La Philosophie sociale du XVIIIe siècle et la Révolution/2

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II

LES CRISES SOCIALES



Messieurs[1],

Ceux d’entre vous qui ont assisté à nos leçons de l’année dernière savent que nous avons dû d’abord déterminer l’objet de ce cours, dont la dénomination présente, dans l’état actuel du vocabulaire, quelque ambiguïté. Le mot d’économie sociale peut être interprété de trois manières différentes. — Il peut signifier la constitution et les transformations, la structure, le fonctionnement et le devenir des corps sociaux, et, dans ce cas, l’histoire de l’économie sociale serait l’histoire des sociétés elles-mêmes, le tableau de leur vie tout entière, quelque chose de très approchant de ce qu’on entend en général par le mot de sociologie. Nous avons repoussé cette définition, d’abord parce qu’elle n’est pas historique et que très peu d’auteurs l’ont proposée, ensuite parce que, si les fondateurs de ce cours, si le corps des Facultés et l’Etat, qui ont accepté cette fondation, avaient voulu créer l’enseignement de la sociologie, c’est certainement ce terme, dont le sens n’est pas douteux depuis A. Comte, qu’ils auraient employé. — L’économie sociale pourrait comprendre encore les règles qui président à la gestion des intérêts sociaux dans le sens le plus étendu, c’est-à-dire la politique, la législation, l’éducation, l’économie politique elle-même comme art[2]. Qui ne voit que l’histoire d’un tel objet, outre qu’elle exigerait du professeur les compétences multiples de l’historien proprement dit, du juriste, du pédagogiste et de l’économiste, le conduirait inévitablement à empiéter sur le domaine de plusieurs, de ses collègues ? Du reste, ce sens n’a pas davantage pour lui l’usage, qui est souverain en pareille matière. Nous avons pris comme point de départ de notre interprétation, ces faits très apparents qu’il y a dans chacune de nos grandes Expositions une section d’Economie sociale renfermant tout ce qui se rapporte à l’amélioration du sort des travailleurs et qu’il existe en France une société d’Economie sociale, s’inspirant ouvertemont des recherches auxquelles s’est livré un économiste d’un nouveau genre, non pour trouver les moyens de multiplier la richesse, mais pour découvrir comment la paix peut être e conservée ou rétablie entre le capital et le travail, entre l’entrepreneur et l’employé cet économiste, c’est Le Play. Si l’Economie, à laquelle s’est appliqué Le Play, a reçu de lui le nom de sociale, c’est que cet adjectif avait pris, depuis le commencement du siècle, une acception particulière, qu’on retrouve dans les locutions de réformes sociales, de république sociale, de parti social, de juslice sociale[3], acception que les écoles Saint-Simonienne et Fouriériste lui avaient donnée. Peu à peu, un substantif en avait été tiré le socialisme et l’économie sociale avaient été deux espèces du même genre, deux doctrines visant au même but : l’organisation du monde du travail et le bonheur du plus grand nombre, mais par des moyens différents. Le Play avait restauré l’économie sociale au lendemain de 1848, comme pour recueillir l’héritage du’socialisme, qu’on croyait alors disparu pour toujours. Et c’est sous l’inspiration de ses disciples actuels que le cours que nous avons l’honneur de professer a été fondé. Il fallait donc prendre le titre de ce cours dans son acception concrète et positive. C’est ce que nous avons fait. Mais il convient de rendre à ce terme sa signification générale et de comprendre sous cette dénomination tous les efforts tentés pour bannir la souffrance des sociétés humaines. L’Economie sociale, c’est dès lors la politique qui a pour but non le maintien et le développement des groupes sociaux, mais le bonheur des individus. Ampère la désignait par un mot barbare mais exact et qui est presque d’accord avec la définition que nous venons d’en donner[4] : la cœnolbologie ou théorie du bonheur commun. L’histoire du socialisme fait ainsi partie essentielle de l’histoire de l’Economie sociale. En plaçant ainsi l’unité de nos recherches dans l’histoire du socialisme et des doctrines qui visent au même but par d’autres moyens, nous répondions aux préoccupations de l’heure e présente et nous assignions à nos études un objet suffisamment défini.


I


L’histoire des doctrines socialistes, dans le passé, même reculé, est intéressante en elle-même. Ces doctrines sont, avant tout, un fait social de la plus haute importance. Elles reflètent l’état des esprits en des moments décisifs de l’histoire générale et figurent comme l’une des causes les plus actives des plus mémorables révolutions. Mais leur étude offre de plus un intérêt pratique considérable à l’heure actuelle : elles peuvent en effet contribuer à la pacification des esprits et nous permettre à tous, amis et adversaires, d’envisager avec quelque sang-froid des questions d’autant plus difficiles à résoudre qu’on apporte plus de passion à leur examen.

C’est, en effet, la condition ordinaire de l’homme de ne pouvoir plus appliquer les facultés qui lui servent à juger objectivement des choses, dès qu’il est sous l’empire de l’amour ou de la haine. L’objet aimé ou détesté devient unique, inassimilable à aucun autre ; il paraît être le premier et le dernier de son espèce, ou plutôt il n’appartient à aucune espèce, et ne relève d’aucune loi, en sorte que, comme aucun objet ne nous est connu scientifiquement que par la détermination de son type ou de sa nature, et de sa loi, c’est-à-dire de ses causes et de ses effets, comme cette détermination suppose un enchaînement de représentations abstraites et générales, nous en sommes réduits, pour apprécier les réalités qui nous environnent, aux émotions mêmes qu’elles suscitent en nous avant tout examen. Nous aimons par exemple nos parents, nos amis, non parce qu’ils appartiennent à telle ou telle catégorie et jouent tel ou tel rôle dans notre destinée d’homme, mais, comme le dit bien Montaigne des amis, parce que c’est eux et parce que c’est nous. Il semble particulièrement à l’amoureux que celle qu’il aime ne ressemble à aucune autre femme, et que le sentiment qu’elle lui inspire, nul ne l’a jamais éprouvé avant lui, que son amour est quelque chose d’unique et d’exceptionnel, auquel il n’y a pas de précédents dans l’humanité, comme cela ne doit avoir aucune conséquence accessible à la prévision. Il ne pense pas que des milliers et des milliers d’êtres humains se sont aimés avant lui et elle, ou s’il y pense, c’est une idée insupportable qui ravale ce qu’il considère comme une aventure extraordinaire au rang d’un événement banal, simple exemplaire d’une forme surannée, simple effet d’une loi aussi vieille que le monde s’il y pense, il aime déjà moins.

Nos affections politiques sont soumises à la même condition. Le patriote aime son pays comme s’il était sans pareil, il ne le considère pas comme une forme sociale qui a commencé, qui s’est développée et qui peut finir selon des lois générales pour le Romain, Rome était éternelle, et sa ville était la ville par excellence, l’unique, Urbs. Il en est de même pour les systèmes politiques auxquels nous nous attachons : l’ensemble des idées et des espérances suscitées par le mouvement de 89 n’était pas pour les Français une révolution, mais la Révolution. Ce sont les étrangers qui ajoutaient la révolution française. N’estil pas vrai que le socialisme apparaît à certains esprits comme une doctrine aussi nouvelle et aussi prodigieuse, comme un mouvement qui ne ressemble à aucun de ceux qui l’ont précédé et ne saurait comme eux finir, laissant l’histoire reprendre son cours ? Ce ne sont pas seulement des événements nouveaux qui vont commencer avec lui, ce sont des temps nouveaux, et ils n’auront rien de commun avec la succession des jours écoulés. Plusieurs sont devant cette ère nouvelle comme les plus enthousiastes de nos grands-pères au 1er Vendémiaire de l’an I. Il y a toujours un peu de religion dans nos amours. C’est au fond l’absolu que nous embrassons dans nos espoirs éperdus et l’absolu est seul, il est immortel ; il échappe à toute comparaison et à toute vicissitude.

L’histoire nous détourne doucement de cette contemplation absorbante. Elle nous invite à rechercher si les doctrines, pour lesquelles notre cœur et notre imagination s’émeuvent, n’ont pas déjà plusieurs fois paru et disparu sous des formes analogues au cours du développement de l’humanité civilisée elle nous suggère que le moment historique que nous traversons pourrait n’être qu’un des termes d’une série, qu’une crise semblable à d’autres crises, et ainsi elle nous permet de nous élever au-dessus du tumulte des passions contemporaines pour jeter sur les perspectives étendues qu’elle nous ouvre un regard plus tranquille et plus ferme.

Le socialisme n’est pas né d’hier ; il a déjà fait cinq apparitions dans l’histoire. Formulé en Grèce, pour la première fois par Philéas et Platon, il a été la cause principale des guerres civiles qui ont amené la chute de la plupart des cités helléniques. — Le christianisme naissant l’a adopté en partie et en a fait la base des institutions cénobitiques et des sociétés cléricales qui se sont substituées peu à peu aux cités romaines jusqu’à ce que l’Eglise dans son ensemble, ou la Catholicité se substituât à l’Empire. Alors le socialisme a été abandonné ; bon instrument de dissolution, il était incompatible avec un état social organique. — Il a reparu à la Renaissance dans l’œuvre d’un lettré, l’Utopie de Morus, et les anabaptistes ont tenté tumultueusement de le réaliser en Allemagne peu de temps après. — Çà et là rappelé au cours du xviie siècle, comme un idéal de perfection chrétienne par des moines et des évêques, il inspira au xviiie la politique de Rousseau et d’un grand nombre de philosophes en opposition avec les Economistes. Il est un des facteurs de la Révolution française dont la conspiration de 1796 est l’épilogue naturel. Babeuf continue et achève Robespierre. — Enfin du début de ce siècle à 1830, il s’est peu à peu reconstitué sous une forme nouvelle et a joué un rôle, vous savez lequel, dans les événements de 1848. Laissons de côté le réveil des mêmes doctrines auquel nous assistons et essayons de discerner, à travers ces manifestations successives, quelle est la caractéristique du socialisme et quelles causes le font naître et le ramènent, quels effets il produit d’ordinaire.


II


1° LE SOCIALISME ET LA FIN DES CITÉS GRECQUES


Platon est très préoccupé des dangers de l’extrême richesse et de l’extrême pauvreté. Le riche, dit-il, est asservi par la cupidité et l’ambition ; le désir d’augmenter sa fortune et sa puissance, la lui rend impossible, avec la vie contemplative, l’exercice de la philosophie, qui est la vertu même et assure l’immortalité. De là naissent les factions et les luttes intestines. Le pauvre est esclave du besoin ; son âme est opprimée par le corps ; il est livré aux séductions des démagogues et des aspirants à la tyrannie, ennemis nés de l’aristocratie philosophique. L’Etat ne restera en équilibre, autrement dit le pouvoir des philosophes n’y sera sauvegardé et l’immortalité individuelle garantie, que si les biens y sont répartis à peu près également entre tous et restent médiocres. À quel moyen Platon va-t-il recourir pour empêcher les uns de s’enrichir outre mesure et les autres de tomber dans la misère ? Athènes était la cité qui justifiait le moins ses alarmes ; les biens y étaient très divisés ; les parts familiales, jadis incessibles, y avaient été mises à la disposition des prolétaires enrichis ; les richesses mobilières s’y étaient multipliées ; le travail, le commerce et la navigation y avaient répandu dans le peuple une certaine aisance. Le régime démocratique y avait atténué la lutte des classes. Mais Platon ne pouvait reconnaître ces bienfaits de la démocratie sans renverser tout son système. Il préfère recourir à une institution dont il trouve le modèle dans l’humanité primitive telle que l’imaginaient Hésiode, les Pythagoriciens et Empédocle, à la communauté des biens et à la suppression de tout commerce et de toute industrie. Il préconise le retour à l’âge d’or, à cet état d’innocence, d’abondance et de sobriété qu’il croit avoir été celui des hommes primitifs, quand les dieux étaient les pasteurs de cet heureux troupeau. Son idéal est rétrospectif. Ce n’est pas un progrès qu’il appelle de ses vœux, c’est une régression.

Aristote combat le communisme platonicien. Il souhaite la diffusion de la petite propriété et demande même que l’Etat établisse avec les excédents de revenu une sorte de caisse nationale de prêts qui permette aux pauvres d’acheter une parcelle de terre ou de créer un fonds de commerce[5]. Mais il est, comme Platon, très effrayé de l’accroissement des richesses mobilières, et condamne les progrès économiques les plus manifestes réalisés de son temps.

Au fond, ce qui rend Platon et même Aristote si hostiles à la libre expansion de la richesse par le commerce et l’industrie, surtout par le commerce, c’est la nouveauté de ce mode d’acquisition inconnu jusque-là, du moins dans ses effets les plus frappants, des populations helléniques. Vouées à l’élevage et à l’agriculture, elles voyaient avec scandale de grandes fortunes s’élever sur une autre base que la propriété territoriale et naître comme de rien. Il leur semblait que ces fortunes, issues de combinaisons intelligentes, avaient quelque chose d’artificiel et d’immoral. Là est la vraie cause des restrictions d’Aristote et des conceptions rétrogrades de Platon : leur indignation vertueuse est sincère ; mais c’est un cas de misonéisme. L’art devance la science, et devant les meilleures de ses œuvres l’homme est à de certains moments saisi de doute et d’effroi.

M. Guiraud pense que les doctrines des philosophes ne furent pas sans influence sur le développement du socialisme pratique qui suivit. Mais si les discussions politiques prirent en Grèce, si constamment, à partir du IVe siècle le caractère de luttes sociales, d’autres causes, dont plusieurs sont signalées du reste par le même historien, y contribuèrent beaucoup plus activement. La propriété foncière était la condition des droits civiques, et d’autre part, sans elle, dans la plupart des cités d’ancienne forme, il était très difficile de se procurer des moyens d’existence. Les hommes de plus en plus nombreux qui naissaient hors des familles possédantes, la désiraient ardemment, puisque tant qu’ils en étaient privés, ils ne pouvaient avoir ni influence ni sécurité dans l’État, ni vivres assurés à leur foyer. Or l’État était regardé en Grèce comme l’auteur de toute attribution de propriété territoriale. Il procédait fréquemment encore dans les clérouchies à des opérations de ce genre. De plus, il n’y avait pas un très grand nombre de siècles qu’il s’était élevé au-dessus des clans primitifs dans lesquels la propriété était indivise. Bref, l’évolution de la propriété individuelle en était encore e à l’un de ses premiers stades en Grèce, comme le prouvent les taxations sans limites qui frappaient les riches en temps de guerre. Les convoitises des gens sans ancêtres devaient donc naturellement tendre à l’expropriation légale des familles en possession du sol, et celles-ci devaient user de toute leur influence politique pour empêcher cette expropriation ou reconquérir leurs champs par une loi lorsqu’une révolution les en avait dépouillées. Le pouvoir ne fut plus qu’un instrument d’appropriation et d’expropriation. Qu’il fut dès lors la proie du plus fort, est-il besoin de le dire ? C’est l’histoire de toutes les cités pendant les derniers siècles avant la conquête. Tous les témoignages concordent pour établir que ces convulsions précipitèrent la chute des cités et que les proconsuls se firent acclamer partout en assurant la stabilité de la propriété foncière.


2o LE SOCIALISME ET LA FIN DE L’EMPIRE ROMAIN


Pythagore permettait à ses disciples de garder leurs biens : ceux-là seulement qui le voulaient y renonçaient, et en y renonçant acquéraient une perfection supérieure. Telle est exactement la règle posée par le Christ et suivie après lui dans la primitive Eglise. Le produit de la vente ou les biens mêmes devaient être remis au chef de la communauté, qui en disposait pour les besoins des membres ou pour le soulagement des pauvres. Cette doctrine est-elle socialiste ? Comment douter qu’elle le soit, puisqu’elle tend formellement à faire prévaloir la propriété collective sur la propriété individuelle ? Le précepte Si vis perfectus esse, n’aurait pas de sens s’il n’impliquait cet autre précepte inconditionnel Estole perfecti (Matth., chap. xix et v). De ce que la communauté des biens n’est pas établie par une contrainte légale, il ne s’ensuit pas que la prescription qui l’impose soit sans vertu : au contraire, de toutes les obligations, l’obligation morale est la plus forte. En fait, nulle part en aucun temps l’expérience du socialisme n’a été tentée dans d’aussi vastes proportions que par les institutions chrétiennes. S’il n’y avait pas eu de vocations à la vie de renoncement, il n’y eût pas eu d’Eglise chrétienne, et jamais, après comme avant l’établissement du célibat ecclésiastique, l’Eglise n’a cru que ce fût un péril à éviter que l’absorption de la cité humaine par la cité de Dieu : dès l’origine, la « fin du monde » a été une éventualité prévue et acceptée. L’illusion millénaire est même une partie essentielle du socialisme chrétien primitif. Il y a donc de toute nécessité une portion de la chrétienté qui vit sous le régime de la communauté ; cette portion représente l’état normal des serviteurs du Christ ; elle réalise un idéal dont le reste doit autant que possible s’approcher : c’est la possession individuelle qui est, du point de vue chrétien, une condition inférieure. Si l’Evangile et les Actes des Apôtres sont orthodoxes, ce que nous venons de dire est au-dessus de toute discussion.

Eh bien ! nous disons que du point de vue de la nature, c’est-à-dire du point de vue de révolution historique des sociétés, un tel phénomène social est une régression manifeste. Pris dans son ensemble, le monde antique était passé peu à peu de la propriété indivise du clan à la propriété individuelle, à la propriété quiritaire, fortement établie par les lois romaines. Retourner à la communauté, tirer du précepte moral du renoncement tout un ensemble de lois négatives de la propriété individuelle, comme l’a fait le droit canonique, c’était revenir de plus de dix siècles en arrière. Sans doute ce phénomène était en harmonie avec l’état général de l’humanité au moment où il s’est produit. Et à ce titre il a pu être considéré comme utile, en ce sens que les communautés chrétiennes, embryons de l’abbaye féodale, ont été, grâce à ces lois, l’organe clos où la culture antique s’est conservée en se transformant. Mais il rappelle l’enkystement qui, chez les organismes élémentaires, est une phase nécessaire de la reproduction et n’en est pas moins accompagné de phénomènes de régression sur le caractère desquels aucun biologue ne saurait se tromper.

Parmi les causes du phénomène social que nous étudions figure en première ligne l’aspiration de toutes les religions de cette époque à l’organisation d’un état social qui fût le mieux approprié à la vie spirituelle et favorisât autant que possible l’accomplissement du précepte platonicien : que la vie doit être une préparation à la mort. S’unir pour mourir au monde, pour commencer l’affranchissement des biens corporels, pour rompre avec la chair et avec tous les biens dont l’attachement à la chair nous fait une nécessité, tel était leur programme commun. Qu’est-ce autre chose qu’une tentative pour former une société céleste, une société d’âmes, c’est-à-dire une société en dehors des conditions dans lesquelles tout groupe vivant est appelé par les lois de la nature à se développer ? Supprimer les conditions de la vie sociale pour arriver à une union sociale plus étroite et plus intime, c’est le rêve d’où sont toujours sorties les utopies socialistes.

Quant aux effets, ils se ramènent à la destruction consciente et acharnée de l’unité romaine, de la paix romaine. Deux formes politiques principales se sont succédé dans le monde antique civilisé : la cité, puis l’empire ; l’empire romain a été la continuation de l’empire d’Alexandre, ils reposent l’un et l’autre sur le même principe, l’adoration de la divinité régnante. Les cités helléniques ont succombé, nous venons de le voir, pour avoir été divisées par la question agraire en deux partis et n’avoir pas su organiser sur des bases solides la propriété individuelle. L’Empire romain succomba sous l’action de causes multiples, mais en particulier parce que les partisans des religions nouvelles — dont le christianisme se distinguait à peine à l’origine — opérèrent au sein de son vaste organisme administratif une sorte de rétraction et de sécession, et que dès lors, étrangers à toutes les fonctions civiques, ils n’eurent plus de zèle que pour les intérêts célestes dont les nouvelles communautés avaient pris charge. Le travail agricole, industriel et commercial, le souci de la production et de l’enrichissement, l’activité économique sous ses formes les plus humbles comme les plus hautes, fléchirent et languirent sur toute la surface de cette agrégation d’hommes si laborieuse et si prospère autrefois, comme s’arrêtent lentement à la fois les machines d’un atelier dont la force motrice s’épuise, et cela, avant même les invasions. Le ressort qui avait poussé les hommes à faire cette grande œuvre qu’on appelle la civilisation romaine était débandé par la vie extatique et contemplative, souvent même quelque peu parasitaire, à laquelle les conviaient les communautés philosophiques et religieuses.


3° LE SOCIALISME ET LA RENAISSANCE


Une partie considérable des chrétiens resta en dehors de la communauté ecclésiastique proprement dite, sans cesser d’être soumise à sa direction morale. Ces chrétiens vivaient dans le siècle ; ils n’avaient pas fait vœu de pauvreté ; quel fut le régime auquel le pouvoir ecclésiastique les soumit ou plutôt qu’il leur permit ? On peut dire qu’en gros ce fut le droit romain ; le droit romain diversement modifié, mais toujours respecté dans sa prescription fondamentale touchant le caractère inviolable de la propriété individuelle. En dehors du droit ecclésiastique, des coutumes barbares réussirent à établir, à la faveur de la désorganisation générale et dans des conditions particulières comme le voisinage des montagnes ou des marais, la communauté de certaines terres : Laveleye a montré que ces coutumes ont laissé leurs traces dans diverses parties de l’Europe. De plus, le droit de propriété fut longtemps entravé par l’arbitraire des princes et les préjugés économiques. Mais un mouvement continu, soutenu par les légistes, ramena de plus en plus l’évolution de la propriété vers la direction qu’elle avait suivie dans le monde ancien. Il faut reconnaître que malgré des retours quelquefois violents aux doctrines des premiers siècles, la théologie chrétienne elle-même favorisa de plus en plus (qu’on nous permette ce mot) l’individualisation de la propriété, par la sévérité de sa morale, par son alliance définitive au xive siècle avec le droit romain, enfin par son dogme de la spiritualité. En faisant de l’âme humaine, de l’Intellect simple et irréductible, le sujet du devoir, en enseignant que la conscience du chrétien est un monde fermé en relation seulement avec Dieu, en revendiquant pour cette conscience l’indépendance absolue vis-à-vis des pouvoirs civils, la théologie chrétienne ne donna pas seulement naissance au protestantisme, la plus individualiste des religions, elle contribua aussi à mieux circonscrire, en ce qui concerne les choses, la sphère du droit personnel et à effacer peu à peu les vestiges de la propriété collective réapparue au moyen-âge.

Au xvie siècle ce mouvement s’accéléra. Les seigneurs ecclésiastiques et laïques agrandirent encore leurs domaines, soit en pratiquant l’élevage en grand comme en Angleterre, soit en étendant pou leurs chasses la forêt sur l’emplacement de villages prospères comme cela se fit en France, soit en achetant aux communes, pour des sommes modiques, les communaux qui remontaient aux temps de l’invasion. Il n’y eut plus de terre qui appartint à personne et à tous, et chaque parcelle du sol eut un maître.

Dès lors, les hommes dépourvus de patrimoine domanial durent inventer de nouvelles ressources. Le grand essor de l’industrie et du commerce, par suite de la prospérité mobilière, est contemporain du monde moderne. Les richesses circulèrent avec une activité inconnue jusque-là ; elles fécondèrent le travail, et des villes nombreuses, imitant l’exemple de Venise et de Florence, devinrent les foyers d’une production de valeurs qui ne devaient au sol aue leur lointaine origine. Mais l’échange vit de signes. Le crédit fit des cités commerçantes autant d’organes de concentration et de redistribution où la richesse, idéalisée pour ainsi dire et accélérée dans son cours, devint un agent de transformation sociale d’une puissance inattendue.

À partir du xvie siècle, en effet, l’alliance des capitaux même modiques entre eux et avec le travail, le groupement des travailleurs libres en corporations, les liens invisibles du crédit tendent à reconstruire avec plus de variété et de souplesse les unités collectives de l’antiquité et du moyenâge disparues à jamais. Dans une région de rapports abstraits ou du moins purement conceptuels, au-dessus de la terre maintenant impartageable, se développent des biens communs dont la répartition est beaucoup plus facile, plus abondante et plus juste que celle des produits des champs sur le sol de l’abbaye ou du château. La riche bourgeoisie, le peuple foisonnant « des belles villes bien fournies[6] », dans les Flandres, en Hollande, en Angleterre et en Allemagne, sont les produits de ce régime d’association spontanée des propriétés et des forces individuelles, alors à peine à son début.

C’est précisément parce que la condition des hommes entraînés dans ce progrès économique, se modifia en peu de temps de la manière la plus heureuse, que quelquesuns conçurent la pensée de la changer de fond en comble. Pour arriver à l’unité et à l’égalité, la voie lente et sinueuse des perfectionnements techniques en fait d’industrie, de commerce, de finances et d’administration ne put suffire à des esprits impatients et imaginatifs ; ils prirent ou rêvèrent de prendre la voie la plus courte, et rencontrant le roman platonicien de la cité parfaite, ils l’adaptèrent à leurs désirs. Les humanistes qui renouvelèrent ainsi le communisme platonicien et évangélique, étaient ceux qui profitaient le plus des changements réalisés. Ils étaient une élite. Leur savoir faisait d’eux, qui n’auraient pas eu de place dans la société antérieure, les instruments de prédilection des princes. Leur culture les mettait en commerce avec l’antiquité, toute pleine de lieux communs sur la valeur égale de tous les sages dans la cité de Jupiter. « Sensibles », prompts à la sympathie comme des hommes de lettres, cette heureuse vie qu’ils avaient contre tout espoir obtenue pour eux, ils la souhaitaient pour les autres et s’apitoyaient à l’envi sur le sort des déshérités. D’ailleurs il y avait à côté des progrès accomplis, et bien que les conditions de la vie fussent améliorées pour beaucoup, d’indignes abus et d’affreuses misères. En Angleterre plus que partout ailleurs, les faibles étaient écrasés. Ainsi naquit l’Utopie de Morus, accueillie avec applaudissement par Erasme.

Morus est un chrétien qui, au. moment où il écrivit l’Utopie, avait rationalisé le dogme et n’en avait conservé qu’une sorte de théologie naturelle. Dieu est bon, dit-il ; il veut le bonheur des hommes, et de tous les hommes également. Seulement ce bonheur (et c’est ici une première nouveauté du système), n’est pas, dans la pensée de Morus, un bonheur ultra-terrestre ; il ne s’agit plus du salut ; il s’agit d’un minimum de souffrances et d’un maximum de satisfactions dans cette vie. Maintenant, comment la volonté de Dieu sera-t-elle réalisée ? Comment un bonheur égal sera-t-il assuré à tous ? Voici une seconde nouveauté. C’est à ce moment que se constituaient définitivement les premières nations de l’Europe. La royauté s’élevait au-dessus des pouvoirs féodaux de toute la hauteur d’une institution divine. La religion monarchique allait atteindre son apogée ; on s’agenouillait en Angleterre sur le passage des rois et des reines. Partout un besoin, inconscient, mais impérieux, d’ordre, d’unité, d’uniformité, de stabilité, inclinait les esprits vers une centralisation énergique du pouvoir. Morus est amené inévitablement à charger le souverain de réaliser le plan de Dieu en assurant le bonheur par l’égalité. Mais comment l’égalité peut-elle subsister un seul instant, si les possessions sont inégales ? Le souverain (conseil ou roi, cela importe relativement peu à Morus ; il est si peu hostile à la monarchie que son livre lui valut la faveur du roi Henri VIII), le souverain aura donc pour fonction principale d’organiser et de maintenir la communauté des biens et toutes les institutions de l’Utopie dériveront de ce principe. Ainsi l’égalité dans le bonheur terrestre voulue de Dieu, et l’Etat mis en demeure, au nom de la raison, d’assurer, comme substitut de la Providence, l’égalité dans les biens, condition de ce bonheur, voilà, dans ses traits essentiels, la conception sociale de Morus. C’est le théisme demi-évangélique de Locke et de notre xviiie siècle qui fait son apparition.

Il y avait, dans l’Utopie, qui nous paraît banale maintenant à cause même de sa longue fortune littéraire, des idées d’avenir. Cette métaphysique sociale sera celle de tous les esprits libres pendant les derniers siècles de la monarchie en Angleterre et en France. Elle se présente comme émanant non de la révélation, mais de la raison ; elle fait du pouvoir civil, en tant qu’il s’inspire de la raison, une sorte de Providence terrestre ; elle lui subordonne les pouvoirs spirituels tout en réservant la liberté des consciences ; elle lui assigne pour but, non le salut de ses sujets, mais leur bonheur présent ; elle lui recommande de les traiter tous avec une sollicitude égale et d’attribuer les dignités non pas à la naissance, ou à la richesse, mais au seul mérite ; elle est jusque-là, pour le temps, une doctrine de tolérance et de justice. Mais que penser du moyen préconisé par Morus pour fonder l’égalité ? D’où vient ce rêve de la communauté des biens ? De Platon, avons-nous dit ; mais nous savons de qui Platon le tient ; nous savons que l’origine en remonte aux légendes primitives de la Grèce ; nous retrouvons en lui l’âge d’or d’Hésiode et d’Empédocle. Dans la constitution d’Utopie nous reconnaissons ce régime conventuel de l’Institut pythagoricien qui fut ensuite le régime ecclésiastique, puis monastique de la chrétienté, et dont Morus avait eu sous les yeux l’image affaiblie à l’Université d’Oxford. Bref nous sommes en présence d’un système social progressif dans ses tendances, régressif dans ses moyens.

Le soulèvement anabaptiste, qui fut très étendu, sinon très profond, et qui agita la Saxe, la Thuringe, la Suisse, la Moravie, la Westphalie et la Hollande, dérive du même ébranlement des esprits lancés en pleine révolution religieuse et prompts à transformer l’égalité spirituelle, proclamée par la Réforme, en égalité sociale. Conduit en général par des humanistes, par des lettrés, mais mystiques, ce mouvement est un véritable accès de millénarisme. Les populations, exaltées par la prédication des prophètes, se croient près d’entrer dans le royaume du Christ réalisé ici-bas. Plus de magistrats, plus de châtiments ni de procès les biens communs à tous ; l’impeccabilité, l’innocence et l’amour libre, c’est toujours le même tableau de vie sociale maximum dans la négation des conditions de toute société, qui sont l’inégalité initiale et l’effort individuel rendu convergent par l’échange. À travers cette fantasmagorie mystico-naturaliste, qui finit, au bout de peu de temps, par des noyades, des têtes coupées et l’exode lamentable des survivants, on entrevoit des faits économiques significatifs : la moitié de l’Allemagne entre les mains de la féodalité ecclésiastique ; un surcroît de population inemployée ; des bergers et des bouviers, en Franconie, dépouillés de tout moyen de subsistance par la vente ou l’usurpation des pâturages communs, et se jetant dans la guerre civile ; bref, tous les éléments d’une crise sociale, dont la crise religieuse n’a été que l’occasion. Inutile d’insister sur le caractère régressif de cette révolte, qui ne fit qu’ajouter des souffrances à des souffrances.

De même que la manifestation doctrinale du socialisme à la Renaissance avait été littéraire et esthétique, non pratique ; de même, son essai de réalisation par la force resta stérile. Ce fut, pour les principautés protestantes d’Allemagne, une sorte de fièvre de croissance, une crise de formation rapidement surmontée. En fin de compte, le résultat de ces mouvements tumultueux, en Allemagne, fut le passage de la grande propriété des mains du clergé féodal à celles des seigneurs laïques. Si la situation générale du peuple fut améliorée, ce fut par le progrès naturel des moyens de production, de l’administration et de la richesse publiques, et les convulsions de l’anabaptisme en Allemagne, les guerres religieuses en France retardèrent ce progrès au lieu de l’accélérer.

Pendant un siècle et demi, le socialisme platonicien ou chrétien n’eut plus d’écho que dans les œuvres de Campanella, de Bossuet, de Fénelon. Campanella compte sur l’avènement prochain d’un siècle d’or et d’une République céleste, qui annonceront la fin du monde. C’est encore un millénaire. Sa Cité du soleil imite à la fois l’Utopie de Morus et la République de Platon. Elle est destinée à préparer le retour du, Unum ovile et unus pastor ! Bossuet et Fénelon croient avec tous les théoriciens de la politique du xviie siècle à un état de nature, état de liberté et d’égalité absolues, état d’innocence et de bonheur, fondement d’un droit naturel, type biblique et chrétien d’organisation sociale. Rousseau les suit ; il annonce une nouvelle période qui occupe la seconde moitié du xviiie siècle et comprend la crise révolutionnaire de 1789 à 1797.


4° LE SOCIALISME ET LA RÉVOLUTION DE 1789


Le théisme de Rousseau n’est pas très différent de celui le Morus. De l’existence d’un Dieu juste et de celle d’une substance spirituelle en chacun de nous, le citoyen de Genève ne pouvait tirer que l’égalité des hommes et la présomption que la société humaine, sortie des mains de Dieu, avait dû consacrer cette égalité ; partant l’obligation pour la société actuelle de se rapprocher autant que possible de cette perfection primitive. Ne nous lassons pas d’enregistrer ces redites de l’histoire : une preuve ne se compose que de faits accumulés.

On sait que l’auteur du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes distingue quatre périodes dans la vie de l’humanité. La première est l’état de nature, elle est antérieure à la propriété individuelle ; les hommes y sont libres, ils y jouissent en commun des biens naturels : ils y sont heureux, bien que d’un bonheur sans conscience. La seconde est une corruption de l’état de nature, elle commence avec l’accaparement du sol et de ses produits, avec le travail salarié, et ouvre une ère de conflits acharnés ; les hommes sont impatients d’en sortir. La troisième est celle où s’organisent le droit et la loi, où un pouvoir régulier se dégage de la volonté générale, où la société civile est fondée sur le contrat. Voici comment en parle Rousseau : Ces institutions « donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l’inégalité – d’une adroite usurpation tirent un droit irrévocable, et pour le profit de quelques ambitieux assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère. » La quatrième est celle où nous nous trouvons aujourd’hui ; les sociétés actuelles sont une corruption de l’Etat civil ou régulier, les lois y sont remplacées par l’arbitraire des souverains et il y règne un affreux désordre. Conclusion : il faut revenir en arrière. À quelle période ? Au régime du contrat ? — Sans doute c’est celui qui est à notre portée. Mais on vient de voir qu’il n’est que l’usurpation consolidée, le règne des riches et des ambitieux ! Si donc nous voulons être conséquents, remontons encore, ne nous arrêtons pas à la seconde période. Allons au delà, jusqu’à l’état de nature, antérieur non seulement aux lois, mais à la propriété ; non seulement à la propriété, mais à la société même ! Rousseau reconnaît que cela est impossible. Tantôt il cherche un milieu entre l’état primitif et l’état social actuel, c’est la cité antique, tantôt il désespère de le trouver et « se roule par terre », et gémit d’être homme. Il n’en est pas moins vrai que son discours sur l’Inégalité inspirera pendant un demi-siècle un enthousiasme sans bornes pour l’état de nature à tous les esprits en quête de réformes.

Sur l’indication de Pascal, Turgot, puis Condorcet orientent définitivement, ce semble, l’idéal humain vers l’avenir. Avec eux, commence la singulière fortune de cette image d’une marche ou progrès, universellement employée de nos jours pour désigner l’ensemble des changements de l’humanité. Condorcet croit que les inégalités sont inévitables, mais il espère que le temps les atténuera indéfiniment. Il ne compte point sur un cataclysme pour guérir des maux dont la gravité ne lui échappe pas. Il compte sur le progrès des lumières. Il ne cherche pas à retenir l’humanité dans sa voie ; il considère que ses derniers changements sont aussi naturels que les changements antérieurs.

Mais, à mesure que la Révolution se précipite vers son terme, l’influence de Rousseau, de Mably et de Morelly remportel (sur celle de Condorcet. Elle se fait sentir déjà par la théorie de l’assistance illimitée dans la Constitution de 1791 ; elle oblige la Convention à céder à des tendances de plus en plus résolument égalitaires, où le communisme est en germe : à partir du 10 août qui marque le passage de la révolution politique à la révolution sociale, le mouvement qui allait aboutir à la conspiration des Egaux s’affirme et s’accélère. Sait-on sur quoi roulait la polémique entre le groupe révolutionnaire, qui avait à sa tête Gracchus Babeuf, et un groupe relativement modéré, dont le chef était Antonelle ? – Le premier tenait pour la République de Platon ; le second, pour les Lois. C’est dire assez combien les conspirateurs s’écartaient des directions indiquées par les républicains progressistes. Leur idéal était dans le passé. Ils voulaient restaurer la cité antique par le force. Leur doctrine est un véritable humanisme politique. Toute violence est réactionnaire. La répression du complot fut certainement l’une des causes qui poussèrent Bonaparte à la dictature.


5º LE SOCIALISME ET LA RÉVOLUTION DE 1848


Ainsi, dès avant l’Empire, on pouvait discerner deux tendances dominantes dans les débats ouverts sur la propriété. Du commencement du siècle à la Révolution de 1848, ces deux tendances continuent à se trouver en conflit. D’une part, nous voyons des novateurs qui sont frappés surtout de l’organisation insuffisante du monde du travail et de l’échange, qui veulent transporter dans les œuvres de la paix le type de hiérarchie centralisée, auquel les armées révolutionnaires avaient dû leurs victoires, et proposent des plans divers de coopération et de consommation commune sans exiger des membres des sociétés idéales ni l’égalité ni la renonciation à leurs biens propres. C’est Saint-Simon, c’est Fourier. Leurs conceptions sont progressives en ce qu’ils admettent l’industrie moderne, la suprématie de la science, les supériorités sociales, la nécessité d’une organisation et l’idée même du progrès ; régressives en ce que, comme les romantiques, ils placent leur idéal dans le moyen-âge et proposent de revenir à une sorte de saint Empire économique, dont le « catholicisme » positiviste d’Auguste Comte est le pendant. D’autre part, nous comptons les Cabet, les Proudhon, les Louis Blanc : Cabet qui plagie l’Utopie de Morus, Proudhon qui veut Cabet qui plagie Y Utopie de Morus, Proudhon qui veut supprimer la monnaie et reprend pour son compte l’antique condamnation du prêt à intérêt, Louis Blanc enivré de métaphysique qui déclare continuer les traditions de « la philosophie platonicienne, du christianisme, des Albigeois, des Vaudois et des anabaptistes » esprits négatifs, qui triomphent dans la destruction et pour qui la fusion instantanée en un seul bloc de toutes les propriétés et de toutes les énergies productives est l’alpha et l’oméga de toute science sociale. Les premiers de ces hommes sont des intuitifs ; ils ont le sentiment confus des réalités prochaines. Les seconds sont des logiciens, ils sont rivés à l’idée fixe de l’expropriation et de l’égalité. Malheureusement, tandis que les Saint-Simoniens hâtaient de leurs vœux et de leurs efforts l’organisation du monde industriel et l’ouverture des travaux qui devaient changer la face de la planète, ils réclamaient souvent aussi la suppression de l’héritage et l’égalité de jouissances. Plusieurs d’entre eux passèrent à l’Ecole de Fourier, qui avait traité de doctrine cosaque la négation du droit d’héritage. C’est ainsi que les derniers venus de cette Ecole se sont laissé gagner à l’ébranlement général ; ils ont préconisé, eux aussi, la commune et la communauté ; ils ont, eux aussi, voulu faire du neuf avec du vieux. Pierre Leroux n’a fait qu’augmenter la confusion en mêlant a ces conceptions ses effusions panthéistiques et religieuses et, le socialisme chrétien s’étant mis de la partie, la bourgeoisie elle-même ayant fait au roman socialiste un accueil enthousiaste, tandis que le peuple s’enflammait aux accents indignés de Lamennais, le vieux parti révolutionnaire put non seulement renverser un gouvernement désemparé, mais reprendre la tradition de Babeuf et organiser un nouvel assaut contre la propriété individuelle : au nom de quel principe ? — Au nom du droit de l’individu au bonheur. Ni la France, ni l’humanité n’ont gagné quoi que ce soit à cette large effusion de sang. Le second Empire est né des journées de juin.

Il semble donc qu’il y ait deux sortes de communauté : celle qui résulte du groupement des efforts et des capitaux solidarisés, mais restant distincts, en diverses unités organiques sous l’égide des nationalités et qui fonde les individualités personnelles et collectives sur les lois de la vie et de l’esprit social, sans méconnaître aucune des nécessités de la nature et de l’histoire, et celle qui les confond tous en une masse homogène, où règnent des concepts abstraits et arbitraires, où rien ne reste de personnel et de vivant. Le premier mode de groupement est une nouveauté et un progrès comme la délégation des pouvoirs en politique, il a été rarement essayé dans l’antiquité il est l’acquisition propre du monde moderne. Avec l’aide modératrice de l’Etat, il a déjà produit des merveilles, il en produira que nous concevons à peine. Le second mode de groupement est, comme le gouvernement direct, une régression qui se donne pour un progrès ; il a été jusqu’ici stérile et malfaisant.

Les retours offensifs du socialisme s’expliquent assez par le mouvement précipité dans lequel les populations modernes sont entraînées depuis la découverte des machines. Ce qui s’est produit au xvie siècle s’est renouvelé évidemment de nos jours. Les changements rapides ont suscité l’espoir de changements plus rapides encore : une fois de plus, on a cru qu’on allait s’élancer dans l’absolu, et boire tout le bonheur social d’un trait dans la coupe de la fraternité. De 1830 à 1848, l’exaltation, le vertige millénaire atteignirent un tel degré qu’on se serait cru revenu au temps des anabaptistes. Les mêmes effets suivent les mêmes causes.

Cependant il s’en faut que jusqu’ici, et s’il n’est pas destiné à consommer lentement par la ruine des nations l’unité de la vieille Europe, le socialisme soit aussi redoutable dans le monde moderne que dans le monde ancien. Les crises produites par des essais de retour au régime primitif de la propriété ont été mortelles aux corps sociaux dans l’antiquité ; elles ont été seulement, depuis le xvie siècle, des « accidents » déformation ou de transformation ; elles sévissent par intervalles, elles paraissent prendre une forme périodique. La démocratie s’entrave dans cette antique illusion à chacune de ses étapes. Mais, après la révolution de 1848 comme après celle de 1789, le socialisme utopique a été oublié. À chaque fois, il s’était promis la conquête du monde et l’installation définitive. À chaque fois, il a subi une défaite, entraînant dans sa chute les libertés publiques. La propriété individuelle tient aux entrailles de la société moderne, et, quand elle la croit menacée, il n’est point de sacrifice auquel elle ne soit prête pour la défendre. C’est une conquête définitive de la civilisation.


III


Une expérience nouvelle se tente en ce moment. D’autres que nous en feront l’histoire ; c’est le présent, il ne nous appartient pas. Mais peut-être y a-t-il quelque indication à tirer, sur son issue possible, des cinq observations que nous avons relatées très sommairement. Cinq cas ne suffisent pas pour établir une loi, nous le savons. D’ailleurs l’histoire ne se répète pas absolument ; elle est une création incessante de types qui apportent leur loi avec eux en venant au monde, du moins leur loi spéciale avec leur structure propre. Mais il n’y aurait pas de science sociale, si ces espèces et ces lois particulières ne se rattachaient à des formes et à des successions plus générales, et si aucune prévision n’en pouvait être tirée.

En ce qui concerne le passé, nous savons que le socialisme, jusqu’en 1848, a toujours consisté en un effort pour revenir à un état social qui serait un état de nature, c’està-dire un état parfait, ou une forme médiévale à jamais disparue. C’est là l’essence de l’utopie. Elle applique à une période de l’évolution sociale des pratiques et des institutions qui conviennent à une période antérieure. Or, ce procédé serait opportun si l’humanité était, comme on l’a cru jusqu’au xviiie siècle, comme le croyaient encore nos pères, soumise à la loi des ricorsi, si elle tournait dans un cercle à partir d’un état de perfection. Nous ne le croyons plus. Et nous échappons ainsi à cette très dangereuse erreur de croire que l’état présent est nécessairement pire que ceux qui l’ont précédé. Admettons que la théorie de l’évolution soit encore très incomplète ; elle l’est comme la science même, en qui elle s’est incorporée. Du moins nous savons que l’organisation sociale est toujours allée en se compliquant et s’intégrant dans son ensemble, et nous ne pouvons plus regarder les formes actuelles de l’industrie et de la vie sociale en général comme des monstruosités, comme des phénomènes contre nature. Les grandes agglomérations humaines, les grands ateliers et les grands magasins sont aussi naturels que les cités lacustres, les métiers à tisser et les trocs primitifs. C’est là une des idées géniales de ce siècle, que nous ne devons pas laisser s’obscurcir. On peut, on doit admettre que toute institution nouvelle entraîne des perturbations dans le milieu où elle se produit ; que son apparition exige des réadaptations et des transformations parfois douloureuses. Il n’en est pas moins vrai que c’est une déplorable manie que de déclarer toute nouveauté anormale et de vouloir la remplacer aussitôt par quelque restauration de l’antique. Les rapports du travail avec le capital sont difficiles dans la grande industrie. Assurément. Ce n’est pas une raison pour condamner la grande industrie et vouloir réinstaller l’état de choses primitif, où tout homme était propriétaire e des chétifs instruments de production qu’il mettait en œuvre. Karl Marx n’est-il pas tombé dans une erreur semblable ? Sa construction n’est-elle pas pénétrée de l’esprit de Rousseau et de Vico ? N’implique-t-elle pas la vérité du système des ricorsi ? Ne tend-elle pas à la suppression des nationalités ? L’Etat moderne n’est-il pas pour l’auteur un moyen provisoire de supprimer le capital, et ne doit-il pas céder la place à une organisation industrielle qui serait la même pour le monde entier ? Ne souhaite-t-il pas lui aussi qu’on en revienne sinon à l’état de nature, du moins à une sorte de régime politique amorphe à centres dispersés dont les grands ateliers seraient les unités élémentaires, assez semblable à la distribution sporadique des centres de culture et de fabrication du moyen-âge, et renouvelé du moyen-âge industriel de Saint-Simon ? Notre revue sommaire nous a montré que le socialisme a l’obstination de ces retours. Et nous avons vu que l’application à un état social avancé d’une institution disparue depuis de longs siècles est un signe et une cause de dissolution, ou du moins un symptôme de crise et une cause de retard dans une société en voie de croissance. Régression, dissolution, les deux phénomènes sont liés. Il faut accepter résolument les obligations du temps où l’on vit, et à des maux nouveaux chercher des remèdes neufs.

Et pourtant, si nous pouvons affirmer quelque chose de l’avenir, c’est précisément qu’il sera, dans ses lignes générales, et en un sens différent, semblable au passé. Il n’y a pas de temps nouveaux absolument ; il n’y a que des événements nouveaux, rentrant en somme dans les conditions communes de la vie humaine. On ne verra pas les étoiles tomber du firmament ni les montagnes s’entre-choquer ; mais on ne verra pas non plus, à un signal donné, les hommes renoncer à la distinction du mien et du tien, et la souffrance disparaître du milieu de nous. Point de cataclysme, mais point d’Eden. Le monde ne finira pas, il ne fera pas place non plus à un monde radicalement différent de celui-ci.

C’est un spectacle étrange pour nous que de voir l’illusion millénaire renaître dans les esprits d’une partie de la jeunesse. Y prendra-t-elle corps ? N’est-elle qu’un mirage momentané ? Nul ne le sait. Mais ce qu’on sait, et en toute certitude, c’est que, si elle se répand, si elle se solidifie en une utopie nouvelle, exigeant l’expropriation révolutionnaire, elle sera un jour dissipée par les événements.

La théorie de l’évolution ne peut nier les crises comme faits, mais elle enseigne à les redouter et à les prévenir. Elle enseigne surtout qu’elles ne sont que des moments dans la vie de l’humanité. Une crise ultime, suivie d’un état de choses définitif, est une conception contradictoire. Tout change, tout progresse ou s’altère ici pour progresser ailleurs : si la société idéale était réalisée demain, outre qu’on y souffrirait d’une vive peine, celle de ne pouvoir travailler à son perfectionnement, on éprouverait certainement l’angoisse d’avoir à la retenir sur la pente de son déclin ; bref, la tâche qui est la nôtre, comme membres d’une société, n’est pas d’en finir une bonne fois avec l’ignorance, la misère, le vice, l’oppression et la révolte ; c’est de combattre pied à pied, incessamment, sans fin, pour atténuer ces causes de division et de destruction dans le corps social auquel nous appartenons, et d’abord en nous-mêmes.

L’homogénéité du temps et de l’espace est le fondement de toute science et le postulat de toute activité éclairée par la science. Ne ressemblons pas à ces hommes d’autrefois qui espéraient ou redoutaient, à chaque moment, quelque chose d’inouï et de miraculeux. Quand Christophe Colomb partit pour les Indes, il s’attendait, avec tous les hommes de son équipage, à trouver de nouvelles terres, de nouveaux cieux, des plantes et des animaux qui ne ressembleraient en rien aux plantes et aux animaux de l’ancien monde. Il fut surpris de voir que tout rentrait dans les formes générales déjà connues des navigateurs. Si vous partez à la découverte d’un nouveau monde politique et social, épargnez-vous une déception un peu humiliante pour un voyageur du xixe siècle, qui croit procéder en tout scientifiquement et sachez que ce nouveau monde ne peut naître que d’une transformation graduelle du monde présent.


  1. Cours dé 1894-1895. Leçon d’ouverture.
  2. Cournot, Principes de la théorie des richesses, 1863, p. 32.
  3. Considérant, Destinée sociale, 1834, pages 281, 296.
  4. Nous doutons qu’il y ait un Art du bonheur commun positif. L’individu n’accomplit aucune catégorie d’actes ayant spécialement et exclusivement le bonheur pour but ; tous ses actes tendent également au bonheur en ce qu’ils sont tous destinés à la satisfaction de quelque besoin ou de quelque tendance, et que tous nos besoins et toutes nos tendances ont le mieux être pour objet. De même les sociétés ne peuvent, à moins de folie, espérer qu’une résolution unique, ou même un ensemble limité de mesures, leur donnera le bonheur en une fois ; elles doivent compter pour améliorer leur sort sur l’accomplissement partiel et successif de l’énorme multitude de régles pratiques que leur offrent les Arts sociaux : politique, droit, pédagogie, économie, etc. Le bonheur est une valeur dont on ne touche jamais que la monnaie. Il n’y aurait donc pas de cœnolbologie, si ce n’est à titre de poursuite illusoire, d’erreur momentanée. Il est même difficile d’admettre qu’il y ait un Art négatif du bonheur, ou thérapeutique sociale. La médecine est une technique spéciale ; elle ne s’applique à restaurer qu’une classé de fonctions, les fonctions biologiques ; elle ne saurait prétendre à remettre dans l’ordre l’universalité des activités individuelles. Au contraire, l’Economie sociale devrait, pour répondre à tout le moins à son programme négatif prétendre guérir tous les maux dont souffrent les sociétés et offrir des remèdes à tous les désordres, traiter en un mot de toutes les questions morales, politiques et religieuses, puisque la souffrance est attachée à tous les désordres, comme le bonheur résulte de l’accomplissement de toutes les fonctions normales. On jugera sans doute qu’une telle prétention serait fort téméraire. Aucun homme ne réunit toutes les compétences techniques indispensables à un pareil rôle. En dernière analyse, les faits dits d’Économie sociale sont la réaction des sentiments collectifs sur les diverses pratiques sociales il n’y a pas ou nous ne croyons pas pour le moment qu’il y ait une technique spéciale constituée pour régler méthodiquement cette réaction.
  5. Guiraud, La Propriété foncière en Grèce, p. 591.
  6. Montaigne, Voyage en Allemagne.