La Porteuse de pain/II/VII

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Deuxième partie : Les Métamorphoses d’Ovide
VII
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Paul Harmant, en partant le matin, avait prévenu Mary qu’il ne rentrerait ni déjeuner, ni dîner. Puis il se fit conduire à Courbevoie et dit à son cocher :

« Retournez à Paris… Je n’aurai pas besoin de vous de tout le jour ; mais vous viendrez me chercher. Trouvez-vous à minuit et demi sur le quai, en face de la grande porte. Inutile de réveiller le gardien… »

Jacques Garaud entra dans un restaurant du bord de l’eau ; il y déjeuna et donna l’ordre de lui envoyer un dîner complet pour deux personnes à six heures précises. En arrivant à l’usine, il dit à la femme du gardien, Mme Marchais :

« Le monsieur qui est venu me demander hier soir, un peu avant six heures, reviendra ce soir. C’est un ingénieur avec qui je travaillerai fort avant dans la nuit. Vous pourrez vous coucher comme d’habitude. À cinq heures et demie vous viendrez dresser une table dans mon cabinet et mettre deux couverts. On apportera à dîner du restaurant. »

À cinq heures et demie la femme du gardien introduisit Ovide, et vint mettre le couvert. Le millionnaire alla vivement à la rencontre du bandit et lui adressa la parole en anglais. Le Dijonnais comprit, et répondit de même.

« Tout est prêt pour rendre l’alibi indiscutable, dit Paul Harmant… À six heures nous dînerons. »

L’industriel étala sur son bureau des plans de machines, et les deux misérables feignirent de parler mécanique.

« À quelle heure ton cocher sera-t-il ici ? demanda Soliveau, toujours en anglais.

– À minuit et demi, et il attendra sur le quai. La petite ira-t-elle là-bas seule ou accompagnée ?

– Seule. »

Le couvert étant mis, la femme du gardien se retira. Ovide tira de sa poche pour le montrer à Paul Harmant, le couteau acheté dans la boutique du quai Bourbon. La lame neuve étincelait. Six heures sonnèrent à la pendule. Le garçon de bureau parut, introduisant le garçon du restaurant qui apportait le dîner dans une grande malle d’osier.

« Marchais, vous nous servirez, commanda Paul Harmant ; vous, ajouta-t-il, en s’adressant à l’employé du restaurant, vous viendrez chercher tout cela demain matin… »

Le dîner fut court.

« Dois-je desservir ? demanda Marchais.

– Inutile… Laissez tout ainsi. »

À sept heures, Marchais vint s’informer si le patron avait encore besoin de lui.

« Non, répondit Paul Harmant. Donnez la consigne au gardien de ne me déranger sous aucun prétexte, et répétez-lui qu’il pourra se mettre au lit à son heure habituelle. »

Le Dijonnais commença de se travestir. Au bout de cinq minutes, il se tourna vers son ex-associé qui l’avait regardé faire sans prononcer un mot.

« Mets mes frusques en lieu sûr, dit-il. Et maintenant conduis-moi à la porte dont tu m’as parlé… »

Toujours sans mot dire, le millionnaire prit une clef dans son tiroir et fit signe à Ovide de le suivre. L’obscurité était complète ; la lune ne devait se lever que plus tard. Un silence absolu régnait. Ils traversèrent une cour en silence, puis une autre, et Jacques Garaud fit halte devant une petite porte.

La porte s’ouvrit.

« Voici la clef, ajouta le père de Mary. Prends à droite. Dans cinq minutes tu seras sur la route de la Garenne-Colombes… »

Ovide prit la clef, s’élança au-dehors. Au loin, l’horloge du clocher de Courbevoie sonnait huit heures.

À cette minute précise, Lucie montait à la gare Saint-Lazare dans le train prêt à partir. Bientôt elle descendit à Bois-Colombes et s’engagea dans la route qu’elle avait suivie la veille. Il n’était pas assez tard pour qu’elle eût peur. Elle atteignit sans encombre le but de sa course. Mme la mairesse était en train de se faire coiffer. Or, le coiffeur ne mit pas moins de trois quarts d’heure à accommoder madame qui ne trouvait rien de bien. Enfin arriva le tour de Lucie.

La robe de bal fut tirée du carton où elle était délicatement étendue. Cette robe était véritablement une œuvre d’art ; elle allait à merveille, et l’invitée du préfet de la Seine ne fit point de difficulté d’en convenir. Cependant il fallait retoucher quelque chose au corsage. Cette retouche prit vingt minutes. Il restait ensuite à poser des guirlandes de fleurs naturelles. Lucie poussa un énorme soupir de résignation et se mit à l’œuvre. Nous la laisserons travailler et nous retournerons à Paris, à la boulangerie de la rue Dauphine.

Il était neuf heures du soir. La bonne de Mme Lebret était allée chez le pharmacien chercher une potion pour la malade, dont l’état s’aggravait de plus en plus. Maman Lison gardait la boutique en attendant le retour de la servante et l’arrivée de M. Lebret. À neuf heures dix minutes celui-ci apparut.

« Comment va la bourgeoise, maman Lison ? demanda-t-il.

– Bien mal, monsieur Lebret, répondit la porteuse de pain. Depuis deux heures elle demande si vous êtes revenu. »

Lebret monta près de sa femme. En le voyant elle lui tendit la main. La maladie avait fait depuis la veille de terribles ravages. En constatant du premier regard l’empreinte de la mort sur ce pâle visage, le boulanger sentit son cœur se serrer.

« Eh bien, ça ne va donc pas mieux, ma pauvre amie ?…

– Ça va bien mal… bien mal… répondit Mme Lebret. C’est fini… je vais mourir. »

Les larmes montèrent aux yeux du mari.

« Allons donc ! répliqua-t-il. Qu’est-ce que ça signifie, ces idées-là ?

– Je vais mourir… répéta Mme Lebret. Je le sens, va ! Avant de mourir, je voudrais te demander quelque chose…

– Quoi ? Parle vite… Tout ce que tu voudras.

– Eh bien, je voudrais voir ma mère. »

Lebret tressauta.

« Oh ! je sais qu’elle a eu beaucoup de torts envers toi… puis tu en as eu aussi… Que t’importe cela ? Tu ne voudras pas me laisser mourir sans voir ma mère…

– Elle ne consentira jamais à venir… Je la connais.

– Tu te trompes, reprit la malade. Elle consentira si tu lui écris que tu regrettes le passé, que tu la pries de te pardonner, et de venir me voir.

– Je n’écrirai pas cela, répliqua Lebret d’un ton brutal.

– Tu veux donc que je meure désolée… Tu ne seras pas si cruel… » balbutia la pauvre femme en fondant en larmes.

Le boulanger baissa la tête et parut réfléchir.

Brusquement et à haute voix :

« J’écrirai… fit-il.

– Oh ! merci, mon ami… s’écria la malade en joignant les mains. Tu écriras tout de suite… Demain il serait trop tard.

– Mais comment la lettre arrivera-t-elle ?

– Maman Lison ira la porter à la Garenne-Colombes et ramènera ma mère avec elle ; ainsi je la verrai cette nuit. »

Le boulanger descendit. Un quart d’heure après, il remettait la lettre à maman Lison.

« Partez bien vite, dit-il, voici de l’argent. Vous prendrez une voiture pour aller à la gare et une autre pour en revenir… »

Ce disant il mettait quatre pièces de cent sous dans la main de Jeanne Fortier. À dix heures dix-neuf minutes elle descendait à Bois-Colombes et se dirigeait vers la Garenne par le même chemin qu’elle avait suivi la veille. Jeanne Fortier eut bientôt gagné la route de Paris. Elle fit halte devant la maison de Mme Lebret, saisit la chaîne de la sonnette et se mit à l’agiter à tour de bras. Enfin une voix cria du fond du jardin :

« Qui est là ? qui sonne ?

– C’est une lettre que j’apporte de la part de M. Lebret dont la femme se meurt… » répondit Jeanne.

La bonne vint lui ouvrir, la reconnut et lui dit :

« C’est vous qui êtes venue hier. Elle va donc bien mal, la fille à madame ?

– La pauvre femme n’a plus que quelques heures à vivre… »

Mme Lebret, après avoir passé en toute hâte un jupon et une camisole, était descendue.

« Une lettre pour vous, madame… lui dit vivement Jeanne, une lettre très pressée de votre gendre, M. Lebret… »

Mme Lebret prit la lettre d’un air imposant, déchira l’enveloppe et lut, sans la moindre trace d’émotion.

« C’est bien…, dit-elle ensuite froidement. Monsieur mon gendre a mis les pouces… Justine, donnez-moi vite une robe, une pelisse, et habillez-vous… Nous partirons pour Paris par le dernier train. »

Elle ajouta, en s’adressant à la porteuse de pain :

« Attendez-moi ici. Ça ne sera pas long… »

* * *

À la villa de M. le maire, Lucie avait achevé sa besogne. L’heure avançait, et pour rien au monde elle n’aurait voulu manquer le train de minuit. Elle avait devant elle quarante minutes pour gagner la gare. C’était plus de temps qu’il ne lui en fallait. Cependant elle hâtait le pas.

Ovide Soliveau, dissimulé dans le petit bouquet de bois dont nous avons déjà parlé, avait entendu le bruit de la marche rapide et légère de l’ouvrière. Il tira de sa poche le couteau que nous connaissons, enleva le bouchon fiché sur la pointe, et se rassembla de manière à pouvoir s’élancer sur la jeune fille comme le jaguar sur sa proie. Lucie avançait toujours. Malgré l’obscurité, Soliveau la reconnut. Elle portait le carton de Mme Augustine. Deux ou trois secondes s’écoulèrent. La jeune fille arrivait au niveau du guetteur.

Ovide fit un bond, se trouva au milieu de chemin, le bras levé et, avant que Lucie ait pu s’apercevoir de l’effroyable péril qui la menaçait, elle tomba frappée par l’arme du misérable, en poussant un grand cri. L’assassin se pencha sur le corps, leva de nouveau le bras et porta un second coup, en pleine poitrine. Mais la pointe de l’arme, rencontrant un obstacle métallique, se brisa net au lieu de pénétrer.

« Ça ne fait rien, murmura le bandit, elle a son compte. »

Puis, voyant une montre et sa chaîne au corsage de la jeune fille, il les enleva et, fouillant la poche de la robe, il retira le porte-monnaie qui s’y trouvait.

« Ainsi l’affaire sera mise sur le compte des voleurs… »

Alors il s’élança dans le sentier qui contournait le bouquet d’arbres. Soudain il s’arrêta. On parlait devant lui à une faible distance, et trois formes humaines s’avançaient au milieu des ténèbres. Ovide sauta dans les terres labourées, et prit sa course en jetant dans un sillon le manche du couteau brisé qu’il tenait encore à la main.

Les trois formes, qu’il venait d’apercevoir étaient celles de Jeanne Fortier, de Mme Lebret et de sa bonne.

« Je vous assure, madame, disait Jeanne, que j’ai bien entendu un cri du côté du chemin de fer… là en face de nous… au bout de ce sentier… un cri d’épouvante… un cri de mort.

– Vous vous serez trompée, répliqua la vieille dame.

– Je suis sûre du contraire. »

C’est à ce moment qu’Ovide s’était mis à fuir à travers champs. Jeanne aperçut le misérable qui détalait.

« Tenez, madame, reprit-elle en tendant le bras vers l’ombre encore distincte. C’est un homme… un homme qui nous a vues, et qui se sauve… On a commis un crime près d’ici… Ce que j’ai entendu était bien un cri d’agonie… »

Et la porteuse de pain se mit à courir en avant. Tout en courant, Jeanne avait l’oreille au guet. Elle arriva près du bouquet d’arbres, à l’endroit où s’était passé le drame. Là, elle fit halte en frissonnant. Sur le sol, à ses pieds, elle voyait un corps étendu. Elle se pencha précipitamment et ses doigts rencontrèrent le carton vide que Lucie avait laissé s’échapper de ses mains. En ce moment, un frisson nerveux secoua son corps. Elle se souvenait que, la veille, Lucie, rencontrée sur ce même chemin, lui avait dit qu’elle devait le lendemain soir, venir livrer une robe à la Garenne-Colombes… Une peur panique s’empara de Jeanne… À demi folle, la porteuse de pain approcha son visage de celui du corps immobile dont elle souleva la tête. Un sourd gémissement s’échappa de ses lèvres. Elle reconnaissait Lucie.

« Qu’y a-t-il donc ? lui demanda Mme Lebret la rejoignant.

– Un crime… Je vous le disais bien… Elle est morte. Lucie !… chère Lucie !… pauvre enfant !… »

Mme Lebret et sa bonne, prises d’épouvante, tremblaient sur leurs jambes.

« Vous connaissez cette malheureuse ? » reprit la dame.

Jeanne ne l’entendit pas. Elle soulevait le corps inerte. Soudain, elle sentit une humidité chaude sur ses doigts.

« Son sang coule… balbutia-t-elle. Son cœur bat ! Elle est vivante encore !… »

La porteuse de pain ajouta, en s’adressant à Mme Lebret :

« Votre fille vous attend… Partez vite !… Mais prévenez à la gare de Bois-Colombes, afin qu’on envoie quelqu’un ici pour m’aider à sauver cette pauvre enfant.

– Venez, madame, venez vite, fit la bonne de Mme Lebret, nous manquerons le train si nous ne nous dépêchons pas. »

Les deux femmes arrivèrent, essoufflées, en avance de quelques minutes. Deux gendarmes se trouvaient à la gare.

« Messieurs… leur dit la vieille dame en s’efforçant de reprendre haleine, on vient de commettre un crime… sur la route… dans le sentier qui longe la voie du chemin de fer de Saint-Germain… On a assassiné une jeune fille… Nous avons laissé près d’elle une femme qui la connaît…

– Désignez-moi tout au juste cet endroit.

– Près du sentier… à côté d’un bouquet d’arbres…

– Suffit ! Je vois cela d’ici… Nous allons nous y rendre.

– Vite, Larchaut, fit le brigadier en s’adressant au second gendarme, allez réveiller le commissaire. Prenez à la gendarmerie un brancard et deux hommes. Moi, je vais là-bas. »

Le brigadier se dirigea rapidement vers le lieu désigné. Bientôt il arriva près de Jeanne. La jeune fille vivait, mais elle était évanouie et son évanouissement ne cessait pas. En voyant le brigadier, Jeanne poussa un cri de joie.

« Ah ! monsieur, dit-elle, venez vite à mon secours. La pauvre enfant se meurt. Elle a une blessure à la poitrine… Le sang coule sans s’arrêter sur mes mains… Il faudrait l’emporter d’ici… »

Dans le silence de la nuit, une voix retentit.

« Brigadier ! criait cette voix. Où êtes-vous ?

– Par ici… suivez la haie du chemin de fer. »

Bientôt des lumières apparurent dans les ténèbres. Larchaut, hors d’haleine, devança la petite troupe qui l’accompagnait et rejoignit son supérieur.

« Voici monsieur le commissaire, fit le gendarme ; je l’ai trouvé avec M. Duval, le médecin. Ils viennent en même temps que les camarades et que le brancard. »

Bientôt les nouveaux venus arrivèrent sur le théâtre du crime. Deux d’entre eux qui tenaient les falots s’approchèrent vivement et éclairèrent le groupe. Livide et les yeux fermés, Lucie ne donnait aucun signe de vie.

« Quelle est cette femme ? » demanda le commissaire en voyant Jeanne aussi pâle que la blessée et couverte de sang.

Le brigadier mit le magistrat au courant de la situation. Le commissaire reprit en s’adressant à Jeanne :

« Ainsi, vous connaissez cette jeune fille ?

– Oui, monsieur. Elle habite à Paris la même maison que moi.

– Comment et pourquoi se trouvait-elle après minuit seule et en pleine campagne ?

– Elle est couturière de son état, et venait d’apporter ce soir une robe de bal à la femme de M. le maire du pays.

– Et vous que faisiez-vous ici à cette heure ? »

Jeanne expliqua le motif de sa présence. Jeanne compléta les renseignements en faisant le très court récit de ce que nos lecteurs savent déjà.

« Selon toute apparence le mobile de l’assassinat a été le vol, dit le commissaire. L’homme que vous avez vu fuir dans la nuit était sans doute l’assassin. Demain commenceront les recherches. »

Le médecin, éclairé par les gendarmes porteurs de falots, s’était agenouillé près de la jeune fille et avait mis à découvert la blessure qu’il examinait avec attention.

« Eh bien, docteur ? lui demanda le commissaire.

– La blessure est grave, répondit le médecin, mais je crois pouvoir espérer qu’elle n’est pas mortelle. Les baleines du corset ont fait dévier l’arme.

– Qu’est-ce que cela ? dit le commissaire en voyant briller sur le sol un objet métallique qu’il ramassa.

– C’est la moitié de la lame du couteau dont l’assassin s’est servi… Cette lame, en portant un second coup, a rencontré le busc d’acier du corset, là, voyez, et s’est brisée.

– Que devons-nous faire, docteur ? demanda le magistrat.

– Transporter cette enfant.

– On la conduira chez moi, reprit le commissaire. J’ai une chambre libre, et cette brave femme lui donnera ses soins.

– Certes, je ne la quitterai pas ! » s’écria Jeanne.

Lucie fut étendue avec des précautions infinies sur le brancard, et le convoi prit la route de Bois-Colombes. On arriva vite à la maison où Lucie devait recevoir l’hospitalité. La femme du magistrat et sa servante s’empressèrent de préparer un lit pour la jeune fille. Le docteur sonda la blessure, s’assura qu’il ne s’était point trompé en ne la croyant pas dangereuse, et procéda à un pansement sommaire. Pendant ce temps, le commissaire et le brigadier fouillaient ses vêtements.

« C’est bien pour la voler qu’on a voulu tuer cette enfant, dit le brigadier ; on a retourné les poches de la robe, et voici une boutonnière déchirée au corsage, sans doute en arrachant un objet qui s’y trouvait suspendu.

– Sa montre, monsieur… » fit la porteuse de pain.

On commença la rédaction d’un procès-verbal détaillé, et on se sépara vers les trois heures du matin, laissant la blessée toujours évanouie sous la garde de maman Lison.

* * *

Ovide Soliveau avait vivement gagné la route de Paris et s’était élancé vers Courbevoie où Paul Harmant l’attendait. Il n’eut aucune peine à retrouver la petite porte donnant accès dans l’usine. Le constructeur, fiévreux, le fit vivement entrer, en demandant d’une voix à peine distincte :

« Eh bien ?

– C’est fait… répondit Ovide, Lucien Labroue est veuf de la main gauche. Il ne lui reste qu’à épouser ta fille devant M. le maire… »

On gagna le bureau du constructeur. Soliveau s’empressa de changer de costume. Il replia ses vêtements de paysan, qu’il enferma dans la valise, et il glissa dans l’une de ses poches la montre et le porte-monnaie volés à Lucie.

La voiture attendait. Les deux hommes y montèrent.

« Où veux-tu que je te conduise ? demanda le constructeur.

– Boulevard des Batignolles. Je serai près de chez moi. »

À l’endroit indiqué les scélérats se séparèrent. Jacques Garaud gagna son hôtel.

« Mary est sauvée, pensait-il. Sa rivale n’existe plus. »

* * *

Au petit jour, le commissaire de police de Bois-Colombes et les gendarmes se trouvaient réunis à l’endroit où Lucie était tombée frappée par Ovide. Une enquête minutieuse démontra que l’assassin, couché dans le petit bois, avait attendu le passage de quelqu’un. On reprit le chemin de Bois-Colombes.

Le médecin était installé au chevet de la malade qui venait de reprendre connaissance. Lucie, en ouvrant les yeux, jeta autour d’elle un regard vague d’abord, puis inquiet. Tout à coup elle aperçut maman Lison. Jeanne se pencha vers le lit.

« Vous me reconnaissez, chère mignonne, demanda-t-elle.

– Oui, dit Lucie d’une voix faible, mais où suis-je donc ?

– Chez le commissaire de police de Bois-Colombes… Vous étiez blessée, mademoiselle, lui dit-il, et c’était un devoir pour moi de vous donner ma maison pour asile.

– Oui… oui… je me souviens… murmura Lucie. Un homme, tout à coup, s’est dressé devant moi et m’a frappée… À partir de ce moment il n’y a que ténèbres.

– Avez-vous vu le visage de l’homme ?

– Non, monsieur… la nuit était trop noire.

– Vous aviez sur vous une montre, n’est-ce pas ? en or, avec sa chaîne. Et un porte-monnaie ?

– Oui.

– Que contenait-il ?

– Une trentaine de francs et un billet de retour.

– Toutes les montres portent un numéro d’ordre. Savez-vous le numéro de la vôtre ?

– Non, monsieur.

– Où l’avez-vous achetée ?

– On m’en a fait cadeau, elle venait d’une boutique d’horlogerie de la rue Saint-Antoine au coin de l’impasse Guéménée. »

Le commissaire écrivit l’adresse.

« Est-il indiscret, fit-il ensuite, de vous demander le nom de la personne à qui la montre a été vendue ?

– Cette personne est mon futur mari, M. Lucien Labroue. Je dois être blessée gravement, fit Lucie, car je souffre.

– Vous devez souffrir, en effet, mon enfant, répondit le médecin. La blessure est profonde, mais je vous affirme qu’elle ne met point vos jours en danger, et qu’elle sera vite guérie. Il est heureux que cette brave femme ait suivi le chemin où vous étiez tombée. Sans elle vous seriez morte de la perte de votre sang.

– Ma bonne Lison, je vous dois la vie… fit Lucie. Depuis combien de temps suis-je ici ?

– Depuis la nuit dernière.

– Est-ce que je ne pourrais pas retourner chez moi ?

– Ce sera sans inconvénient lorsque j’aurai fait un pansement sérieux, dit le médecin, mais pas avant ce soir.

– Maman Lison, vous ne me quitterez point, n’est-ce pas ? demanda Lucie à Jeanne.

– Je voudrais cependant bien aller jusqu’à la rue Dauphine, prévenir mon patron et voir ce qui se passe.

– C’est vrai, maman Lison, il faut prévenir… Allez là-bas… »

La porteuse de pain, en arrivant rue Dauphine, reçut une violente émotion en pleine poitrine. Les volets de la boutique restaient clos, et sur la devanture était fixée une feuille de papier portant ces mots :

FERMÉ POUR CAUSE DE DÉCÈS Jeanne gagna l’arrière-boutique, où se trouvaient Mme Lebret, son gendre et sa servante. Tous les trois pleuraient.

« C’est fini, maman Lison », dit Lebret d’une voix entrecoupée.

La porteuse de pain, les yeux pleins de larmes, murmura :

« Vous me pardonnerez de ne pas être revenue hier soir.

– Ma belle-mère m’a dit que vous aviez été retenue, et vous êtes toute pardonnée, maman Lison ; ma pauvre femme vous aimait beaucoup. Vous resterez ici, comme de son vivant… »

Jeanne sanglotait. Elle balbutia :

« J’aurais voulu vous demander la permission de retourner aujourd’hui à Bois-Colombes, près de ma pauvre blessée…

– Vous le pouvez, maman Lison.

– Demain matin je serai ici et je reprendrai mon service. »

Tandis que Jeanne arrivait à Bois-Colombes, on était fort étonné chez Mme Augustine de ne pas voir Lucie venir rendre compte de la livraison faite par elle la veille au soir. Mme Augustine envoya une de ses ouvrières au quai Bourbon. L’ouvrière revint en disant que Melle Lucie n’était point encore rentrée. Cette absence sembla tellement étrange à la grande tailleuse qu’elle expédia, très inquiète, un domestique à la Garenne-Colombes. Ce domestique apporta l’assurance que la jeune ouvrière avait quitté la maison de M. le maire pour revenir à Paris. L’inquiétude de Mme Augustine devint de l’effroi. Elle dit à Melle Amanda :

« Ma chère enfant, en sortant d’ici, allez au quai Bourbon vous informer si Lucie a reparu et revenez me le dire… »

Melle Amanda descendit dans la rue où Ovide l’attendait.

« Encore une corvée ! s’écria-t-elle en le rejoignant.

– Quelle corvée ?

– Cette péronnelle de Lucie a disparu…

– Disparu ! répéta Soliveau avec une surprise fort bien jouée…

– Elle a quitté la Garenne-Colombes à onze heures et demie du soir, et on ne l’a pas revue depuis. La patronne m’envoie chez elle pour savoir si on a enfin de ses nouvelles…

– J’ai envie d’aller avec vous. »

Ovide prit une voiture à l’heure et donna l’ordre au cocher de les mener au quai Bourbon… Le misérable attendit avec impatience et curiosité que Melle Amanda eût interrogé la concierge.

« Eh bien ? lui demanda le pseudo-Arnold de Reiss, quand elle rejoignit la voiture.

– On n’a pas entendu parler d’elle… Retournons à la rue Saint-Honoré, et nous dînerons ensuite… »






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