La Porteuse de pain/II/VI

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Deuxième partie : Les Métamorphoses d’Ovide
VI
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Ovide avait accepté sans l’ombre d’une hésitation le rôle monstrueux que lui proposait Jacques Garaud.

Il pensa qu’il lui faudrait des déguisements variés, lui permettant de se constituer des individualités multiples.

Levé de bonne heure, il s’habilla de ses plus vieux vêtements, et se rendit en flâneur au Temple, au quartier de la friperie. Il acheta, pour fort peu d’argent, plusieurs costumes dont les caractères étaient bien tranchés.

Il lui fallait savoir avant tout si la fiancée de Lucien Labroue allait chaque jour travailler chez Mme Augustine, à quelle heure elle quittait son logis, à quelle heure elle y rentrait.

Le mardi matin Ovide, vêtu en commissionnaire médaillé, sortit de chez lui, gagna la place Clichy, et là, prit un omnibus qui devait le conduire non loin de l’île Saint-Louis. Le Dijonnais était méconnaissable. Arrivé à quelques pas de la maison qu’habitait Lucie, Ovide tira de sa poche un morceau de papier sur lequel il avait écrit l’adresse de la jeune fille.

Le faux commissionnaire alla droit à la concierge et, feignant de lire le nom tracé sur le papier, il dit :

« Mam’selle Lucie, s’il vous plaît, madame ?

– Au sixième, la porte à gauche.

– Elle est chez elle ?

– Ça, pour sûr.

– Bien des mercis. »

Ovide s’engagea dans l’escalier. Au second étage, il s’arrêta.

« Si la petite n’est point sortie à cette heure, se disait-il, c’est qu’elle travaille chez elle. Donc, il y a des chances pour qu’elle se rende aux ateliers de sa maîtresse couturière seulement pour reporter son ouvrage. Je vais m’en assurer. »

Il laissa s’écouler quatre ou cinq minutes, puis il se rendit rue Saint-Honoré chez Mme Augustine. Le pseudo-commissionnaire monta aux ateliers. Un domestique en livrée le mit en rapport avec une fort jolie fille, vêtue à la dernière mode et servant de mannequin vivant pour l’exhibition des toilettes sorties du cerveau de la tailleuse. Ovide jugea convenable de s’exprimer avec l’accent des fils de l’Auvergne.

« Mademigelle Luchie, chi vous plaît ? demanda-t-il.

– Qui ça Mademigelle Luchie ? fit l’essayeuse en riant.

– Une ouvrière de voschtre maison, fouchtra !

– Ah ! Lucie… elle ne travaille pas ici. Elle emporte l’ouvrage chez elle.

– Quai Bourbon, alorche ?

– Oui. Est-ce que vous lui apportiez une lettre ?

– Non… Ch’est une commichion de la part d’un mochieu.

– Parfait ! Eh bien, que le Mochieu aille chez elle ! Lucie est une prétentieuse qui ne montre son nez ici que pour rapporter son ouvrage ou venir chercher des fournitures.

– Merchi, mademigelle. »

Tout en descendant, le Dijonnais se disait :

« Elle est envieuse et déteste sa camarade. Il y aura peut-être là quelque chose à exploiter au profit de notre affaire. Lucie ne vient ici que lorsque son travail à rapporter l’y appelle. Donc c’est en plein jour, et en plein jour tout est impossible. Je ne m’acquitterai jamais de ma tâche à moins d’avoir des renseignements nouveaux et plus étendus. Qui mes les donnera ? Parbleu la demoiselle de là-haut. »

Au lieu de s’éloigner, Ovide entra dans la maison de Mme Augustine et se dirigea vers la loge du concierge.

« Excusez-moi, madame, lui dit le faux commissionnaire, pourriez-vous me dire à quelle heure les ouvrières de Mme Augustine sortent de l’atelier ? »

La concierge sourit.

« Ce n’est pas pour vous que vous me demandez ça ? » fit-elle.

Ovide se mit à rire.

« Vous avez vu la chose du premier coup ! répliqua-t-il, et tout en parlant, il glissait un louis dans la main de son interlocutrice. Eh bien, non, ce n’est pas pour moi.

– Je ne demande pas mieux que de causer. Il y a chez Mme Augustine plusieurs sortes d’ouvrières : les couturières, les demoiselles de magasin, les essayeuses.

– C’est de celle-là que je veux parler.

– Eh bien, elles sortent à huit heures du soir. Elles sont trois, Melle Irma, Melle Reine, et Melle Amanda, une brune assez jolie et très coquette… la plus jeune des trois.

– Est-ce celle qui a un signe au bas de la joue, du côté droit ?

– Précisément.

– Et, dans la journée, s’absentent-elles quelquefois ?

– Elles ont une heure pour déjeuner et vont l’une après l’autre, à partir de onze heures, au petit restaurant à côté.

– Merci, ma chère dame. »

Sachant ce qu’il voulait savoir, Ovide tourna sur ses talons. Un instant après Melle Amanda elle-même parut au bas de l’escalier, s’arrêta sur le seuil de la loge et demanda :

« Vous n’avez rien pour moi, m’ame Bardet ? »

Mme Bardet se pinça les lèvres d’un air discret :

« Je n’ai rien, mais je sais que vous pourriez prochainement avoir des nouvelles de quelqu’un qui s’intéresse à vous. On m’a questionné à votre sujet.

– Qui ça ? Un monsieur chic ?

– Pas celui qui m’a questionné ; mais celui qui expédiait le questionneur l’est certainement.

– Qu’est-ce qu’on vous a demandé ?

– À quelle heure vous sortiez pour aller déjeuner… à quelle heure vous quittiez l’atelier le soir…

– Et vous avez répondu ?

– Ce qu’il fallait répondre, je vous ai fait mousser.

– Madame Bardet, s’il m’arrive quelque chose d’heureux, je vous ferai cadeau d’une montre en or avec sa chaîne.

– Alors, c’est comme si je les tenais.

– Maintenant, je cours déjeuner… je suis en retard. »

Amanda Régamy avait vingt-deux ans. Elle était jolie et portait la toilette d’une façon ravissante.

Absolument dépourvue des principes les plus élémentaires, Amanda n’aspirait qu’à l’oisiveté, au luxe. Son idéal était de devenir l’émule de ces femmes dont le métier est d’être belles et dont s’occupe tout Paris.

Avant de venir chez Mme Augustine, elle avait habité Joigny, chez une modiste, et elle en était partie à la suite d’une fâcheuse aventure que nous connaîtrons plus tard.

À huit heures moins un quart, Amanda passa dans le cabinet de toilette affecté à cet usage, quitta la robe luxueuse de Mme Augustine, revêtit le costume plus simple qui lui appartenait et sortit la dernière.

Elle gagna la porte de la rue. Là elle s’arrêta et jeta un coup d’œil sur le trottoir. Elle n’aperçut qu’un homme de cinquante ans environ, aux cheveux grisonnants bien mis et d’apparence respectable.

« Ce ne doit pas être celui-là… » murmura-t-elle.

Elle se mit à marcher à tout petits pas. Au moment où elle passait devant l’homme aux cheveux gris, celui-ci la salua en souriant. Amanda se dit sans trop de surprise :

« Tiens ! tiens !… il paraît que c’est lui… Au fait, il a l’air d’un monsieur cossu… et très comme il faut. »

Elle marcha lentement, avec de petits sautillements prétentieux. Ovide, que nos lecteurs ont déjà reconnu, la regardait manœuvrer.

« Va ! va ! pensait-il en la suivant. Manière-toi à ton aise, ma poulette. La concierge a parlé… Je te tiens. »

L’un derrière l’autre, ils longèrent la rue de la Paix, les boulevards, prirent la rue du Faubourg-Montmartre et arrivèrent à la rue des Martyrs. L’essayeuse fit halte devant un magasin de lingerie. Ovide vint se placer à côté d’elle.

« C’est bien à mademoiselle Amanda que j’ai la bonne fortune de parler ? » murmura-t-il d’un ton insinuant.

La jeune fille regarda son interlocuteur et joua la surprise.

« Oui, monsieur, répondit-elle. Mais je n’ai pas l’honneur de vous connaître.

– Ceux qui vous admirent sont trop nombreux, vous ne pouvez les connaître tous », répliqua galamment Ovide.

Amanda pensa : « Plus très jeune, mais bien conservé et rudement chic ! »

« La rue des Martyrs est longue et montueuse, par conséquent fatigante, reprit Ovide. Voulez-vous me permettre, mademoiselle, de vous offrir l’appui de mon bras ? »

Amanda crut devoir balbutier :

« Monsieur, je vous répète que je ne vous connais pas.

– Sans doute, mais je vous connais, moi, depuis longtemps j’ai le désir de vous connaître plus encore.

– Je ne m’explique pas le désir dont vous parlez.

– Trois mots vous en donneront l’explication : « Je vous aime !… »

– Les hommes disent cela à toutes les femmes.

– Les autres peuvent mentir, moi, je suis sincère.

– Alors, si vous m’aimiez, quelles sont vos intentions ?

– Honorables, mademoiselle, mais il est difficile d’avoir dans la rue une conversation sérieuse et suivie. Peut-être d’ailleurs n’avez-vous point encore dîné.

– Non, monsieur.

– Permettez-moi de vous offrir des huîtres, un perdreau et des écrevisses. Nous causerons les coudes sur la table.

– Un tête-à-tête ! Tout de suite ! c’est compromettant.

– Point avec un homme de mon âge. Acceptez.

– Eh bien, j’ai confiance en vous… J’accepte.

– À la bonne heure… Alors, entrons là… Au Faisan. »

Cinq minutes plus tard, ils étaient installés en face l’un de l’autre dans un cabinet particulier. Le monsieur aux cheveux gris et à l’allure convenable se montra très paternel. Amanda le trouva charmant et fonda sur lui les plus sérieuses espérances. Le repas terminé, Ovide fit venir une voiture.

« Je vais vous mettre à votre porte, dit-il, ensuite je regagnerai mon logis. Où demeurez-vous ?

– Rue des Dames, numéro 29, aux Batignolles. »

Le fiacre roula, fit halte à l’endroit indiqué.

« Quand vous reverrai-je ? demanda la jeune fille.

– Demain matin à onze heures, répondit Ovide, au restaurant où vous déjeunez chaque jour.

– Vous le connaissez ?

– Je connais tout ce qui vous concerne. Je vous attendrai en commandant un menu qui vous plaira.

– Vous êtes un homme charmant… À demain ! »

Amanda rentra chez elle. Ovide donna l’ordre de le conduire à la place Clichy. Le lendemain, Ovide arrivait au petit restaurant où il commandait un déjeuner fin que la jeune fille venait partager. Avant de se séparer, Soliveau et Amanda prirent rendez-vous pour dîner ensemble le soir, et il fut arrêté que chaque jour il en serait de même. Le surlendemain, en arrivant à onze heures précises au petit restaurant, la jeune fille dit à son vieux soupirant :

« J’ai une course à faire pour la patronne ; je dois porter l’étoffe et les garnitures d’une robe de bal à l’une des ouvrières de l’extérieur. Il s’agit d’un travail pressé.

– Et vous irez loin ?

– À l’autre bout de Paris… quai Bourbon, numéro 9. »

« C’est chez Lucie… » se dit Ovide ; puis il ajouta tout haut :

« Mais parfaitement. Prenez une voiture et attendez-moi. »

Dix minutes après, elle montait en voiture à côté de son vieil adorateur. Ovide demanda :

« Votre patronne a beaucoup d’ouvrières en ville ?

– Non, répondit l’essayeuse. Elle n’aime pas cela. Elle en a par exception qu’elle tient à conserver. Ainsi Lucie…

– Qui ça, Lucie ? interrompit Ovide.

– L’ouvrière chez qui je vais.

– Une jeune fille !

– Oui.

– Jolie ?

– Ni belle, ni laide, mais bête comme une pintade et poseuse comme on ne l’est pas ! elle est très habile, il faut lui rendre cette justice. Ainsi voilà une robe de bal qu’il faut aller essayer après-demain à la Garenne-Colombes, et qui doit être livrée samedi, sans faute, à neuf heures du soir. Eh bien, elle sera finie à l’heure précise.

– À la Garenne-Colombes, une robe de bal ! fit Soliveau.

– C’est pour la femme du maire qui est invitée chez le préfet de la Seine.

– Cette demoiselle est obligée d’aller si loin ?

– Avec le chemin de fer, ce n’est pas plus loin qu’autre chose. On prend le train à la gare Saint-Lazare. On descend à Bois-Colombes ; on traverse la ligne du chemin de fer de Versailles, et on suit, le long de la voie, un chemin qui conduit juste en face de la maison de M. le maire, route de Paris. C’est une jolie promenade en plein jour, mais pas la nuit.

– Vous avez donc suivi ce chemin la nuit, ma poulette ?

– Oui, une fois, avec Lucie. Nous étions allées porter à cette dame une robe de soirée, et il fallait qu’elle s’habillât devant nous afin de voir si rien ne clochait. Elle est minutieuse, cette cliente ! Elle nous a tenues jusqu’à dix heures passées.

– Vous avez dû reprendre le train à Bois-Colombes ?

– Oui, à minuit six minutes.

– Ça manquait en effet de gaieté de revenir si tard par des petits sentiers déserts ! Je suis sûr que vous aviez peur !

– Nous tremblions toutes les deux comme la feuille.

– Et vous serez obligée de retourner pour cette robe ! dit Ovide en désignant le paquet placé sur la banquette.

– C’est fort à craindre », répliqua la jeune fille.

En ce moment la voiture fit halte. On était arrivé en face du numéro 9 du quai Bourbon. Amanda prit le paquet et descendit du fiacre en disant à Ovide :

« Vous allez m’attendre là, cinq minutes. »

Amanda eut gravi bien vite les six étages de la couturière. Elle frappa deux coups à la porte.

« Entrez ! cria Lucie depuis l’intérieur… C’est vous, mademoiselle Amanda !… Vous m’apportez de l’ouvrage pressé !

– C’est en effet très pressé et pour une cliente qui n’est pas commode. Devinez…

– Alors c’est pour la dame de la Garenne-Colombes…

– Juste. Une robe de bal.

– Quand faudra-t-il essayer ?

– Après-demain à trois heures. Cette dame a besoin de sa toilette pour aller à la réception du préfet de la Seine.

– Samedi ! et nous sommes à mercredi !

– Vous passerez les nuits, voilà tout ! La patronne m’a chargée de vous promettre une gratification « conséquente ».

– Eh bien, ce sera fait. Est-ce qu’il faudra porter la robe comme la dernière fois ?

– Naturellement ; mais j’irai avec vous.

– Ça ne nous a pas empêchées d’avoir peur dans le chemin désert… Enfin, puisqu’il le faut ! »

Une demi-heure plus tard, Amanda rentrait chez Mme Augustine après avoir donné rendez-vous pour le soir à Ovide. Celui-ci alla flâner sur le boulevard en laissant travailler son imagination. À huit heures, il attendit Amanda à la sortie des ateliers et la mena dîner.

« Je ne déjeunerai pas avec vous demain, lui dit-il ; je suis obligé d’aller à Fontainebleau. Mais nous dînerons ensemble…

– Cette espérance me fera paraître la journée moins longue.

– Vous êtes adorable ! »

* * *

Lucien Labroue et les hommes qui l’accompagnaient étaient arrivés à Bellegarde à dix heures du soir.

Pendant le voyage, le jeune homme s’était livré tout entier à ses réflexions. Sa mémoire lui retraçait les moindres détails de la scène qui s’était passée le dimanche dans la chambrette de l’ouvrière. Il revoyait le visage pâle de la pauvre Mary ; il revoyait ses lèvres contractées, ses yeux pleins de larmes. Il se rendait compte des souffrances de ce cœur que son indifférence et son amour pour Lucie livraient au désespoir, et il en éprouvait une profonde compassion.

« Elle se meurt… pensait-il et j’augmente ses douleurs… Ne serait-ce point une bonne action de lui laisser croire jusqu’à la fin que je pourrai l’aimer un jour ? Elle a si peu de temps à vivre. Si je faisais cette bonne action, et si Lucie en était instruite, elle a le cœur trop généreux pour ne pas approuver. »

Lucien termina la lettre qu’il écrivait à l’industriel par ces mots :

« Veuillez, je vous prie, être auprès de Mlle Mary l’interprète de mes sentiments de très reconnaissante et respectueuse affection. Malgré la distance qui nous sépare, Mlle Mary est sans cesse présente à ma pensée. Je n’oublie point que si je suis votre collaborateur c’est à elle que je le dois. »

« Il me semble qu’en traçant ces lignes j’allège ma conscience d’un fardeau… » pensa le jeune homme.

Cette lettre achevée, Lucien en écrivit à Lucie une autre où la tendresse profonde, l’amour infini débordaient. Le courrier du soir emporta les deux épîtres. Si Lucie fut heureuse en recevant la sienne, le faux Paul Harmant ne le fut pas moins en lisant les phrases que nous avons cru devoir citer textuellement. Ces phrases lui semblèrent d’heureux augure, à tel point qu’il fut tout près de renoncer au projet de faire disparaître Lucie.

Tout joyeux, il monta près de Mary, afin de lui communiquer les derniers paragraphes de la lettre de Lucien. Les premières paroles de Jacques Garaud en entrant furent celles-ci :

« J’ai des nouvelles de Lucien, ma mignonne… »

Un pâle sourire vint aux lèvres de Mary.

« Que te dit-il ?

– De bonnes choses pour toi. Lis toi-même ces quelques lignes… »

L’enfant prit la feuille de papier et la lut.

« Eh bien ? demanda le millionnaire.

– Oui, murmura-t-elle avec un long soupir, il se souvient de celle qui a plaidé sa cause auprès de toi. Mais dans ces quelques lignes il n’y a rien qui ressemble à l’amour naissant. Lucien ne peut pas m’aimer, puisqu’il en aime une autre… »

Et la tête de Mary retomba sur sa poitrine.

« En m’écrivant, observa Paul Harmant, Lucien Labroue devait rester dans les termes dont il s’est servi. Il a dit juste ce que les convenances lui permettaient de dire, mais mon avis est qu’il a réfléchi beaucoup à la conversation sérieuse que nous avons eue ensemble. Il comprend qu’il briserait son avenir en épousant une fille sans position.

– Qu’il aime encore ! interrompit Mary.

– Dont il se détache visiblement, reprit le millionnaire.

– Tu te trompes ! L’instinct de mon cœur est infaillible. Cette jeune fille, cette Lucie, est un obstacle, un obstacle infranchissable… J’ai lu sa confiance dans ses yeux. Elle est sûre de Lucien. Toute espérance m’est interdite.

– Non ! cent fois non ! Je te donne ma parole d’honneur que la lettre de Lucien me paraît un premier pas vers toi. D’ailleurs l’obstacle qui te paraît infranchissable peut disparaître… Elle peut mourir…

– C’est vrai. Je ne souhaite point qu’elle meure, je le jure, mais en la frappant le sort prouverait qu’il me protège…

– Que veux-tu que je dise de ta part à Lucien ?

– Tu ne pourras lui dire la seule chose que j’ai à lui dire…

– Quelle est cette chose ?

– Que je l’aime, et que s’il ne m’aime pas, j’en mourrai ! »

Paul Harmant, le cœur serré, embrassa sa fille et sortit pour lui cacher les larmes prêtes à jaillir de ses yeux.

« Peut-être a-t-elle raison… se dit-il ; l’instinct de son cœur l’éclaire en effet… Je commence à croire que la reconnaissance seule a dicté les phrases de Lucien. Eh bien, je veux que la reconnaissance devienne de l’amour, et pour cela il faut que l’obstacle disparaisse. Cette Lucie est l’obstacle… Elle sera brisée. »

Dans la journée, le grand industriel répondit à Lucien Labroue et termina par ce paragraphe :

« N’en doutez pas, mon cher collaborateur, ma fille a été fort touchée des quelques lignes que vous m’adressez pour elle. Elle croit cependant ne devoir les attribuer qu’à votre reconnaissance, et la gratitude est un sentiment bien froid. Vous le savez, ma pauvre Mary est très malade… Pour triompher du mal, il lui faudrait les joies divines d’un amour partagé. C’est là qu’est le salut pour elle… Celui de qui ce salut dépend la laissera-t-il mourir ? »

* * *

Nous avons entendu Ovide Soliveau, qu’Amanda connaissait sous le pseudonyme fantaisiste du baron « Arnold de Reiss », annoncer à la jeune fille qu’il ne déjeunerait pas avec elle le lendemain, étant appelé à Fontainebleau.

Le lendemain, vers neuf heures du matin, vêtu comme un bon bourgeois, il se dirigea vers la gare Saint-Lazare, où il prit un ticket pour Bois-Colombes.

Une fois descendu à la station, se souvenant à merveille de l’itinéraire tracé la veille par la jeune essayeuse de Mme Augustine, il sortit de la gare et longea la rue qui se dirige en droite ligne vers la voie de Versailles. L’essayeuse avait dit :

« On côtoie la voie par un petit chemin à droite… »

Ovide prit à droite et s’engagea dans ce chemin, qui ne comptait pas plus de deux mètres de largeur. Il parcourut environ deux cents mètres, encadrés à droite et à gauche par des clôtures, puis, près d’un autre passage à niveau, atteignit un endroit où ces murailles cessaient brusquement. À sa gauche s’étalait une vaste plaine semée çà et là de bouquets de bois. Ainsi, d’un côté, la haie d’épines, de l’autre, des terres labourées en plein culture. En avant, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, de grands arbres dominant la route de Paris à Argenteuil.

Le Dijonnais continua de marcher avec lenteur. À moitié chemin, sur la gauche, se voyait une agglomération d’une trentaine de peupliers. Tout à côté s’amorçait un sentier s’enfonçant dans la plaine.

Ovide prit ce sentier, fit le tour du bouquet d’arbres, l’étudia sous toutes ses faces, puis revint à son point de départ et continua de marcher jusqu’au talus en contre-haut de la chaussée, à laquelle on arrivait par un escalier taillé dans la terre battue, et un peu plus loin par une pente douce. Le Dijonnais gravit l’escalier et se trouva tout près du pont du chemin de fer. Il traversa le pont sans s’arrêter et, d’un pas toujours paisible, régulier, gagna Colombes, se dirigea vers la gare et prit le premier train montant vers Paris.

Le lendemain, Lucie sortait de chez elle, tenant à la main un paquet volumineux mais léger, et à deux heures moins un quart, prenait le train qui la menait à Bois-Colombes.

Elle suivit la route que nous avons vu Ovide parcourir la veille.

En face du bouquet d’arbres, Lucie poussa un petit cri étouffé. Sur l’herbe, au pied des peupliers, un homme, étendu tout de son long, dormait ou paraissait dormir. Lucie passa en se disant.

« J’ai eu peur d’un pauvre diable fatigué qui se repose… »

Et elle se remit en marche. À peine avait-elle parcouru un espace de vingt pas que le dormeur ouvrit les yeux, et suivit du regard pendant un instant la jeune fille.

Trois heures sonnaient au moment où une femme de chambre introduisit la fiancée de Lucien Labroue auprès de la femme du magistrat municipal. Lucie se mit en devoir aussitôt de passer la robe à la cliente de Mme Augustine, cliente fort difficile à habiller, trouvant toujours que tout allait mal, exigeant des changements sans fin et des retouches interminables. Lucie épingla, changea, retoucha, avec une inépuisable complaisance, et, au bout de trois quarts d’heure, elle fut prête à repartir.

« Vous savez, mademoiselle, dit la maîtresse, qu’il me faut cette robe demain soir, à neuf heures, au plus tard ?

– Madame peut compter sur mon exactitude.

– Vous apporterez comme la dernière fois tout ce qui sera nécessaire pour opérer les dernières retouches, et vous assisterez à ma toilette. J’y tiens… »

Lucie reprit la route qu’elle avait suivie pour venir. En arrivant près du bouquet d’arbres elle constata que l’homme endormi était toujours là, mais cette fois elle n’éprouva pas la moindre frayeur et passa rapidement.

Lorsqu’elle eut fait une trentaine de pas, le singulier dormeur ouvrit les yeux et du regard suivit longtemps Lucie. C’était Ovide.

« Amanda m’a bien renseigné… pensait-il ; c’est le chemin que Lucie prendra demain soir… Par malheur elle ne sera pas seule… Tant pis pour Amanda ! »

Une heure plus tard, Ovide se présentait chez son cousin à Courbevoie. Il avait écrit d’avance deux lignes, placées sous une enveloppe fermée à la gomme. Il fit remettre cette enveloppe au pseudo-Paul Harmant qui, se trouvant seul, donna l’ordre de l’introduire sans retard et lui demanda vivement :

« Qui t’amène ? Est-ce qu’il y a du nouveau ?

– C’est pour demain… »

La signification de cette phrase si simple était claire.

« Pour demain ? répéta Jacques Garaud.

– Oui, et dans les conditions les moins compromettantes. »

Ovide détailla son plan.

« Je pense, énonça le millionnaire en essuyant son front mouillé de sueur, que la chose sera mise sur le compte de quelque rôdeur de barrière et que l’idée de nous soupçonner ne pourra venir à personne au monde. Tu es un adroit compère… et je ne marchanderai pas ma reconnaissance.

– Parbleu, j’y compte !… Quand tout sera fini, et que Lucien Labroue aura épousé ma petite cousine, tu me devras une fière chandelle !

– As-tu besoin de moi ?

– Oui… C’est même pour cela que je suis venu te trouver.

– Que dois-je faire ?

– Prétexter un travail pressé qui te retienne ici demain soir jusqu’à une heure avancée de la nuit.

– C’est facile… ensuite ?

– Me donner le moyen d’entrer dans l’usine et d’arriver auprès de toi sans montrer ma binette au portier.

– Je vais te remettre une clef de la petite porte de l’usine…

– Avoir ta voiture attelée pour me reconduire à Paris, et faire en sorte de laisser croire que nous avons passé la soirée à travailler. C’est un alibi que je prépare.

– La chose ira de soi. Peux-tu venir à six heures ? Je t’attendrai et nous dînerons ici même, dans mon cabinet.

– Il est essentiel que je sois là-bas à huit heures et demie.

– Nous dînerons vite. Tu sortiras par une petite porte de derrière. Une fois dehors, tu prendras la route de Paris à Argenteuil pour aller à Bois-Colombes. Tu rentreras par la même porte. Ma voiture stationnera sur le quai, prête à partir. On croira que nous ne nous sommes point quittés.

– Excellente combinaison ! Ces précautions d’ailleurs ne sont qu’un surcroît de prudence, car il est évident que nous ne pouvons rien avoir à craindre. Je serai ici demain soir à six heures précises. Mets en lieu sûr cette valise ; elle contient le travestissement dont je me servirai demain… »

Les deux misérables se séparèrent. Une expression de joie farouche rayonnait sur le visage de Jacques Garaud.

« Demain, murmura-t-il, l’obstacle sera brisé… Le lien sera rompu. Lucien Labroue, après quelques larmes données à sa maîtresse, et quelques jours de deuil, n’aura plus qu’à s’abandonner à son heureuse chance et à répondre à l’amour de Mary ! »

À huit heures précises, Soliveau, sous son pseudonyme d’Arnold de Reiss, attendait Melle Amanda non loin des ateliers de Mme Augustine. La jeune fille vint le rejoindre d’un air effaré. Ovide lui demanda :

« Qu’y a-t-il donc ?

– Une corvée ! Nous dînerons quand nous pourrons… Il faut que je prenne une voiture et que je me fasse trimbaler au quai Bourbon pour savoir si Lucie est là… »

* * *

En passant pour la seconde fois auprès du dormeur couché près du bouquet d’arbres, Lucie, nous le répétons, n’avait éprouvé ni surprise, ni frayeur et elle avait continué son chemin sans tourner la tête. Bientôt elle disparut aux yeux du guetteur. La jeune fille suivait le sentier depuis deux ou trois minutes, quand elle s’arrêta en poussant une exclamation de surprise et de joie. Elle se trouvait face à face avec maman Lison, et celle-ci ne se montra pas moins étonnée que Lucie.

« En voilà un hasard !… » s’écria-t-elle.

La fiancée de Lucien expliqua le but de son voyage.

« Mais vous, maman Lison, vous suiviez la route qui conduit à la Garenne-Colombes. Votre tournée ne va pas si loin !

– Oui, mignonne. C’est la première fois que je viens ici ; je vais à la Garenne-Colombes, route de Paris, n° 41.

– Qu’allez-vous faire à la Garenne, maman Lison ?

– Trouver la mère de Mme Lebret, ma patronne, qui va bien mal… et a envie de voir sa mère. Depuis un an M. Lebret est fâché avec la vieille dame, et lui a interdit l’entrée de sa maison. La patronne n’ose point demander à son mari de lui écrire. Elle m’envoie près d’elle pour la prier de venir l’embrasser sur son lit de souffrance.

– C’est dommage que je sois si pressée, maman Lison. Je vous aurais attendue. Mais c’est impossible… J’ai une robe à terminer pour demain, et je dois même revenir l’apporter à la Garenne à neuf heures du soir… ce qui n’est pas gai. »

La vieille femme et la jeune fille s’embrassèrent et Lucie courut vers la gare. Quelques instants après, maman Lison débouchait sur la route de Paris. En face d’elle se trouvait une propriété. Une plaque fixée sur l’entrée portait le chiffre 41. Jeanne agita la chaînette de la cloche et bientôt apparut une vieille servante qui accueillit la visiteuse par ces mots :

« Qu’est-ce que vous demandez ?

– Mme Lebret, de la part de sa fille, Mme Lebret. »

La servante conduisit Jeanne Fortier jusqu’à la maison où se trouvait Mme Lebret, volumineuse femme de soixante années, et dit :

« Voici une personne qui vient de la part de Mme Lebret.

– De la part de ma fille ! s’écria la forte femme. Est-ce qu’elle serait malade ?

– Oui, madame, répondit Jeanne. Depuis quinze jours.

– Et c’est au bout de quinze jours que mossieu Lebret songe à me faire avertir, reprit Mme Lebret avec colère.

– Ce n’est pas lui qui m’envoie, madame.

– Alors, c’est ma fille ?… Elle sait bien qu’ayant été chassée de chez elle par son mari, je n’y remettrai jamais les pieds…

– Mme Lebret est gravement atteinte, très gravement.

– Je n’irai pas m’exposer à être insultée dans une maison où j’ai apporté la fortune. Ma fille sait cela et je m’étonne qu’elle vous ait envoyée à l’insu de son mari…

– Elle pensait que, la voyant bien malade…

– Je n’irai chez ma fille que quand mossieu Lebret m’y appellera lui-même, en me faisant des excuses par écrit. »

Jeanne se sentait le cœur serré. Elle hasarda quelques mots, Mme Lebret l’arrêta :

« Tout ce que vous pourriez me dire et rien sera la même chose ! » s’écria la vindicative créature.

La porteuse de pain se retira, profondément affligée. Sept heures sonnaient lorsqu’elle rentra rue Dauphine. Mme Lebret attendait son retour avec impatience.

« Eh bien, maman Lison, vous avez vu mère ? demanda-t-elle d’une voix faible.

– Oui, madame… fit Jeanne avec un embarras si visible que la patronne comprit aussitôt ce qui s’était passé.

– Ainsi, ma mère n’a point oublié ses discussions avec mon mari ? balbutia-t-elle. Elle refuse de venir me voir ?

– Hélas ! oui, madame. »

Maman Lison répéta alors son entretien avec Mme Lebret.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit la malade. Je ne verrai pas ma mère avant de mourir !

– Vous vous exagérez beaucoup votre état, et peut-être que monsieur ne refusera pas d’écrire à sa belle-mère.

– Mon mari est absent. Il reviendra demain soir seulement… et qui sait si demain je serai vivante encore… »

La malade tordit ses mains, et de grosses larmes coulèrent sur ses joues. Jeanne la regardait, le cœur serré.

* * *

La voiture dans laquelle se trouvaient Ovide et Melle Amanda s’était arrêtée en face de la maison portant le numéro 9 du quai Bourbon. La jeune fille gravit les six étages et ouvrit la porte de la chambre où Lucie travaillait avec une ouvrière.

Tandis que l’essayeuse montait chez Lucie, Ovide n’était point resté comme la première fois blotti au fond de la voiture. Une des boutiques situées au rez-de-chaussée de la maison n° 9 était un magasin de coutellerie. Ovide l’avait remarqué le jour où nous l’avons vu ramasser le mouchoir que Lucie venait de laisser tomber de sa fenêtre.

Descendant alors de voiture, il ouvrit la porte vitrée. Une dame occupait le comptoir. Elle vint à Ovide.

« Je voudrais un couteau de cuisine… dans le genre de ceux dont les bouchers se servent pour désosser leur viande.

– J’ai là ce qu’il vous faut, fit la coutelière en prenant un objet dans la vitrine. Voici quelque chose de très bon. »

Ovide regarda la lame. Elle lui parut de bonne trempe.

« Combien vendez-vous cela ? dit-il.

– Deux francs soixante-quinze.

– Les voici… Veuillez me l’envelopper. »

La marchande garnit d’un bouchon la pointe acérée du couteau, l’enveloppa et le remit à l’acheteur qui sortit et regagna sa voiture. Sans même regarder la direction que prenait son client inconnu, la coutelière inscrivit sur sa main courante : « Un couteau de cuisine 2 Fr 75 » et n’y pensa plus.

Ovide était réinstallé dans le fiacre depuis deux minutes quand Melle Amanda reparut.

« La robe sera prête pour demain… D’autant plus prête que Lucie se fait aider par une ouvrière…

– Et vous serez obligée de l’accompagner demain soir.

– Non… Je lui ai conté que la patronne aurait besoin de moi, si bien qu’elle ira seule à La Garenne-Colombes. »

En entendant ces mots, Ovide tressaillit. Un mauvais sourire vint à ses lèvres. La présence d’Amanda auprès de Lucie cessait d’être à craindre.

« Comme cela, fit-il, nous ne changerons rien à nos habitudes.

– Nous pourrons même dîner beaucoup plus tôt. Je dois aller demain à cinq heures porter des échantillons à une dame de Saint-Mandé. Si vous étiez bien gentil, vous m’accompagneriez… nous dînerons à la campagne.

– Bravo ! ma poulette, bravo ! C’est une idée charmante ! »

Le lendemain, à l’heure habituelle, Melle Amanda descendit pour déjeuner. La concierge lui cria :

« Une lettre pour vous, mam’selle… »

L’essayeuse déchira l’enveloppe et déploya la feuille de papier qui ne contenait que ces lignes :


« Une anicroche, ma poulette ! Affaire imprévue m’oblige à partir à l’instant pour Fontainebleau. Je ne serai de retour que demain matin. J’irai déjeuner avec vous. Pensez à moi, ma belle poulette, et plaignez-moi ! J’embrasse vos jolies menottes… »

« ARNOLD. »


« C’est une vraie guigne ! murmura-t-elle. Moi qui m’étais promis de dîner à la Porte-Jaune ! »






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