La Puissance des ténèbres/05
Au lieu des scènes XIII, XIV, XV, XVI du quatrième acte, on peut lire la variante suivante.
Scène PREMIÈRE
Ce qu’ils ont empesté la chambre, les brigands ! Ils en ont versé la moitié à côté… On a beau fumer… ça ne désinfecte pas ! C’est que ça vous monte au nez ! Ah ! mon Dieu ! je crois qu’il sera mieux d’aller se coucher ! (Il s’avance vers la lampe et veut l’éteindre.)
Petit grand-père, n’éteins pas, je t’en prie !
Pourquoi pas ?
C’est qu’on vient de faire beaucoup de bruit dans la cour. Entends ? (Elle prête l’oreille.) Ils sont encore allés dans la grange.
Qu’est-ce que ça peut te faire ? On ne te demande rien. Couche-toi et dors. Moi, je vais éteindre la lampe. (Il baisse la lampe.)
Petit grand-père chéri, n’éteins pas tout à fait. Laisse-m’en gros comme un œil de souris, puisque j’ai peur.
C’est bien, c’est bien ! (Il s’assied près d’elle.) Et pourquoi avoir peur ?
Dame ! petit grand-père ! Comme la sœur se débattait ! Elle se tapait la tête contre la huche. (Chuchotant.) C’est que moi, je le sais bien… C’est un petit bébé qui veut naître… Je crois même qu’il est déjà né.
Ah ! quelle petite sauterelle ! Que les grenouilles t’avalent. Tu veux tout savoir. Couche-toi et dors ! (Anioutka se couche.) Là, comme ça ! (Il la recouvre.) Comme ça ! Si tu veux tout savoir, tu seras bientôt devenue vieille.
Et toi, tu vas sur le poêle ?
Mais tu es joliment sotte, par exemple ! Elle veut tout savoir ! Où donc ? (Il arrange le caftan sur elle et se relève.) Comme ça ! Dors maintenant ! (Il se dirige vers le poêle.)
Il a poussé un cri… une fois… et maintenant on ne l’entend plus.
Ô Dieu ! Nicolas le miséricordieux !… Qu’est-ce qu’on n’entend plus ?
Le petit bébé.
Puisqu’il n’y en a pas, on ne peut pas l’entendre.
Mais je l’ai entendu, que je meure ! Je l’ai entendu ! Une voix si fluette !
Oh ! qu’est-ce que tu as pu entendre ? Aurais-tu entendu par hasard l’histoire de la petite fille que Croquemitaine a fourrée dans son sac et a emportée avec lui ?
Qui ça, Croquemitaine ?
Croquemitaine ! (Il grimpe sur le poêle.) Est-il bon le poêle aujourd’hui ! Bien chaud ! C’est un plaisir ! Ô Dieu ! Nicolas le miséricordieux !
Petit grand-père, est-ce que tu vas t’endormir ?
Tu penses peut-être que je vais chanter. (Silence.)
Petit grand-père ! Petit grand-père ! Ils creusent ! Je te jure, ils creusent ! Entends-tu ? Que je meure ! Ils creusent !
Quelle idée elle a, cette enfant ! On creuserait la nuit ? Qui donc ? C’est la vache qui se frotte. Et tu dis : — On creuse ! Dors je te dis ! Sinon je vais tout de suite éteindre la lumière.
Petit grand-père chéri, n’éteins pas ! Je ne le ferai plus. Je te jure que je ne le ferai plus. J’ai peur.
Peur ? Ne crains rien, alors tu n’auras pas peur ! Elle craint et alors elle dit qu’elle a peur. Comment veux-tu ne pas avoir peur quand tu crains tout ? (Silence. Un grillon chante.)
Petit grand-père, petit grand-père, tu dors ?
Quoi encore ?
Quel Croquemitaine donc !
Le même dont je t’ai parlé. Quand il voit une petite fille comme toi qui ne dort pas, il vient avec son sac et paf ! la petite fille au fond du sac… puis, il y plonge lui-même, la tête la première, et il se met à la fouetter.
Mais avec quoi donc fouette-t-il ?
Il prend un balai.
Mais il ne voit pas clair, dans le sac.
Ne crains rien. Il verra bien.
Moi, je le mordrai.
Non, ma belle, tu ne le mordras pas.
Petit grand-père, quelqu’un vient. Qui est-ce ? Ah ! mon Dieu, qui est-ce ?
Si on vient, laisse venir. Qu’est-ce que tu as ? C’est ta mère, je crois, qui vient.
Scène II
Anioutka ! (Anioutka feint de dormir.) Mitritch !
Quoi ?
Pourquoi laissez-vous brûler la lumière ? Nous nous coucherons dans l’izba d’été.
Je viens de me coucher tout à l’heure. Je vais l’éteindre.
Quand on a besoin de quelque chose, on ne trouve jamais rien.
Qu’est-ce que tu cherches ?
Je cherche la croix. Il faut le baptiser. Si par malheur il mourait sans baptême, ce serait un péché.
Certainement. Il faut agir selon l’usage. Eh bien ? L’as-tu trouvée ?
Oui, je l’ai trouvée. (Elle sort.)
Scène III
C’est bon ! Sans cela, j’aurais donné la mienne. Oh ! mon Dieu !
Oh ! petit grand-père ! Ne t’endors pas, au nom du Christ ! J’ai peur !
Pourquoi donc as-tu peur ?
Je crois que le petit bébé va mourir. Chez la tante Arina aussi, c’est une sage-femme qui a baptisé le bébé et il est mort.
S’il meurt, on l’enterrera.
C’est que peut-être il ne mourrait pas, mais la sage-femme Matriona est là. Puisque moi, j’ai entendu ce que la sage-femme disait, que je meure ! j’ai entendu !
Qu’est-ce que tu as entendu ? Dors, je te dis ! Fourre la tête sous le caftan, voilà tout.
S’il vivait, je le soignerais bien.
Oh ! Mon Dieu !
Mais qu’est-ce qu’ils en feront ?
Ils feront ce qu’il faut. Ça ne te regarde pas. Dors, je te dis, ta mère va venir et elle va t’arranger ! (Silence.)
Petit grand-père, tu as dit cependant que l’autre petite fille… on ne l’a pas tuée ?
L’autre ? L’autre petite fille est devenue bien sage.
Comment as-tu dit, petit grand-père, qu’on l’avait trouvée ?
On l’a trouvée comme je te l’ai dit.
Mais où l’a-t-on trouvée, dis ?
On l’a trouvée dans leur maison. On est venu au village, les soldats ont commencé à fouiller partout. Tout d’un coup, on aperçoit cette petite fille étendue sur le ventre. On voulait l’achever, mais ça m’a tellement ennuyé que je l’ai prise dans mes bras… c’est qu’elle ne se laissait pas prendre ! Elle s’est faite si lourde qu’on aurait dit qu’elle pesait cinq pounds ; elle s’accrochait partout où elle pouvait… impossible de la faire lâcher ! Alors, je l’ai saisie, je lui ai passé la main sur la tête. Elle était hérissée comme un porc-épic. Et comme ça, peu à peu, elle a fini par se calmer. J’ai trempé un biscuit dans l’eau, je lui ai passé. Elle comprit et se mit à grignoter. Qu’est-ce qu’il y avait à faire ? Nous l’avons gardée, nous l’avons emportée… et nous l’avons nourrie bien comme il faut. Elle a fini par s’habituer, nous l’emmenions en campagne et elle marchait avec nous. C’était ça une gentille fillette !
Elle n’était pas baptisée ?
Qui sait ? On disait qu’elle ne l’avait pas été parfaitement. Ce peuple-là n’est pas comme le nôtre.
Sont-ils allemands ?
Qu’est-ce que tu dis là ? Pour Allemands, non, ils n’étaient pas Allemands. C’était des Asiatiques ! Ils sont comme les Juifs, et pas Juifs cependant. Ils étaient Polonais, mais Asiatiques, Kroudlis… Krouglis, je crois, ils s’appellent… À vrai dire, j’ai oublié, mais la petite fille nous l’avions nommée Sachka. Sachka… elle était vraiment très bonne. Comme c’est drôle, j’ai tout oublié, mais cette polissonne-là, c’est comme si je l’avais devant les yeux ! De tout le temps que j’ai servi, je ne me souviens que de ça ! Je me souviens des coups de fouet que j’ai reçus… et aussi de cette fillette-là. Elle se cramponnait à votre cou et on la portait comme ça, sans rien dire. Ah ! c’est que c’était une fillette comme on n’en trouve pas ! Après nous l’avons donnée… c’est la femme du capitaine qui l’a adoptée. Elle a fini par devenir bonne à quelque chose. Comme les soldats la regrettaient !
Et voilà, petit grand-père, c’est comme quand papa se mourait. Tu n’étais pas encore chez nous, alors. Il appela Nikita et il lui dit : — Pardonne-moi, Nikita, qu’il dit… Et il se mit à pleurer… (Elle soupire.) Ça aussi, c’était très touchant.
Je crois bien !
Eh ! petit grand-père, voilà qu’on fait encore du bruit dans la cave ! Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! Petit grand-père, ils vont lui faire du mal !… Ils vont le faire mourir. C’est qu’il est si petit ! Eh ! (Elle se couvre la tête et pleure.)
Il paraît vraiment qu’ils font des saletés, là-bas ! Sapristi ! sont-elles méchantes, ces femmes ! Il n’y a pas lieu de vanter les hommes, mais les femmes… Celles-là, de vraies bêtes fauves ! Elles ne craignent rien !
Petit grand-père ! Eh ! petit grand-père !
Voyons, qu’est-ce qu’il y a encore ?
Dernièrement un piéton qui couchait ici, disait : — Si un bébé meurt, son âme monte tout droit au ciel. Est-ce que c’est vrai, ça ?
Qui sait ? Peut-être bien que oui. Mais pourquoi cette question ?
Si par exemple, je mourais ?… (Elle pleure.)
Si tu meurs, on te rayera des cadres.
Jusqu’à dix ans, on est toujours bébé. Peut-être bien que l’âme montera encore vers Dieu. Plus tard, on devient vilain.
Ce qu’on devient vilain, ah pour sûr ! Comment veux-tu que vous autres femmes, vous ne deveniez pas vilaines ? Qui vous enseigne ? Que vois-tu, qu’entends-tu autour de toi ? Rien que des abominations. Moi, je n’ai pas beaucoup appris, mais je sais quelque chose. Mais toujours pas comme les femmes du village. Qu’est-ce que c’est qu’une femme du village ? Rien du tout. Y en a, comme vous autres, des millions en Russie et toutes, aveugles comme des taupes ! Vous ne savez rien. Vous savez les sortilèges qui guérissent les vaches, vous savez porter les enfants malades dans les nids de poules, aussi pour les guérir… Ça, oui, vous le savez.
C’est vrai, maman l’a fait.
Tu vois. Il y en a des millions comme vous autres, des femmes et des filles et toutes, comme des bêtes fauves. Elles meurent comme elles naissent… Elles n’ont rien vu, rien entendu. Le paysan, lui, il a l’occasion d’apprendre, au cabaret, en prison quelquefois, ou bien au service, comme moi. Mais la femme, quoi ? Non seulement elle ne sait pas bien ce que c’est que Dieu, elle ne sait pas même ce que c’est que Vendredi… Vendredi… Vendredi… tout le monde dit Vendredi… Demande-lui ce que c’est que Vendredi ? Elle ne saura pas répondre. C’est comme une portée de petits chiens aveugles, qui se traînent et se fourrent le nez dans le fumier. Elles ne savent que leurs chansons stupides… oh ! oh ! oh ! o, o, o. Eh bien, quoi, o, o, o ? Elles ne le savent pas elles-mêmes.
Et moi, petit grand-père, je sais les patenôtres jusqu’à la moitié.
Tu sais grand’chose, toi ! On ne peut rien exiger de vous. Qui vous enseigne ? Quelquefois seulement un moujik ivre vous fait une conférence à coups de rênes. Voilà tout pour l’enseignement. Je ne sais qui répondra de vous ; pour les recrues, ce sont les sous-officiers qui sont responsables, mais pour vous autres femmes… il n’y a personne. C’est comme un bétail sans berger. Il devient sauvage. Les femmes ! C’est la classe sociale la plus bête. Il n’y a rien dedans… dans votre classe sociale !
Alors, que faut-il faire ?
Fais ce que je te dis. Fourre ta tête sous le caftan et dors. Ah Dieu ! (Silence. — Le grillon chante.)
Petit grand-père, il y a quelqu’un qui crie ! Il arrive quelque chose. Je te jure, vrai, on crie ! Petit grand-père chéri, on vient ici !
Je t’ai dit de fourrer ta tête sous le caftan.
Scène IV
Qu’ont-elles fait de moi ? Qu’ont-elles fait de moi ?
Prends, prends du vin, ma fraise ! Qu’as-tu donc ? (Elle prend le vin et le dépose sur la table.)
Donne ! Que je noie tout ça…
Doucement. On ne dort pas. Tiens, bois !
Quoi donc ? Pourquoi avez-vous imaginé tout cela ? Il fallait l’emporter !
Reste, reste ici, bois encore ou bien fume. Ça changera les idées.
Mère, petite mère chérie, le malheur est venu jusqu’à moi ! Quand il s’est mis à piauler, quand ses petits os ont commencé à craquer… kr… kr… j’ai cessé d’être homme !
Oh ! qu’est-ce que tu dis ? Des bêtises ! C’est vrai, la nuit, on se sent mal à l’aise, mais quand il fera jour… un jour viendra, puis un autre… et tu cesseras d’y penser ! (Elle s’approche de Nikita et lui met sa main sur l’épaule.)
Va-t’en ! Qu’avez-vous fait de moi ?
Mais qu’as-tu donc, mon fils, voyons ? (Elle lui prend la main.)
Va-t’en, ou je te tue ! Maintenant tout m’est égal ! Je te tue !
Ah ! ah ! Comme tu es secoué par la peur ! Va donc te coucher !
Je ne puis aller nulle part… je suis perdu !
Il faut aller finir… Lui, il se calmera, ça lui passera ! (Elle sort.)
Scène V
Il piaule ! oh oui ! il piaule, là… là… on l’entend… clairement !… Elle va l’enterrer… pour sûr, elle va l’enterrer… (Il court vers la porte.) Petite mère, ne l’enterre pas, il vit !
Scène VI
Au nom du Christ ! Que fais-tu ? Qu’as-tu imaginé ? Comment pourrait-il être vivant ? Tu lui as broyé les os.
Donne encore du vin ! (Il boit.)
Allons, mon fils, tu dormiras maintenant. Ce n’est rien.
Il vit toujours !… Voilà… il piaule !… Est-ce que tu n’entends pas ? Voilà…
Mais non !
Oh ! petite mère chérie, j’ai perdu ma vie ! Qu’avez-vous fait de moi ? Où irai-je ? (Il sort en courant, Matriona le suit.)
Scène VIII
Petit grand-père chéri, ils l’ont étranglé !
Dors, je te dis ! Ah ! que les grenouilles t’avalent ! Sinon je vais prendre le balai. Dors, je te dis !
Petit grand-père, mon bon ! on m’attrape par les épaules ! On m’attrape… avec les pattes… petit grand-père chéri… que je meure ! Je m’en vais… Petit grand-père, laisse-moi me mettre sur le poêle, je t’en supplie, au nom du Christ ! On m’attrape… on m’attrape ! ah ! (Elle court vers le poêle.)
Ont-elles-fait peur à la fillette ! Oh ! les salopes ! que les grenouilles les avalent ! Eh ! passe !
Mais ne t’en va pas !
Pour aller où ? Viens, viens ! Ô Dieu, saint Nicolas, Sainte Vierge de Kazan !… Comme elles ont effrayé la petite. (Il la couvre.) Oh ! la sotte ! une vraie sotte. Elles lui ont bien fait peur, ces salopes-là !