La Prusse et son roi pendant la guerre de Crimée/02

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La Prusse et son roi pendant la guerre de Crimée
Revue des Deux Mondes3e période, tome 84 (p. 853-888).
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SOUVENIRS DIPLOMATIQUES

LA
PRUSSE ET SON ROI
PENDANT LA GUERRE DE CRIMEE

II.[1]
LES COURS ALLEMANDES PENDANT LA GUERRE. — LA CRISE A BERLIN. — NAPOLÉON III ET L’ARMÉE DE CRIMÉE. — L’AUTRICHE ET LA RUSSIE.


I. — LA COALITION DE BAMBERG.

Il n’était pas aisé de suivre les phases de la guerre sourde engagée à Francfort, pendant la guerre d’Orient entre l’Autriche, la Prusse et les cours secondaires. Les quatre royaumes moyens, la Bavière, la Saxe, le Wurtemberg et le Hanovre, assistés souvent de l’électeur de Hesse, des ducs de Bade, de Nassau et de Darmstadt, avaient la prétention de jouer en Allemagne, réunis dans une commune action diplomatique, le rôle de troisième puissance. Leurs ministres pratiquaient la politique de bascule, en se portant tantôt vers la Prusse, tantôt vers l’Autriche, dont la rivalité était toujours vivante, soit qu’elle se dissimulât, soit qu’elle éclatât. Il entrait dans leur tactique de ne s’expliquer qu’au sein de l’assemblée fédérale, collectivement avec les deux grandes puissances, et de déterminer la majorité par leurs voix coalisées. Leur ambition était peu mesurée ; ils ne craignaient pas de revendiquer pour la Confédération germanique le droit d’intervenir dans les questions européennes, et d’être représentée dans les congrès. Ils voulaient bien défendre l’Autriche contre la Russie, mais à la condition qu’elle ne l’attaquerait pas et qu’elle se concerterait préalablement avec eux. Ni la Prusse ni l’Autriche n’admettaient que leur politique extérieure pût être à la merci d’une coalition fédérale. Souvent elles s’entendaient et n’arrivaient à Francfort qu’avec des résolutions arrêtées pour les imposer à leurs confédérés. Toutefois, divisées comme elles l’étaient dans la question d’Orient, il leur était difficile de ne pas rechercher séparément l’appui des cours allemandes. La diplomatie prussienne, comme le renard de la fable, promettait monts et merveilles aux petits états qui lieraient partie avec elle ; la diplomatie autrichienne s’adressait à la Bavière et lui offrait, dans le cas où ses propositions ne seraient pas adoptées par la Diète, une alliance séparée avec des avantages proportionnés aux sacrifices. C’étaient des accords perfides, des manœuvres souterraines, des échanges incessans de notes diffuses, d’explications embrouillées qui ne menaient à rien. « Il me serait difficile, écrivait M. de Moustier à son ministre, de faire comprendre l’embarras que j’éprouve à vous donner une idée claire de ce qui se passe en Allemagne : s’il y avait plus d’ordre et de logique dans ce que j’écris, il y aurait moins de vérité. »

M. de Bismarck devait révéler à Francfort les ressources de son esprit et montrer qu’il savait accommoder ses principes aux circonstances. Après avoir déversé le ridicule sur les confédérés de Bamberg et combattu leurs velléités ambitieuses, il trouva utile de les prendre sous son égide pour faire pièce à l’Autriche et l’amener à composition. Le second rang lui pesait ; il voulait avoir les mêmes droits et les mêmes prérogatives que le délégué impérial.

Mais cette manœuvre, habile comme stratégie, ne constituait pas à la Prusse une situation nouvelle et bien nette en Allemagne. La coalition de Bamberg s’inspirait de la même pensée que la coalition de Darmstadt, qui jadis avait valu un éclatant échec à l’ambition prussienne. L’esprit des coalisés était resté le même ; il n’y avait pas à Berlin un seul des représentans des cours allemandes, sauf peut-être celui du Wurtemberg, qui ne déclarât, à qui voulait l’entendre, que jamais ils ne se sépareraient de l’Autriche ; que si, aujourd’hui, ils contrariaient leur protectrice naturelle, c’était dans son propre intérêt, pour l’arracher à ses entraînemens. Aucun ne cachait son manque de sympathie pour la Prusse et son intention de se rallier à l’Autriche le jour où elle serait forcée de tirer l’épée et de réclamer, sous le coup d’un danger, l’appui de la Confédération germanique. Il eût été difficile au gouvernement prussien, lié par le traité du 20 avril, poussé par l’opinion et forcé de remplir ses devoirs de confédéré, de ne pas mettre, le cas échéant, ses forces au service du cabinet de Vienne.

Les gouvernemens allemands, par leurs tergiversations et leurs menées, rendaient à la Russie un mauvais service. Une attitude résolue de l’Allemagne, ralliée aux puissances occidentales, eut hâté la paix et facilité au comte de Nesselrode l’acceptation des conditions qui lui étaient notifiées par les quatre puissances. — « A quatre, avait dit l’empereur Nicolas, en 1853, à notre ambassadeur, le général de Castelbajac, vous me dicterez la loi, mais cela n’arrivera jamais, car je suis sûr de l’Autriche et de la Prusse. » S’il avait pu pressentir leurs défaillances et les équivoques de leur politique, s’il s’était rendu compte de leurs jalousies et de leurs secrètes ambitions, il n’eût pas provoqué une lutte qui devait abréger sa vie et porter aux destinées de son pays une irréparable atteinte.

L’Allemagne, il faut bien le reconnaître, en dehors du maintien de la paix, qui était capital, il est vrai, n’avait au fond qu’un intérêt secondaire dans la question d’Orient, c’était la liberté du Danube. Le retrait de la Russie des Principautés danubiennes et leur occupation par l’Autriche lui donnaient à cet égard pleine satisfaction. Au contraire, il importait beaucoup à la Prusse de maintenir son rôle de grande puissance. Elle ne pouvait être quelque chose en Allemagne qu’à la condition d’être beaucoup en Europe. C’était la conviction de l’héritier présomptif. Les intrigues et les compromissions répugnaient au caractère du prince de Prusse ; il aimait les situations dignes et nettes, « Quand on ne veut plus rien être, écrivait-il déjà en 1824 à un de ses amis, pourquoi faire semblant d’être quelque chose et entretenir une armée au prix d’immenses efforts ? » Il écrivait aussi : « Les alliés feront défaut à l’heure du danger à une nation qui abandonne son rang et qui, en abandonnant son rang, n’est plus pour les autres puissances un élément de concours auquel on s’intéresse[2]. » Mais la perspective d’être impliqués dans un conflit, sans bénéfices appréciables et tangibles, rendait perplexes les conseillers du roi Frédéric-Guillaume. Ils déploraient les difformités géographiques de la Prusse, ils auraient voulu les redresser et combler les échancrures qui creusaient ses flancs.

« Comment voulez-vous, nous disait M. de Manteuffel, que l’idée d’une guerre ne nous rende pas hésitans, craintifs ? Les avantages qu’elle nous offre n’ont rien de séduisant ; nous serions forcés ou de tenir garnison en Autriche, ce qui ne saurait convenir à une armée prussienne, ou de marcher sur Varsovie, et alors nous nous trouverions, comme le dit le roi, à la tête de tous les révolutionnaires, de tous les gens armés de faux. D’ailleurs, que faire en Pologne ? Nous avons un million de Polonais, cela nous suffit, et reconstituer la Pologne en royaume serait nous forcer de lui rendre Dantzig. » La restitution de Neufchâtel que caressait le roi et la révision du protocole du 8 mai sur la succession danoise n’étaient pas, aux yeux du ministre, un dédommagement suffisant aux sacrifices d’une intervention active. Un remaniement de la carte, assurant à la Prusse le premier rang en Allemagne et lui permettant de combler les solutions de continuité de son territoire entre les anciennes et les nouvelles provinces de la monarchie, tel était le prix, sans qu’il osât l’avouer, que le cabinet de Berlin mettait à son concours. Mais le groupement des alliances et le programme de la guerre ne comportaient pas de transformations au centre de l’Europe. La France et l’Angleterre, en s’alliant, n’avaient-elles pas hautement proclamé leur désintéressement et déclaré qu’elles ne poursuivraient aucun avantage personnel ? C’est parce que le gouvernement prussien savait qu’il ne serait procédé à aucune modification territoriale qu’il s’appliquait à gagner du temps et à ménager ses ressources.

Ambitieux et réaliste, M. de Bismarck cherchait, de son côté, des dédommagemens sans en trouver à sa convenance.

« Pourquoi, disait-il, entreprendre une guerre dont la Prusse n’a rien à attendre ? Il faut qu’elle reste maîtresse de ses destinées et puisse choisir le moment où ses intérêts la porteront à intervenir. La France et l’Angleterre proclament leur désintéressement ; mais l’Angleterre, en fermant la Mer-Noire aux Russes, assure son commerce et ses possessions indiennes, et en détruisant Sébastopol, la France assure sa prépondérance dans la Méditerranée. Que donnerait-on à la Prusse à titre de compensation ? Un morceau de la Pologne sans doute, dont elle n’a cure. L’Esthonie et la Courlande n’amélioreraient pas sa situation géographique ; elles la brouilleraient à jamais avec la Russie. Le mot de guerre de principe qu’affectent les alliés ne signifie rien. C’est au nom des principes que la Prusse a fait la guerre au Danemark, ce qui n’a pas empêché la France et l’Angleterre de contrecarrer dans la Baltique ses intérêts les plus proches. Qui nous dit, d’ailleurs, qu’après la paix Napoléon III et Alexandre II, étroitement réconciliés, ne s’entendront pas à ses dépens ? » M. de Bismarck ne croyait ni à la profondeur ni à la durée de l’antagonisme de la France et de la Russie ; leur alliance était aux débuts, comme elle l’est au terme de sa carrière, sa grande préoccupation. Il estimait que l’heure viendrait où les puissances belligérantes, épuisées par la lutte, compteraient avec le gouvernement prussien, et qu’avec un peu de chance et beaucoup d’habileté, on pourrait s’assurer l’alternat dans la présidence de la Diète et, peut-être, la création d’une confédération restreinte dans le Nord.

C’était une politique. Toutefois, comment la faire prévaloir ? Elle exigeait du tact, de l’unité de vues et d’action, toutes choses qui manquaient à Berlin.

Seul, à la tête des affaires, maître de ses mouvemens, M. de Bismarck eût peut-être réussi, par sa dextérité diplomatique, à se maintenir en équilibre entre les puissances belligérantes et à s’assurer même, sans payer comptant, des compensations au jour de la paix. Il n’y fallait pas songer avec un roi esclave de ses impressions, dominé par les partis.

Adhérer au traité du 2 décembre, dont la Prusse s’était assimilé les bases en signant le protocole du mois de décembre 1854, et prendre dans la conférence de Vienne le rôle de modérateur, semblait être, tout compte fait, le parti le plus digne et le plus sage, car l’effacement, dit Polybe, ne donne pas d’amis et n’ôte pas d’ennemis. C’était la politique que le roi Léopold, en sa qualité de souverain neutre, intéressé à une prompte pacification, recommandait au roi Frédéric-Guillaume. « Vous êtes engagé, disait-il, à une guerre défensive à la suite de l’Autriche, mais tout indique que vous n’éviterez pas la guerre offensive. Il serait dès lors plus habile, dans votre intérêt et dans celui de nous tous, de reprendre votre position européenne en adhérant au traité du 2 décembre. Il serait dangereux de s’y refuser, car ce serait, en laissant la guerre se perpétuer, réveiller des idées de conquêtes dont vous n’auriez peut-être pas, en ayant mécontenté tout le monde, lieu de vous féliciter[3]. » Le conseil était sage ; si on l’avait suivi, la Prusse eût grandi en autorité et en considération, elle eût bâté la paix et rendu à la Russie, en lui enlevant de décevantes espérances, un signalé service.

L’événement, il est vrai, n’a pas justifié les appréhensions du roi des Belges ; le centre de l’Europe a évité la guerre, l’esprit de conquête n’a pas prévalu, mais la Prusse n’en est pas moins sortie des complications orientales moralement et diplomatiquement amoindrie, et peu s’en est fallu que, par son exclusion du congrès, conjurée par Napoléon III, elle ne descendit au rang de seconde puissance.

Les lois de l’histoire, pour les plus clairvoyans, sont souvent impénétrables. Les fautes qui devraient perdre les états tournent à leur salut et sont le point de départ de leur grandeur future. « Nous sommes à cheval, la route est ouverte devant nous, et le destin est derrière, » disait Charles XII, au moment d’entrer en campagne.


II. — LA DIPLOMATIE DES TROIS PUISSANCES BELLIGÉRANTES A BERLIN.

Le gouvernement anglais s’indignait des équivoques de la politique prussienne. Lord Clarendon adressait à Berlin des notes violentes que son chargé d’affaires, en l’absence de lord Bloomfield, traduisait sans adoucissemens dans ses entretiens avec le ministre des affaires étrangères. Lord Loftus ne glissait pas, il appuyait, en touchant aux points les plus vulnérables ; il parlait avec désinvolture des provinces rhénanes et menaçait la Prusse d’être exclue de la paix. « L’Angleterre nous menace, disait M. de Manteuffel au comte d’Esterhazy, de nous exclure de toute participation à la paix, mais quand le moment sera venu, tout le monde aura besoin de nous, et la Russie ne signera pas la paix sans la Prusse. » Le baron de Manteuffel cédait à des illusions ; l’empereur Alexandre eut peu de souci du cabinet de Berlin, lorsqu’à bout de forces, il réclama la paix ; l’exclusion de la Prusse du congrès entrait au contraire dans le jeu de sa diplomatie. « Si la Prusse n’intéresse pas la France à son sort, écrivait M. de Bismarck le 10 février 1856, elle n’entrera pas au congrès ; elle ne peut compter ni sur l’Angleterre, ni sur l’Autriche, ni sur la reconnaissance de la Russie. »

La diplomatie française, pas plus que la diplomatie anglaise, ne se méprenait sur la tactique du cabinet de Berlin, mais elle était accommodante ; elle savait qu’au fond M. de Manteuffel penchait de notre côté, elle faisait la part aux exigences passionnées qui souvent s’imposaient à ses déterminations. Le gouvernement de l’empereur se flattait, en s’appuyant sur les correspondances de sa légation à Berlin, qu’un jour ou l’autre le dernier mot resterait aux tendances du ministre. Désespérant d’entraîner la Prusse dans la guerre, il s’efforçait à la maintenir du moins dans une neutralité sympathique.

La diplomatie russe à Berlin n’était pas aussi résignée ; elle avait de puissantes intelligences dans la place, elle espérait l’emporter de haute lutte. Les allures du baron de Budberg étaient cassantes. Il dédaignait l’art de la persuasion, il avait recours à l’intimidation pour faire prévaloir, auprès d’un souverain impressionnable, la politique de son gouvernement. Il traitait de mécréans tous ceux qui n’étaient pas dévoués à la sainte Russie. Les propos qu’il décochait contre la cour, lorsqu’elle inclinait trop ostensiblement vers les alliés, étaient parfois sanglans. Il connaissait l’empire des mots sur l’esprit du roi ; il se rappelait qu’en 1848 une véhémente apostrophe du baron de Prokesch n’avait pas peu contribué au refus de la couronne impériale d’Allemagne, qu’une députation du parlement de Francfort était venue offrir à Frédéric-Guillaume IV. « Jamais je ne croirai, avait dit l’envoyé d’Autriche, que Votre Majesté ceindra sa tête royale d’une couronne sortie de la fange révolutionnaire, d’une couronne de c…eine, Schweine-Kronc[4]. »

C’est au président du conseil surtout que s’en prenait le ministre de Russie pour se venger de ses mécomptes. Souvent il le traitait de Turc à More. « N’oubliez pas les services que l’empereur Nicolas vous a rendus en 1848, prenez garde de le blesser, » lui disait-il, au moment où la Prusse paraissait vouloir entrer avec les puissances occidentales dans une quadruple alliance. M. de Manteuffel répondait qu’il serait désolé d’indisposer le tsar, mais que, n’étant pas son conseiller, il devait avant tout se préoccuper des affaires de son pays. Le ministre prussien connaissait par expérience la violence de l’empereur Nicolas, mais la façon blessante dont M. de Budberg interprétait le mécontentement de son souverain l’ulcérait profondément[5]. Il se voyait chaque jour en butte à ses récriminations, il s’apercevait qu’il éventait toutes ses démarches, qu’on le tenait au courant de ses moindres propos et qu’il trouvait moyen de dénouer les trames les plus secrètes de sa politique. Il laissait le roi rallié à ses idées, et il le retrouvait le lendemain converti à celles de ses adversaires. Il écrivait à Pétersbourg : « Ne comptez pas sur nous, nous ne pouvons vous suivre ; » et il lui revenait que le tsar était certain qu’avant peu la Prusse prendrait fait et cause pour la Russie.


III. — L’ANGLETERRE ET LA DISGRACE DU PARTI LIBERAL EN PRUSSE.

Le roi, en effet, mis en demeure par la France et l’Angleterre de signer le traité qui devait consacrer l’entente établie à Vienne et dont on débattait les clauses, à Paris et Londres, dans d’interminables négociations, s’était brusquement dérobé. Il ne voulait plus entendre parler de rien, bien que le cabinet des Tuileries se montrât disposé à lui donner toutes les garanties qu’il réclamait au sujet d’un soulèvement en Pologne, du passage des troupes françaises à travers l’Allemagne, de l’intégrité de ses possessions et de celles de la Confédération germanique. Il télégraphia à M. de Bunsen de suspendre tous pourparlers avec le cabinet anglais, il désavoua les engagemens qu’il avait pu prendre, et annonça l’arrivée à Londres du général de Grœben avec une lettre officielle et une lettre particulière pour la reine Victoria. L’ambassadeur apprenait en outre que le général était chargé de procéder à une enquête sur sa conduite. Son crime était d’avoir rappelé, dans un de ses rapports, les humiliations que la Russie avait fait subir à l’Allemagne, et d’avoir préconisé une révision de la carte. Dans ses combinaisons, la Russie perdait la Finlande, la Crimée ; l’Autriche émancipait la Lombardie en échange des Principautés danubiennes, et la Prusse s’assurait la haute main en Allemagne. Le roi l’accusait d’avoir trempé dans un complot et d’avoir surpris sa religion ; il lui reprochait de vouloir se servir traîtreusement de l’Allemagne, de connivence avec les puissances occidentales, pour démembrer la Russie, en violation des protocoles, qui se bornaient à garantir la sécurité des chrétiens et l’intégrité de l’empire ottoman. L’ambassadeur s’attendait à des complimens, et il était désavoué, mis en demeure de se justifier, invité d’office à prendre un congé. « Le roi, écrivait le prince Albert, veut que Bunsen ait une indisposition diplomatique de quelques mois, mais Bunsen ne veut pas être indisposé. » Son attitude, malheureusement, n’était pas exempte de reproches : il avait trop découvert son souverain, il s’était mépris sur le fond de sa pensée[6]. Les choses n’étaient pas aussi avancées à Berlin qu’il se l’était imaginé et le faisait espérer à lord Clarendon. Il n’avait pas le tact et le calme du ministre du roi à Paris. Le comte de Hatzfeld trouvait qu’il était plus sage et plus loyal de ne pas monter la tête au gouvernement de l’empereur, si enclin aux illusions, au sujet des bonnes dispositions de la cour de Potsdam. Il connaissait l’esprit variable du roi, il ne se souciait pas d’être désavoué. Le comte de Goltz, plus tard, n’eut pas les mêmes scrupules. Il mit sa gloire et son honneur à leurrer l’empereur et l’impératrice, qu’il affectait d’admirer passionnément.

L’envoyé extraordinaire que le roi envoyait à Londres, le comte de Grœben, était un officier de cavalerie qui ne savait pas le premier mot de la politique qu’il avait mission d’expliquer au gouvernement britannique. « Il n’est ni sorcier ni diplomate, écrivait le prince Albert au baron de Stockmar ; il n’a pas lu un seul document officieux sur la question d’Orient, il n’a en que six heures pour faire ses malles, après avoir été informé de sa mission. Voilà l’homme chargé de convaincre l’Angleterre que les intentions de l’empereur Nicolas sont pures, que nous ne devons pas faire la guerre à ce pauvre souverain ; vous pouvez vous imaginer quelles ont été les réponses. »

Le roi, du reste, s’expliquait lui-même, dans les deux lettres, l’une officielle, l’autre personnelle, qu’il adressait à la reine[7] : « Bunsen est devenu fou, disait-il ; sa haine contre la Russie lui fait perdre la tête : il refuse d’obéir à mes ordres, il veut à tout prix me procurer un bon pourboire si je fais la guerre. C’est de la démence. Le temps des diplomates est passé, c’est aux rois maintenant de faire leurs affaires. J’aime John Bull, j’adore la reine, mais je leur préfère la loi de Dieu, écrite dans ma conscience. Je suis décidé, ajoutait-il, à garder une attitude de complète neutralité, et j’ajouterai avec orgueil que mon peuple partage mon avis. — « Que nous importe le Turc, dit-il ; qu’il reste debout ou qu’il tombe, en quoi cela nous regarde-t-il ? Ce sont les Turcs qui souffrent et non pas nous. L’empereur Nicolas, par contre, est un digne gentleman qui ne nous a fait aucun tort. » — « Votre Majesté reconnaîtra que le gros bon sens de l’Allemand du Nord est difficile à réfuter. — Quand même le comte Grœben arriverait trop tard, quand même la guerre serait déclarée, je ne renoncerais pas à mon espoir. Plus d’une guerre a été déclarée sans qu’on arrivât pour cela aux coups de canon. Que la volonté de Dieu soit faite ! »

La reine Victoria avait du devoir des souverains une haute idée ; elle fit aux lettres de Frédéric-Guillaume, dans le plus pur allemand, une réponse sévère et mordante. Elle ne s’expliquait pas ce qui avait pu le déterminer, dans un moment critique, décisif, à lui fausser brusquement compagnie. « L’envoyé de Votre Majesté, disait-elle, a pris part à la conférence et à toutes ses décisions, et quand Votre Majesté me dit que les attributions des souverains commencent lorsque celles de la diplomatie cessent, je me refuse d’admettre cette distinction, car ce que fait mon ambassadeur, il le fait en mon nom, et je me trouve non-seulement liée par l’honneur, mais contrainte par une impérieuse obligation d’en accepter les conséquences, quelles qu’elles soient, et de ne pas déserter la ligne de conduite que, d’après mes ordres, il aura suivie… Votre Majesté me demande de sonder la question à fond, pour l’amour de la paix, et de construire un pont d’or à l’honneur impérial… Tous les expédiens, toute l’ingéniosité de la diplomatie et toute notre bonne volonté ont été épuisés, depuis neuf mois, en de vains efforts pour édifier ce pont : projets de notes, conventions, protocoles, etc., sont sortis par centaines des chancelleries, et l’encre qui a servi pour les rédiger suffirait pour former une seconde Mer-Noire. Mais tous ces projets ont échoué devant l’opiniâtreté de votre impérial beau-frère.

« Quand Votre Majesté me dit qu’elle est aujourd’hui décidée à garder une altitude de complète neutralité, et que, dans cet esprit, elle en appelle à son peuple, qui répond avec un profond sens pratique : « C’est aux Turcs qu’on fait violence, et l’empereur ne nous a pas fait tort, » je ne vous comprends pas. Un tel langage dans la bouche du roi de Hanovre ou du roi de Saxe, passe encore ; mais, jusqu’à présent, je m’étais plu à regarder la Prusse comme une des cinq grandes puissances qui, depuis la paix de 1815, ont été les garantes des traités, les gardiennes de la civilisation, les soutiens du droit et les arbitres futurs des nations. Pour ma part, c’est ainsi que j’ai compris le devoir sacré qui leur incombait, tout en comprenant parfaitement les obligations sérieuses et pleines de danger qui accompagnent ces devoirs. En renonçant à ces obligations, vous enlevez à la Prusse le rang qu’elle a tenu jusqu’ici, et si votre exemple trouve des imitateurs, la civilisation européenne devient un jouet qu’on jette aux vents ; le droit n’a plus de champion, ni l’opprimé d’arbitre à qui on en appellera.

« … Il est si peu dans ma pensée de vous persuader par un appât, que rien ne m’a fait plus de peine que le soupçon exprimé en votre nom par le général de Grœben, que l’Angleterre voulait vous tenter en faisant miroiter à vos yeux la perspective de certains avantages. Cette supposition manque de tout fondement ; elle est démentie par les termes mêmes du traité qui vous a été soumis, et par lesquels les parties contractantes s’engagent à ne s’attribuer, sous aucun prétexte, le moindre avantage personne par suite de la guerre. Votre Majesté n’aurait pas pu donner une plus grande preuve de son désintéressement qu’en signant ce traité.

« Vous pensez que la guerre pourrait être évitée, même déclarée. Ce n’est pas mon avis. Les paroles de Shakspeare : « Évitez d’entrer dans une querelle, mais, quand vous y êtes, soutenez-la de manière que votre adversaire ait crainte de vous, » sont profondément gravées dans le cœur de tout Anglais. »

Frédéric-Guillaume ne se laissa pas émouvoir par ces royales admonestations. Il était dans la disposition d’esprit d’un souverain qui croit avoir sauvé son autorité ; il était fier d’avoir ressaisi son pouvoir et son autorité.

Le duc de Saxe-Cobourg, qui, dans ces temps troublés, apparaissait fréquemment à Berlin, vint trouver le ministre de France. Il lui confia que le roi, plus décidé que jamais à ne rien faire, pestait contre tout le monde, qu’il s’exprimait en termes méprisans sur ses entours, qu’il lui avait dit que tous l’avaient trompé, mais qu’il les surveillait de près et les menait avec une main de fer.

« Le duc Ernest, écrivait M. de Moustier, juge ici les choses et les hommes d’une manière que je trouve sévère. Il croit que le rêve du roi serait de se mettre à la tête d’une grande confédération d’états neutres ; il agirait dans ce sens non-seulement en Allemagne, mais aussi à Bruxelles, à La Haye, à Copenhague, à Naples et même à Washington. Le duc partage les préventions de M. d’Usedom et de ses amis contre M. de Manteuffel ; il voudrait qu’il fût renversé ; il affirme que les Russes redoublent à Berlin leurs moyens de corruption. Les petits états intriguent, dit-il, mais il faudra, malgré tout, qu’ils marchent ; la défiance que la Prusse inspire en Allemagne est si grande qu’aucun d’eux n’hésitera lorsqu’il s’agira de se prononcer définitivement entre elle et l’Autriche. »

Le duc Ernest de Saxe-Cobourg s’agitait beaucoup à cette époque. Ambitieux et amoureux de popularité, il se voyait, dans l’éclat de sa jeunesse et la force de son intelligence, réduit, par le droit de primogéniture, à régner sur une principauté minuscule de 200,000 âmes, tandis que son frère, le prince consort, et son oncle, le roi Léopold, jouaient un rôle considérable dans la politique européenne. Il poursuivait de grands desseins ; il rêvait la couronne impériale, que Frédéric-Guillaume, trop scrupuleux, avait laissé échapper, en 1849. Il attirait à Gotha les chefs du National-Verein, inspirait leurs journaux et présidait des tirs patriotiques. Sans enfans, et fort de l’appui moral qu’il trouvait dans ses alliances de famille, il ne craignait pas de contrecarrer le cabinet de Berlin et de se rendre populaire, au détriment du roi de Prusse, en s’adressant aux passions nationales. — Il avait deux capitales, Cobourg et Gotha, qui se disputaient sa présence. Lorsqu’il était mécontent de Gotha, il s’installait avec sa cour et son théâtre à Cobourg ; et, lorsqu’il avait lieu de se plaindre de Cobourg, il ramenait ses dignitaires et ses chanteurs à Gotha. Compositeur, il condamnait ses sujets à applaudir sa musique. Ses œuvres, dont l’une, Santa-Chiara, dut à la munificence de l’empereur d’être représentée à Paris à grands frais et avec un éclatant insuccès, lui coûtaient peu de labeurs ; le maître de sa chapelle notait et orchestrait, disait-on, les mélodies qu’il chantait ou sifflait en arpentant son cabinet. Il publie aujourd’hui ses Mémoires pour se consoler des déboires que lui ont valus la politique et la musique. Le premier volume, qui vient de paraître, révèle un penseur et un écrivain.


IV. — LA CRISE A BERLIN.

L’évolution de Frédéric-Guillaume avait été aussi brusque que radicale. Tous les partisans de l’alliance occidentale étaient tombés en disgrâce ; on avait défendu au comte de Pourtalès de s’occuper des affaires d’Orient, et lorsque le baron de Manteuffel, pour réagir contre les influences russes, était venu, suivant son habitude, offrir sa démission, il s’était attiré une riposte qui l’étourdissait et le clouait à sa place. « Allons, mon cher, nous sommes en carême, lui avait dit le roi, plus de mascarades I » Le mot fut répété par les adversaires du ministre et méchamment commenté dans les cercles russes.

Que s’était-il passé pour que Frédéric-Guillaume cédât à de pareils emportemens ? Étaient-ce les rapports de Francfort ou ceux de Pétersbourg qui avaient produit dans son esprit une réaction aussi inopinée ? Les personnes bien informées prétendaient que cette volte-face si violente était l’œuvre du parti de la cour, que le général de Gerlach, M. Niebuhr et le feld-maréchal de Dohna s’étaient servis opportunément des menaces proférées par le tsar pour impressionner sa majesté et l’amener à rompre les négociations que ses envoyés extraordinaires poursuivaient à Paris et à Londres. L’empereur Nicolas avait une diplomatie active, vigilante. Il était renseigné, par le menu, sur tout ce qui se tramait à Berlin, il tenait le fil des pourparlers qui se poursuivaient à Paris et à Londres ; il savait que déjà les préparatifs de la mobilisation prussienne étaient commencés, et que quelques généraux parlaient même d’un mouvement sur Varsovie. En voyant la Prusse prête à s’engager avec ses ennemis, il avait, soit par calcul, soit par tempérament, donné libre cours à ses colères. Il n’avait pas ménagé à son beau-frère les propos blessans ; il avait débaptisé les régimens qui portaient les noms des princes de la famille royale et défendu à ses officiers de porter dorénavant des décorations prussiennes ; c’était plus qu’il ne fallait pour déconcerter le roi et le faire reculer. M. de Pourtalès, M. de Goltz, M. d’Usedom furent congédiés, et M. de Bunsen, soumis aux humilians interrogatoires du général de Grœben, qui prétendait qu’on l’accusait à Berlin d’avoir proposé à lord Clarendon le démembrement de la Russie, envoya sa démission. Il s’est plaint depuis, dans ses mémoires, d’avoir été calomnié par ses adversaires à la cour ; il a dit que, pour le perdre dans la faveur du roi, ils avaient envoyé des agens secrets à Londres chargés de le surveiller et de dénaturer ses actes et ses paroles.

La crise prit un caractère aigu ; il semblait que la politique russe allait définitivement l’emporter. Elle venait de frapper un coup décisif ; elle avait obtenu la révocation du ministre de la guerre, le général de Bonin, qui, dans une commission de la chambre, s’était refusé à admettre l’éventualité d’une alliance russe. « Il est des choses, avait-il dit, qu’il n’est pas permis de prévoir : Solon, à Athènes, n’admettait pas qu’on pût prévoir le parricide. »

Le roi avait invité le général à dîner ; avant de se mettre à table, il l’avait pris à part et lui avait annoncé les larmes aux yeux que, si content qu’il fût de ses services, ses idées politiques différaient trop des siennes pour qu’il pût le conserver. Il l’avait ensuite serré dans ses bras et fait asseoir à table en face de lui, au milieu de ses ennemis. Ce qui ajoutait à la confusion du général de Bonin, c’est que la veille il avait travaillé avec le roi, qui avait approuvé tous ses projets, sans rien lui laisser pressentir.

Le cabinet anglais prit au tragique la disgrâce de l’ambassadeur prussien à Londres et du général de Bonin. Lord Bloomfield fut chargé de donner à M. de Manteuffel lecture d’une dépêche véhémente. Lord Clarendon déplorait la révocation de M. de Bunsen et la mise en disponibilité de tous les amis du prince de Prusse ; il y voyait une déviation manifeste de la politique suivie jusqu’alors. Le président du conseil écouta la lecture de la dépêche anglaise avec des marques sensibles de déplaisir ; il refusa d’en garder copie. La mercuriale dépassait la mesure.

Le roi écrivit à Londres pour se plaindre de l’animosité de la diplomatie de la reine : « Pourquoi Bloomfield, disait-il, me considère-t-il comme un ennemi secret de l’Angleterre ? Si mon amour de la paix est une hostilité secrète, il n’a pas tort. » — Le prince Albert lui répondit : sa lettre était un réquisitoire. Loin de blâmer les procédés des diplomates anglais, il les justifia : « Leur animosité, disait-il, est partagée par l’Angleterre, par la France et même par une partie de la nation allemande. » Il rappela au roi ses variations. Les quatre puissances avaient marché en parfait accord jusqu’au mois de mars 1854, lorsqu’il rejeta la quadruple alliance proposée par l’Autriche, ferma les chambres et frappa de disgrâce tous ses serviteurs mal vus à Pétersbourg. Depuis lors, le cabinet de Berlin s’est appliqué à paralyser l’Autriche, à l’empêcher de se joindre résolument aux puissances occidentales, M. d’Arnim n’a plus reparu dans les conférences de Vienne, et la Russie a obtenu du roi cette bienveillante neutralité qu’elle avait en vain sollicitée au début et qui est en réalité, pour la France et l’Angleterre, un acte d’hostilité. « Je sais que vous agissez en vue de la paix, ajoutait le prince, mais vous ne devez pas être surpris si nous montrons du déplaisir à un gouvernement dont la politique tend à prolonger la guerre, à mettre des obstacles à la paix et à ouvrir toute grande la porte à la révolution, à un gouvernement qui rend à la Russie les plus grands services en fomentant la division en Allemagne, en contrecarrant l’Autriche, en nourrissant le commerce russe et en empêchant que la question européenne qui a été soulevée par les méfaits de la Russie soit résolue dans l’intérêt de l’Europe unie. »

Le prince terminait en disant que le roi, en permettant à la Russie de compter sur son appui, lui ménageait d’amers désappointemens, qu’elle lui reprocherait un jour de n’avoir servi qu’à aggraver les conditions de la paix, et que la Prusse, finalement, serait rendue responsable, par tout le monde, des souffrances et des pertes qu’une action opportune et bien combinée de toutes les puissances aurait pu conjurer.

L’Angleterre n’y allait pas de main morte ; elle prenait le roi et son gouvernement brutalement à partie, sans tenir compte de leurs susceptibilités. Son attitude et son langage contrastaient étrangement avec les procédés toujours courtois de la France.

Le ministre de l’empereur évita de se plaindre officiellement, mais, M. de Bismarck s’étant présentée la légation, l’entretien porta naturellement sur les événemens du jour. « M. de Bismarck, écrivait M. de Moustier, m’a parlé du rappel de M. de Bunsen, qu’il a trouvé indispensable. — « Si vous saviez, m’a-t-il dit, combien il a dépassé ses instructions, fait des ouvertures et suivi des négociations dont il n’était pas chargé, vous n’en seriez pas surpris. — Je n’ai pas à défendre M. de Bunsen, ai-je dit, mais je m’aperçois qu’on est impitoyable pour quiconque est favorable à la politique des puissances occidentales, dont la Prusse est cependant l’alliée en ce moment, tandis qu’à ceux qui sont entièrement dévoués à la Russie tout est permis ; ils peuvent livrer les secrets du pays, raconter les moindres actes et les moindres paroles du roi, écrire lettres sur lettres à Pétersbourg et en recevoir : ils ne font que grandir en dignité et en influence. Si l’on traitait avec une égale sévérité tous ceux qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas, nous n’aurions pas à nous plaindre. » M. de Bismarck, qui, dans sa dernière conversation avec moi, m’avait avoué que le roi était entouré d’hommes qui poussaient jusqu’à la trahison le dévoûment à l’empereur Nicolas[8], s’est borné à plaider les circonstances atténuantes sur tous ces points ; puis, passant à la grande politique, il s’est livré à des considérations dont voici la substance : la Prusse, n’ayant presque aucun intérêt dans la question d’Orient, devait s’en mêler avec beaucoup de prudence et s’abstenir de toute participation active ; que nous devions trouver cela d’autant plus juste que la gravité de la situation devait être en partie imputée aux gouvernemens alliés ; que tout se serait arrangé si d’abord l’Angleterre ne se fût pas pressée, après le commentaire donné par le comte de Nesselrode à la note de Vienne, de déclarer que cette note n’était plus acceptable, et si ensuite nous n’avions pas fait entrer nos flottes dans la Mer-Noire sans avoir consulté la Prusse et l’Autriche sur ces deux actes, ajoutant que cependant la conférence de Vienne avait été établie pour discuter en commun les moyens d’action de ses membres. Je n’ai pas en de peine à réfuter ces assertions et à montrer à M. de Bismarck combien sa mémoire le servait mal, et il a doucement battu en retraite.

« Ayant dit quelques mots sur les sentimens de jalousie et de défiance que quelques personnes en Prusse nourrissent encore contre la France, et qui leur faisait méconnaître ce qu’il y avait entre les deux pays d’intérêts communs, M. de Bismarck s’est écrié qu’il savait bien que la France ne serait pas jalouse de l’agrandissement de la Prusse et que, quant à lui, il serait le premier à conseiller à son pays la politique d’agrandissement, s’il avait un autre souverain ; mais celui-ci ferait comme en 1849, il laisserait échapper tout ce qu’on lui mettrait dans les mains ; « aussi n’y faut-il pas songer, et c’est justement parce que nous n’avons rien à gagner dans tout ceci que nous ne devons pas nous en mêler. »

« Je me suis hâté de répondre que les longues guerres amenaient parfois des changemens territoriaux, par la force même des choses, mais qu’une politique préméditée d’agrandissement n’était ni très honnête ni très prudente ; que nous n’avions nul désir d’encourager la Prusse à spolier ses voisins, mais que le développement naturel de sa prospérité et de son influence ne nous causerait aucune jalousie.

« M. de Bismarck s’est aussi beaucoup étendu sur les éminentes qualités de l’empereur Napoléon et sur la haute sagesse qui préside à ses actes. — « Si nous avions su cela plus tôt, a-t-il dit, on aurait peut-être pu s’entendre plus vite pour empêcher ce qui est arrivé, et, aujourd’hui encore, nous pourrions peut-être agir autrement si nous avions certitude plus grande de l’avenir qui est réservé à la France. »

« J’ai répondu que l’esprit politique ne consistait pas à se croiser les bras sous le prétexte qu’on ignorait l’avenir, mais à le deviner et à agir en conséquence. »

Cet entretien aigre-doux, aggravé par de fâcheuses allusions à Iéna et à Waterloo[9], fut le dernier entre le ministre de France à Berlin et l’envoyé de Prusse à Francfort. Ils n’étaient pas faits pour s’entendre. M. de Bismarck voyait en M. de Moustier un obstacle, et M. de Moustier voyait en M. de Bismarck un danger. Leur instinct ne les trompait pas ; ils devaient se retrouver face à face en 1867 comme ministres des affaires étrangères, et se combattre après Sadowa, lors de l’affaire du Luxembourg, dans des conditions inégales, l’un représentant une politique triomphante et le second une politique désemparée. M. de Bismarck, arrivé au pouvoir, ne trouva d’oreilles complaisantes ni chez le prince de la Tour-d’Auvergne, le successeur de M. de Moustier à Berlin, ni chez le baron de Talleyrand, le prédécesseur de M. Benedetti. Il avait été plus heureux avec le remplaçant de M. de Tallenay à Francfort. M. de Montessuy, qu’il n’a pas suffisamment apprécié dans ses correspondances[10], avait cru faire un coup de maître en écrivant à Paris lettres sur lettres pour recommander sa personne et ses combinaisons à la sollicitude attentive du gouvernement de l’empereur. Il était fier de servir de parrain auprès de notre politique à un aussi utile partenaire. Il eut à déchanter après Sadowa.

Déjà M. de Bismarck avait une politique personnelle, et bien qu’au dire de ses dépêches il fût l’esclave de la discipline prussienne, souvent il la faisait prévaloir aux dépens de son ministre, qui n’osait lui résister ouvertement. Ce dernier ne respirait que lorsqu’il retournait à son poste. « Le président du conseil a repris courage, écrivait M. de Moustier ; M. de Bismarck va retourner à Francfort et le colonel de Manteuffel à sa garnison ; il espère qu’après leur départ les choses pourront aller mieux. » Le prince-chancelier a rappelé depuis, avec orgueil, devant le Reichstag, que le roi Frédéric-Guillaume, lors de la guerre d’Orient, l’appelait sans cesse à Berlin pour le consulter, et que c’est à ses inspirations et à son attitude à la Diète que la Prusse et l’Allemagne doivent de n’avoir pas été entraînées dans la guerre contre la Russie. Dans ses fréquentes apparitions à la cour de Potsdam, en 1854 et 1855, il prêchait en effet l’abstention ; il donnait cours à sa mauvaise humeur contre l’Autriche, et souvent réussissait à la communiquer à son souverain. Il ne cessait de répéter que l’empereur François-Joseph ne partageait pas les idées du comte de Buol, qu’il ne songeait pas à faire la guerre à la Russie, qu’il ne l’attaquerait pas s’il n’était pas attaqué, que jamais il ne tirerait l’épée sans être certain du concours militaire de la Prusse, et il en concluait que le roi était, en réalité, l’arbitre de la situation ; aussi conseillait-il la médiation armée et l’isolement. Mais le roi tenait ces conseils pour téméraires ; il craignait que le dévoûment des cours allemandes pour la Russie ne fût pas assez profond pour leur faire surmonter les jalousies et les défiances que leur inspirait la Prusse, et qu’au jour de l’épreuve la coalition ne vint à se dissoudre. D’ailleurs l’isolement lui pesait ; il se désolait parfois avec colère du blocus politique qui se faisait autour de son pays, il voulait à tout prix le rompre et rentrer dans le concert européen, surtout lorsque les alliés remportaient des victoires et que les chances de la paix augmentaient.


V. — LE TRIOMPHE DU PARTI RUSSE A BERLIN.

M. de Budberg restait maître du terrain, tous ses adversaires étaient écartés ; il n’avait plus qu’un effort à faire pour obtenir, sinon l’assistance de la Prusse, du moins sa neutralité armée. C’était trop demander au roi ; il ne se souciait pas de tomber de Charybde en Scylla. Si, par une manœuvre hardie, il s’était dégagé des puissances occidentales, il ne lui convenait pas de prendre, ne serait-ce qu’indirectement ; fait et cause pour la Russie. Le sentiment public, tenu en éveil par le parti libéral, s’y serait d’ailleurs opposé. « Il faut que cela finisse, disait la Gazette nationale ; ce cri retentit dans tout le pays contre le parti maudit qui ne se lasse pas de mettre en suspicion et d’appeler révolutionnaires les sentimens qui émanent des traditions les plus glorieuses de la monarchie ; — ce parti qui se flatte d’avoir le monopole de la vraie foi et qui ne croit à rien, si ce n’est à son misérable système, — ce parti qui se dit patriote et qui tend les bras à l’étranger. »

L’aversion contre la Russie et les tendances du parti de la Croix se manifestaient hautement, non-seulement dans la presse, mais aussi dans la seconde chambre, u L’alliance russe est impossible, disait le comte de Goltz, au nom de la commission d’emprunt ; la Prusse et l’Allemagne ont intérêt à ce que leur grand et redoutable voisin n’augmente pas en puissance. L’histoire nous dit quelles en seraient les conséquences. Deux fois déjà la Russie s’est inféodée la Prusse. A la paix de Tilsilt, elle s’est agrandie à ses dépens. Ses droits prohibitifs, son système vexatoire de douanes, les charges qu’elle fait peser sur la navigation de la Vistule, portent à notre commerce les plus grands préjudices. Nous ne saurions oublier l’hostilité avec laquelle elle a combattu la politique prussienne en 1850, et contrecarré le mouvement national du Shlesvig et du Holstein. Comment ne pas tenir compte de l’antipathie du peuple prussien contre la Russie, antipathie profonde qui, en dehors des faits historiques, se fonde sur l’intolérance religieuse et les formes despotiques de son gouvernement ? » C’était pour la première fois que l’alliance russe était discutée et attaquée publiquement dans les chambres prussiennes et qu’on y prévoyait une alliance avec la France. Le fait était nouveau, surprenant : il témoignait de la révolution qui s’était opérée dans les idées et les sentimens.

On s’attendait à un changement de ministère, à une évolution vers le parti féodal ; c’était trop augurer de la volonté du roi et ne pas tenir compte assez de la ténacité de M. de Manteuffel, qui semblait vissé à son portefeuille. D’ailleurs le parti de la Croix n’était pas assez aveugle pour se dissimuler son impopularité et pour ne pas comprendre combien il lui serait difficile de diriger les affaires.

Le président de Gerlach ne se souciait pas d’accepter un portefeuille ; il préférait agir dans les coulisses, sans responsabilité.

Un seul homme aurait pu remplacer M. de Manteuffel, c’était M. de Bismarck. On savait qu’il rêvait d’être ministre des affaires étrangères, mais il était trop mal vu à Paris, à Vienne et à Londres pour qu’on pût songer à lui. Tel qu’on le connaissait, entier et dominateur, il ne se serait jamais prêté au rôle que M. de Manteuffel endurait à Potsdam. L’heure de M. de Bismarck n’était pas venue. Il se serait usé dans des luttes stériles avec un souverain mystique, fantasque, scrupuleux, qui intervenait a tout instant dans les affaires et qui cependant n’était pas en état de les diriger lui-même ; il serait arrivé au pouvoir prématurément, sans avoir mûri ses desseins, posé ses jalons à Paris et à Pétersbourg, avant de disposer de l’armée qu’allait réorganiser le prince régent et qui devait permettre à son génie politique mêlé d’audaces et d’artifices de tout oser. La fortune prépare les voies à ceux qu’elle a marqués. Il était dit que M. de Bismarck accomplirait l’œuvre à laquelle il était prédestiné avec un roi sage, résolu, vaillant, pénétré des traditions de sa maison.

M. de Manteuffel garda son portefeuille, cette fois un peu à contrecœur ; ses amis et même les libéraux le supplièrent de ne pas déserter son poste ; ils craignaient que le parti de la Croix, ne dût-il rester que quinze jours au pouvoir, ne fit un mal irréparable.

« Le parti russe, écrivait M. de Moustier, après avoir satisfait ses animosités personnelles, n’ose pas ou ne peut pas prendre le pouvoir. Son impopularité s’est accrue dans cette crise, tandis que la nôtre non-seulement a diminué, mais tend à se changer en sympathie. Le baron de Manteuffel, bien que meurtri et affaibli, finira par ressaisir son ascendant sur le roi, avec sa patience persévérante et son bon vouloir pour l’Occident. Le roi, effrayé de ce qu’il vient de faire, reculera ; mais ce qu’il y a d’irréparable dans ce qui vient de se passer, c’est la disgrâce du général de Bonin. Son grand crime est d’avoir préparé une convention avec le général autrichien de Hess, un plan de campagne sérieux, et fait une liste des officiers-généraux auxquels il destinait les commandemens et qu’il avait choisis parmi les moins favorables à la Russie. »

Le prince de Prusse voyait successivement tous ceux qu’il honorait de sa bienveillance sacrifiés aux influences qui enveloppaient la raison du roi. La destitution du général Bonin, qu’il affectionnait, le fit sortir de sa réserve. Il écrivit à son frère pour se plaindre de la persécution organisée contre ses amis ; il appréciait avec sévérité l’ensemble de la politique et annonçait qu’il allait partir pour Bade, à moins qu’un ordre de sa majesté ne le lui interdit. L’incident n’eut pas de suite ; il se termina dans l’encre et dans les larmes.

Lorsque l’année suivante, le 11 juin 1855, le prince de Prusse célébra le vingt-cinquième anniversaire de son mariage avec la princesse de Saxe-Weimar, des députations accoururent avec de riches présens de tous les points du royaume. Le soir, dans une fête organisée en son honneur, à laquelle assistaient la princesse et ses deux enfans, mais où tous les membres de la famille royale, sauf le prince Adalbert, brillaient par leur absence, il fut l’objet d’ovations enthousiastes. L’instinct populaire semblait pressentir qu’il serait le régénérateur de la patrie.


VI. — NAPOLÉON III ET L’ARMEE DE CRIMÉE.

Les armées alliées, qui avaient si brillamment débuté sur la terre antique de la Chersonèse par la bataille de l’Alma, étaient, depuis près d’un an, condamnées à poursuivre, exposées à toutes les privations, un siège meurtrier. Sébastopol, « le nid d’aigle de la puissance moscovite, » paraissait imprenable ; chaque mamelon était par la défense transformé en citadelle ; dès qu’une redoute était prise, il s’en élevait une seconde : on désespérait du succès. Aussi l’empereur, au mois de mars 1855, cédant aux élans de son cœur, voulait-il, pour soutenir le moral de ses soldats, payer de sa personne et se mettre à la tête des armées. Sa détermination était hasardeuse, impolitique ; elle impliquait une régence, et la dynastie n’était pas encore assez solidement assise pour permettre à un souverain dont les origines étaient contestées d’exposer son prestige et sa personne, à l’extrémité de l’Europe, dans une expédition ingrate, périlleuse : la fortune pouvait le trahir. Ses conseils et ses entours, préoccupés des partis hostiles, craignaient qu’une révolution n’éclatât pendant son absence[11]. M. Drouyn de Lhuys, de tous les conseillers de Napoléon III, se prononça le plus résolument contre le départ. Pour le conjurer, il s’adressa à l’Autriche et à l’Angleterre. Il savait que les ministres anglais soulevaient contre l’intention manifestée par l’empereur de jalouses objections[12] ; il ne leur convenait pas de laisser amoindrir leur rôle en lui abandonnant le commandement suprême.

M. Drouyn de Lhuys proposa au cabinet de la reine et au cabinet autrichien de se concerter sur les conditions de la paix. Il se rendit à Londres pour s’expliquer avec lord Clarendon et lord Palmerston, les membres les plus influons du ministère. L’entente ébauchée, il rejoignit lord John Russell à Vienne, avec des pouvoirs qui lui permettaient de conclure la paix ou de rompre les conférences. Le comte de Buol-Schauenstein l’attendait impatiemment ; il en était déjà à regretter le traité du 2 décembre[13], signé avec la France et l’Angleterre, et qui, dans de certaines éventualités prévues par un article secret, pouvait l’entraîner dans la guerre.

Le comte de Buol était grand de taille, beau de visage ; ses succès mondains et sa rapide carrière l’avaient déséquilibré ; il était enclin à l’orgueil, pour ne pas dire à la fatuité. Le prince de Bismarck disait d’un diplomate qui portait haut comme le ministre autrichien : « On n’a jamais pu savoir au juste s’il est dinde ou paon. » Ce mot appliqué au comte de Buol eût été excessif. L’expérience des affaires ne lui faisait pas défaut ; ce qui lui manquait, c’était l’intuition, ce don précieux indispensable aux hommes d’état. Sa science gouvernementale n’avait rien de personnel ; il la puisait dans les préceptes du prince de Metternich. Le jour où il voulut sortir de l’ornière tracée et s’inspirer des maximes hardies et peu scrupuleuses du prince de Schwartzenberg, il succomba à la tâche. De tous les plénipotentiaires qui ont signé la paix de Paris, le comte de Buol-Schauenstein était, avec le comte Walewski et lord Clarendon, celui qui donnait du diplomate grand seigneur l’image la plus parfaite. Il apparaît au premier plan sur la toile qui, dans le salon d’honneur du ministère des affaires étrangères, représente les membres du congrès assis dans un fauteuil, devant le tapis vert, assombri, méditatif. Derrière lui, dans le fond, on aperçoit le comte de Cavour et le baron de Manteuffel. C’est par la grâce de Napoléon III qu’ils ont pu pénétrer dans le sanctuaire et participer aux délibérations, l’un contre le gré de l’ambassadeur d’Autriche, le second contre la volonté de l’ambassadeur d’Angleterre. Rien dans leur tournure ne dénote le gentilhomme de race. Leur tenue est négligée, bourgeoise ; mais derrière les verres de leurs lunettes brillent des regards pénétrans, obliques, qui laissent deviner d’ardentes convoitises. Les anciens de la carrière ne passent jamais devant ce tableau sans un serrement de cœur. Je le revis au mois de mai 1871, dans de dramatiques circonstances, le 22 au matin, après l’attaque des fédérés contre le Ministère, troué de balles fratricides ; peu s’en fallut que, dans cette nuit tragique, que j’ai retracée un jour d’une plume frémissante, ce legs de nos grandeurs passées, dernier souvenir d’une guerre glorieuse et de rapides années de prépondérance, ne pérît dans la tourmente qui emportait la fortune de la France[14].

L’Autriche, en signant le traité du 2 décembre 1854, avait espéré que les coups portés à la Russie par la France et par l’Angleterre seraient rapides et décisifs, et qu’il lui suffirait de leur prêter son concours moral pour bénéficier de la guerre et s’assurer une grande situation dans la vallée du Danube et dans les Balkans. Elle s’apercevait tardivement qu’elle s’était exagéré la puissance d’action des deux alliés, et que, s’ils devaient éprouver de graves échecs, elle se trouverait directement aux prises avec les armées russes, sans pouvoir compter avec certitude sur l’assistance de l’Allemagne. La puissance navale de la Russie dans la Mer-Noire la préoccupait moins que la prépondérance russe sur la Vistule au cœur de l’Europe, aux points douloureux de ses frontières ; elle était encore plus soucieuse de ses possessions italiennes et de son autorité séculaire en Allemagne que de l’intégrité de l’empire ottoman. Elle ne demandait pas mieux que de peser diplomatiquement sur le cabinet de Pétersbourg pour lui imposer la paix, mais elle éprouvait une grande répugnance à se jeter dans la guerre sans être certaine du concours militaire de la Confédération germanique. La question d’Orient, malgré sa gravité, ne parvenait pas à détacher son attention de la question allemande. Son premier ministre se préoccupait à juste titre des sympathies russes qui se manifestaient dans les cours d’Allemagne et qu’à Francfort la Prusse exploitait à son détriment. Il n’avait plus qu’un souci : détendre les liens qu’il avait contractés et faire oublier au cabinet de Pétersbourg l’hostilité de ses procédés. « La convention du 2 décembre, disait M. de Bismarck, lui fait éprouver les angoisses du rat dans une maison prête à s’écrouler. » La paix s’imposait à la politique autrichienne ; M. de Buol ne négligea aucune habileté pour la faire prévaloir.

Après de longs débats, les trois ministres tombèrent d’accord. Leur projet reposait sur le principe de la limitation. Il était interdit à la Russie de dépasser l’effectif actuel de ses forces navales dans l’Euxin ; les alliés se réservaient le droit d’y envoyer quatre frégates, et, en cas de danger, d’y pénétrer avec leurs flottes. Les détroits restaient fermés à la Russie ; on tenait à mettre Constantinople à l’abri d’une attaque militaire partant de la Crimée. La Turquie devait participer aux avantages du droit public de l’Europe, et les puissances signataires s’engageaient à faire respecter l’intégrité de ses possessions. L’Autriche acceptait toutes les conséquences du traité du 2 décembre ; elle promettait de lui donner un caractère offensif si les propositions arrêtées par la conférence étaient rejetées ; elle se chargeait de les notifier au cabinet de Pétersbourg sous la forme d’un ultimatum. Par un article secret, M. de Buol s’engageait, en outre, à considérer comme casus belli tout développement excessif donné à la marine russe dans l’Euxin, et il se déclarait prêt à signer avec nous une convention militaire au moment de la notification de l’ultimatum. M. Drouyn de Lhuys avait lieu d’être satisfait de sa mission : le but ostensible de la guerre était atteint ; l’Autriche lui avait concédé tout ce qu’il pouvait espérer en face de notre situation militaire en Crimée.

L’empereur, tandis qu’on négociait à Vienne, était parti pour l’Angleterre, où il était l’objet d’ovations enthousiastes[15]. Il avait télégraphié à M. Drouyn de Lhuys, le 15 avril 1855, avant de quitter Paris : « J’ai reçu votre courrier ; tout ce que vous avez dit et fait à Vienne est si bien, que je n’ai aucune instruction nouvelle à vous donner. Je pars pour Londres. » Il était à ce moment en parfaite communauté de vues avec son secrétaire d’état. Mais ses idées se modifièrent au contact des hommes politiques anglais ; elles ne cadraient plus avec les arrangemens qui avaient prévalu à la conférence. Dès son retour, le 25 avril, il télégraphiait à M. Drouyn de Lhuys que, n’étant pas suffisamment renseigné sur la teneur et l’esprit du traité, il ne pouvait l’autoriser ni à refuser ni à accepter. Il annonçait qu’il allait écrire à Londres pour savoir ce que ferait le gouvernement anglais, en ajoutant que son opinion était de rompre. « Je n’accepterai pour rien au monde, disait-il, quoi que ce soit qui maintienne l’état d’avant la guerre ; il est temps que les incertitudes cessent. » Il était ravi de son voyage en Angleterre ; « il a été admirable sous tous les rapports, » disait la dépêche[16].

M. Drouyn de Lhuys ne pouvait s’y tromper : l’empereur refusait de sanctionner les combinaisons qu’il avait si laborieusement préparées. Sa déception fut vive ; il croyait avoir bien mérité de son pays et de son souverain, et ses efforts étaient méconnus. Un instant, il put croire à un retour vers sa politique. Déjà François Joseph l’avait admis en audience de congé, lorsque l’empereur lui télégraphia : « Ne partez pas encore ; attendez que j’aie réfléchi. » Le lendemain, toute incertitude était levée : M. Drouyn de Lhuys quittait Vienne, déçu, froissé dans son amour-propre. Cependant il ne se tint pas pour battu.

L’empereur avait du goût pour sa personne et de la déférence pour ses opinions. Le ministre lui démontra que, s’il repoussait ses arrangemens, le parti français à Vienne serait sacrifié, que l’Autriche se rapprocherait de la Russie, et que, réconciliée avec elle, il se formerait au centre de l’Europe, contre nous, une neutralité armée aussi redoutable dans la paix que dans la guerre. Son éloquence ébranla la répugnance qu’éprouvait l’empereur à se prêter à des négociations avec la Russie tant qu’il n’aurait pas remporté un grand succès militaire. M. Drouyn de Lhuys fut autorisé à recommander itérativement à la sollicitude de lord Clarendon un nouvel examen de l’ultimatum sorti des délibérations de la conférence. Sa communication fut mal accueillie.

L’Angleterre avait été surprise par les événemens sans être prête ; mais aujourd’hui qu’elle disposait de toutes ses ressources, elle entendait ne pas déserter la partie tant que la Russie ne serait pas abattue. A ses yeux, la guerre ne faisait que commencer ; elle désavouait lord John Russell, qui, quelques mois après, dut abandonner son portefeuille. M. Drouyns de Lhuys et le comte de Buol-Schauenstein avaient négligé de compter avec l’obstination britannique. Le cabinet de Londres affirmait qu’une limitation artificielle de la puissance militaire et navale de notre adversaire dans la Mer-Noire ne serait pas une compensation suffisante aux immenses sacrifices qu’on s’était imposés, et qu’une paix qui obligerait la France et l’Angleterre à se rembarquer sans avoir planté leur drapeau sur la place qui, depuis près d’un an, était l’objectif de leurs efforts, loin d’affaiblir l’influence de la Russie en Orient, ne servirait qu’à rehausser son prestige. Lord Clarendon refusa de ratifier le projet de convention soumis à son acceptation. Son ambassadeur à Paris reçut l’ordre de déclarer que, si la France désertait l’alliance, l’Angleterre seule, au besoin, poursuivrait les hostilités. Lord Cowley était persona grata aux Tuileries ; l’empereur appréciait son jugement et sa loyauté. Il se rendit d’autant plus aisément à ses argument qu’ils répondaient à ses convictions. Il reconnut que signer la paix sans avoir remporté une éclatante victoire porterait au prestige des alliés une irréparable atteinte et remettrait tout en question. Il pria M. Drouyn de Lhuys, qui assistait à l’entretien, de revenir sur les instructions qu’il avait adressées au comte Walewski. C’était lui demander de désavouer son œuvre ; il s’y refusa, certain qu’avant peu l’empereur, en voyant la France s’épuiser dans d’infructueux efforts, reconnaîtrait la sagesse de ses conseils et que, désenchanté de l’alliance anglaise, il le rappellerait pour lui assurer l’alliance autrichienne, dont il était le représentant convaincu.

M. Drouyn de Lhnys avait rapporté de sa mission de sombres impressions, qui, à certains égards, justifiaient l’obstination qu’il mettait à défendre ses combinaisons ; il avait constaté que personne à Vienne, ni les diplomates ni les généraux, ne croyait au succès de notre expédition. C’était aussi le sentiment qui dominait en Allemagne, a Je trouve ici, écrivait M. de Moustier, beaucoup de froideur et d’incrédulité pour le succès de nos armes, surtout dans les régions gouvernementales. Ce qu’on en dit ressemble à une oraison funèbre. On ne se préoccupe que de l’éventualité de nos défaites. »

Les Russes avaient pu conserver la liberté de leurs communications ; elle leur permettait de se ravitailler en vivres et en munitions. La lutte du monde ancien et du monde nouveau semblait engagée et devoir se vider au prix d’immenses holocaustes sur les plateaux de la Crimée. Déjà « l’année avait perdu son printemps, » disait Périclès, en prononçant l’oraison funèbre de la jeunesse athénienne moissonnée à Samos ; les armées alliées, cruellement éprouvées, pleuraient leurs chefs. Ni le maréchal de Saint-Arnaud ni lord Raglan ne devaient entrevoir la fin de la campagne qu’ils avaient glorieusement ouverte. Ils succombèrent de la même maladie ; l’un au lendemain d’une victoire, le chef anglais au lendemain d’un échec[17] ! Des luttes nouvelles, de nouveaux, d’immenses efforts, telle était la perspective qui s’offrait à la France et à l’Angleterre devant Sébastopol. M. Drouyn de Lhuys ne voyait plus de salut que dans une étroite alliance avec l’Autriche ; il donna sa démission. L’empereur le supplia de reprendre son portefeuille ; il lui écrivit une lettre instante, affectueuse, pour le faire revenir sur sa détermination. Ce fut en vain. Le ministre ne lui dissimula pas qu’il était profondément blessé d’avoir été désavoué, en présence et sur les instances de lord Cowley. « Vous avez affaibli mon autorité, disait-il dans sa réponse, en désapprouvant mes actes devant un ambassadeur étranger. » Il était d’ailleurs convaincu que l’obstination de l’Angleterre à poursuivre la lutte aboutirait immanquablement à des désastres, et il ne se souciait pas de présider à des catastrophes. Il désespérait inopportunément des forces de la France et de la fortune naissante de Napoléon III. « Son premier mouvement, disait-on, est toujours sage, mais il s’en méfie. »

Nous n’avions ni politique ni position en Europe, lorsque l’empereur confia à M. Drouyn de Lhuys le portefeuille des affaires étrangères ; personne ne comptait avec nous, on nous traitait en brebis galeuse. Avec une rare sagacité et une remarquable vigueur, il s’était emparé de la question embrouillée des lieux saints pour faire reprendre à la France sa place parmi les grandes puissances. Par de savantes combinaisons, il avait rompu le faisceau de la sainte alliance, s’était uni à l’Angleterre et avait réussi à transformer la Prusse et l’Autriche, habituées à prendre le mot d’ordre à Pétersbourg, en gardes avancées de l’Occident contre la Russie, et juste au moment où son souverain, grâce à l’habileté de ses conceptions diplomatiques, allait devenir l’arbitre du monde, il sortait du pouvoir en enfant boudeur. S’il possédait quelques-unes des qualités que les anciens exigeaient de leurs généraux et de leurs hommes d’état, il lui manquait la felicitas. Une sorte de mauvais sort, de disgrâce fatale, pesait sur toutes ses entreprises.

Sa démission eut de fâcheuses conséquences. Elle fournit au cabinet de Vienne, préoccupé des agissemens de la Prusse en Allemagne, le prétexte qu’il guettait pour recouvrer une partie de sa liberté d’action, paralysée par le traité du 2 décembre, et elle permit à la Russie, dès qu’elle vit l’Autriche se détacher des puissances occidentales et procéder à des réductions militaires, de dégarnir ses frontières de Pologne et de porter toutes ses forces en Crimée. « Prenez vos mesures, télégraphiait le maréchal Vaillant au général Canrobert, des renforts considérables vont arriver aux Russes[18]. » Les troupes concentrées en Pologne prenaient part, en effet, quelques semaines après, à la bataille de la Tchernaïa.

Le cabinet de Vienne se réfugiait dans l’abstention, tout en déclarant qu’il restait fidèle à notre alliance, à l’heure où tout le conviait à l’action. La contradiction permanente entre ses actes et ses paroles était le trait caractéristique de sa politique. Adversaire de la Russie, il lui prêtait le secours de son immobilité. Les tergiversations et les équivoques de sa conduite eurent pour l’avenir de l’Autriche de funestes conséquences. M. de Bismarck les exploita à la Diète de Francfort pour miner son crédit en Allemagne et préparer la revanche d’Olmutz ; l’empereur Alexandre jamais ne les pardonna à François-Joseph, et l’empereur Napoléon ne s’en souvint que trop à Plombières.

Le 30 avril 1856, Napoléon III montait à cheval les Champs-Elysées, seul avec un aide-de-camp. Arrivé à la hauteur du Rond-Point, un assassin, Pianori, tira sur lui, presque à bout portant, deux coups de pistolet sans l’atteindre. L’empereur continua sa promenade au pas, sans manifester d’émotion ; le pistolet ne l’effrayait pas, il ne redoutait que le poignard, a car ceux qui s’en servent, disait-il, ne tremblent pas, ils ont d’avance fait le sacrifice de leur vie. » Les révolutionnaires italiens lui donnaient un premier avertissement ; ils lui rappelaient les sermens du carbonaro. Les coups de pistolet des Champs-Elysées et les bombes de l’Opéra l’ont heureusement épargné, mais ils ont fait à la France de mortelles blessures.

L’attentat eut dans les cours européennes un profond retentissement. Elles commençaient à croire à la solidité et à la durée du régime impérial, et déjà elles s’apercevaient combien son existence était précaire. Le roi Frédéric-Guillaume fut le premier à féliciter l’empereur de sa miraculeuse préservation.

« Je dormais déjà, télégraphiait-il au comte de Hatzfeld, au moment où la nouvelle m’est parvenue. L’empereur doit être promptement instruit de ma consternation, de ma sympathie, de ma joie la plus vive. »

Cette chaleureuse dépêche, communiquée aussitôt aux Tuileries, effaça de fâcheux souvenirs.

Le comte Walewski remplaça M. Drouyn de Lhuys ; il était loin d’avoir son esprit et son expérience, mais il joignait, — ce qui vaut mieux souvent, — à un sens droit le bonheur. Il fut le ministre heureux du règne.


VII. — LA MORT DE L’EMPEREUR NICOLAS. — LE ROI ET SON MINISTRE.

La scène changeait à Berlin chaque jour ; les plus fières résistances précédaient les plus humbles résolutions. Frédéric-Guillaume, après l’éclatante satisfaction donnée à la politique russe, en 1854, était revenu sur ses pas. Il avait éprouvé le besoin d’atténuer le mauvais effet que son coup de tête avait produit en France et en Angleterre. Le général de Wedel était parti pour Paris avec des instructions nouvelles, moins pour conclure l’alliance que pour gagner du temps. « Les pourparlers traînaient. Dès qu’on se croyait d’accord, le négociateur prussien soulevait de nouvelles objections et demandait de nouvelles garanties. Il nous prêtait des arrière-pensées : il prétendait qu’aussitôt le traité signé, la France l’invoquerait pour le passage de ses troupes à travers l’Allemagne. Nous avions beau déclarer qu’il n’entrait pas dans nos plans d’attaquer la Russie sur la Vistule, l’envoyé du roi n’en démordait pas. Il réclamait aussi des garanties contre un soulèvement en Pologne. La demande était blessante, M. de Manteuffel le reconnaissait. « Ce n’est pas contre vous, disait-il, que Sa Majesté tient à se prémunir, mais contre lord Palmerston, qui est sa bête noire. » Ne rien faire de sérieux, ne courir aucun risque, telle était la politique royale[19].

La mort subite de l’empereur Nicolas, au mois de mars 1855, devait fournir de nouveaux prétextes au cabinet de Berlin pour ajourner la conclusion du traité, a Le roi est plongé, disait-on, dans un deuil profond ; il a besoin de se remettre du coup imprévu qui le frappe pour reprendre les pourparlers. »

La cour de Prusse était en effet bouleversée, en proie aux plus vives émotions. Le 1er mars, elle apprenait soudainement que l’empereur, atteint d’une fluxion de poitrine, était en danger, et, quelques heures après, une dépêche lui annonçait sa mort. Devant cette fin si brusque, toutes les conjectures étaient autorisées[20]. L’esprit restait confondu, atterré ; jamais les arrêts du destin ne s’étaient manifestés plus dramatiques. Il semblait qu’on entendit la voix de Bossuet en face de cette mort foudroyante, mystérieuse, frappant la monarchie au milieu de ses vicissitudes.

Pétersbourg donnait dans ces tristes jours un affligeant spectacle. L’empereur Nicolas, naguère le plus majestueux et le plus adulé des souverains, était traîné aux gémonies. Tous les revers lui étaient imputés. La France a connu ces brusques retours. Les peuples ne voient que la défaite ; ils oublient les jours de prospérité.

L’impératrice douairière télégraphia au roi qu’avant de mourir, l’empereur l’avait priée de lui demander de rester l’ami de la Russie et de ne pas oublier le testament de son père[21].

On abusait des dernières paroles de l’empereur Nicolas ; tandis que les proclamations de Pétersbourg disaient que sa dernière pensée s’était reportée sur ses soldats, à Berlin on racontait qu’il avait dit en expirant : « Je n’ai pas pu résister à la douleur d’être trahi par l’Autriche. » L’insinuation était cruelle ; les haines politiques ne désarment pas devant le spectacle de la mort.

Le roi ne faisait qu’écrire des lettres qu’il arrosait de ses larmes ; il ne voulait entendre parler de rien. « Comment voulez-vous que je m’occupe d’affaires, disait-il à son conseiller, qui s’efforçait de le ramener aux réalités, et surtout d’une alliance avec les puissances occidentales, le corps de l’empereur Nicolas est encore chaud ! »

Dans les cercles diplomatiques, on se rappelait les dédains du tsar pour son beau-frère, et l’on se demandait si la douleur de Frédéric-Guillaume n’était pas de celles dont aisément on se console. a Le roi est consterné, mais soulagé, » disait le ministre de Saxe. Le chagrin du prince de Prusse était plus simple, plus vrai ; il était attaché à son beau-frère, bien qu’il n’approuvât pas sa politique. — « On le dii dans les meilleurs termes avec le nouvel empereur, » écrivait M. de Moustier. — Notre ministre, malgré sa sagacité, ne se doutait pas, en signalant à son gouvernement, au courant de la plume, à titre de simple renseignement, l’affection du prince pour son neveu, que leur intimité aurait pour la France d’aussi funestes conséquences. L’influence des causes secondaires sur le cours des événemens échappe aux diplomates les plus prévoyans.

Le roi alléguait la mort de l’empereur Nicolas et l’incertitude sur la politique de son successeur pour suspendre les négociations et retenir près de lui ses envoyés extraordinaires à Londres et à Paris. Il avait fort mal accueilli lord John Russell, qui lui avait demandé une audience en traversant Berlin pour se rendre aux conférences. « C’est au moment, disait-il avec humeur, où m’arrivaient de Pétersbourg les nouvelles les plus déchirantes, qu’il est venu se planter devant moi, comme un bâton, pour me parler politique. »

Malgré les manifestations de sa douleur et son détachement apparent des affaires, il n’en persistait pas moins à vouloir participer aux délibérations ouvertes à Vienne. Il disait bien : « Si l’on ne veut pas m’épouser, je resterai vieille fille ; » sa résignation n’avait rien ‘ de sincère. L’entrée dans la conférence était son idée fixe, mais la paix n’étant pas certaine, il faisait dépendre la signature d’un traité avec les trois puissances de son admission, tandis que les alliés faisaient dépendre son admission de sa signature ; on tournait dans un cercle vicieux.

N’entrer dans la conférence que si la paix est assurée et ne pas s’y trouver si elle est compromise, telle était la stratégie du roi. Il comptait sur son esprit pour se tirer des mauvais pas, il croyait avoir partie gagnée chaque fois qu’il trouvait un expédient ; plutôt que de se lier, il préférait vivre au jour le jour et guetter les chances imprévues. Il était aussi content de lui que la Russie, la France, l’Angleterre et l’Autriche l’étaient peu. Chaque jour, il devenait plus manifeste que, tant qu’il verrait un moyen quelconque d’échapper à un engagement et tant que M. de Manteuffel ne donnerait pas sérieusement sa démission, on n’en obtiendrait rien.

Le parti russe n’était pas plus heureux ; il suppliait le roi de ne pas laisser le jeune empereur en détresse et de lui donner un témoignage de sympathie en se rencontrant avec lui à Bromberg, sur la frontière prussienne : c’était peine perdue.

Le prince de Prusse, cependant, était allé au mois de juillet à Pétersbourg. Il s’était abstenu de paraître aux funérailles de l’empereur Nicolas ; sa présence aurait pu, à ce moment, être mal interprétée. Il ne résista pas au désir de donner à sa sœur l’impératrice douairière, si cruellement éprouvée, un témoignage de sympathie. « Son voyage, disait lord Bloomfield, ne modifiera pas ses sentimens ; il tiendra aux Russes un langage dont ils n’auront pas lieu d’être satisfaits. « M. Balan, le directeur politique, disait de « on côté : « Le prince a de la fermeté et de la franchise, ce qu’il dira produira bon effet ; cela prouvera à beaucoup de gens que nous ne sommes pas, à Berlin, aussi Russes qu’ils voudraient le croire. »

Pour motiver l’inaction de son maître, le ministre s’appliquait à nous mettre le plus qu’il pouvait en méfiance contre l’Autriche. « Si vous comptez sur son concours armé, disait-il, vous courrez risque d’être joués ; elle a tout promis, tout signé, elle ne tiendra rien. » Il persistait à prétendre que l’empereur François-Joseph, en désaccord avec le comte de Buol, ne ferait la guerre dans aucune hypothèse et que son idée persévérante était de se réconcilier avec Pétersbourg. C’était aussi l’avis des représentans des cours secondaires ; ils prétendaient que les circulaires pressantes que le cabinet de Vienne adressait aux gouvernemens allemands n’avaient d’autre but que de nous jeter de la poudre aux yeux.


VIII. — L’AUTRICHE APRES LA RUPTURE DES CONFERENCES.

Les conférences s’étaient rompues sur la question de la limitation des forces navales de la Russie dans l’Euxin. Le prince Gortchakof avait déclaré qu’il ne transigerait pas sur un seul vaisseau, dût-on lui en accorder mille, et le comte de Buol, non-seulement dans la dernière séance de la conférence avait refusé de faire de la limitation un casus belli, mais il était allé, en résumant les délibérations, jusqu’à rendre hommage à la modération de la Russie et à attribuer l’insuccès des négociations moins au mauvais vouloir du plénipotentiaire russe qu’aux exigences de M. de Bourqueney et de lord Westmoreland.

Le traité du 2 décembre n’était pas déchiré, mais il n’était plus, en réalité, qu’une lettre morte. La situation du cabinet de Vienne devenait périlleuse ; il n’avait satisfait personne, il restait isolé, en butte aux récriminations. « L’Autriche, disait le prince Albert, est fâchée contre elle-même, contre Dieu, contre le monde entier, et elle a grandement raison de l’être, car, avec sa politique ambiguë, elle s’est mis tout le monde à dos[22]. » Napoléon III lui donnait de son côté, publiquement, un avertissement significatif : « Nous sommes encore à attendre, disait-il dans le discours du trône du 2 juillet, que le cabinet de Vienne exécute ses engagemens, qui consistent à rendre efficace le traité d’alliance. » M. de Buol, qui déjà avait escompté les Principautés danubiennes, se retournait inquiet et déçu vers l’Allemagne. Le temps des lauriers était passé ; au lieu de jouer un grand rôle en Europe et de s’affirmer dans les Balkans, il se voyait réduit à flatter la Prusse et à solliciter son appui à Francfort. La Diète était son plus solide refuge. L’adhésion de l’Allemagne aux bases du traité du 2 décembre devait lui assurer d’une manière irrévocable les concessions faites par le prince Gortchakof à la conférence de Vienne.

Il s’adressait mal, la Prusse triomphait : elle tenait à faire sentir à sa rivale le prix de son alliance et à prouver aux états secondaires de l’Allemagne combien sa politique avait été bien inspirée en ne s’engageant d’aucun côté ; plus on la cajolait, plus elle se montrait revêche, altière. « L’Autriche nous fait beaucoup d’avances, disait M. de Manteuffel avec une pointe d’orgueil, mais je ne suis pas d’humeur à lui tendre la main, je m’en méfie, je vois une carte à solder au bout de ses caresses ; elle voudrait nous mettre à des une partie de ses dépenses militaires, sous le prétexte d’avoir assuré la liberté de la navigation du Danube. » Au fond, ce qu’il voulait, c’était de souffler la médiation au comte de Buol. « Ce serait un bon tour à lui jouer, » disait-il à un de ses familiers. Il spéculait sur les déceptions que le cabinet de Vienne avait values à la France et à l’Angleterre pour se rapprocher d’elles et leur offrir d’appuyer à Pétersbourg des propositions de paix plus avantageuses que celles de l’Autriche. C’est cette arrière-pensée qui lui faisait dire à lord Bloomfield, avec une vivacité qui ne lui était pas habituelle : « L’Autriche est une puissance avec laquelle nous ne ferons rien et avec laquelle personne ne fera jamais rien. Vous vous en apercevrez de plus en plus. Je sais que vous n’êtes pas contens de nous, je ne vous en blâme pas ; nous n’avons pas fait, sans doute, ce que vous espériez, mais du moins nous ne vous avons pas trompés. »

L’Autriche n’était pas aussi perfide qu’on se plaisait à nous le faire croire. Sa situation était complexe, il ne lui était pas aisé de prendre un parti rapide, violent ; elle avait à se prémunir de tous les côtés contre la révolution en Italie, et dans ses provinces slaves, contre les menées russes en Orient et contre les agissemens de la Prusse en Allemagne : son anxiété était naturelle. La politique autrichienne, si hardie, presque téméraire, après les exploits du prince Mentchikof à Constantinople, était devenue prudente, inquiète. Ses hésitations, cependant, n’impliquaient pas une défection de principes et d’intentions dont nous aurions pu sérieusement prendre ombrage. Elle affirmait sa fidélité au traité du 2 décembre, elle ne nous refusait ni son concours moral ni son assistance diplomatique, tant que nous maintiendrions nous-mêmes les principes de l’alliance. Mais serions-nous en mesure de la soutenir contre une attaque éventuelle de la Russie ? Pouvait-elle compter sur nous en Allemagne et surtout en Italie ? On prétendait que Napoléon III n’avait pas rompu ses attaches avec les révolutionnaires italiens. N’avait-il pas dit un jour au baron de Hubner en fumant : « J’ai confiance en l’Autriche, mais vous savez que je puis mettre le feu à l’Europe aussi aisément qu’à cette cigarette, M Il est des mots, seraient-ils dits en souriant, qu’on n’oublie pas. On parlait aussi d’une entente directe qui, par des voies occultes, se poursuivait entre Paris et Pétersbourg. Ces appréhensions ne se manifestaient pas seulement à Vienne, elles avaient cours aussi à Berlin. « Le général de Gerlach, écrivait M. de Bismarck, appréhende un rapprochement entre la France et la Russie ; je ne le contredis pas, car je contredirais du même coup notre auguste maître, mais je n’y crois pas. »


IX. — LA PRINCESSE DE LIÉVEN ET LE BARON DE SEEBACH.

La présence de Mme la princesse de Liéven à Paris, en pleine guerre, n’avait pas peu contribué à accréditer ces bruits dans les chancelleries. On prétendait qu’elle traitait avec M. de Morny, qui, auprès de l’empereur, représentait les tendances pacifiques. Mme de Liéven n’avait pas de mission politique, son séjour en France était au contraire sévèrement jugé à Pétersbourg. Elle était venue à Paris sous le prétexte de le traverser pour se rendre à Nice, mais elle y était restée, retenue par ses amis, par ses habitudes, et aussi par de brillans souvenirs. Elle avait occupé dans la société parisienne une haute situation, justifiée par les grâces de son esprit, surtout du temps de sa grande intimité avec M. Guizot, dont s’effarouchait Louis-Philippe dans ses entretiens avec Victor Hugo. Mme de Liéven, jusqu’au début des complications orientales, correspondait avec sa cour ; elle lui révélait le dessous des cartes de notre politique ; ses correspondances, comme celles que Grimm et Voltaire entretenaient avec Catherine II, lui apprenaient sous une forme piquante, les choses intimes de la ville et des Tuileries que la diplomatie officielle négligeait ou ne soupçonnait pas. Souvent aussi elle servait de porte-parole ; elle disait, sous le manteau, ce qu’on se refusait à écrire. Son rôle avait cessé avec la guerre. Lord Aberdeen, dont elle était la confidente, avait disparu de la scène, et l’événement avait démenti ses prévisions[23]. D’une haute faveur elle était tombée en disgrâce. Elle subissait la peine de ses erreurs ; comme M. de Kisselef, elle avait mal vu, mal renseigné : on lui imputait une partie des fautes commises. Impressionnée par les propos frondeurs des salons, elle s’était trompée sur les destinées réservées à Napoléon III ; elle n’avait cru ni à la solidité de son trône, ni à la durée de son règne : elle l’avait pris pour « un aigle de passage. » On lui reprochait surtout d’avoir contrecarré la politique conciliante du comte de Nesselrode et poussé aux résolutions violentes en mettant en doute, jusqu’à la dernière heure, l’éventualité d’une alliance entre la France et l’Angleterre. L’insuccès a toujours, dans tous les pays et sous tous les régimes, engendré les récriminations.

A Paris, où les impressions sont si vives et si mobiles, et les résolutions si rapides et si changeantes, la diplomatie étrangère, plus que dans toute autre capitale, est exposée aux méprises. Rien ne lui est plus aisé que d’être renseignée, les secrets d’état sont colportés dans les cercles et dans les boudoirs ; mais le difficile, pour elle, est de discerner le vrai du faux, de réduire les informations à leur valeur, de se dégager de l’esprit de parti et d’asseoir ses jugemens avec sérénité sur des données certaines.

Le cabinet de Pétersbourg avait, auprès de la cour des Tuileries, un intermédiaire moins compromettant et plus autorisé que Mme la princesse de Liéven : c’était le ministre de Saxe, le gendre du comte de Nesselrode. Le baron de Seebach, chargé de la protection des sujets russes en France, était moins le représentant du comte de Beust que de son beau-père ; il s’était donné pour tâche de réconcilier la France avec la Russie. Si la paix ne fut pas son œuvre, il la facilita du moins dans les négociations intimes qui précédèrent le congrès de Paris. L’importance que lui donnait sa parenté, et qu’il ne dissimulait pas volontiers, portait ombrage aux Anglais ; ils savaient l’empereur faible, changeant : ils craignaient qu’il ne se laissât entraîner par l’envoyé saxon dans de scabreux pourparlers. Leur diplomatie nous prêchait la circonspection, la méfiance ; elle tenait les représentans des petites cours allemandes pour des hôtes dangereux, habiles à nous berner, à surprendre nos secrets, et, pour se grossir, toujours prêts à répéter ce qu’on leur confiait. « Lord Bloomfield, écrivait M. de Moustier, nous engage à tenir nos secrets militaires mieux gardés ; il prétend que tout ce qui se fait au ministère de la guerre, nos plans d’opération et le montant de nos effectifs, est aussitôt révélé aux Russes. » — : « Priez votre collègue, télégraphiait le maréchal Vaillant, de vous confier d’où partent les indiscrétions. » — « Lord Bloomfield, répondait notre envoyé, refuse de s’expliquer, mais il nous engage à redoubler de surveillance. » M. de Moustier n’était pas homme à se décourager : il revint à la charge ; ce ne fut qu’après de vives instances que son collègue consentit à s’expliquer. Il nous apprit par qui et comment nous étions trahis. Le gouvernement anglais en savait plus long que le maréchal Vaillant sur ce qui se passait dans son département.

La politique anglaise jouait alors franc jeu ; ses agens n’avaient pas de secrets pour les agens français, ils leur communiquaient leurs dépêches et jusqu’à leurs correspondances particulières. Jamais alliance entre deux pays n’a été interprétée par leur diplomatie avec une solidarité plus intime et plus correcte que celle de la France et l’Angleterre pendant la guerre de Crimée.

La réconciliation de la France et de la Russie n’était pas imminente, mais tout indiquait qu’elle serait prochaine et cordiale. Les bruits de rapprochement étaient dans l’air ; ils dominaient le bruit du canon de Sébastopol. L’armée russe et l’armée française se battaient courtoisement, sans haine, sans acharnement ; les sympathies de deux peuples perçaient dans leurs journaux, elles se manifestaient sur les champs de bataille, durant les armistices ; elles se révélaient dans le traitement des prisonniers et des blessés, dans les relations personnelles des diplomates, et Napoléon III ne faisait que traduire le sentiment de la France lorsque plus tard, au congrès de Paris, il s’appliquait à ménager la dignité de la Russie, à la relever de ses défaites par la courtoisie de ses procédés et la modération de ses exigences. « Nous accorderez-vous la paix ? disait l’empereur à l’envoyé russe. — Je viens vous la demander, Sire, » répondait le comte Orlof. — Ce n’est pas le langage qu’on tenait à M. Thiers et à M. Jules Favre en 1871 ; on les blessait dans leur dignité, on leur appliquait le Vœ victis des temps barbares.

L’Autriche ne s’y trompait pas : elle prévoyait qu’aussitôt la paix conclue, elle aurait à compter avec la France et la Russie étroitement réconciliées ; que l’une lui reprocherait ses défaillances et la seconde son ingratitude. Ce n’est pas le courroux du cabinet des Tuileries que le comte de Buol redoutait le plus. La diplomatie française était polie, conciliante ; les procédés hautains n’étaient pas dans ses traditions ; elle était patiente et savait transiger. La diplomatie russe, au contraire, se montrait alors altière, vindicative ; elle passait sans transition des caresses aux menaces. Il entrait dans sa tactique de frapper les imaginations et de donner à réfléchir aux gouvernemens par des coups de théâtre. C’est ainsi que le prince Mentchikof, en 1853, escorté de généraux et d’amiraux, avait terrifie la Porte par l’inconvenance de sa tenue et par l’impertinence de ses allures, et que le comte Orlof, en 1854, était apparu à Vienne, sombre et mystérieux comme un héros de mélodrame. Pour impressionner la cour d’Autriche et lui arracher plus sûrement, sous l’empire de la frayeur, une déclaration de neutralité, il était resté plusieurs jours sans voir le ministre des affaires étrangères et sans solliciter d’audience du souverain, renfermé dans une affectation de mystère et d’indifférence. Cette mise en scène, qui, dans d’autres temps, n’eût pas manqué son effet, ne servit cette fois qu’à rendre plus saillante la dissidence entre les deux politiques.

L’empereur Nicolas eut à subir le sort des gouvernemens grisés par de longs succès. Il ne s’était pas aperçu qu’il avait froissé, fatigué tout le monde par ses prétentions et ses ingérences ; il ne s’était pas douté des blessures qu’il avait faites, des rancunes qu’il avait provoquées. « La violence n’a qu’un cours borné, au lieu que la vérité subsiste éternellement, » a dit Pascal, sage précepte que devraient méditer ceux qui croient fonder leur domination sur la force.

Le tsar devait perdre, en cédant à d’orgueilleuses inspirations et à de faux calculs, la prépondérance que vingt-cinq années d’habileté et de bonheur continu lui avaient assurée. Il avait cru, en face des appréhensions que l’avènement du second empire soulevait en Allemagne et en Angleterre, que l’Europe entière était avec lui et qu’elle lui permettrait de réaliser ses desseins en Orient. Il n’avait pas mis en doute l’appui de l’Autriche et de la Prusse, depuis quarante ans les alliés et l’avant-garde de sa politique ; dans ses étranges entretiens avec sir George Hamilton Seymour.il n’avait rien négligé pour diviser le gouvernement français et le gouvernement anglais, et tout l’échafaudage de ses savantes combinaisons s’était brusquement écroulé. L’Angleterre et la France s’alliaient contre’ toute attente, et l’Autriche et la Prusse se retournaient contre lui pour appuyer par leur diplomatie, sinon par leurs armes, ceux qui le combattaient dans la Mer-Noire et dans la Baltique. Il n’avait pas compris que Napoléon III, auquel il avait refusé à son avènement le titre de frère, en inaugurant un gouvernement autoritaire, pourrait à son gré disposer des inépuisables ressources de son pays et jouer sur le terrain diplomatique un rôle prépondérant. C’est contre la Russie que la fortune de la France s’était brisée en 1813, c’est contre la France, en Crimée, qu’allait se briser la fortune de la Russie.


G. ROTHAN.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre.
  2. Sous les Hohenzollern, souvenirs du général de Nalzmer.
  3. Le roi Léopold disait aussi à M. de Brokhausen, le ministre de Prusse à Bruxelles : « Vouloir s’appuyer sur les états secondaires d’Allemagne serait pour la Prusse une politique imprévoyante, dangereuse. Les cours allemandes ne sont aptes à faire chorus que lorsqu’il s’agit de négation ; elles feront défaut quand on réclamera leur appui dans une guerre provoquée contre la France. Engager une lutte contre cette puissance sans provocation serait une aberration qui ne saurait entrer sérieusement dans les vues d’une saine politique ; ce serait une entreprise hasardée, périlleuse, car l’Angleterre serait infailliblement de son côté. Elle est trop intéressée à l’alliance française, trop acharnée contre la Russie pour ne pas faire cause commune avec son alliée contre ceux qui voudraient l’attaquer. Elle n’hésiterait pas à lui laisser carte blanche en Allemagne ; infidèle à ses traditions, elle verrait peut-être même avec satisfaction les provinces rhénanes tomber au pouvoir de la France. » (Correspondance de M. de Bismarck.)
  4. Le roi était sous l’impression de l’apostrophe du baron de Prokesch lorsqu’il écrirait à M. de Bunsen : « La couronne dont vous vous occupez pour votre malheur est déshonorée surabondamment par l’odeur de charogne que lui donne la révolution de 1848. Quoi ! cet oripeau, ce bric-à-brac de couronne pétri de terre glaise, de fange, on voudrait le faire accepter à un roi légitime, bien plus, à un roi de Prusse ! »
  5. La Prusse, la Cour et le Cabinet de Berlin. Voir la Revue de 1857.
  6. Lettre du prince Albert au baron de Stockmar, 11 mars 1854. — « M. de Bunsen est tombé en grand discrédit ici. Après avoir dépeint d’une façon très vive l’empressement de la Prusse à se joindre aux puissances occidentales et nous avoir incités à forcer le ministère prussien à faire de nouvelles déclarations, prétendant que son gouvernement avait besoin de ce stimulant, il est devenu, depuis le changement de front de son maître, très raide avec lord Clarendon ; il dit que la Prusse n’entend être ni menée ni dominée, etc. Aussi l’irritation contre la Prusse est-elle très vive et nullement imméritée. Après nous avoir exprimé ses appréhensions contre la France, elle affecte maintenant la crainte de la Russie, comme si en un instant elle allait être avalée. Cette attitude paralyse l’Autriche et jette le désaccord dans le concert européen.
  7. Le prince Albert et la reine Victoria. (Extraits de sir Théodore Martin, traduits de l’anglais par Augustus Craven.)
  8. Dépêche de M. de Moustier : — « Les opinions sur les sentimens de M. de Bismarck sont partagées, peut-être parce qu’il n’en a pas encore de bien arrêtés. On l’accuse d’être Russe plus qu’il ne le mérite, sans doute à cause de ses attaches avec le parti de la Croix et du rôle qu’il a joué au début des complications orientales. Je n’ai trouvé chez lui pas la moindre sympathie pour la Russie ; loin de là il s’est exprimé assez vertement sur l’entourage du roi, disant qu’il se trouvait auprès de Sa Majesté des personnes qui regardaient l’empereur Nicolas comme étant bien plus leur souverain que le roi de Prusse, et qu’elles poussaient cette manie parfois jusqu’à la trahison ; je ne sais pas ai en se servant du mot de trahison, il faisait allusion aux pièces secrètes qui récemment ont été livrées à la cour de Russie. »
  9. Voir la France et sa politique extérieure en 1867, t. Ier, p. 31.
  10. « Aura-t-il, écrivait M. de Bismarck, cet esprit de prudence et de conciliation qui le distinguent, au dire de ses lettres de créance ? D’après ce qu’on sait de lui, on en doute assez généralement. — Il continue à expédier quatre rapports par semaine ; je ne sais vraiment pas où il peut dénicher les élémens d’une pareille correspondance. »
  11. Mémoires de lord Malmesbury : « Persigny dit qu’il faut à tout prix empêcher l’empereur d’aller en Crimée, dût-on faire la paix, car, s’il y va, il y aura une révolution. »
  12. Lord Clarendon était venu au camp de Boulogne pour dissuader l’empereur.
  13. Par le traité du 2 décembre, la France, l’Angleterre et l’Autriche convenaient de poursuivre en Orient un but déterminé : le rétablissement de la paix au moyen d’arrangemens propres à éviter le retour des complications qui l’avaient troublée. L’Autriche s’engageait à défendre la Moldavie et la Valachio contre tout retour des forces russes ; l’occupation autrichienne ne devait porter aucun préjudice aux opérations militaires des troupes françaises, anglaises et turques dans les Principautés. Un article secret, ayant la même valeur que le texte officiel, stipulait que, dans le cas où la Russie refuserait d’accepter les conditions débattues et concertées dans les conférences de Vienne, on procéderait immédiatement aux mesures résultant d’une alliance offensive et défensive. La France et l’Angleterre garantissaient le statu quo en Italie.
  14. L’Allemagne et l’Italie, 1870 à 1871 : le Ministère des affaires étrangères pendant les derniers jours de la Commune, t. II, p. 433.
  15. Mémoires de lord Malmesbury. — « Les ministres anglais et français ont persuada à Napoléon de rendre visite à la reine, dans l’espoir de l’empêcher d’aller on Crimée. »
  16. Les Quatre ministères de M. Drouyn de Lhuys, par le comte Bernard d’Harcourt, ancien ambassadeur.
  17. Après l’attaque du 19 juin contre Malakoff. — Mémoires de lord Malmesbury. Lord Raglan est mort atteint du choléra ; l’insuccès de l’attaque de Malakoff aggrava son état. Il avait été le bras droit de lord Wellington pendant la guerre de la péninsule. Il était bien tourné, élégant et charmant de sa personne, et d’un sang-froid remarquable au feu. « Il avait le calme qui ne le quitte jamais, » disait Saint-Arnaud dans sa fameuse dépêche sur l’Alma.
  18. La Guerre de Crimée, par M. Camille Rousset.
  19. Projet de traité entre la Prusse et la France, janvier 1855. — Dans le préambule du projet de convention, il est dit que les hautes parties contractantes, pour mettre un terme aussi prochain que possible à la guerre actuelle et garantir à l’Europe un moyen de rétablir la paix sur des bases solides et durables, ont résolu de signer le présent traité. (Il n’y a pas d’alliance offensive et défensive.) — I. Les hautes parties contractantes se réfèrent aux déclarations consignées dans les protocoles du 9 avril et du 23 mai, dont les principes serviront de base aux futures négociations de paix. Elles s’engagent à n’entrer dans aucun arrangement avec la Russie sans avoir délibéré en commun. — II. Si la Russie n’accepte pas les conditions réglées par un complet accord des quatre puissances sur les bases mentionnées dans l’article 1er du présent traité, et si les négociations sont rompues, la Prusse promet la coopération active pour les faire accepter par la Russie. Des délibérations auront lieu entre la Prusse et la France pour s’entendre sur les moyens les plus efficaces de réaliser l’objet de leur alliance. — III. Pour le cas où les hostilités viendraient à éclater entre la Prusse et la Russie, les hautes parties contractantes se promettent réciproquement leur alliance défensive et offensive. Elles se soutiendront réciproquement par leurs forces de terre et de mer, qui seront déterminées, s’il y a lieu, par des arrangemens subséquens. Il est entendu que, conformément aux lois fondamentales de la Confédération germanique, les troupes françaises ne toucheront pas le territoire fédéral. — IV. Dans le cas prévu par l’article précédent, il est entendu que les hautes parties contractantes ne recevront aucune ouverture ni aucune proposition tendant à la cessation des hostilités sans s’être entendues entre elles. — V. Cet article a trait aux arrangemens militaires auxquels on procédera d’un commun accord. — VI. Le présent traité sera porté par les hautes parties contractantes aux puissances représentées à la conférence de Vienne. — VII. Si la Prusse ne prend pas une part active aux mesures dirigées contre la Russie, elle se réserve de s’arranger avec l’Autriche pour la défendre contre les attaques de la Russie sur son territoire limitrophe de la Pologne. — VIII. Tout acte révolutionnaire dans la Pologne russe étant contraire aux intérêts limitrophes de la Prusse sera énergiquement réprimé.
  20. Lord Malmesbury raconte que Napoléon III passa la dépêche qui lui annonçait la mort de l’empereur Nicolas au docteur Conneau en lui demandant : « Connaissez-vous cette maladie ? »
  21. Le testament de Frédéric-Guillaume III a été écrit treize ans avant sa mort, le 1er décembre 1827. Voici le passage de cet acte qu’où invoquait à Pétersbourg : « Ne néglige pas, autant qu’il sera en ton pouvoir, la paix entre les puissances de l’Europe, mais avant tout tâche de maintenir la bonne intelligence entre la Prusse, la Russie et l’Autriche. Leur union est comme la pierre fondamentale de la grande alliance européenne. » — Ces conseils n’étaient pas impérieux, ils demeuraient subordonnés à la possibilité. Le parti de la Croix en exagérait à plaisir la portée. Aucune pensée hostile à la France ne les avait inspirés. Frédéric-Guillaume avait le goût de nos mœurs, de nos usages, de nos spectacles, de notre langue. Ses malheurs ne l’avaient rendu ni amer ni injuste. Il fit placer le portrait de Napoléon Ier, qu’il demanda à Louis XVIII, dans le musée de Berlin, en face de la statue de César, et donna aux princes d’Orléans, après 1830, de précieux témoignages de sympathie. Il n’eût ni encouragé ni toléré la sauvage aversion que, depuis, le parti féodal prussien a manifestée à la France.
  22. Lettre du prince Albert au baron de Stockmar.
  23. Mémoires de lord Malmesbury. — « 12 décembre 1853. — L’empereur Nicolas pense que lord Aberdeen ne s’allient jamais avec la France, et que le moment est venu de tomber sur la Turquie. Il paraît que lord Aberdeen a écrit à la princesse de Lièven que rien ne pourrait l’amener à faire la guerre à la Russie.