa pensée, un sentiment d’immense enthousiasme auquel se mêlait une indicible horreur. Tout d’abord il la garda pour lui. Une exposition générale de sa doctrine nouvelle, le Retour éternel, qui avait été esquissée dès l’été de 1881 resta inachevée[21]. Dans un aphorisme de Gaie science, pour la première fois, Nietzsche émit publiquement l’idée d’un Retour éternel comme une sorte de paradoxe inquiétant. Il suppose qu’un démon vienne formuler cette hypothèse, en une heure solitaire, à l’oreille du penseur. « Ne te jetterais-tu pas contre terre, conclut-il, ne grincerais-tu pas des dents et ne maudirais-tu pas le démon qui t’aurais parlé ainsi ? Ou bien as-tu vécu la minute ineffable où tu pourrais lui répondre : « tu es un dieu et je n’ai jamais ouï parole plus divine ! » Si cette pensée prenait possession de toi, — tel que tu es, elle te transformerait et peut-être t’écraserait. Cette question posée à tout instant de ta vie : « veux-tu cela encore une fois, éternellement ? » pèserait d’un poids formidable sur toute ton activité ! Ou alors combien il te faudrait aimer et toi-même et la vie, pour ne plus souhaiter autre chose que cette suprême et éternelle consécration et confirmation[22] ? » — Nietzsche à cette époque, songeait à consacrer dix ans de sa vie à étudier l’histoire naturelle à Vienne ou à Paris, à tâcher de donner à son hypothèse une base scientifique, et, après des années de silence, à rentrer en scène comme prophète du Retour éternel. — Il ne tarda pas d’ailleurs à renoncer à ce projet pour diverses raisons, dont la principale était qu’un examen superficiel du problème au point de vue scientifique lui révéla aussitôt l’impossibilité de démontrer sa doctrine du Retour en se fondant comme il pensait le faire sur la théorie atomique[23]. Mais son hypothèse, indémontrée et indémontrable, resta néanmoins le point central de sa pensée. Le Retour éternel est la grande idée que Zarathustra apporte aux hommes en termes voilés et avec une sorte d’horreur sacrée[24].

On comprend aisément, en effet, l’angoisse terrible qui dut étreindre l’âme de Nietzsche le jour où il crut au Retour éternel, où il eut calculé la portée entière de cette hypothèse. Il n’est guère possible d’imaginer une solution plus désespérante au premier abord du problème de l’existence. Le monde ne signifie rien : il est l’œuvre de la fatalité aveugle ; il résulte du jeu mathématique et vide de sens des forces qui se combinent entre elles, réalisant au hasard un certain nombre de groupements possibles ; l’évolution universelle ne conduit nulle part, mais se poursuit indéfiniment en tournant sans cesse dans le même cercle ; et cette vie que nous menons aujourd’hui nous la recommencerons éternellement sans espoir de changement ; et chaque minute de tristesse, de douleur ou de dégoût nous la revivrons identique, un nombre infini de fois. — Imagine-t-on l’effet qu’une pareille révélation peut produire sur les dégénérés, les malades, les pessimistes, sur tous ceux chez qui la somme des douleurs l’emporte réellement sur la somme des joies ? Chez la plupart des hommes, il est vrai, une idée comme celle du Retour éternel reste, même si elle n’est pas rejetée a priori, parfaitement inoffensive, parce qu’elle demeure purement abstraite et intellectuelle, parce que notre imagination n’est pas assez puissante pour la réaliser, parce que les notions que conçoit notre intelligence n’affectent en général que peu ou point notre sensibilité. Mais Nietzsche, lui, « vivait » ses théories : il philosophait avec son être tout entier ; et l’on conçoit très bien dès lors que le Retour éternel lui soit apparu, à certaines heures, comme un de ces cauchemars monstrueux qui vous glacent le sang dans les veines et arrêtent les battements de votre cœur. Sa « dureté » pour les malheureux et les déshérités de la vie apparaît maintenant sous un jour tout autre. Comme on comprend à présent qu’il se soit écrié, en songeant à eux : Qu’ils meurent bien vite, qu’ils se tuent — ou qu’on les tue, ces infortunés — avant qu’ils aient pu mesurer toute la profondeur de l’abîme de douleurs où ils sont plongés, qu’ils aient pu concevoir la destinée monstrueuse qui les condamne à traîner éternellement leur croix sans rédemption possible ! — Et l’on comprend aussi qu’il ait pu se demander si l’humanité, dans son ensemble, était capable de s’assimiler cette doctrine sans sombrer aussitôt dans un vertige de désespoir et d’horreur, qu’il ait considéré la pensée du Retour éternel comme une sorte de pierre de touche au contact de laquelle viendraient s’anéantir tous ceux dont la vitalité n’était pas assez puissante pour supporter la révélation d’une pareille vérité.

Il faut en effet une singulière force d’âme, une rare énergie vitale pour supporter sans effroi l’idée du Retour éternel. Celui-là seul y parvient qui a une personnalité assez puissante pour pouvoir dire : si la vie n’a pas de sens par elle-même, je sais lui en donner un. Je suis une parcelle de cette nature qui se veut elle-même toujours à nouveau, qui parcourt sans se lasser, éternellement, le même cycle. Je me hausserai donc jusqu’à jouir en artiste de la splendeur incomparable de la vie féconde, comme du plus magnifique de tous les spectacles. Je m’intéresserai à ce jeu merveilleux de combinaisons qui a déjà produit tant de belles et bonnes choses, qui a donné naissance à l’Homme et qui, peut-être, produira le Surhomme. Je souhaiterai de toute la force de mon âme que le hasard aveugle réalise un jour, par delà l’Homme, quelque réussite miraculeuse, éblouissante. Je vivrai du moins dans cet espoir, et toute mon existence sera dirigée par cette unique pensée : je veux que le cercle dans lequel se meut éternellement la vie soit un diadème aussi resplendissant, aussi merveilleux que possible ; je jouerai donc avec joie et en pleine conscience ma vie, dans l’espérance que mon coup de dés amènera un beau résultat, et si je perds je me consolerai à l’idée qu’un autre du moins amène ou amènera le beau coup que je rêvais et qu’ainsi la splendeur de la vie ne sera pas diminuée. — Ébloui par cette vision, enivré, enfiévré par cette partie formidable qu’il joue avec le hasard, l’homme apprendra à regarder toutes ses défaites, toutes ses tristesses et toutes ses misères, comme la rançon nécessaire de ses victoires et de ses joies, comme l’aiguillon qui le pousse à tendre toujours plus avant, toujours plus haut, à se dépasser lui-même, à essayer de réaliser des combinaisons supérieures. Alors, faisant la somme de son existence, il trouvera aussi que le total de ses joies l’emporte sur le total de ses douleurs et il acceptera, le cœur débordant d’enthousiasme, l’idée de revivre éternellement ce qu’il a vécu.

C’est à cette conclusion qu’arrivent des « hommes supérieurs » que Zarathustra a réunis dans sa caverne. Lorsqu’il leur a exposé sa nouvelle table des valeurs et montré la vraie beauté, la vraie grandeur de la vie, lorsqu’il les a guéris de leur pessimisme et qu’il a allégé leurs âmes prêtes à succomber sous le poids du dégoût ou de tristesse, il les réunit, à la nuit tombante, devant sa grotte, sous la voûte constellée du ciel.

« Et ils se tenaient silencieux l’un près de l’autre — tous étaient vieux, mais leur cœur était consolé et plein de vaillance, et chacun s’étonnait, à part soi, qu’il fit si bon sur la terre. Et le silence de la nuit mystérieuse parlait toujours plus distinctement à leur cœur… Alors se passa la chose la plus prodigieuse de ce long jour si riche en prodiges : l’Homme le plus hideux se mit encore une fois et pour la dernière fois à souffler et à gargouiller et quand il parvint à proférer des mots — voici qu’une question jaillit, ronde et pure, de ses lèvres, une bonne et profonde et claire question — et tous ceux qui l’écoutaient sentirent leur cœur tressaillir dans leur poitrine.

Ô vous tous, mes amis, dit l’Homme le plus hideux, que vous en semble ? — Pour l’amour de ce jour — je suis, moi, pour la première fois heureux d’avoir vécu la vie.

Et ce n’est pas encore assez de rendre ce témoignage. Il est bon de vivre sur la terre : un seul jour, une seule fête avec Zarathustra m’a appris à aimer la terre.

« Est-ce là — la Vie ? » dirai-je à la Mort. « Eh bien alors — encore une fois ! »

Mes amis que vous en semble ? Ne voulez-vous pas comme moi dire à la Mort : « Est-ce là la vie ? Pour l’amour de Zarathustra, alors, — encore une fois[25] ! »

Zarathustra a donc réussi : l’Homme le plus hideux, le monstre abject dont la haine avait tué Dieu, le représentant de toutes les misères, de toutes les défaites, de toutes les laideurs de l’humanité a perçu la beauté de la vie, compris que la souffrance est la rançon nécessaire de tout bonheur et dit « oui » à l’existence… Tandis que le prophète, entouré de ses disciples, goûte la suprême ivresse de cette heure de triomphe, une vieille cloche, de sa voix grave, sonne lentement minuit ; — minuit, l’heure solennelle où se rencontrent le jour qui finit et le jour qui va naître, où la mort tend la main à la vie, minuit, l’heure du plus grand silence, où l’âme recueillie s’ouvre aux intuitions les plus profondes et déchiffre les mystères les plus cachés. Et pendant que la vieille cloche, confidente sonore de toutes les douleurs et de toutes les joies de l’humanité, annonce, de ses douze coups, le moment où, une fois de plus, se fait le passage mystérieux de la mort à la vie, Zarathustra laisse entrevoir aux hommes supérieurs, enveloppée dans les vers énigmatiques à dessein d’une sorte de psaume mystique tout parfumé d’une religieuse ivresse, la grande pensée du Retour éternel :

              Eins !
O Mensch ! Gieb Acht !
              Zwei !
Was spricht die tiefe Mitternacht !
              Drei !
« Ich schlief, ich schlief, —
              Vier !
« Aus tiefem Traum bin ich erwacht : —
              Fünf !
« Die Welt ist tief,
              Sechs !
« Und tiefer als der Tag gedacht.
              Sieben !
« Tief ist ihr Weh —,
              Acht !
« Lust — tiefer noch als Herzeleid :
              Neun !
« Weh spricht : Vergeh !
              Zehn !
« Doch alle Lust will Ewigkeit, —
              Elf !
« — Will tiefe, tiefe Ewigkeit ! »
              Zwölf ![26]


  1. W. VIII. 155.
  2. W. VI, 13.
  3. W. VI, 421.
  4. Sur les idées de Nietzsche concernant la hiérarchie, voir W. VII, 185 ss. ; VIII, 301 ss. ; XII, 319, 324 ss., 347 s.
  5. W. V, 231.
  6. W. VI, 67 s.
  7. W. VI, 312.
  8. W. VI, 351.
  9. W. VI, 384.
  10. W. VI, 382 ss. ; cf. V, 260 ss.
  11. W. VI, 167.
  12. W. V, 204.
  13. W. VI, 65.
  14. W. VI, 64.
  15. W. V. 245 s.
  16. W. VI, 35.
  17. W. VI, 428, 430.
  18. W. VII, 80.
  19. Sur l’origine de cette hypothèse voir l’Appendice du présent volume, p. 184 ss.
  20. W. XII. 122.
  21. L’esquisse du Retour éternel a paru au tome XII des Œuvres ; mais elle paraît avoir été inexactement reconstituée ; aussi le tome XII vient-il d’être retiré du commerce. Voir à ce sujet l’étude de M. Horneffer, Nietzsches Lehre von der Ewigen Wiederkunft und deren bisheriqe Veröffentlichung, Leipzig, Naumann, 1900.
  22. W. V, 265 s.
  23. Mme Lou Andreas-Salomé, F. Nietzsche in seinen Werken, p. 224 s.
  24. W. VI. 231 ss., 317-322. 334 ss.
  25. W. VI. 461 s.
  26. Voici le sens littéral de ce psaume, scandé par les douze
    coups de minuit, et dont aucune traduction ne peut évidemment
    rendre, même d’une manière approchante, la poésie étrange et
    toute musicale : « Ô homme ! Prends garde — que dit le minuit
    profond ? — « Je dormais, je dormais, — me voici réveillé d’un
    rêve profond : — Le monde est profond, — et plus profond que
    ne le pensait le jour. — Profonde est sa douleur, — sa joie, plus
    profonde encore que sa souffrance. — La douleur dit : Péris ! —
    Mais toute joie veut l’éternité, — veut une profonde, profonde
    éternité. » W. VI, 332 s., 471.