La Prusse et son roi pendant la guerre de Crimée/01

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La Prusse et son roi pendant la guerre de Crimée
Revue des Deux Mondes3e période, tome 84 (p. 72-100).
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SOUVENIRS DIPLOMATIQUES

LA
PRUSSE ET SON ROI
PENDANT LA GUERRE DE CRIMEE

I.
L’ALLEMAGNE ET LES COMPLICATIONS ORIENTALES. — OLMUTZ. — LES DÉBUTS DE M. DE BISMARCK. — LE ROI FRÉDÉRIC-GUILLAUME IV.

La guerre d’Orient est une page glorieuse dans les annales de la France : elle lui assura le premier rang en Europe. Notre suprématie fut éphémère, il est vrai ; elle subit une irréparable atteinte après Villafranca, elle sombra après Sadowa. Mais, un lustre durant, notre politique, par sa sagesse, sa modération et par le prestige de ses armes, s’imposa à tous les gouvernemens.

M. Camille Rousset a raconté d’une façon émouvante l’histoire militaire de la campagne ; un de nos diplomates les plus éminens, M. Desprez, nous fera connaître un jour dans leur ensemble, avec son talent, sa compétence et son autorité, les négociations dont je ne donne ici que des épisodes, et qui ont eu pour point de départ la question embrouillée des Lieux Saints et comme éclatant dénoûment le congrès de Paris.

Le travail que je publie aujourd’hui semble, à première vue, sortir du cadre que je m’étais tracé ; il s’y rattache cependant. La guerre de Crimée, malgré la grande situation qu’elle a value à la France, contient en germe les causes primordiales de nos déconvenues diplomatiques en 1866 et de nos désastres militaires en 1870. Elle a posé la question italienne et hâté la solution du problème germanique en provoquant au sein de la Confédération l’antagonisme des deux grandes puissances allemandes. C’est à ce titre que j’ai cru devoir déserter, momentanément, le champ habituel de mes études, pour remonter le cours de mes souvenirs et retracer le spectacle qu’offrait la Prusse sous Frédéric-Guillaume IV, au milieu d’une grande lutte européenne, aux prises, à l’intérieur, avec les partis, et se débattant, au dehors, dans une neutralité bâtarde, équivoque.

Je me suis attaché, dans ce récit qui a pour nous plus d’un enseignement, moins à l’enchaînement précis, chronologique, des événemens qu’à leur philosophie.

L’histoire a des tristesses, mais elle a aussi des consolations. Qu’il me soit permis, avant de terminer mes travaux sur les origines de la guerre de 1870, — une tâche douloureuse, qui à toute heure me rappelle la perte de mon foyer natal, — de retracer, ne serait-ce qu’en pages rapides, les temps heureux de notre diplomatie.

J’étais second secrétaire de notre légation à Berlin en 1853, lorsque surgirent les affaires d’Orient. Je les vis naître et j’en suivis, au jour le jour, les émouvantes péripéties dans un centre politique de premier ordre, en étroite et affectueuse collaboration avec le marquis de Moustier.

A l’heure où le prince Mentchikof apparaissait à Constantinople avec tout un cortège de généraux et d’amiraux, je me trouvais, par une heureuse fortune de ma carrière, chargé d’affaires. Le premier secrétaire, M. de Gabriac, nommé ministre à Mexico, était parti, et le marquis de Moustier, qui remplaçait le baron de Varennes, n’avait pas encore pris possession du poste où, tout jeune et sans antécédens diplomatiques autres que des souvenirs de famille, il allait rendre à son pays et à l’empire naissant de grands et signalés services.

La quiétude à ce moment était profonde, plusieurs chefs de mission étaient en congé ; personne n’appréhendait que l’envoyé extraordinaire du tsar auprès du sultan portait dans son paletot, devenu légendaire, des instructions qui mettraient le feu aux poudres et déchaîneraient une guerre longue et meurtrière.

Je devais donner le premier signal d’alarme et annoncer, prématurément, il est vrai, le commencement du drame.

Le baron de Manteuffel, dont il sera longuement question dans cette étude, était à cette époque le président du conseil et le ministre des affaires étrangères du roi Frédéric-Guillaume IV. Il me voulait du bien ; volontiers il s’entretenait avec moi. Ses causeries m’étaient précieuses : elles m’ouvraient des horizons et fournissaient matière à d’intéressantes dépêches. En hiver, aux fêtes de la cour et aux soirées diplomatiques, le président du conseil m’admettait dans sa partie de whist, ce qui, pour un second secrétaire, était un grand honneur. On jouait à cette époque, dans la capitale de la Prusse, où dominaient l’économie et la simplicité, un modeste jeu, et suivant un antique usage, importé de la cour de Versailles, disait-on, on payait, même au palais du roi, les cartes mises à la disposition des invités[1]. Les jours de veine, le ministre était radieux, communicatif. « À qui perd gagne, » dit le proverbe : je perdais volontiers en jouant contre M. de Manteuffel : c’était tout profit pour le service de l’état[2]. La légation de France occupait, dans ces temps lointains, l’hôtel de la comtesse de Schwerin, dans la Wilhelmstrasse, en face du ministère où se règlent aujourd’hui les destinées du monde. Souvent on causait de porte à porte. Le premier conseiller du roi était alors un homme aux allures bourgeoises, portant lunettes, simple, accessible. Il ne se dérobait pas, majestueux, aux regards des diplomates comme les kalifes d’Orient. Un matin, c’était le 21 avril 1853, je le rencontrai, sortant de son hôtel. Il vint à moi et me dit, visiblement ému, qu’il avait reçu à l’instant même une dépêche qui lui annonçait que le parti des vieux Turcs était en insurrection à Constantinople, et que la Porte s’était placée sous la protection de la Russie. — Ce sont de graves nouvelles, me dit-il ; il ne me plaît pas de voir vos catholiques et nos protestans protégés par les Russes. Nous aurons tous à le regretter ; je redoute des complications. — M’autorisez-vous, demandai-je, à transmettre la nouvelle à mon gouvernement ? — Je vous y autorise, répondit le ministre. — La nouvelle était grosse ; elle était une bonne aubaine pour un chargé d’affaires en quête d’informations, impatient d’affirmer son zèle et sa vigilance.

Je télégraphiai incontinent à Paris ; ma dépêche expédiée, je me promenais avec le contentement d’un diplomate qui a fait merveille. Courte devait être ma satisfaction ; en rentrant à la légation, on me remit un télégramme. J’étais interpellé par M. Drouyn de Lhuys : « Vos informations, me demandait-il laconiquement, sont-elles officielles ? Répondez immédiatement. »

Je ressentis, en face de cette pressante interrogation marquée de défiance, l’angoisse d’un agent qui craint d’avoir commis une lourde méprise. J’allai trouver M. de Manteuffel la tête un peu basse. Je me demandais anxieusement si, malgré l’autorisation qu’il m’avait donnée de faire usage de sa confidence, il ne me saurait pas mauvais gré du zèle que j’avais mis à m’en rendre l’interprète auprès de mon gouvernement.

« Mes informations, me dit très aimablement le président du conseil, n’ont pas un caractère officiel ; je les ai reçues par le bureau des correspondances télégraphiques, mais je les regarde néanmoins comme positives. Du reste, je vais donner l’ordre à d’Arnim de s’enquérir sans retard à la chancellerie impériale et de me transmettre immédiatement les nouvelles que le comte de Buol peut avoir reçues de Constantinople. Comptez que je vous ferai connaître la réponse dès qu’elle me sera parvenue. »

J’étais pleinement rassuré ; ma responsabilité était dégagée. Pouvais-je ne pas transmettre à mon gouvernement une nouvelle aussi grave, me venant de la source la plus autorisée !

M. de Manteuffel tint parole. Il m’écrivit dans la soirée le billet que voici : « La dépêche du comte Arnim me dit que, selon les nouvelles du gouvernement autrichien, il y a lieu de croire qu’à Constantinople on est parfaitement tranquille. Je dois pourtant remarquer que ces nouvelles sont du 11 de ce mois, tandis que le mouvement révolutionnaire, d’après mes informations, aurait eu lieu le 12. »

La foi de M. de Manteuffel, qui soupçonnait peut-être les desseins de l’empereur Nicolas, restait persistante ; la mienne était plus qu’ébranlée : elle avait disparu. Il me paraissait invraisemblable que notre ambassadeur à Constantinople n’eût pas été le premier à renseigner le gouvernement de l’empereur sur un fait d’une telle portée.

Le baron de Manteuffel s’était inquiété à tort ; mais l’émotion qu’il avait manifestée n’était pas feinte : elle m’avait révélé les tendances de sa politique, son antipathie pour la Russie et son penchant vers l’Occident, au moment où tout le monde croyait le cabinet de Berlin inféodé au cabinet de Pétersbourg.

C’était la moralité que je tirais dans ma correspondance de cet imbroglio, signe précurseur des événemens qui allaient éclater. « La sensation qu’a produite à Berlin ce singulier incident, écrivais-je au département, montre avec quelle inquiète sollicitude on suit ici les affaires d’Orient, et combien on s’émeut facilement aux moindres indices qui permettent d’appréhender des complications. Les réflexions qui ont échappé au baron de Manteuffel sous la première impression me paraissent utiles à consigner. Elles sont, je crois, l’expression sincère de sa pensée ; elles dénotent l’attitude qu’il prendrait si la mission du prince Mentchikof soulevait la question d’Orient. »

L’événement devait justifier ces prévisions. On verra, dans le cours de ce récit, que, si la Prusse n’a pas figuré, pendant la guerre de Crimée, au nombre des alliés de la France et de l’Angleterre, cela n’a pas dépendu du baron de Manteuffel.

La nouvelle d’une révolution à Constantinople, qui avait si fort alarmé le cabinet de Berlin, était fausse, comme plus tard celle du Tartare annonçant la prise de Sébastopol. Mais, peu de jours après mon entretien avec le président du conseil, l’envoyé du tsar démasquait ses batteries ; il demandait la destitution « d’un grand-vizir fallacieux ; » il réclamait, sous la forme d’un ultimatum, la protection des sujets chrétiens, garantie par un traité qui serait « à l’abri des interprétations d’un mandataire malavisé et peu consciencieux. » Le sultan refusa de signer sa déchéance ; le prince Mentchikof se réembarqua le 28 mai, trois mois après son entrée triomphale dans le Bosphore. La question d’Orient s’ouvrait menaçante. Au mois de juillet, les Russes franchirent le Pruth et pénétrèrent dans les principautés danubiennes. L’Europe eut la sensation frissonnante de la guerre. Des conférences s’ouvrirent à Vienne. La Russie refusa d’y paraître. L’Angleterre, la France, l’Autriche et la Prusse lui notifièrent la note célèbre des quatre garanties. Des négociations s’engagèrent ; on crut à la paix, lorsque, le 5 octobre, la Turquie, en réponse à l’interprétation que le comte de Nesselrode donnait à la note des garanties, déclara inopinément la guerre à la Russie. Six mois plus tard, après la destruction de la flotte ottomane à Sinope, la France et l’Angleterre signèrent le traité du 10 mars 1854 et à leur tour ouvraient les hostilités.


I. — L’ALLEMAGNE ET LES COMPLICATIONS ORIENTALES.

Les complications orientales avaient ravivé les ressentimens et les jalousies qui, depuis Olmütz, présidaient sourdement aux relations de l’Autriche et de la Prusse. Les protestations amicales qui s’échangeaient entre les deux cours masquaient un profond antagonisme que leur diplomatie reflétait avec plus ou moins d’âcreté, selon le tempérament des agens. « Nous espérons la paix, disait le baron de Prokesch à la Diète de Francfort, et notre confiance est fondée sur les assurances de l’empereur Nicolas. » — « Nous ne pouvons nous dissimuler, disait, quelques jours après, le baron de Manteuffel aux chambres prussiennes, que la paix est gravement menacée, et notre crainte est fondée sur des faits. « Il suffisait que dans l’assemblée fédérale le délégué autrichien émit une opinion pour que le délégué prussien la combattit. Le baron de Prokesch et M. de Bismarck étaient en guerre ouverte. Les séances du Bundestag se succédaient orageuses, marquées d’incidens irritans ; les motions se croisaient et se contredisaient. Le président de la Diète exaspérait le plénipotentiaire prussien par sa morgue et ses airs protecteurs. Ces luttes passionnées, en apparence personnelles, étaient le prélude du drame qui, après bien des péripéties, devait se dénouer à Sadowa.

A Vienne, pour tenir la Prusse à la remorque, on s’appliquait à l’isoler, à l’empêcher de jouer le rôle de grande puissance ; on indisposait contre elle la France et l’Angleterre ; on nous parlait de la duplicité de sa politique. A Berlin, on relevait avec bonheur, pour nous les signaler, tous les symptômes équivoques de la cour impériale ; on nous faisait entendre sur tous les tons et par tous les moyens[3] que le comte de Buol nous amusait avec de bonnes paroles, qu’il entrait dans ses desseins de laisser les puissances belligérantes s’affaiblir pour s’emparer plus sûrement des principautés danubiennes. Le gouvernement prussien guettait les défaillances de la politique autrichienne pour les exploiter tour à tour à Paris, à Londres et à Pétersbourg, au gré de son ambition.

« Nous devons, dans nos rapports avec la Prusse, tenir grand compte, écrivait le marquis de Moustier dans une lettre particulière adressée à M. Thouvenel, le directeur politique au ministère des affaires étrangères, de sa rivalité avec l’Autriche ; cette rivalité agit d’une manière constante ; elle nous sert de stimulant. M. de Manteuffel veut bien marcher parallèlement avec le gouvernement autrichien, mais non pas à sa remorque ; il veut faire jouer à son pays le rôle qui convient à une grande puissance. C’est une prétention que le cabinet de Vienne aussi bien que la Russie, lui ont toujours contestée, appuyés en cela par les cours allemandes. Si l’Autriche, ajoutait M. de Moustier, faisait cause commune avec la Russie, M. de Manteuffel, j’en suis convaincu, conseillerait au roi de se reporter du côté de la France et de l’Angleterre ; il ferait briller à ses yeux l’espoir de ressaisir le premier rang en Allemagne, de se débarrasser de la tutelle de l’Autriche et de la Russie, et peut-être de s’entendre avec nous sur des remaniemens territoriaux après lesquels on soupire bien bas, mais très ardemment. Mais, si l’Autriche marche avec nous, la Prusse n’a plus le même espoir ; il ne faudrait donc pas, si dans certaines circonstances nous sommes satisfaits du cabinet de Vienne, être alarmés de voir celui de Berlin agir d’une façon différente. Ce ne serait pas un pas vers la Russie, ce serait l’envie d’être indépendans. Ne pas encourager les velléités prussiennes jusqu’au point de porter ombrage à l’Autriche, et ne pas les décourager au point de blesser la cour de Berlin et de lui enlever les illusions qu’elle se plaît à faire sur ce qu’elle pourrait attendre de nous, tel est le problème à résoudre ; il ne laisse pas que d’être délicat. Tout ce que je sais des intentions et du caractère de M. de Manteuffel me dit qu’il y a intérêt à ne pas trop le tourmenter sur les choses d’une importance secondaire, en un mot à ménager sa position auprès du roi. »

La Russie jouait alors un rôle considérable dans les affaires germaniques ; la plupart des cours secondaires prenaient le mot d’ordre moins à Vienne et à Berlin qu’à Pétersbourg. La diplomatie russe puisait une partie de sa force dans les complaisances des princes allemands, qui, tous plus ou moins alliés à la famille impériale, considéraient le tsar comme le défenseur résolu de leurs trônes et l’adversaire implacable de la révolution. Aussi le chargé d’affaires de Russie à Francfort, M. de Glinka, dans la pensée de troubler le concert des quatre puissances, se permettait-il d’inviter la Diète, par des communications officielles, à proclamer la neutralité armée de la Confédération germanique, qui eût entraîné l’Allemagne dans une solidarité absolue avec la politique du tsar, sans que personne y trouvât à redire, pas même M. de Bismarck, si chatouilleux cependant à l’endroit des ingérences étrangères. On se demande comment l’empereur Alexandre, en 1870, pour satisfaire une idée fixe, la révision d’une clause du traité de Paris, a pu donner carte blanche à la Prusse en Allemagne et lui sacrifier les princes, qui, au centre de l’Europe, étaient les auxiliaires les plus dévoués de sa politique. Il n’était pas douteux que le jour où, par le fait de la dissolution de la Confédération germanique, l’Autriche cesserait d’être une puissance allemande, la Russie la rencontrerait dans les Balkans en quête de dédommagemens, poussée par l’homme d’état dont elle deviendrait l’instrument après en avoir été la victime. L’empereur Alexandre, malgré les prédilections de son ministre pour la France, ne voyait, malheureusement, sous l’influence de Katkof et des comités pan8lavistes, que l’Orient, où sa politique exclusive devait fatalement provoquer des rivalités et des coalitions, et finalement se heurter contre l’ingratitude des populations qu’elle avait affranchies. Il lâchait la proie pour l’ombre.

La Russie ne s’en est que trop aperçue depuis ; aussi a-t-elle changé de système : elle a rompu avec la politique de sentiment, dont seule elle faisait les frais. Elle laisse aux intrigues libre cours dans les Balkans, certaine que, par la force des choses, elles se dénoueront à son profit ; elle se préoccupe, pour l’heure, plus de l’équilibre territorial en Europe que de la question d’Orient. Elle estime que le jour où la France cesserait de compter, ses propres destinées seraient immanquablement compromises.

Si le prince-chancelier a voulu placer l’Allemagne, son œuvre et sa gloire, par la violence de ses procédés et le jeu complexe de sa politique, entre deux peuples profondément ulcérés, et réunir deux gouvernemens divisés de principes, sans affinité d’aucun genre, dans une action commune, par le seul fait de la solidarité de leurs intérêts menacés et sans qu’il soit besoin de traités d’alliance, on peut dire qu’il a pleinement réussi.


II. — LES DÉBUTS DE M. DE BISMARCK A FRANCFORT.

Au début de la guerre d’Orient, M. de Bismarck, entré depuis peu dans la diplomatie, faisait ses premières armes sur un théâtre ingrat, compliqué. Avant d’être nommé ministre à Francfort, il dut faire un stage d’initiation, en qualité de conseiller de légation intime, sous les ordres de M. de Rochow, le ministre de Prusse à la Diète. Ses idées réactionnaires et ses sympathies russes et autrichiennes l’avaient désigné au choix du roi ; il avait combattu l’union d’Erfurt et soutenu devant la seconde chambre, comme un acte de haute sagesse, la convention d’Olmütz, que les patriotes tenaient pour un sanglant outrage et que le prince de Prusse appelait un second Iéna. Il était loin alors de rêver l’unité allemande ; son ambition se bornait à assurer à la Prusse, dans la Confédération, une situation à peu près équivalente à celle de l’Autriche. Que ne s’est-il tenu à ce programme !

C’est dans les modestes fonctions de conseiller de légation intime, chargé de la direction des journaux, qu’il apprit l’art dans lequel il excelle de manier l’esprit public et d’en faire, pour sa politique, une force souvent irrésistible. Il organisa au siège de la Confédération, avec des ramifications dans le midi de l’Allemagne, une presse systématiquement hostile aux gouvernemens dont les tendances n’étaient pas sympathiques à la Prusse, toujours prête à incriminer leurs actes, à dénaturer leur pensée. Créer des malentendus, opérer des diversions, neutraliser l’effet produit par les journaux étrangers et s’attaquer au besoin aux personnes, tel était son système.

Les dépêches de M. de Bismarck[4] étaient abondantes, claires, judicieuses, semées d’images pittoresques et de saillies à l’emporte-pièce ; elles dénotaient avant tout la passion du devoir ; mais elles n’étaient tendres pour personne, ni pour l’Allemagne ni pour ceux qui la représentaient. Il traçait de ses collègues, que j’ai connus pour la plupart, des portraits fidèles, mais sans dissimuler leurs verrues : le ministre d’Autriche altérait impudemment la vérité ; son éloquence était verbeuse, sa bonhomie fausse ; celui de Bade était « ondoyant et divers ; » les rapports du plénipotentiaire wurtembergeois portaient l’empreinte de la frivolité et de la diffusion ; le délégué hessois était moins un diplomate qu’un coureur de fauves, le Saxon était sourd et le Bavarois pointilleux ; dans le nombre, il en était sans doute d’aimables et d’intelligens, mais leur politique était louche, louvoyante ; presque tous subordonnaient le devoir public à l’intérêt privé. M. de Bismarck avait beau les éplucher, il n’en trouvait que trois qui fussent, personnellement et sans réticences ; dévoués à la Prusse. Ceux qui n’aimaient pas la Prusse, et à plus forte raison ceux qui la combattaient, ne pesaient pas lourd dans son estime : il les dénonçait à la vindicte de son gouvernement, en attendant qu’il pût lui-même les persécuter. Son patriotisme était étroit, intolérant ; il n’admettait pas le patriotisme bavarois ou saxon, russe ou autrichien : il ne croyait qu’au patriotisme prussien. Il en est cependant du patriotisme comme de l’honneur : il est de tous les pays. « Il n’y a pas que l’honneur français, » disait l’empereur Alexandre, avec peu de générosité, au général Fleury, lorsque, dans des circonstances pathétiques, pour justifier la déclaration de guerre du mois de juillet 1870, il invoquait l’honneur de la France.

Le délégué prussien traçait de l’Allemagne, d’une plume passionnée, d’humilians tableaux ; il la montrait divisée, jalouse, impuissante, prête à toutes les compromissions, sinon à toutes les trahisons. Il révélait les sourdes hostilités des états du Nord, leurs menées ténébreuses ; il les croyait incapables de sacrifier à la grandeur nationale le moindre de leurs intérêts particuliers. Il s’attaquait surtout aux velléités ambitieuses des cours du Midi, toujours en coquetterie avec la France, et toujours prêtes à se coaliser avec l’Autriche contre la Prusse.

L’ultramontain voit partout la main du franc-maçon ; le libre penseur, celle du jésuite. Du jour où M. de Bismarck répudia les souvenirs d’Olmütz, il ne vit plus que le spectre autrichien.

D’humeur fière et susceptible, il ne pardonna pas à la société de Francfort ses préférences autrichiennes ; il vécut solitaire, souvent froissé. Les procédés hautains du président de la Diète, le comte de Thun, qu’il dut refréner plus d’une fois, et plus encore ceux du général de Prokesch, réveillèrent en lui les instincts batailleurs de sa race. La foi qu’il avait dans les vertus de la sainte-alliance, et qu’il puisait dans les traditions de sa famille, s’ébranla peu à peu au contact irritant et décevant des affaires. La lumière se fit dans son esprit ; il rompit avec la politique de 1850, il s’appliqua par tous les moyens réguliers ou irréguliers à déchirer les liens que l’Autriche avait imposés à son pays. L’école historique, qui cherche dans les petites causes les grands effets, a le droit de triompher devant cette conversion inattendue, radicale. Des causes secondaires, des blessures d’amour-propre ont donné le branle au politique qui, en peu d’années, a transformé le monde. Dès lors, M. de Bismarck poursuivit la revanche ; il se souvint à toute heure que la monarchie prussienne avait failli être démembrée par les deux Hesse, la Saxe, le Hanovre, la Bavière et l’Autriche ; il n’oublia plus qu’après avoir formé une confédération restreinte avec quelques petits états du Nord, la Prusse avait dû abjurer ses ambitions et rentrer humble et repentante, les mains liées, dans le giron fédéral.


III. — OLMÜTZ.

Le sort du royaume s’était trouvé un instant, en effet, par le fait des irrésolutions de Frédéric-Guillaume IV, entre les mains du prince de Schwartzenberg, un homme d’état énergique, décidé à régler les vieux comptes, « à avilir la Prusse avant de la démolir, » et à effacer de l’histoire d’Allemagne ce que M. de Beust se plaisait à appeler l’épisode de Frédéric II. Les armées coalisées n’attendaient plus qu’un signal pour s’ébranler et procéder à l’exécution fédérale de la Prusse par l’envahissement de son territoire, lorsqu’on apprit, inopinément, que le ministre de François-Joseph, au désespoir de ses alliés, la Bavière, la Saxe, le Hanovre, le Wurtemberg, Bade, Nassau et les deux Hesse, avait accepté l’entrevue que le conseiller de Frédéric-Guillaume, le baron de Manteuffel, avait sollicitée à Vienne, sur les injonctions, disait-on, de l’empereur Nicolas. Le comte de Beust raconte dans ses Mémoires que le contre-ordre, parti si inopportunément de Vienne, remua sa bile au point d’inquiéter son médecin. Ne pas jouer une partie gagnée d’avance, laisser échapper l’occasion de brider, une fois pour toutes, l’ambition prussienne lui paraissait impossible. Ses regrets ne devinrent que plus cuisans, lorsque « celui qui est aujourd’hui empereur d’Allemagne » lui avoua que, si les armées fédérales n’étaient pas entrées à Berlin, au mois de janvier 1851, c’est qu’elles ne l’avaient pas voulu. Les fautes se paient et les occasions perdues ne se retrouvent plus[5]. La brusque défaillance du prince de Schwarzenberg décida du sort des deux empires ; elle sauva la Prusse, mais elle perdit l’Autriche. La direction des deux politiques ne tarda pas à changer de main : le prince de Schwartzenberg mourut en 1852, subitement, dans la force de l’âge, au moment où M. de Bismarck, converti à la politique de la revanche, allait bruyamment entrer en scène. L’armée, qui était certaine de vaincre en 1850, subit la défaite en 1866. A quoi tiennent les destinées des empires !

Un passant sous les fourches d’Olmütz, le cabinet de Berlin échappait à un désastre, mais il sacrifiait à la paix la fierté nationale. Il dut renier tout ce qui s’était fait sous son inspiration en Allemagne depuis 1848 : le parlement de Francfort, la proclamation de l’empire, l’union restreinte d’Erfurt. La Prusse s’engagea à rétablir sur son trône l’électeur de Hesse, le plus impopulaire des souverains, que ses partisans avaient renversé, à étouffer l’agitation révolutionnaire qu’elle entretenait dans le Holstein. Elle se prêta au rétablissement de la vieille Diète germanique, emportée par l’élan national de 1848 ; elle concéda des avantages économiques importans à l’Autriche et lui garantit ses possessions allemandes et non allemandes. Après avoir fait amende honorable en face de l’Europe, brûlé ce qu’elle avait adoré, refait ce qu’elle avait défait, elle envoya à Francfort M. de Rochow, un réactionnaire de la plus belle eau, et reprit piteusement, en pécheur contrit et pénitent, le collier qui lui pesait lourdement depuis 1815 et dont elle se croyait à jamais délivrée. C’était la politique du Sicambre.

L’indignation fut grande : jamais atteinte plus humiliante n’avait été portée aux aspirations d’un peuple. Tous les partis réprouvèrent la convention imposée à M. de Manteuffel, sauf le parti féodal, qui ne voyait de salut que dans le triomphe des principes réactionnaires et dans le maintien de la sainte-alliance. Les hommes éminens de l’école libérale réagirent contre le traité dès le lendemain de sa signature, par leurs paroles et leur plumes ulcérées. S’ils n’ont pas en la fortune de présider au relèvement de leur pays, ils l’ont du moins préparée par les manifestations de leur patriotisme indigné et par leurs incessantes revendications.

Voici ce qu’écrivait, en 1851, l’un d’eux, le comte de Poortalès, qui représentait le roi à Constantinople, sous le coup de la capitulation subie par son gouvernement : « Malgré Haugwitz, malgré George-Guillaume, notre histoire n’offre rien, à mon avis, qui puisse être comparé à la défaite d’Olmütz. Réunir les chambres et l’armée au roulement du tambour, pour recevoir un soufflet en cérémonie de gala ! Être obligés de publier nous-mêmes notre honte, notre ignominie au son des trompettes, au bruit des timbales, avec protocoles et documens ! .. Mais aide-toi et le ciel t’aidera ! — Nous ne pouvons pas demander que les autres agissent pour nous, si nous-mêmes nous ne faisons rien. Si mauvaise, si honteuse que soit notre situation présente, il y a pourtant un fait que ni la lâcheté ni la trahison ne peuvent détruire : c’est que l’Allemagne a un avenir, et que la Prusse est appelée to take the lead. L’aveugle parti de la Gazette de la Croix peut étaler tant qu’il voudra son système historique, Rochow, Stahl, Gerlach échoueront, car c’est Dieu et non pas Manteuffel qui gouverne le monde… Nous agirons sans relâche contre nos bons amis Nicolas et François-Joseph ; nous encouragerons les Turcs, nous conseillerons aux Italiens de se grouper autour de la maison de Savoie, nous ferons comprendre au parti national dans toute l’Europe que le Piémont et la Prusse sont les deux seuls états européens dont l’existence et l’avenir sont étroitement liés au succès de l’idée des nationalités. Nous empêcherons à tout prix l’accroissement des états moyens de l’Allemagne ; puis nous attendrons le moment où l’Autriche, essayant de régler ses finances et d’organiser son système politique, fera un éclatant fiasco pour triompher à notre tour et rendre à Schwartzenberg avec usure ce qu’il nous a fait. »

Le programme formulé dans ces pages éloquentes couvait au fond de bien des cœurs ; c’était celui du prince de Prusse. M. de Bismarck s’y rallia à son tour. Après une éclatante conversion, il attaqua « l’odieuse convention » qu’il avait défendue, pénétré des mêmes indignations patriotiques. Mais inspirées de Frédéric II, ses conceptions dépassèrent de la hauteur du génie les rêves du parti libéral. C’est par de ténébreuses combinaisons diplomatiques, par des amorces trompeuses, par des évolutions rapides, audacieuses, par le fer et le sang, et non par la liberté, qu’il entendait faire la Prusse d’abord solide et compacte, pour réaliser ensuite, par surcroît, l’unité allemande. Son œuvre est achevée aujourd’hui, sinon fondée ; elle ne s’est pas accomplie, comme l’œuvre italienne, par l’attraction irrésistible des sentimens, par la toute-puissance des idées, elle s’est faite par la violence, par la spoliation. Elle a coûté du sang et des larmes, imposé d’immenses sacrifices d’hommes et d’argent ; elle en imposera longtemps encore. Elle fauchera des générations et sera la ruine des états. Elle a réveillé les haines de races qui tendaient à s’éteindre, ébranlé la prospérité de tous les pays, transformé le caractère et le tempérament allemands ; elle donne de cruels démentis aux espérances de ceux qui croyaient à la solidarité des intérêts économiques, et qui s’étaient flattés que les merveilleuses découvertes de la science moderne, la vapeur et l’électricité, réconcilieraient les nations en les rapprochant. Des milliers de proscrits, dont le seul crime est la fidélité au passé, endurent, victimes de théories gouvernementales d’un autre âge, les amertumes de l’exil, frappés dans leurs intérêts et dans leurs affections.

« Je n’ai pas le patriotisme étroit d’une frontière politique, écrivait, il y a bien des années, un homme d’état autrichien, le comte de Ficquelmont, mais j’ai celui d’un Européen. J’aime l’Europe comme le berceau qui nous est commun à tous, comme le centre de notre civilisation, comme le foyer qui pénètre toutes les régions du globe. » — Quel contraste entre ces idées si larges, si humaines, et celles qui s’imposent aujourd’hui ! Que nous sommes loin de la politique des nationalités, sanctionnée par le vœu et le suffrage des populations ! Que sont devenus les congrès et les arbitrages que préconisait un souverain infortuné et qui devaient à jamais conjurer les luttes sanglantes ? — L’avenir dira si Napoléon III n’était qu’un songe creux ou bien le précurseur d’une civilisation supérieure. Il décidera entre le programme du comte de Pourtalès et celui du prince de Bismarck ; il apprendra si l’Allemagne, aux yeux du monde, n’eût pas été plus grande, plus admirée, faite par la liberté que par le fer et par le sang.


IV. — LES PARTIS EN PRUSSE.

La capitale de la Prusse, sous Frédéric-Guillaume IV, n’était pas comme aujourd’hui dominée par une volonté puissante, implacable, qui, au nom de l’état, s’impose aux plus audacieux. La haine et l’envie qu’engendrent les passions politiques s’agitaient, pendant la guerre de Crimée, dans des menées ténébreuses, autour d’un souverain honnête, mais faible et changeant.

Deux partis se trouvaient en présence, se disputant la faveur du roi, à l’heure où la Porte, sur les conseils de lord Stratford, — qui n’avait pas oublié qu’on avait refusé de l’agréer comme ambassadeur à Pétersbourg, — avait déclaré la guerre à la Russie.

Le parti libéral interprétait le sentiment public ; il était appuyé, bien que discrètement, par le baron de Manteuffel, et il se sentait soutenu par les sympathies de l’héritier du trône. Le prince de Prusse, dont personne ne soupçonnait à cette époque la grandeur future, vivait à l’écart, le plus souvent à Coblentz, plus soucieux de l’armée que des agissemens de la cour de Postdam. Il avait une trop haute idée de ses devoirs pour discuter, et à plus forte raison pour contre-carrer la politique de son frère, dont il était le premier sujet[6]. Mais dans les épanchemens de l’intimité, il déplorait les influences passionnées qui s’exerçaient sur son esprit, et il appréhendait que la Prusse n’eût à faire les frais de l’alliance russe, dont il s’est servi si habilement depuis, en prenant fait et cause à la fois contre la France, l’Angleterre, l’Autriche, la Turquie et le Piémont. S’il n’avait pas l’esprit et l’érudition de Frédéric-Guillaume IV, il avait, en revanche, de la fixité dans les idées et le discernement des hommes. Jamais il n’a confondu la raison d’état avec le sentiment.

Le parti de la Croix, qui, depuis la révolution de 1848, jouait un rôle prépondérant dans les conseils de la couronne, était petit, mais puissant. Il se composait de trois nuances d’idées assez distinctes, bien qu’elles se confondissent souvent : l’idée exclusivement russe, que représentaient le général de Gerlach et son frère le président ; l’idée protestante dogmatique et piétiste, que représentaient plus particulièrement le roi et le général de Groeben ; l’idée prussienne pure, féodale, anticonstitutionnelle et ultra-conservatrice, qu’incarnait M. de Bismarck. Impopulaire dans le pays, dont il blessait les instincts, le parti de la Croix suppléait au nombre par l’audace et la violence, et surtout par son crédit auprès du souverain. C’est par lui que le ministre de Russie, à l’insu du baron de Manteuffel, arrivait à l’oreille du roi.

La politique russe avait su se créer de fortes positions à la cour et dans le gouvernement ; elle disposait de deux ministres dans le cabinet, et le sous-secrétaire d’état au ministère des affaires étrangères, M. de Lecoq, n’avait pas de secrets pour elle. Les grands dignitaires et les généraux lui étaient dévoués, et le prince Charles, à l’encontre de son frère, le prince de Prusse, affichait hautement ses sympathies pour l’empereur Nicolas et ses vœux pour le triomphe de sa cause, « Je tiens la Prusse dans ma poche, » disait le baron de Budberg dans un accès d’outrecuidance. C’est ce que nous disions aussi, en 1867, à propos des clés du Luxembourg : les poches de notre diplomatie malheureusement étaient trouées.

La Gazette de la Croix s’appliquait à faire prévaloir les tendances du parti ; elle traduisait ses passions avec acrimonie, elle ne reculait pas devant les invectives, elle s’attaquait au président du conseil ; souvent elle se permettait de perfides insinuations contre la cour de Coblentz : elle lui reprochait ses sympathies anglaises, elle accusait ses entours de conspirer contre l’état. La princesse Augusta n’était pas ménagée, on ne lui pardonnait pas son esprit et sa grâce ; son tort le plus grave était d’avoir sur la reine l’avantage de la maternité. Les amis de l’héritier présomptif, le comte de Goltz, le comte d’Usedom, le comte de Pourtalès, M. de Bethmann-Holweg, ripostaient avec véhémence contre les attaques de l’organe féodal dans le Preussische Wochenblatt ; ils s’efforçaient de soustraire M. de Manteuffel aux influences russes, et de l’entraîner vers la France et surtout vers l’Angleterre. M. de Bismarck les appelait « les conspirateurs de l’hôtel royal, » c’était le nom de l’hôtel qu’habitait l’un d’eux et où ils se concertaient d’habitude. Le président du conseil louvoyait entre les deux partis ; il était plus enclin aux compromissions qu’aux témérités. Il s’appliquait à prémunir le roi contre les entraînemens de son cœur et de son imagination. Lorsque Frédéric-Guillaume refusait de se rendre à ses argumens, il offrait sa démission, et le souverain effrayé d’être abandonné par un ministre qui savait concilier ses actes et ses paroles, souvent contradictoires, le suppliait de reprendre son portefeuille. M. de Manteuffel s’appliquait, en s’inspirant des principes de M. d’Haugwitz, à ne s’engager d’aucun côté. « Nous ne voudrions pas, disait-il dans une circulaire qui est restée célèbre dans les annales de la diplomatie, prendre un engagement qui nous liât. » Il avait imaginé un moyen ingénieux pour soustraire son souverain aux instances des puissances belligérantes. Lorsqu’elles le mettaient en demeure de se prononcer, il recourait aux missions extraordinaires ; il disait que la religion du roi avait besoin d’être éclairée et, qu’avant de conclure, il désirait, par de franches explications avec les gouvernemens, dissiper les équivoques. Le comte d’Usedom, le comte de Pourtalès, le prince de Hohenzollern, le général de Willisen, le général Wedel, le général de Lindheim, le général de Groeben et le colonel de Manteuffel partaient, en effet, tour à tour, soit pour Pétersbourg et Vienne, soit pour Paris et Londres, non pour traiter, mais pour gagner du temps, a On m’a envoyé, écrivait lord Clarendon à son chargé d’affaires à Berlin, en parlant du général de Groeben, pour m’expliquer une chose inexplicable, un homme qui ne sait pas s’expliquer. »


V. — FREDÉRIC-GUILLAUME IV ET SON MINISTRE.

Le baron de Manteuffel, qui avait succédé à M. de Radowitz, à une heure douloureuse pour le patriotisme prussien, était un homme éclairé, sensé, positif, mais il avait la volonté paresseuse ; il aimait mieux tourner les difficultés que de les résoudre. Regarder les événemens, se tirer d’affaire avec de bonnes paroles et ne se compromettre d’aucun côté, tel était son système. Il haïssait la Russie et détestait l’Autriche ; ses préférences étaient pour une alliance avec l’Occident, mais il était forcé de les dissimuler ; il était président du conseil et ministre des affaires étrangères et, en réalité, il n’avait pas la direction de la politique. Il avait à compter avec un roi[7] demi-théologien, demi-lettré, d’une imagination versatile, éprouvant une invincible répugnance à se décider, partagé entre ses sympathies pour l’Angleterre, son aversion pour la France et sa condescendance envers son beau-frère, qui le dominait sans le ménager. L’empereur. Nicolas le taxait d’idéologue ; il l’appelait révolutionnaire, démagogue, dès qu’il faisait mine de résister à sa volonté.

Le roi le savait, mais il se gardait de le laisser paraître. Les lettres qu’il adressait à Pétersbourg, malgré tous les dédains qu’il endurait, restaient familières et tendres. Il avait deux marottes : il aimait à faire du légitimisme comme on en fait au faubourg Saint-Germain, au point de déraisonner lorsqu’on lui parlait de fusion, et il voulait délivrer les chrétiens du joug des musulmans. Il rêvait la disparition du croissant de Constantinople pour faire place à la croix ; mais tout cela restait dans sa tête à l’état de roman. Souvent il rappelait mélancoliquement les temps lointains de sa popularité : « Mon peuple, avant 1848, disait-il, m’eût dévoré par amour ; aujourd’hui, il est aux regrets de ne l’avoir pas fait[8]. »

M. de Moustier, au sortir d’une audience, a tracé dans une lettre particulière, au courant de la plume, une piquante esquisse du roi Frédéric-Guillaume IV : « Ce qui m’a frappé chez le roi, disait-il, ce n’est pas tant le décousu de sa conversation, le désordre de ses idées et le peu de logique de ses raisonnemens, c’est surtout la fausseté des notions qui servent de base à ses jugemens, qui font qu’il n’y a avec lui aucun fait acquis à la discussion. Il écoute l’objection qu’on lui fait, en a l’air frappé, dit quelques mots d’approbation ; puis reprend son discours, qui n’est qu’un long monologue avec lui-même, et semble ignorer qu’on ne soit pas de son avis. J’avais besoin d’entendre moi-même le roi pour me rendre compte, comme je le fais maintenant, de l’impossibilité où se trouve M. de Manteuffel de rien mener à bien. Dans ce moment, le ministre laisse tout aller à la dérive ; il regarde agir son maître jusqu’à ce qu’il le voie fatigué et prêt à lui rendre le gouvernail. Il pourrait sans doute donner sa démission, il l’a déjà offerte plus d’une fois, mais au fond il tient au pouvoir et le roi tient à lui. Il voulait absolument se retirer après le refus de la convention, mais le roi lui a fait une scène des plus vives, le traitant de traître et de misérable, qui voulait l’abandonner au milieu du danger. M. de Manteuffel est resté.

« — … Je ne veux pas me séparer de la France et de l’Angleterre, m’a dit le roi, mais comprenez bien que je n’ai pas les mêmes intérêts que vous, ni les mêmes intérêts que l’Autriche. D’ailleurs, mon rôle à moi, c’est de me réserver pour faire entendre plus tard des paroles de paix. Qu’est-ce qui ferait jamais entendre ces paroles, si tout le monde était en guerre ? Il faut que la Prusse reste comme une terre ferme, au milieu d’une inondation, pour que les rameaux fleuris de la paix puissent y pousser de nouveaux rejets.

« — Mais Votre Majesté est-elle bien sûre que dans cette lie, où elle voit en son imagination fleurir des oliviers, ne sortiront pas plutôt les germes de la discorde et de la guerre ?

« — J’ai écrit, interrompit le roi, une lettre à Pétersbourg, je puis le dire avec mon sang, pour supplier l’empereur de céder à la raison. S’il ne cède pas, je lui déclare que je l’abandonne, que rien ne peut le justifier à mes yeux. En attendant, quelle belle chose que l’émancipation des chrétiens en Orient ! C’est la fin et la ruine de ces misérables Turcs. Je ne puis vous dire combien je les déteste, combien je voudrais les voir hors d’Europe, car c’est une honte pour nous tous qu’ils y soient encore.

« — J’ai fait observer que notre but n’était pas de tuer l’empire turc, mais de le faire vivre ; que mon zèle chrétien ne pouvait m’empêcher, d’ailleurs, de préférer de beaucoup l’honnêteté des Turcs à la perversité des Grecs.

« — Comment voulez-vous, m’a dit le roi en m’interrompant de nouveau, que je parle de paix et qu’on m’écoute, si je romps tout lien avec mon beau-frère ? Songez-y, nous sommes tous ici des soldats, nous avons un vif sentiment de l’honneur ; comment l’honneur prussien permettrait-il de rompre des liens de parenté, des liens de quarante ans) Lorsque je parlerai de paix, on me dirait : Voilà quarante ans que vous étiez mon ami, et c’est au milieu de mes ennemie que je vous retrouve ! Cependant, si l’empereur Nicolas ne veut pas céder, je serai contre lui ; mais si vous ne voulez pas faire la paix non plus, à des conditions raisonnables telles que je les conçois, alors aussi je serai contre vous, non que je veuille dire que je vous déclarerai la guerre, — jamais je ne vous ferai la guerre, jamais, — mais je me retirerai dans ma coquille, et je ne bougerai plus : on ne pourra plus rien obtenir de moi… — Méfiez-vous, ajouta Sa Majesté, de Cronstadt et de Sébastopol, ce sont deux places imprenables. Pour Dieu ! portez vos efforts ailleurs ; songez quel effet désastreux produirait en France, où nous avons tant besoin que l’empereur conserve sa popularité, de voir vos vaisseaux rentrer désemparés à Brest et à Toulon ! Dites à l’empereur qu’il ne saura jamais assez la sincérité de mes sentimens pour lui.

« — L’empereur en est parfaitement persuadé, ai-je répondu.

« — Ah ! vous me faites bien plaisir de me dire cela. Il y a cette maudite Gazette de la Croix, que je déteste, qui, je ne sais pourquoi, a pris pour tâche de s’attaquer à la personne de l’empereur ; je ne cesse de sévir contre elle, je la fais saisir et même suspendre. C’est ce fou de Gerlach, le frère de mon adjudant, qui me compromet. »

Le roi déplorait sans doute les polémiques qui, par leur caractère injurieux, diffamatoire, pouvaient lui causer des ennuis et provoquer des représailles dans la presse française. Comme il le disait, il faisait saisir, suspendre même la Kreutz-Zeitung ; mais l’incorrigible gazette recommençait de plus belle le lendemain, certaine de caresser les passions secrètes, invétérées du souverain. Malgré les protestations qu’il venait de recueillir, M. de Monstier sortit troublé de l’audience, peu confiant dans les sympathies du roi pour l’empereur.

« Je le dis à regret, écrivait-il, je ne puis m’ôter de l’esprit que le roi Frédéric-Guillaume ne soit un des souverains de l’Europe qui aime le moins la France. Cependant, qui connaît le fond des cœurs ? Qui peut dire l’alta mente repostum de ce prince si mobile et si insaisissable, et néanmoins si obstiné dans ses idées, si prodigue de paroles et pourtant si dissimulé ? »

Les poètes et les philosophes n’ont pas ménagé Frédéric-Guillaume IV, bien qu’il protégeât les sciences et les lettres, qu’il eût attiré à sa cour des historiens comme Ranke et Raumer, des artistes tels que Rauch et Cornélius, et qu’il eût fait d’Alexandre de Humboldt un chambellan. Il a inspiré à Henri Heine, sous le titre : Un nouvel Alexandre[9], un de ses chants les plus mordans, et l’auteur de la Vie de Jésus l’a peint dans une satire historique, avec des citations de saint Grégoire, sous les traits de Julien l’Apostat. Le docteur Strauss l’a appelé « un romantique dans l’histoire, un dilettante qui prétend opposer son enthousiasme rétrograde à l’irrésistible marche de l’humanité. » Il a relevé ses légèretés, ses contradictions, ses décrets rendus, révoqués et repris. Dans sa préface, il a déclaré « qu’il n’a jamais détesté un homme autant que Frédéric-Guillaume IV, roi de Prusse. » Les philosophes méconnus sont féroces. Le docteur Strauss eût été moins sévère si ses doctrines et son œuvre mécréante n’avaient pas été réprouvées, en termes méprisans, à Sans-Souci.

Le roi Frédéric-Guillaume IV avait bien des travers, en politique surtout, mais il les rachetait dans sa vie privée par les plus brillantes qualités. Il n’était pas seulement l’homme le plus spirituel de son royaume, mais aussi le plus humain. La Prusse lui doit ses premières libertés et l’Allemagne le réveil de ses passions unitaires ; son règne marquera comme une période d’incubation ; il a préparé les voies au règne glorieux de son successeur. Sans-Souci et Postdam étaient ses résidences de prédilection. Il se complaisait dans les souvenirs de Frédéric le Grand, mais il lui manquait le sens de la réalité pour tirer parti de ses enseignemens. Sa conscience morale était plus forte que son ambition ; elle le mettait en lutte incessante avec la raison d’état. La guerre de Crimée l’avait jeté dans de cruelles perplexités. Il ne savait quel parti prendre. Ses incertitudes n’avaient fait que s’accroître lorsqu’il vit l’Autriche signer avec les puissances occidentales le traité du 2 décembre. Il protestait de son inaltérable dévoûment dans les lettres attendries qu’il adressait à l’empereur Nicolas, tandis qu’il se laissait entraîner sous l’influence de M. de Bunsen, son ambassadeur à Londres, vers les puissances occidentales. Il n’osait ni rompre avec la Russie, ni se prononcer pour l’Angleterre. Il aimait le prince Albert, il avait une affection paternelle pour la reine Victoria, il était le parrain du prince de Galles, et l’Angleterre était pour lui la grande puissance évangélique. Mais il aimait aussi sa sœur, l’impératrice de Russie ; il subissait l’ascendant de son beau-frère, il avait la conviction qu’en revendiquant le protectorat de l’église grecque en Orient, l’empereur Nicolas obéissait à un devoir impérieux, à son devoir de chrétien. De là les troubles qu’éprouvait son cœur et que traduisait sa politique. On retrouve la trace de ses luttes intimes, qu’Alexandre de Humboldt appelait « le dualisme des sentimens, » dans les lettres souvent dénuées de sens pratique qu’il adressait à M. de Bunsen, son ami et son ambassadeur : « Sachez, mon cher Bunsen, disait-il, que ma neutralité sera souveraine, et si quelqu’un veut me battre, je le battrai. La position de la Prusse est trop avantageuse ; elle lui met dans les mains la possibilité de la décision suprême. Je compte que l’Angleterre évangélique ne voudra pas affaiblir la Prusse évangélique, qu’elle ne se rendra coupable à mon égard d’aucune infamie. Prenez bien note de ceci, excellent Bunsen : je demande pour prix de ma neutralité sincère et autonome, pour prix des services que je rends à l’Angleterre dans cette funeste rupture avec la Russie et les traditions chrétiennes, je demande la garantie de mes possessions territoriales européennes, l’inviolabilité territoriale de toute la Confédération germanique, la promesse sacrée de me restituer, sans condition, mon fidèle Neufchâtel, après la paix, dans la paix, au moyen de la paix. Si je suis attaqué pendant l’inceste de l’Angleterre et de la France ; ou si, par suite de cet inceste, les deux puissances incestueuses, prenant la révolution pour alliée, la déchaînaient par le monde, alors je fais alliance avec la Russie, à la vie à la mort ; je connais mon devoir. » — « Je demande à l’Angleterre une réponse : veut-elle et peut-elle faire rétablir mon autorité dans ma fidèle petite principauté du Jura, aujourd’hui foulée aux pieds des impies ? Si l’Angleterre n’est pas claire et précise, j’adresserai la question à la Russie, et si la Russie non plus ne me répond pas clairement, je prierai Dieu de me rendre plus fort ! »

Le roi a écrit des lettres qui font honneur à son cœur et à son esprit, mais il en est dont la lecture est troublante, pénible. On se demande à quel mobile M. de Bunsen a cédé en les publiant, car elles ne sont pas de nature à grandir le souverain qu’il a aimé et servi. Voulait-il justifier l’insuccès de sa mission par l’incohérence de ses instructions ? Certes, sa tâche était difficile ; il n’était pas aisé de dire à des ministres anglais que l’alliance qu’ils avaient contractée avec la France était incestueuse et de leur demander comme prix, non pas de la coopération, mais de l’abstention, des garanties territoriales, la haute main en Allemagne et la restitution de la principauté de Neufchâtel.

« Il ne s’agit pas d’unité allemande, disait lord Clarendon à l’ambassadeur de Prusse, ni des arrière-pensées de l’Autriche, ni de la duplicité de la France ; il s’agit de réunir l’Europe dans une action commune pour maintenir l’intégrité de l’empire ottoman. Vos craintes sont de pures chimères ; l’empereur Napoléon témoigne dans les affaires d’Orient de la plus grande loyauté, du plus sérieux dévoûment aux intérêts européens. Il n’y a aucune raison de croire qu’il veuille reprendre l’idée napoléonienne et troubler le monde. » M. de Bunsen suppliait le ministre de la reine de ne pas juger la Prusse d’après la Gazette de la Croix, un journal d’illuminés : « Je ne la lis jamais, répondait lord Clarendon ; je ne m’occupe que des représentans du roi, et notre confiance en eux est profondément ébranlée. » Le roi passait de l’espoir au découragement, suivant les rapports qu’il recevait de Londres, de Paris ou de Pétersbourg ; son humeur s’en ressentait. Il n’avait pas connu les hésitations en 1840 ; il avait alors ratifié des deux mains le traité du 15 juillet, bien que désintéressé dans la question d’Egypte. Il était entré résolument dans la coalition fomentée par l’empereur Nicolas contre le roi Louis-Philippe. Une guerre de l’Europe monarchique contre la France révolutionnaire était son rêve. Il avait gardé des traitemens infligés à son pays par Napoléon d’amers ressentimens, que les années n’avaient pas effacés. Inspiré par l’esprit de 1813, il s’était servi des provocations imprudentes de M. Thiers pour s’adresser aux passions germaniques et réveiller l’idée de la grande patrie allemande. Mais la situation n’était plus la même au début des complications orientales ; le faisceau de la sainte-alliance était rompu, la France et l’Angleterre combattaient sous le même drapeau, et l’Autriche étonnait le monde par l’immensité de son ingratitude en s’associant à leur cause par un traité d’alliance. L’Allemagne aussi n’était plus la même : l’empereur Nicolas, par ses hauteurs et ses ingérences, l’avait froissée ; il avait contrarié ses aspirations en 1848, et la Prusse l’avait trouvé partout sur son chemin. Au lieu de la soutenir dans sa lutte contre l’Autriche, il l’avait forcée d’aller à Olmütz. Il l’avait traitée comme un parent pauvre, sans ménager ses susceptibilités. Souvent son gouvernement avait disposé d’elle sans daigner la pressentir, certain que le roi, fidèle aux dernières volontés de son père, ne déserterait jamais l’alliance russe.

Le baron de Manteuffel, cependant, avait amené son souverain, après le départ retentissant du prince Mentchikof de Constantinople, et l’occupation des principautés danubiennes, à rompre moralement avec la Russie. Il avait obtenu, à force de patience et d’habileté, l’autorisation de signer une note avec la France, l’Angleterre et l’Autriche. C’était un acte d’une haute portée ; il brisait les liens de la sainte-alliance qui, depuis 1815, avaient résisté à toutes les commotions européennes. La coalition qui s’était formée en 1840 contre la France, à propos du pacha d’Egypte, sous l’inspiration passionnée de l’empereur Nicolas, menaçait de se reformer aujourd’hui contre la Russie, à propos du protectorat des chrétiens grecs en Orient, sous l’inspiration de Napoléon III. Les quatre puissances formulaient leurs exigences dans un document appelé la note des quatre garanties. Elles réclamaient la suppression du protectorat exclusif de la Russie dans les principautés, la libre navigation du Danube, la révision du traité des détroits impliquant le rétablissement de l’équilibre des forces dans la Mer-Noire et la renonciation de la Russie au protectorat des chrétiens orthodoxes dans l’empire ottoman, revendiqué d’une façon si inattendue et si impérieuse par son ambassadeur extraordinaire. C’était ramener la politique russe de cinquante années en arrière, détruire d’un trait de plume le travail laborieux et persévérant de sa diplomatie, porter une atteinte irréparable à son prestige sur les populations grecques et slaves, et opposer une barrière infranchissable à ses aspirations nationales.

Il avait fallu des raisons d’un ordre supérieur, l’espoir de préserver la paix, pour que Frédéric-Guillaume IV se prêtât à un acte si contraire à ses sentimens et si peu conforme au testament de son père, qui lui recommandait de ne jamais se séparer de la Russie. S’il y consentit, c’est qu’il se flattait que, par une pression morale collective, il faciliterait à son beau-frère le moyen de sortir de l’impasse où il se trouvait acculé. Il s’imaginait que sa présence dans le concert enlèverait à la notification des puissances tout caractère blessant pour l’amour-propre de l’empereur. Il le suppliait d’ailleurs, dans les termes les plus affectueux, de ne pas mettre en doute son amitié et son désir ardent de lui être secourable. Il lui en coûtait de l’abandonner ; ses cajoleries n’étaient pas exemptes de remords. Il est certain que le roi n’avait cédé qu’à son corps défendant aux supplications de son ministre, et qu’il avait fallu recourir, c’était le cas de le dire, à la croix et à la bannière pour obtenir son adhésion. Mais lorsque, après le refus du cabinet de Pétersbourg, il fut question de transformer le protocole en traité, le roi résista à toutes les sollicitations. Il déclarait que, moralement, il resterait uni aux trois puissances, qu’il maintiendrait l’accord sur les bases du protocole, mais n’irait pas au-delà. « Les quatre points, disait une circulaire de son gouvernement, sont des noyaux destinés à reparaître. » L’image était hardie, mais elle traduisait la pensée du cabinet.

Le roi voulait avant tout conjurer les coups de fusil entre l’Autriche et la Russie ; il voulait que l’alliance du Nord, à demi bri6ée par la plume, ne fût pas tranchée par l’épée. Dans sa pensée, l’évacuation des principautés danubiennes par les Russes était le but principal qu’avait à poursuivre l’Allemagne, et il était convaincu que l’Autriche, appuyée pour la forme seulement par l’armée prussienne, pourrait y entrer sans combattre et sans briser ses relations diplomatiques avec le cabinet de Pétersbourg. Il tenait avant tout à maintenir ses bons rapports avec la cour de Vienne. « Marcher d’accord avec l’Autriche serait allemand, disait-il au baron de Manteuffel. — Oui, sire, répondait le ministre, mais ce ne serait pas prussien. » Le roi n’en persistait pas moins à se rapprocher du gouvernement autrichien, avec l’espoir de le paralyser et de former avec lui, pour se soustraire aux exigences des puissances belligérantes, la grande union allemande. La reine, sœur de l’archiduchesse Sophie, était l’ardente interprète de ses vues personnelles auprès de la cour d’Autriche. Mais ses vœux et ses doléances ne parvenaient pas à arrêter le cours des événemens.

Le marquis de Moustier ne se laissait pas troubler par les méandres de la politique prussienne. Il les suivait pas à pas, sans se décourager. « Notre position, écrivait-il, malgré la mobilité du roi, malgré les efforts de la Russie et d’une douzaine de ses partisans, se maintient et s’améliore. L’arrivée du prince de Prusse, dans quelques jours, sera pour nous une garantie de plus ; il n’est pas Russe, il serait plutôt Anglais, et comme nous avons l’Angleterre avec nous, il sera pour nous à cause d’elle ; mais, plus tard, j’espère qu’il sera avec nous pour nous seuls. Notre alliance avec l’Angleterre ferme la bouche à ceux qui se souviennent trop de 1813 ; elle nous est très utile comme transition. »

Notre position s’améliorait en effet ; la Prusse en était arrivée à comprendre le danger de son isolement ; elle signait avec l’Autriche, le 20 avril 1854, une convention de garantie mutuelle. On reconnaissait à l’Autriche le droit de requérir l’assistance de la Prusse pour couvrir ses opérations, dès qu’elle entrerait dans les principautés danubiennes. Dans les pourparlers, on prévoyait un mouvement offensif sur la Vistule ; les plénipotentiaires estimaient qu’en une campagne on pourrait prendre Modlin et Varsovie ; les généraux optimistes allaient jusqu’à discuter une marche sur Pétersbourg, avec l’appui des flottes alliées et de l’armée suédoise. La Prusse, par une convention militaire annexée au traité, s’engageait à mettre 150,000 hommes au service de l’Autriche pour la défense de ses frontières orientales ; les contingens fédéraux devaient être mobilisés ; il était stipulé qu’aucun corps d’armée ne serait porté du côté de l’ouest.

Le coup était inattendu pour ceux qui préconisaient l’alliance russe ; ce n’était pas ce qu’ils rêvaient. Le baron de Manteuffel était l’objet d’amères récriminations ; les chefs du parti de la Croix, le président de Gerlach et le feld-maréchal de Dohna, venaient dans son cabinet l’accabler de reproches.

Les adversaires de la Russie, par contre, étaient radieux ; déjà ils prévoyaient un changement définitif de système qui devait leur assurer le pouvoir. Le prince de Prusse ne les encourageait pas ; il persistait à se maintenir dans une grande réserve. Mais, au fond, il ne désapprouvait pas l’évolution que venait de faire le gouvernement du roi. « Le prince de Prusse, écrivait le marquis de Moustier, est au fond satisfait de la convention que le colonel de Manteuffel a signée avec le plénipotentiaire autrichien, le général de Hess, bien qu’il eût préféré, en thèse générale, ne pas marcher à la remorque de l’Autriche ; mais il trouve que cela vaut mieux que de se mettre à la remorque de la Russie. Il se loue du général de Hess, qui n’a pas insisté sur le renouvellement du traité d’Olmütz, et qui a consenti à une simple garantie territoriale pour la durée de la guerre actuelle. M. de Manteuffel travaille à soustraire son pays à la tutelle de la Russie et à se rapprocher de nous. C’est le fond de sa politique. Pour qu’elle changeât, il faudrait qu’il fût renversé, et M. de Manteuffel ne peut être remplacé. Sa chute sur la question russe serait le commencement d’une révolution, tant l’opinion qui le pousse dans cette question paraît s’accentuer chaque jour. Pouvons-nous, toutefois, attendre mieux qu’une neutralité sincère et même bienveillante pour nous ? Oui, si la Prusse y voit un intérêt évident. Tant que M. de Manteuffel sera là, je le répète, nous pouvons être sûrs que la Prusse ne prendra pas parti pour la Russie. Pour en être certains, nous n’avons pas besoin d’assurances verbales ; il nous suffit de voir l’opinion publique, les sentimens hautement manifestés des masses, mais surtout de cette bureaucratie, si puissante ici, qui a la main partout, qui dirige et forme les courans, qui, plus qu’aucune autre partie de la nation, a le sentiment du patriotisme prussien et n’a pas oublié le rôle que la Prusse a joué à Olmütz, grâce à l’empereur Nicolas. C’est là ce que M. de Manteuffel représente au ministère, et c’est pour nous la garantie de sa conduite. »


VI. — LES PROLEGOMENES DE BIARRITZ.

Le marquis de Moustier plaidait les circonstances atténuantes ; loin d’indisposer son gouvernement contre la Prusse et ses hommes d’état, il s’appliquait au contraire de toute son autorité et de son talent à atténuer dans ses correspondances l’irritation que causait à Paris et à Londres une politique pleine de réticences. Il préparait les voies dans lesquelles M. de Bismarck, appelé à la direction des affaires, devait, dix ans plus tard, entrer si résolument. Il prévoyait que le frère du roi, arrivé au trône, rechercherait le bon vouloir de la cour des Tuileries et s’appuierait sur elle pour faire prévaloir la légitime expansion de l’influence prussienne en Allemagne. M. de Moustier poursuivait une intime entente avec le cabinet de Berlin sur toutes les questions d’ordre européen ; il n’allait pas au-delà. Il ne pouvait pas pressentir que Napoléon III, à ce moment si sage, si bien inspiré, ferait l’Italie pour la jeter dans les bras de la Prusse, qu’il laisserait péricliter son armée et serait surpris par les événemens, malade et défaillant. En tout cas, il n’eût pas lié partie avec le cabinet de Berlin, s’il avait présidé à notre politique extérieure en 1866, sans se prémunir contre son ambition et son ingratitude par les plus solides garanties.

L’héritier présomptif de la couronne et son futur ministre se trouvaient, pendant la guerre d’Orient, engagés dans des voies divergentes ; ils ne partageaient ni les mêmes sympathies, ni les mêmes opinions, aux heures où le gouvernement du roi, inquiet, tiraillé en tous sens, ne parvenait à satisfaire ni la Russie ni les puissances alliées. Rien ne permettait de présager qu’un jour ils poursuivraient et réaliseraient dans une étroite collaboration les pensées ambitieuses qui les animaient tous deux. En 1854 et 1855, alors que M. de Bismarck pactisait avec le parti de la Croix et ménageait Pétersbourg, le prince de Prusse s’entourait des hommes éminens du parti libéral et portait ses regards vers Paris. « Vous allez donc faire quelque chose avec nous, j’en suis bien aise, » disait-il au marquis de Moustier, à l’occasion de la mission donnée au général de Wedel en vue d’une entente avec le cabinet des Tuileries.

L’idée d’un rapprochement entre les deux cours germait du reste à Berlin, dès le début de la guerre d’Orient, dans bien des esprits. M. de Manteuffel, bien qu’il dût signer « l’odieuse » convention d’Olmütz, pour sauver la monarchie des fautes commises par le roi et son ministre le général de Radowitz, la caressait, et déjà, en 1856, il songeait à l’Italie. Lorsqu’il revint du congrès de Paris, il me parla avec admiration du comte de Cavour. Il le tenait pour un politique de grande envergure et lui prêtait de vastes projets. Les éloges qu’il lui décernait me frappèrent d’autant plus que les rapports officiels entre Berlin et Turin étaient forts tendus. M. de Cavour avait dû laisser entrevoir à la politique prussienne, cela n’était pas douteux pour moi, des horizons nouveaux. C’est sous l’impression non effacée de ses entretiens avec le ministre piémontais qu’un an après, M. de Manteuffel envoya un personnage obscur de sa confiance à Plombières, pour pressentir l’empereur et le préparer à des remaniemens en Allemagne, en s’adressant à ses convoitises. On peut dire que cette mission occulte, qui remonte à 1857, a été le point de départ des pourparlers qui, plus tard, se sont poursuivis à Biarritz. À partir de ce moment aussi, un courant plus sympathique s’établit entre Berlin et Turin. La diplomatie prussienne commençait à flairer les avantages de l’alliance italienne.

M. de Manteuffel, toutefois, n’avait pas les visées assez hautes et l’autorité suffisante pour vaincre les préjugés de son roi et l’entraîner vers la France et l’Italie. Comme tous les hommes d’état prussiens, il rêvait l’hégémonie des Hohenzollern en Allemagne. Mais son ambition était contenue ; elle ne se révélait qu’accidentellement et discrètement. « Il y a beaucoup de choses que la Prusse pourrait désirer, » disait-il un jour à M. de Moustier d’un air scrutateur, en ajustant ses lunettes ; « mais le roi éprouverait les plus grands scrupules à prendre quoi que ce soit, même ce qu’on lui mettrait dans les mains. N’a-t-il pas failli se brouiller avec Bunsen, parce qu’il lui parlait de remaniemens territoriaux ? Il faudra cependant, ajoutait le ministre en soupirant, que l’Allemagne subisse des transformations, mais cela ne pourra se faire qu’à la suite d’une guerre, car personne ne peut songer à remanier d’avance la carte de l’Europe. »

M. d’Usedom, de son côté, dans une de ses missions à Londres, avait abordé la question des compensations avec lord Clarendon ; il avait chercha des équivalens aux avantages que l’Autriche tirait, au détriment du commerce de la Prusse, de l’occupation des principautés danubiennes. Il faisait allusion à l’hégémonie que la Prusse revendiquait en Allemagne. Mais il n’était pas aisé de faire prévaloir la politique scabreuse des compensations auprès d’un roi mystique professant le respect du droit et du bien d’autrui. Il était réservé à M. de Bismarck, dégagé de tous préjugés et de tous scrupules, de reprendre en sous-œuvre, quelques années plus tard, avec le génie qui lui est propre, la pensée que M. de Manteuffel avait timidement rapportée du congrès de Paris, et de lui donner, au détriment de la France, par le fait des indécisions de Napoléon III, les plus larges développemens.

L’Allemagne n’est pas sortie tout d’une pièce du cerveau du prince de Bismarck. Jamais, du reste, cet homme d’état n’a poussé l’orgueil jusqu’à le prétendre. « Il s’agit de savoir, disait-il au baron de Talleyrand, le prédécesseur de M. Benedetti à Berlin, si la politique de Frédéric le Grand n’a été qu’un accident dans l’histoire de la Prusse, ou si elle est appelée à recevoir tous ses développemens[10]. »

Frédéric II, ce grand génie, dont le prince de Bismarck est en quelque sorte l’exécuteur testamentaire, car il s’est assimilé sa pensée et ses procédés, a posé les jalons de toutes les routes qui devaient s’ouvrir à ses successeurs. Il leur a légué dans ses Correspondances, dans l’Histoire de mon temps, dans ses Œuvres militaires et dans son Testament politique des instructions et des préceptes dont le roi Guillaume et son premier ministre ont su tirer un merveilleux parti. On peut dire que leur œuvre, sauf l’exécution, n’est que le produit de son inspiration. Dès son avènement, il affirmait « la mission historique de la Prusse, » il songeait à une « Confédération du Nord, » il inaugurait les « propos » et les « négociations dilatoires. » Il glorifiait la politique des gages : Beati possidentes, disait-il, et il persiflait « la politique des pourboires. »

Pour s’assurer l’opinion des cours et des peuples, il stipendiait les gazettes et nouait commerce de lettres ; avec les encyclopédistes, qui étaient les reporters du temps. Il prodiguait les flatteries les plus épaisses au cardinal Fleury, qu’il appelait « l’Atlas de l’Europe, » l’homme d’état le plus habile que la France ait eu. « Rassurez et cajolez les Français, » écrivait-il à ses agens, « il faut faire patte de velours avec ces b… ; fortifiez les Bavarois, intimidez les Saxons, flattez les Hollandais, donnez de l’encens aux Danois, jouez-vous des Hanovriens, et f…-vous des Autrichiens. » Il disait aussi : « S’il y a à gagner à être honnête, nous le serons, et s’il faut duper, soyons fourbes[11]. »

A Neisse, dans son entrevue avec Joseph II, il invoquait « le patriotisme allemand, » un mot fort nouveau et fort étrange alors, et, dans ses entretiens avec Nugent, l’ambassadeur d’Autriche, il parlait avec assurance de la conquête de l’Alsace et de la Lorraine[12]. Le plan de campagne qu’il arrêtait dans son esprit et qu’il rédigea dans un accès de goutte avec la mention : Scriptum in dolore, a plus d’une ressemblance avec celui qui fut exécuté en 1870. Il se proposait d’attaquer la France, de l’envahir avec deux armées, l’une en Alsace et l’autre plus forte dans le Nord, pour marcher sur Paris, « Supposé, dit-il, dans ses Œuvres militaires, qu’on prît Paris, il faudrait bien se garder d’y faire entrer des troupes, parce qu’elles s’amolliraient et perdraient la discipline ; il faudrait se contenter d’en tirer de grosses contributions. »

a Une fois qu’il eut marqué le but, a dit M. Saint-René-Tallandier, où devait tendre l’Allemagne du Nord, il y marcha sans hésitations, sans scrupules, avec un mélange extraordinaire de fougue et de ténacité, d’allures despotiques et d’instincts libéraux, de hauteur méprisante et de sympathie humaine, tantôt dissimulé jusqu’à la fourberie, tantôt sincère jusqu’au cynisme, vrai type, non pas de Salomon ou de Mandrin, comme l’appelait tour à tour Voltaire, mais de révolutionnaire couronné, tel que le XVIIIe siècle devait le former pour l’admiration des uns et le scandale des autres. »

Il était écrit, dans les mystérieux décrets qui président à la grandeur et à la décadence des empires, que M. de Bismarck réaliserait et dépasserait les conceptions de Frédéric II. Il eut la fortune d’être appelé dans les conseils d’un prince militaire qui subordonnait tout, jusqu’à son amour-propre, à la raison d’état, et qui, en lutte ouverte avec le pays, prépara l’élément indispensable au succès : une grande et vaillante armée, dont le général de Roon était le ministre et le général de Moltke le chef d’état-major[13]. L’histoire dira que M. de Bismarck possédait, suivant l’expression de Gil Blas, « l’outil universel, » qu’il mit au service de son roi son indomptable énergie, toutes les ressources de son génie politique, prépara les alliances et neutralisa les gouvernemens les plus intéressés à combattre son ambition, qu’il fut assez habile pour créer l’occasion et assez audacieux pour ne se laisser arrêter par aucun obstacle ; mais peut-être dira-t-elle aussi qu’il lui eût été difficile de réaliser le rêve de l’Allemagne, si M. de Manteuffel et le prince de Prusse avec ses amis, pendant la guerre de Crimée, n’avaient pas, par les sympathies qu’ils témoignaient à la France, préparé l’entente « sans laquelle on ne pouvait rien, » et que l’envoyé de Prusse à la Diète, pendant la guerre de Crimée jusqu’à la veille de la prise de Sébastopol, contrecarrait à Francfort en étroite communauté de sentimens avec le parti féodal.

M. de Bismarck, par son attitude au sein de l’assemblée fédérale, a empêché une rupture avec la Russie, qu’il ménageait, a-t-il dit, en vue de ses desseins futurs ; il a fait reprendre fugitivement à son gouvernement sur les cours allemandes l’ascendant qu’il avait perdu depuis Olmütz, mais ce sera le mérite de M. de Manteuffel d’être parvenu dans des temps menaçans, avant la réorganisation de l’armée, avec un roi capricieux, imbu des passions de 1813, à ne pas s’aliéner la France, à s’opposer à la médiation armée qui eût laissé dans le cœur de Napoléon III d’ineffaçables ressentimens. Il a su, en tout cas, maintenir intactes les destinées de la monarchie, et réserver les forces dont il était le gardien, au souverain et à l’homme d’état qui, par leur habileté, leur vaillance et aussi par leur bonheur, devaient, avec une rapidité sans exemple, faire de la Prusse, si humble à Olmütz, si perplexe pendant la guerre d’Orient, l’arbitre de l’Europe.


G. ROTHAN.

  1. Les joueurs mettaient chacun 20 silbergros dans le chandelier royal.
  2. Un ancien ministre résident d’Autriche, qui portait un nom bien compliqué, — il s’appelait Edler Dumreicher von Oestreich, — a écrit jadis sur la diplomatie un livre qui pourrait s’intituler le Guide du parfait diplomate. Il recommandait tout particulièrement l’étude du whist à ceux qui aspirent à l’honneur de représenter leur pays dans les cours étrangères. Il préconisait ce jeu classique dans les chancelleries, cher au prince de Talleyrand, comme un élément précieux d’information et de négociation. Il crée l’intimité, disait-il, et permet de préparer, dans un échange d’idées familières, les affaires qu’on est appelé à traiter officiellement. Bien des diplomates s’en sont bien trouvés. Un de nos envoyés à Berlin, sous le gouvernement de juillet, M. Bresson, pénétré de son utilité, faisait tous les soirs la partie du prince de Wittgenstein, le premier conseiller de Frédéric-Guillaume III ; il pouvait ainsi, entre deux robbers, tâter chaque jour le pouls à la politique prussienne et contrôler les renseignemens recueillis dans la matinée. C’est le whist qui m’a permis de connaître de près, à Francfort, le comte de Buol et le prince Gortchakof, dans un salon européen, celui de la baronne de Vrintz, où se rencontraient dans les temps les plus troublés de l’Allemagne, de 1849 à 1852, les hommes marquans de l’époque. On y voyait tous les princes médiatisés de la Confédération germanique, les Hohenlohe, les Sayn-Wittgenstein, les Loewenstein, les Reuss de tous numéros, les Neuwied, le prince de Linange, le demi-frère de la reine d’Angleterre, le landgrave de liesse, le duc de Nassau, dépossédé en 1866, et le prince Émile de Darmstadt, que Napoléon tenait pour un de ses bons généraux. Le prince de Prusse y apparaissait parfois, mais le jeu n’avait pas d’attraits pour lui. Il avait une prédilection marquée pour l’ancienne ville impériale où se faisaient élire et couronner les empereurs d’Allemagne. Il s’y arrêtait volontiers dans ses fréquentes allées et venues entre Berlin et le grand-duché de Baden. La Prusse cependant n’était rien moins que populaire à Francfort. « Si les Prussiens ne sont pas aimés, c’est parce qu’ils ne sont pas aimables, » disait le baron de Hess, un vieux conseiller autrichien. Le prince de Prusse était plus qu’aimable, il était séduisant. Aussi était-il fêté et choyé. Son apparition mettait en branle toutes les dames patriciennes, elles savouraient ses complimens marqués au coin de la vieille galanterie française. Constant dans ses affections, il ne manquait jamais de faire visite au baron de Scherf, qui représentait à la Diète, pour le compte de la Hollande, le Limbourg et le Luxembourg. Il retrouvait, dans le modeste intérieur de ce plénipotentiaire octogénaire, les souvenirs platoniques de ses jeunes années. M. de Bismarck y fait une discrète allusion dans une revue du personnel diplomatique de la Confédération. « M. de Scherf et sa famille, dit-il, sont particulièrement dans les bonnes grâces de Son Altesse Royale le prince de Prusse.
  3. Le baron de Manteuffel se servait d’un de ses familiers comme intermédiaire auprès de la légation de France et de la légation d’Angleterre ; c’était un Israélite, initié à ses affaires, dont les indiscrétions, voulues ou involontaires, étalent précieuses.
  4. La Correspondance diplomatique de M. de Bismarck, par M. Funck-Brentano, traduite d’après les volumes parus à Leipzig : Preusten im Bundestag. Dr Ritter von Poschinger.
  5. L’Autriche avait à ce moment trois magnifiques corps d’armée mobilisés en Bohême ; quatre-vingt mille Bavarois étaient sur pied de guerre, vingt mille Saxons occupaient l’Elbe jusqu’à Troppau. Les contingens hessois, badois et wurtembergeois étaient en marche, et déjà un combat d’avant-poste s’était engagé à Bronzel, sur les frontières de la Hesse électorale, lorsque arriva le contre-ordre.
  6. Dépêche de M. de Moustier : « On assure que le prince de Prusse voit avec un profond chagrin la position dans laquelle on a mis le pays, bien que le respect qu’il doit à son frère, dont il est le premier sujet, l’empêche de l’exprimer tout haut. »
  7. Frédéric-Guillaume IV, né le 15 octobre 1795, succéda à son père, Frédéric-Guillaume III, le 7 Juin 1840. Il s’était marié en 1823 à Elisabeth de Bavière ; étant sans enfans, le trône revenait à son frère Guillaume, prince de Prusse. Il eut un coup d’apoplexie au mois d’octobre 1857, qui se renouvela en octobre 1858 ; le prince de Prusse fut alors nommé régent du royaume.
  8. Souvenirs de M. Xavier Marmier.
  9. Dichtungen, t. XVII.
  10. Lorsqu’on 1881 la Revue publia les Etudes diplomatiques de M. le duc de Broglie sur Frédéric II et Marie-Thérèse et l’Affaire du Luxembourg, les lecteurs qui méditent les enseignemens de l’histoire furent Trappes en voyant, combien à cent ans de distance, la politique prussienne avait peu varié dans ses desseins et ses procédés. Les deux publications semblaient se compléter l’une par l’autre.
  11. Voyez la Politique réaliste, par M. G. Valbert, dans le n° du 1er mars 1879.
  12. La Question d’Orient, par M. Albert Sorel.
  13. La Politique française en 1866.