La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle/X/1

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X

GORKI


I. — La famille de Gorki. — Gorki apprenti cordonnier. — Chez les vagabonds. — Premières lectures. — Dans une boulangerie. — Konovalov. — Tentative de suicide. — Nouveau vagabondage. — Débuts littéraires. — Premières impressions. — Fécondité littéraire.

II. — Romantisme réaliste de Gorki. — Langue. — Style. — Faculté d’évocation. — La nature dans l’œuvre de Gorki. — Introduction des vagabonds dans la littérature russe. — L’art des déchus. — La haine du marchand et du bourgeois. — Le fatalisme. — La Famille Orlov. — Nobles aspirations. — Les trois. — Ilia. — Qualités et défauts des ex-hommes de Gorki. — Alcoolisme. — Claustrophobie. — Dégénérescence. — Les stigmates sociologiques complètent les stigmates psycho-physiques. — Les sans-travail. — Le moujik et la terre. — Le paupérisme. — Victimes de l’état social. — Le vagabond, le petit bourgeois et la classe dirigeante. — Causes des tristesses de la vie russe. — Les mérites de Gorki. — Gorki est artiste et non écrivain révolutionnaire. — Sa tâche de romancier est terminée. — L’œuvre de Gorki est la fin logique du mouvement littéraire et social du xixe siècle en Russie.


L’œuvre de Gorki est la fin logique du mouvement littéraire et social du xixe siècle en Russie, elle est l’aboutissant naturel, évolutif des Âmes Mortes de Gogol, des Récits d’un Chasseur de Tourgueniev, des Souvenirs de la Maison des Morts de Dostoïevsky, des Contes populaires de Tolstoï. Les critiques russes sont, presque tous, à la louange, à l’apologie, à l’enthousiasme haletant. Soit conviction, soit entraînement, ces admirateurs applaudissent à tout rompre. Rares sont ceux qui, tout en criant : bravo ! se donnent le temps de reprendre haleine et de glisser quelques restrictions entre deux vivats.

Le mérite le plus incontestable de Gorki, c’est d’avoir introduit dans la littérature des types caractéristiques de la classe la plus nombreuse en Russie, le peuple ; sa gloire, c’est de nous avoir donné une peinture vivante de la force nouvelle sur laquelle la Russie — à tort ou à raison — compte depuis longtemps, dans laquelle elle met toutes ses espérances, tout son avenir...

I


Maxime Gorki (Maxime l’Amer) — pseudonyme d’Alexeï Maximovitch Pechkov — est né à Nijni-Novgorod, en 1869. Son père, ouvrier tapissier, épousa, contre le gré de sa famille, la fille d’un ancien bourlac, hâleur de barques sur la Volga. Il mourut en 1873, lors de l’épidémie de choléra. La mère du futur romancier se remaria bientôt et le jeune Alexeï, âgé de huit ans, fut mis comme apprenti chez un cordonnier.

Gorki tient de sa mère la tristesse pensive et de son père la violence de tempérament. Nature inquiète, abandonné à lui-même, il change plusieurs fois de métier et finit par s’enrôler dans l’armée des vagabonds, composée en Russie de sans-travail, d’ex-fonctionnaires, d’anciens étudiants, de moujiks que le manque de terre chasse de leur village, de la lie de la société, tous buveurs de vodka, sans profession avouée, tantôt ouvriers, tantôt voleurs, prêts à tout, capables de tout. Gorki ne connaît désormais que la grande route, il n’a pour compagnons que des vagabonds dont la vie n’a pas de secrets pour lui, il ne comprend que les va-nu-pieds... Il explore les bords de la Volga dont les eaux éveillent son imagination : partout, il observe, emmagasine des visions, emplit sa mémoire d’images, l’enrichit de modèles, de types originaux. Les conditions d’existence de Gorki sont vraiment douloureuses ; il est, tour à tour, aide-cuisinier sur un bateau à vapeur, marchand de kvass (cidre), hâleur. Le monde des 384 LA PSYCHOLOGIE DES ROMANCIERS RUSSES idées lui est totalement étranger : quelques lectures fugitives de Gogol, des vers épars du poète populaire Koltsov, l’histoire de Stenko-Razine, des épisodes de l’histoire de Russie — c’est tout. A l’âge de dix-sept ans, le hasard de son vagabondage l’amène à Kazan, ville universitaire ; il fait la connaissance d’étudiants qui se mettent à l’instruire, et, tout en étant aide chez un boulanger, Gorki lit des livres qu’on lui prête. « La boulangerie était dans un sous-sol dont les fenêtres se trouvaient au-dessous du niveau delà rue. Il y avait peu de lumière, peu d’air, mais beaucoup d’humidité et de poussière de farine. Un énorme poêle occupait presque le tiers de la cuisine. L’odeur du levain pénétrait l’air malsain. Le plafond enfumé, le mélange de la lumière grise du jour avec celle du feu du four donnaient un éclairage fatigant pour la vue. » Qu’importe à Gorki ? Il se lie avec un autre ouvrier bou- langer, vagabond comme lui, Konovalov, un véritable artiste dans son genre. « Il fallait voir comme il maniait un bloc de pâte de 7 poudes ! Les premiers temps, en le voyant précipiter dans le four les pains non cuits que j’avais à peine le temps de tirer de la cuve pour les jeter sur sa pelle, je craignais qu’il ne les mît les uns sur les autres. Mais j’ai éprouvé pour lui une véritable admiration quand il eut enlevé trois fournées sans qu’aucun des cent vingt pains, beaux, dorés, ait été abîmé. » Konovalov aimait son travail, s’exaltait pour ce qu’il faisait, était triste quand le four cuisait mal ou que la pâte ne montait pas. Il était, au contraire, heureux, si les pains sortaient du four ronds et réguliers, dorés à point avec une croûte mince et ferme. Il prenait de la pelle le plus beau pain et le faisait sauter d’une paume sur l’autre, s’exclamant : « Quelle beauté ! »

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