La Reine Mab (Shelley, trad. Hugo)

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Percy Bysshe Shelley
(traduction et notes par François-Victor Hugo)
La Reine Mab
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome II : Fééries
Paris, Pagnerre, 1866
p. 339-366
La Tempête Wikisource

LA REINE MAB[1].

I

Quels prodiges que la Mort, la Mort et son frère le Sommeil ! L’une, pâle comme la lune qui s’évanouit là-bas, avec des lèvres d’un bleu livide ; l’autre, pourpre comme l’aurore, alors que, portée par la vague de l’Océan, elle trône rougissante sur le monde ; tous deux prodiges ineffables !

Est-ce donc la sombre Puissance dont l’empire est le noir sépulcre, qui s’est emparée de l’âme pure d’Yanthe ? Cette forme incomparable, que l’amour et l’admiration ne peuvent contempler sans battements de cœur, ces veines azurées qui serpentent comme des ruisseaux le long d’un champ de neige, ce contour adorable, beau comme un marbre animé, tout cela doit-il donc périr ? Faut-il que le souffle de la putréfaction ne laisse rien de cette vision céleste que dégoût et que ruine ? et qu’il n’en reste rien qu’un triste thème, dont le cœur le plus léger fera la morale ? ou bien n’est-ce qu’un doux assoupissement qui a gagné ses sens et que le souffle du matin rose chassera dans les ténèbres ? Yanthe doit-elle se réveiller et remettre en joie ce sein fidèle dont l’esprit guette dans l’insomnie pour saisir la lumière, la vie et l’extase au vol de son sourire ?

Oui, elle se réveillera, quelque immobiles que soient ses membres transparents, quelque muettes que soient ses lèvres douces, qui, naguère respirant l’éloquence, auraient pu calmer la rage du tigre ou fondre le cœur glacé d’un conquérant. Ses yeux humides sont clos, et de ses paupières, dont le fin tissu cache à peine deux prunelles d’un bleu sombre, l’enfant Sommeil a fait son oreiller. Ses tresses d’or font ombre à la splendeur sans tache de son sein, ondulant comme les cirrhes d’une plante parasite autour d’une colonne de marbre.

Écoutez ! quel est ce bruit soudain ? Il est comme le murmure prodigieux qui vibre autour d’une ruine solitaire et que l’écho de la plage fait entendre le soir à l’enthousiaste errant ! il est plus doux qu’un soupir du vent d’ouest ! il est plus fantasque que les notes sans mesure de cette lyre étrange dont les cordes sont touchées par les génies des brises !

Ces lignes d’un lumineux arc-en-ciel sont comme des rayons de lune tombant à travers les vitraux de quelque cathédrale, mais les nuances en sont telles qu’elles ne peuvent trouver de comparaison sur la terre. Regardez ! c’est le chariot de la Reine des Fées ! Les coursiers célestes piétinent l’air résistant. À sa voix, ils déploient leurs ailerons nacrés et s’arrêtent, obéissant aux brides de lumière. La Reine des Enchantements les fait entrer ; — elle répand un charme tout autour de l’alcôve, et, se penchant gracieuse du haut de son char éthéré, elle contemple longtemps en silence la vierge assoupie.

Oh ! non, jamais le poëte visionnaire, dans ses rêves, alors que des nuages argentés flottent dans son cerveau ébloui, alors que tous les spectacles de l’adorable, de l’étrange et du grand l’étonnent, l’extasient et le transportent, alors que sa fantaisie combine d’un coup d’œil le merveilleux et le beau ; non, jamais le poëte n’a vu une créature aussi lumineuse, aussi gracieuse, aussi fantasque que celle qui retenait les coursiers aériens et versait la magie de son regard sur ce sommeil de jeune fille !

La jaune pleine lune brillait confusément à travers sa forme, forme d’une symétrie absolue. Le char irisé et transparent ne dérangeait pas la ligne du clair de lune. Ce n’était pas un spectacle terrestre. Ceux qui ont aperçu cette vision au-dessus de toute splendeur humaine, n’ont pas entendu le souffle du vent de nuit, n’ont pas entendu un son terrestre ; ils n’ont vu que l’apparition féerique, ils n’ont entendu que les bruissements célestes qui remplissaient la solitaire retraite.

Le corps de la Fée était plus mince et plus léger que cette nuée floconneuse, là-bas, qui ne retient que la plus pâle nuance du soir et que le regard tendu peut à peine saisir, au moment où elle fond dans l’ombre du crépuscule oriental. La belle étoile qui diamante la splendide couronne du matin ne jette pas une lumière aussi puissante et aussi douce que celle qui, jaillissant des formes de la Fée, répandait autour d’elle un halo de pourpre, et par des mouvements ondulés suivait gracieusement ses contours.

De son char céleste, la Reine des Fées descendit, et trois fois elle agita sa baguette, enlacée de guirlandes d’amaranthe. Sa forme mince et brumeuse remuait au déplacement de l’air, et les accents argentins de sa voix, alors qu’elle parla, étaient de ceux qu’une oreille douée peut seule entendre.

LA FÉE.

« Astres, répandez votre plus salutaire influence ! Éléments, suspendez votre fureur ! Dors, Océan, dans l’enceinte de rocher qui ferme ton domaine ! Que pas un souffle ne remue au sommet couvert d’herbes de la ruine !… Que même le mobile fil de la Vierge repose sur l’air immobile ! Et toi, âme d’Yanthe, toi, seule jugée digne de l’ineffable faveur réservée aux bons et aux sincères, à ceux qui ont combattu et, par une intrépide volonté, triomphé des vanités et des bassesses de la terre, à ceux qui ont brisé les chaînes, les chaînes de glace de l’usage, et qui ont fait rayonner le jour sur leur âge !… âme d’Yanthe ! éveille-toi, lève-toi ! »

Soudain se leva l’âme d’Yanthe ; elle se dressa, toute belle, dans sa pureté nue, parfaite image de sa forme corporelle. Animée d’une beauté et d’une grâce inexprimables, toutes les taches terrestres avaient disparu d’elle. Elle reprenait sa dignité native, et se tenait immortelle au-dessus d’une ruine.

Sur la couche, le corps gisait, enfoui dans les profondeurs de l’assoupissement ; ses traits étaient fixes et sans expression ; pourtant la vie animale était là, et chaque organe remplissait encore ses fonctions naturelles : c’était un spectacle prodigieux de comparer le corps et l’âme. Mêmes linéaments, même configuration. Oh ! pourtant quelle différence ! L’une aspire au ciel, ne palpite que pour son héritage éternel, et, toujours changeant, s’élevait toujours, s’ébat dans l’existence infinie. L’autre, pour un temps, jouet involontaire de la circonstance et de la passion, se démène, glisse rapidement à travers sa triste durée, puis, machine inutile et hors de service pourrit, périt et passe.

LA FÉE.

« Esprit qui as plongé si profond ! esprit qui as plané si haut ! toi intrépide, toi le doux, accepte la faveur que ton mérite a gagnée, monte dans le char avec moi. »

L’ESPRIT.

« Est-ce que je rêve ? est-ce que ce sentiment nouveau n’est qu’un spectre visionnaire du Sommeil ? Si en effet, je suis une âme, une âme libre et désincorporée, parle-moi encore. »

LA FÉE.

« Je suis la Fée MAB ; il m’est donné de garder les prodiges du monde humain ; les secrets du passé incommensurable, je les lis dans les consciences infaillibles des hommes, annalistes austères et sans flatterie ; l’avenir, je le conclus des causes qui surgissent dans chaque événement. Ni le remords poignant, que le souvenir vengeur enfonce dans le cœur endurci de l’homme égoïste, ni les palpitations d’extase et de triomphe qu’éprouve l’adepte de la vertu quand il récapitule les pensées et les actes d’une bonne journée, ne sont pour moi choses imprévues et inaperçues. Il m’est permis aussi de déchirer le voile de la fragilité mortelle, afin que l’esprit, vêtu de son immuable pureté, puisse savoir comment atteindre au plus vite le grand but pour lequel il existe, et puisse goûter cette paix dont à la fin toute vie aura sa part. C’est là la récompense de la vertu ! Heureuse âme, monte dans le char avec moi ! »

Les chaînes du cachot terrestre tombèrent de l’âme d’Yanthe ; elles cédèrent et se rompirent comme des liens de paille sous l’effort d’un géant qui s’éveille. Elle connaissait son glorieux changement, et sentait, dans son entendement délivré, sourdre partout de nouvelles extases ; toutes les rêveries de sa vie mortelle, toutes les visions délirantes du sommeil qui avait clos chaque bonne journée, semblaient maintenant prendre réalité.

La Fée et l’Âme se mirent en mouvement ; les nuages d’argent s’écartèrent ; et, comme elles montaient dans le char magique, la musique inouïe vibra de nouveau, de nouveau les coursiers de l’air déployèrent leurs ailerons d’azur, et la Fée, secouant les rênes radieuses, leur commanda de poursuivre leur route.

Le char magique avançait… La nuit était belle, et les astres sans nombre étaient enchâssés dans la voûte bleu-sombre du ciel. Juste au-dessus du flot oriental venait de poindre le premier sourire vague de l’Aurore… Le char magique avançait. Des sabots éthérés l’atmosphère jaillissait en étincelles, et, à la place où les roues flamboyantes tourbillonnaient, au-dessus du pic le plus élevé de la montagne, était tracé un sillage d’éclair. Déjà, il planait au-dessus d’un rocher, sommet suprême de la terre, le rival des Andes, dont le sourcil noir était froncé au-dessus de la mer d’argent.

Bien, bien au-dessous de la voie du char, tranquille comme un enfant endormi, le terrible Océan gisait. Le miroir de ses calmes reflétait les astres pâles et décroissants, la traînée de flamme du chariot, et la lumière grise du matin colorant les nuages floconneux, qui faisaient un dais crépusculaire. Il semblait que le chemin du chariot longeait le milieu d’une immense voûte, rayonnante de millions de constellations, teinte des nuances de la couleur infinie, et à demi entourée d’une ceinture dardant d’incessants météores.

Le char magique avançait… Comme ils approchaient du but, les coursiers semblaient gagner de vitesse ; la mer ne se distinguait plus ; la terre apparaissait comme une vaste et sombre sphère ; l’orbe du soleil, dégagé de nos nuages, tournait dans un cercle noir ; ses rayons de rapide lumière s’écartaient autour du char, plus prompt encore, et retombaient, comme l’écume mousseuse qui jaillit de la lame bouillonnante devant la proue d’un navire.

Le char magique avançait… L’orbe lointain de la terre apparaissait comme la plus petite lumière qui clignait dans le ciel, tandis que, le long de la voie du chariot, d’innombrables systèmes roulaient, et que des sphères incalculables épanchaient une splendeur toujours variée. C’était un spectacle prodigieux. Les unes avaient une corne comme le croissant de la lune ; d’autres jetaient un rayonnement doux et argentin comme en jette Hespérus sur la mer occidentale ; d’autres lançaient des traînées de flamme, comme autant de mondes poussés à la mort et à la ruine ; d’autres brillaient comme des soleils, et, sur le passage du chariot, éclipsaient toute autre lumière.

Esprit de la nature ! c’est ici, dans ce désert interminable de mondes, dont l’immensité donne le vertige même à la fantaisie en essor, c’est ici qu’est le temple à ta taille ! Pourtant, la plus petite feuille qui frissonne au passage de la brise n’en est pas moins animée par toi ; pourtant, le plus humble ver qui rampe dans les tombeaux et s’engraisse des morts n’en a pas moins sa part de ton souffle éternel ! Esprit de la nature ! ô toi ! c’est dans ce milieu impérissable, c’est ici qu’est le temple à ta taille !

II

Si jamais la solitude a conduit tes pas vers la côte pleine d’échos du sauvage Océan, si jamais tu t’es attardé là, jusqu’à ce que l’orbe élargi du soleil te parût reposer sur la vague rougie, tu as dû voir des lignes d’or pourpre immobiles peser sur la sphère qui sombre ; tu as dû remarquer les nuages houleux, frangés d’un intolérable rayonnement, qui se dressent comme des rocs de jais couronnés de guirlandes de diamants. Eh bien ! il y a un moment où la pointe extrême du soleil luit comme une étoile sur le bord occidental de l’Océan, et où ces nuages à crête d’or, nuancés d’une pourpre plus vive, brillent comme des îles sur une mer d’un bleu sombre. Alors ta fantaisie s’est envolée au-dessus de la terre et a replié son aile lassée dans le sanctuaire de la Fée.

Mais ni les îles d’or, brillant là-haut dans ce flot de lumière, ni les rideaux dentelés tendus sur la couche éclatante du soleil, ni les flots étincelants qui pavent cette splendide basilique, n’ont pu te donner un spectacle aussi prodigieux que le palais éthéré de Mab. Pourtant, c’est à la voûte du soir que ressemble le plus la demeure féerique ! Comme le ciel porté sur la vague, elle déploie ses parquets d’étincelante lumière, son vaste dôme azuré, ses luxuriantes îles d’or flottant sur une mer d’argent, tandis que ses soleils dardent leurs rayons pêle-mêle à travers les nuées des ténèbres ambiantes, et que ses créneaux de perle dominent de toutes parts l’immensité du ciel.

Le char magique cessa d’avancer. La Fée et l’Esprit entrèrent dans la salle des enchantements. Les nuées d’or, déroulées en flots étincelants sous le dais d’azur, ne tremblaient point sous leurs pas éthérés. Les brumes de lumière vermeille, ondoyant au souffle de la mélodie, dans ce milieu surhumain, obéirent au moindre mouvement de leur volonté. Sur leur vibration passive l’Esprit s’appuya, sans revendiquer les glorieux droits de la vertu et de la sagesse sur toutes les béatitudes qui l’entouraient.


« Esprit, dit la Fée, en désignant le dôme éblouissant, voici un spectacle merveilleux, et qui défie toute grandeur humaine. Mais, si l’unique récompense de la vertu était de vivre dans un palais céleste, tout entière livrée aux impulsions du plaisir et emprisonnée en elle-même, le but de l’immuable nature ne serait pas atteint. Apprends donc à rendre les autres heureux. Viens, Esprit ! voici ton haut privilége. Le passé va se dresser devant toi ; tu contempleras le présent ; je t’enseignerai les secrets de l’avenir. »


La Fée et l’Esprit s’approchèrent du créneau plongeant. Au-dessous était étendu l’univers. Aussi loin que l’horizon le plus reculé qui borne l’essor de l’imagination, des globes innombrables et indéfinis se mêlaient dans un tourbillon, obéissant immuablement à l’éternelle loi de la nature. Au-dessus, au-dessous, partout, les systèmes formaient en tournant une solitude d’harmonie ; chacun, dans un éloquent silence, à travers les abîmes de l’espace, poursuivait, sans dévier, sa voie prodigieuse.

Il y avait une petite lumière qui scintillait dans la distance brumeuse. L’œil d’un esprit pouvait seul voir tout ce globe ; l’œil d’un esprit pouvait seul, et seulement, de cette demeure céleste, distinguer toutes les actions des habitants de ce monde. Mais la matière, l’espace et le temps cessent d’agir dans ces retraites aériennes, et, quand la sagesse toute-puissante a recueilli la moisson de sa perfection, elle franchit tous les obstacles qu’une âme terrestre n’oserait tenter de vaincre.

La Fée désignait la terre. L’esprit, de son regard intellectuel, reconnut les êtres qui lui étaient parents. Les foules innombrables apparaissaient à son coup d’œil comme les cités d’une fourmilière.

Chose merveilleuse, que les passions, les préjugés, les intérêts qui dirigent le plus petit être, que les plus faibles touches qui émeuvent le nerf le plus délicat, et qui, dans une cervelle humaine, font naître la plus vague pensée, deviennent autant d’anneaux dans la grande chaîne de la nature !


« Regarde, cria la Fée, les palais en ruine de Palmyre. Regarde où la grandeur a grimacé ! regarde où le plaisir a souri ! Qu’en reste-t-il maintenant ? Le souvenir de l’ineptie et de la honte. Qu’y a-t-il là d’immortel ? Rien. Ces restes subsistent pour raconter une mélancolique histoire, pour donner un avertissement terrible ; et bientôt l’oubli emportera silencieusement les débris de cette gloire. Là, des monarques et des conquérants écrasèrent fièrement des millions de prosternés ; — tremblements de terre de la race humaine, oubliés comme le reste, quand la ruine qui marque leur secousse aura disparu.

« À côté du Nil éternel, les pyramides ont surgi. Le Nil poursuivra sa route immuable ; les pyramides tomberont. Non, pas une pierre ne restera dressée pour dire où elles se dressèrent. Leur écroulement sera oublié comme le nom de leur constructeur.

« Où Athènes, Rome et Sparte existèrent, est maintenant un désert moral. Ces huttes chétives et misérables, ces palais plus misérables, contrastent avec les vieux temples qui, maintenant, s’effondrent en oubli ! Les longues et solitaires colonnades, à travers lesquelles erre le spectre de la liberté, font l’effet d’un air bien connu qu’on a aimé entendre dans quelque scène chère et dont on se souvient avec tristesse. Oh ! mais comme le contraste est plus frappant et plus triste dans la nature humaine ! Là où Socrate expira, victime d’un tyran, — un fou, un lâche répand la mort autour de lui, puis, frémissant, trouve la sienne. Là où Cicéron et Antonin vécurent, un moine hypocrite, sous un capuchon, prie, blasphème et ment.

» Esprit ! il y a dix mille ans à peine, — dans la savane où maintenant le sauvage boit le sang de son ennemi et, singeant les fils de l’Europe, entonne le chant impie de la guerre, — existait une cité grandiose, métropole du continent occidental. Là, maintenant, la colonne couverte de mousse, rongée par la morsure impitoyable du temps, et qui, jadis, paraissait devoir survivre à tout excepté à la ruine de la patrie, là, la vaste forêt si âpre dans la beauté inculte de ses jardins devenus sauvages, semblent, au visiteur involontaire dont le hasard a retenu le pas, avoir toujours existé ainsi, depuis que la terre est ce qu’elle est.

» Jadis, pourtant, c’était la région la plus fréquentée ; celle où, comme dans un centre commun, affluaient les étrangers, les navires et les cargaisons ; là, jadis, la paix et la liberté sanctifiaient la plaine cultivée ; mais le faste, cette malédiction de l’homme, a flétri sa prospérité dans le bourgeon. La vertu et la sagesse, la probité et l’indépendance ont fui pour ne plus revenir, jusqu’à ce que l’homme ait appris qu’elles seules peuvent donner le bonheur digne d’une âme qui revendique sa parenté avec l’éternité !

» Il n’y a pas un seul atome de cette terre qui n’ait été jadis un être vivant ; pas une menue goutte de la pluie suspendue au nuage le plus dense, qui n’ait coulé dans des veines humaines. Et, depuis les plaines brûlantes où rugissent les monstres libyens, depuis les plus sombres vallons du Groënland sans soleil, jusqu’aux champs dorés où la féconde Angleterre expose au jour ses moissons, tu ne peux pas trouver une place où une cité n’ait existé !

» Que l’orgueil humain est étrange ! Je te dis que les créatures vivantes pour qui le fragile brin d’herbe qui germe le matin et périt avant le soir est un monde illimité, je te dis que les êtres invisibles dont la demeure est la moindre particule de l’impalpable atmosphère, — pensent, sentent et vivent comme l’homme ; que leurs affections et leurs antipathies produisent, comme les siennes, les lois qui gouvernent leur état moral, et que le plus léger battement qui répand dans leur organisme la plus faible, la plus vague émotion, est réglé et nécessaire comme les lois augustes qui dirigent le mouvement de ces globes. »


La Fée s’interrompit. L’Esprit, dans l’extase de l’admiration, sentait revivre toute la science du passé ; les événements des temps antiques et fabuleux, qu’une tradition confuse enseigne sans suite au vulgaire crédule, se révélaient à son regard dans leur juste perspective, n’ayant plus que la confusion de l’infini. L’Esprit semblait se tenir au haut d’un pinacle isolé, ayant au-dessous de lui la marée montante des âges, au-dessus les profondeurs de l’univers sans bornes, et tout autour l’harmonie inaltérable de la nature !

III

« Fée ! dit l’Esprit en fixant ses yeux éthérés sur la Reine des Charmes, je te remercie. Tu m’as donné un privilége que je n’abdiquerai pas et appris une leçon impossible à désapprendre. Je connais le passé, et j’essaierai d’en glaner un avertissement pour l’avenir, en sorte que l’homme puisse profiter de ses erreurs et tirer expérience de sa folie. Car, quand le pouvoir de départir la joie sera égal à la volonté, l’âme humaine n’aura pas besoin d’autre ciel. »

MAB.

« Tourne-toi, Esprit supérieur ! Bien des choses te restent à examiner ! Tu sais combien l’homme est grand, tu sais combien il est faible. Apprends maintenant ce qu’il est. Tu apprendras ensuite la haute destinée que le temps infatigable réserve à toute âme vivante.

» Regarde ce somptueux palais qui, au milieu de cette cité populeuse, dresse ses mille tours et semble lui-même une cité. Des masses sinistres de sentinelles, par rangs sombres et silencieux, en font le tour. Celui qui demeure là ne peut être libre ni heureux. N’entends-tu pas les malédictions des orphelins, les sanglots de ceux qui n’ont plus de famille ? Il passe, le roi, porteur de la chaîne dorée qui lie son âme à l’abjection ; le fou qui, sous le sobriquet de monarque, n’est que l’esclave des plus vils appétits ! Qu’importe à cet homme le cri de la misère ? Il sourit aux imprécations sourdes que l’indigent murmure tout bas, et une joie farouche envahit son cœur blême quand des milliers d’êtres pleurent devant les miettes que sa prodigalité gaspille dans une orgie sans joie, et qui suffiraient à sauver de la faim tous ceux qu’ils aiment ! Quand il entend le récit de ces horreurs, il se tourne vers quelque visage prêt d’avance à l’hypocrite assentiment, et étouffe la lueur de honte qui, malgré lui, colore sa joue bouffie.

» Puis il traîne son appétit insipide et écœuré au repas de silence, de grandeur et d’excès. Si l’or, qui brille partout, si la variété des mets importés de tous les climats, pouvaient amener le goût affadi à triompher de la satiété, si le faste n’empoisonnait pas la source où il puise, ou plutôt si le vice inflexible et obstiné ne convertissait pas ses aliments en poison funeste, alors ce roi serait heureux, et le paysan qui, ayant rempli sa tâche volontaire, revient le soir et, près du fagot flambant, retrouve l’hospitalière bien-aimée pour qui il a dépêché sa besogne, ne ferait point un repas plus doux.

» Regarde-le, maintenant, étendu sur le lit splendide ; son cerveau fiévreux vacille étourdi. Ah ! mais l’engourdissement de la débauche diminue trop vite, et la conscience, cet impérissable serpent, appelle sa venimeuse couvée à la tâche nocturne. Écoute ! Il parle ! Oh ! remarque cette physionomie frénétique ! Oh ! remarque ce visage funèbre ! »

LE ROI.

« Pas de trêve ! Oh ! cela doit-il donc durer toujours ? Horrible mort ! je souhaite autant que je crains de t’étreindre ! Pas un moment de sommeil sans rêve ! Ô chère et sainte paix ! pourquoi ensevelis-tu ta pureté de Vestale dans la misère et dans les cachots ? Pourquoi te caches-tu avec le danger, la mort et la solitude, et évites-tu toujours le palais que je t’ai construit ? Paix sacrée ! oh ! fais-moi au moins une visite et jette à mon âme desséchée au moins une goutte de ta salutaire pitié !…

« Homme présomptueux ! son palais, c’est le cœur honnête ! La paix ne salit pas son manteau de neige dans un taudis comme le tien ! Écoute ! il murmure encore. Ses sommeils ne sont que des agonies variées. Ils s’acharnent comme des scorpions sur les sources de la vie. L’enfer que les bigots construisent n’est pas nécessaire pour punir les coupables ; la terre elle-même contient et le mal et le remède ; et la nature, suffisant à tout, y peut châtier ceux qui transgressent sa loi ; c’est assez qu’elle sache proportionner à la faute la peine qu’elle mérite.

» N’est-il pas étrange que ce pauvre misérable soit fier de son malheur, qu’il prenne plaisir à son abjection et embrasse le scorpion qui le dévore ? N’est-il pas étrange que, — placé sur un trône d’épines éclatant, brandissant un sceptre de fer, et muré dans une splendide prison dont les parois rigides l’enferment loin de tout ce qui est bon et précieux sur terre, — l’âme de ce malheureux ne revendique pas son humanité, et qu’en lui la douce nature de l’homme ne se révolte pas contre les fonctions du roi ? Non ! cela n’a rien d’étrange. À l’exemple du vulgaire, il pense, sent, agit et vit juste comme a fait son père. Les forces invincibles du précédent et de l’usage s’interposent entre un roi et la vertu.

» À ceux qui ne connaissent pas la nature et qui ne peuvent pas déduire le futur du présent, une chose peut sembler plus étrange encore : c’est que pas un des esclaves qui souffrent des crimes de cet être contre nature, c’est que pas un des misérables dont les enfants ont faim, et qui ont pour lit nuptial le sein sans pitié de la terre, ne lève le bras pour renverser cet homme de son trône ! Ces moucherons aux ailes d’or qui, pullulant au soleil de la cour, s’engraissent de ses corruptions, que sont-ils ? Ils sont les frelons de la société ; ils se nourrissent du labeur de l’artisan. Pour eux, le rustre famélique force la glèbe rebelle à livrer ses récoltes qu’ils accaparent ; et là-bas cette forme squalide, plus maigre que la misère décharnée, qui use une vie sans soleil dans la mine malsaine, subit par le travail une mort lente, rien que pour satisfaire leur faste ! La masse s’épuise de fatigue pour qu’un petit nombre connaisse les soucis et les douleurs de la paresse !

» D’où sont sortis, crois-tu, les rois et les parasites ? et ces liguées monstrueuses de fainéants qui accablent de fatigue et d’une invincible indigence ceux qui bâtissent leurs palais et leur apportent le pain quotidien ? Du vice, du vice ténébreux et immonde ! de la rapine ! de la folie ! de la trahison ! du crime ! de tout ce qui engendre la misère et fait de cette terre une forêt d’épines ! de la luxure, de la vengeance et du meurtre !… Aussi, — quand la voix de la raison, aussi haute que la voix de la nature, aura éveillé les nations ; quand le genre humain se sera aperçu que le vice est discorde, guerre et misère, et que la vertu est paix, bonheur et harmonie ; quand la nature mûrie de l’homme aura appris à dédaigner les jouets de son enfance, — alors la splendeur royale aura perdu le pouvoir d’éblouir ; cette autorité s’évanouira silencieusement ; le trône splendide, laissé inaperçu dans la salle royale, tombera vite en poussière ; et le métier du mensonge sera devenu aussi odieux et aussi ingrat que l’est aujourd’hui celui de la vérité.

» Où donc est la gloire que les puissants vaniteux de la terre cherchent à éterniser ? Oh ! le plus faible bruit fait par le pas léger du temps, la plus petite vague qui enfle le courant des âges réduit à rien cette bulle vide ! Oui, aujourd’hui, rigide est le pouvoir du tyran, rouge le regard qui darde la désolation, fort le bras qui disperse les multitudes ! Demain arrive. Ce pouvoir, c’est le coup de foudre évanoui dans les âges ! ce regard, c’est l’éclair fugitif sur lequel les ténèbres se sont refermées ! ce bras, il est mangé des vers !

» Quand l’honnête homme succombe, aussi grand dans son humilité que les rois sont petits dans leur grandeur ; quand il succombe, — après avoir mené une indomptable existence de probité résolue, après avoir vécu au fond des cachots silencieux, plus libre et plus intrépide que le juge tremblant qui, revêtu d’un pouvoir vénal, a vainement essayé d’enchaîner l’impassible esprit ; — alors son doux regard ne rayonne plus la bienveillance ; raidie est la main qui ne se tendait que pour secourir ; évanouie, cette éloquence simple de la raison qui ne rugissait que pour épouvanter le coupable. Oui ! le cercueil a éteint ce regard, et le froid inexorable de la mort a raidi ce bras ; mais le renom inflétrissable que la vertu attache à la tombe de son sectateur, le souvenir immortel de cet homme qui fait trembler les rois, la mémoire avec laquelle l’heureux esprit contemple son héroïque pèlerinage sur la terre, tout cela ne passera jamais !

» La nature rejette le despote, mais non l’homme ; le sujet, non le citoyen ! Car les rois et les sujets, ennemis réciproques, jouent pour toujours une partie funeste au gagnant, dont les enjeux sont vice et misère. L’homme à l’âme vertueuse ne commande ni n’obéit. Le pouvoir, peste désastreuse, vicie tout ce qu’il touche ; et l’obéissance, — fléau du génie, de la vertu, de la liberté, de l’honneur, — fait des hommes des esclaves et de la machine humaine un mannequin !

» Quand Néron, planant au-dessus de Rome enflammes, fondit sur elle avec la joie sauvage d’un démon ; quand il aspira d’une oreille ravie les cris de la mort agonisant, quand, contemplant l’effroyable désolation partout répandue, il sentit un sens, nouvellement créé dans son âme, tressaillir à cette vue et vibrer à ce bruit, crois-tu que sa grandeur n’avait pas dépassé la force de l’indulgence humaine ? Et, si Rome aussitôt n’abattit pas le tyran d’un seul coup, si elle ne broya pas ce bras rougi de son sang le plus cher, n’est-ce pas que l’abjection de l’obéissance avait alors mis à néant les suggestions de la nature ?

» Regarde la terre, là-bas ! Les moissons d’or germent ; le soleil infaillible répand la vie et la lumière ; les fruits, les fleurs, les arbres poussent à leur saison ; toutes les choses parlent paix, harmonie, amour. L’univers, dans la muette éloquence de la nature, déclare que tous les êtres accomplissent l’œuvre d’amour et de joie ; tous, excepté l’homme réfractaire. Lui, il fabrique la lame qui poignarde la paix ; il caresse le serpent qui lui ronge le cœur ; il élève le tyran qui se fait un plaisir de sa douleur et un spectacle de son agonie. Est-ce que ce soleil, là-bas, n’éclaire que les grands ? et ces rayons argentés, dorment-ils moins doucement sur le chaume de la cabane que sur le dôme des rois ? La maternelle terre est-elle une marâtre pour ses nombreux fils qui recueillent, au prix d’incessantes fatigues, ses dons destinés à d’autres ? et n’est-elle une mère que pour ces enfants pleurnicheurs qui, bercés dans l’aisance et le luxe, font des hommes les jouets de leur enfantillage et détruisent, dans leur exigeante puérilité, cette paix que des hommes seuls apprécient ?

» Esprit de la nature, non ! La pure diffusion de ton essence palpite également dans tout cœur humain. C’est là que tu ériges le trône de ton autorité sans appel. Tu es le juge dont un signe rend le bref et frêle pouvoir de l’homme aussi impuissant que le vent qui passe. Ton tribunal domine l’étalage de la justice humaine d’aussi haut que Dieu domine l’homme.

» Esprit de la nature ! tu es la vie des interminables multitudes ; tu es l’âme de ces énormes sphères dont la voie immuable est tracée dans le profond silence des cieux ; tu es l’âme du plus petit être dont la vie soit renfermée en un pâle rayon d’avril. Ainsi que ces êtres passifs, l’homme accomplit à son insu ta volonté ; pour lui comme pour eux, l’ère nouvelle de la paix éternelle, que le temps mûrit vite, viendra promptement et sûrement ; et l’édifice infini que tu remplis n’aura plus de lacune qui dépare sa symétrie idéale ! »

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VIII


« Tu as vu le présent et le passé ; tu as assisté à leur spectacle désolant. Maintenant, Esprit, apprends les secrets de l’avenir. — Temps ! soulève l’aile maternelle de tes limbes ; rends à la lumière tes enfants à demi engloutis, et du berceau de l’éternité où des millions d’êtres dorment leur phase de sommeil, bercés par le sourd murmure du courant des choses, arrache ce sombre linceul. — Esprit, contemple ta glorieuse destinée ! »


La joie vint à l’Esprit. À travers la large déchirure faite au voile du Temps, l’Espérance apparut, perçant de ses rayons les brumes de la crainte. La Terre n’était plus un enfer ; l’amour, la liberté, la santé, avaient donné leur récolte à la virilité de son printemps, et toutes ses pulsations battaient en harmonie avec les mondes planétaires. C’était une suave musique qui ondulait de concert avec les cordes intimes de l’âme ; elle vibrait alors en palpitations douces et lentes, puisant une nouvelle vie dans une mort transitoire. Tel qu’un vague soupir du vent qui, le soir, éveille le remous de la vague assoupie, et meurt à l’exhalaison de son souffle, et s’affaisse et s’élève, et faiblit et grossit par accès, tel était le pur courant de sensations qui jaillissait de ces notes mélodieuses et débordait sur les sympathies humaines de l’Esprit en émotion calme et douce.

La joie vint à l’Esprit : une joie comme celle d’un amant qui aperçoit l’élue de son âme dans le bonheur, qui contemple dans le repos celle dont la détresse lui était plus amère que la mort, qui voit sa joue rafraîchie s’éclairer lentement du premier éclat de la santé, et tressaille devant ces yeux adorables qui, comme deux astres sur le flot soulevé, étincellent dans un humide rayonnement.

Alors, dans son triomphe, la Reine des Fées parla : « Je n’évoquerai pas le spectre des âges évanouis pour te révéler les secrets horribles de sa science. Désormais, le présent est passé ! Et les événements qui désolent la Terre ont disparu de la mémoire du Temps, qui n’oserait pas rendre la réalité à ce dont j’annule l’existence. À moi est donné de conserver les merveilles du monde humain, l’espace, la matière, le temps et l’imagination. L’avenir va maintenant exposer son trésor ; que ce spectacle renouvelle et ranime ton espoir défaillant. Ô Esprit humain ! élance-toi vers le sommet suprême où la Vertu fixe la paix universelle, et, au milieu du flux et du reflux des choses humaines, dresse quelque chose de stable, quelque chose de certain, un phare au-dessus de l’abîme des sombres vagues.

» La terre habitable est pleine d’allégresse. Ces dunes de lames glacées qu’avaient amassées autour du pôle d’incessants ouragans de neige, et où la matière n’osait ni végéter ni vivre, ces vastes solitudes que la gelée perpétuelle entourait de sa large zone d’immobilité, sont maintenant déblayées ; là, les zéphyrs embaumés des îles luxuriantes froncent l’Océan placide, qui roule son flot large et clair sur la pente du sable, et dont le rugissement s’affaiblit en suaves échos pour murmurer le long des allées à ciel ouvert et s’harmoniser avec la nature épurée de l’homme.

» Ces déserts immenses de sable, dont les ardeurs concentrées laissaient à peine un oiseau vivre, un brin d’herbe pousser, où le cri aigu des amours du lézard vert interrompait seul un silence étouffant, regorgent maintenant de ruisseaux sans nombre et de forêts ombreuses, de champs de blé, et de pâturages, et de blanches chaumières ; et, là même où la savane effarée voyait le sauvage vainqueur se vautrer dans le sang parent du sien, et la tigresse rassasier de la chair des agneaux la faim monstrueuse de ses petits sans dent, tandis que le désert retentissait de cris et de rugissements, — là une prairie en pente douce, pailletée de marguerites, offrant son doux encens au soleil levant, sourit de voir un enfant qui, devant la porte de sa mère, partage son goûter du matin avec le basilic vert et or venu pour lui lécher les pieds !

» Vois ces profondeurs inexplorées où tant de voiles fatiguées avaient vu, au-dessus d’une plaine sans bornes, le matin succéder à la nuit et la nuit au matin, sans qu’aucune terre déployât, pour saluer le voyageur, l’ombre de ses montagnes sur la mer radieuse ; ces solitudes mélancoliques où les mugissements des lames s’étaient si longtemps confondus avec le vent d’orage, vibrant sur les déserts de l’Océan, d’accord seulement avec le cri déchirant de l’oiseau de mer, avec le beuglement des monstres et des ouragans ! Aujourd’hui, elles font écho aux sons les plus doux et les plus variés de la tendre musique humaine. Dans ces empires solitaires sont enchâssées, entre de légers nuages et les mers transparentes, de lumineuses îles dont les fertiles vallées résonnent d’allégresse et dont les vertes forêts font un ciel de lit au flot qui, comme un travailleur épuisé, saute à terre pour échanger des baisers avec une petite fleur.

» Toutes les choses sont recréées, et la flamme de l’amour universel anime toute vie ; la terre féconde donne le sein à des myriades d’êtres qui grandissent encore sous sa tutelle et la récompensent par leur parfaite pureté ! L’haleine embaumée du vent aspire ses vertus et les répand partout. La santé flotte dans la douce atmosphère, brille dans les fruits et plane sur les sources. Aucun orage n’assombrit le front rayonnant du ciel et ne disperse dans la fraîcheur de sa beauté le feuillage des arbres toujours verts. Les fruits sont toujours mûrs, les fleurs toujours belles. L’automne porte fièrement sa grâce de matrone et fait monter une flamme à la joue du printemps dont la floraison vierge, placée au-dessous du fruit vermeil, en reflète les nuances et rougit comme d’amour.

Le lion a oublié maintenant sa soif de sang ; là, vous pouvez le voir jouer au soleil avec le chevreau insouciant ; ses griffes se sont refermées, ses dents sont inoffensives ; la force de l’habitude a fait, de sa nature, une nature d’agneau. Pareille au fruit de la passion, la tentante belladone n’empoisonne plus le plaisir qu’elle cause. Toute amertume est passée. La coupe du bonheur sans mélange se remplit jusqu’au bord et agace les lèvres altérées qu’elle fuyait naguère.

Mais c’est surtout l’homme, l’homme qui, avec sa double nature, peut connaître plus de misères et rêver plus de joie que toutes les créatures, l’homme dont les sens raffinés tressaillent sous l’aspiration d’un instinct plus noble, et, prêtant leur puissance au plaisir et à la peine, élèvent, raffinent, épurent l’un et l’autre, l’homme placé dans un monde toujours changeant, pour être le fardeau ou la gloire de la terre, c’est surtout lui qui s’aperçoit du changement. Il remarque dans son être la rénovation graduelle, et il étudie chaque mouvement du progrès dans son âme.

» Là où les ténèbres de la longue nuit polaire pesaient sur des rocs vêtus de neige et sur un sol gelé, et où l’herbe la plus hardie qui pût braver le givre se chauffait à la clarté inefficace de la lune, là, l’homme était rabougri comme la plante et sombre comme la nuit ; son énergie, glacée et chétive, son cœur, insensible au courage, à l’honneur, à l’amour, sa stature nouée et sa constitution débile le signalaient comme quelque avorton de la terre, compagnon naturel des ours qui erraient aux environs et dont il avait les habitudes comme les plaisirs. Sa vie était le rêve fiévreux d’une infortune stagnante, dont les maigres besoins, chichement satisfaits, lui rappelaient sans cesse la sinistre longévité, atteinte par la misère de sa courte existence. Sa mort était une convulsion que la famine, le froid et l’épuisement avaient depuis longtemps produite dans son âme, quand l’étincelle vitale était encore obstinément attachée à son corps. Là, il subissait tout ce que la rancune de la terre peut infliger aux violateurs de ses lois ; et une imprécation seule lui était permise, le nom de Dieu !

» Et là même où les tropiques fermaient l’empire du jour par une ceinture de nuages enflammés, là où les brumes bleuâtres jetaient à travers l’atmosphère immobile les semences de la peste et nourrissaient une végétation contre nature ; là où la terre était pleine d’éruptions, de tempêtes et de maladies, — l’homme n’était pas une créature plus noble. La servitude l’écrasait dans la poussière sanglante de sa patrie ; ou bien il était acheté pour la plus grande gloire de cette puissance qui, détruisant toutes les impulsions intimes, faisait de la volonté humaine une marchandise. Il était échangé pour de l’or par des chrétiens, et entraîné dans des îles lointaines, pour accomplir, au son des lanières déchirantes, la besogne de la richesse et du luxe corrupteurs qui faisaient peser sur la tête de ses tyrans le joug prolongé de leurs misères. Ou bien il était mené à la boucherie légale, pour être mangé des vers dans les régions brûlantes où les rois firent leur première ligue contre les droits des hommes, et les prêtres leur premier trafic du nom de Dieu.

» Partout maintenant se montre la créature humaine parant la terre aimable de son âme et de son corps sans souillure, douée dès sa naissance de tous les instincts charmants qui éveillent doucement dans son noble sein les plus bienveillantes passions et les plus purs désirs. Elle poursuit désormais d’espérance en espérance le bonheur que donne à l’esprit vertueux l’inépuisable connaissance des biens humains. Les pensées qui surgissent chez elle en succession infinie l’ont douée de cette éternité intime qui défie les rides de l’âge. Et l’homme, qui jadis passait sur une scène transitoire comme un spectre voué à l’oubli, réside immortel sur la terre. Il a cessé maintenant de tuer l’agneau qui le regarde en face et de dévorer horriblement ses chairs mutilées, qui, pour venger les lois violées de la nature, produisaient dans son corps toutes les humeurs putrides et dans son âme toutes les mauvaises passions, toutes les folles idées, la haine, le désespoir et le dégoût, tous les germes de la misère, de la mort, de la maladie et du crime !

» Les créatures ailées, qui, dans les bois, mettent en musique toute leur vie, ont cessé de fuir l’homme ; elles se pressent autour de lui, et nettoient leurs plumes étincelantes sur les doigts que des petits enfants tendent complaisamment à ces camarades apprivoisées de leurs jeux. Partout la terreur a disparu. L’homme a perdu sa terrible prérogative et vit, égal, au milieu de ses égaux. Le bonheur et la science ont rayonné enfin sur la terre. La paix inspire l’esprit, la santé a restauré le corps. La maladie et le plaisir cessent de se mêler, la raison et la passion, de combattre. Chacun, devenu libre, déploie sur la terre son irrésistible énergie et y porte le sceptre d’un vaste empire. Toutes les formes et tous les modes de la matière prêtent leur concours à l’omnipotence de l’esprit, qui, de la mine obscure, tire l’escarboucle Vérité pour en illuminer son pacifique Paradis !


IX


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» Esprit, ma tâche est terminée. Tu possèdes la science. Les prodiges de la terre sont à toi, avec toute la crainte et tout l’espoir qu’ils contiennent. Mes charmes sont épuisés, et voici le présent qui reparaît. Hélas ! le bras réparateur de l’homme a encore à soumettre bien des déserts inexplorés.

» Pourtant, Esprit humain, poursuis bravement ta route. Que la vertu t’enseigne à traverser fermement les sentiers graduels du progrès en ascension ! Car la naissance et la vie, la mort et cet étrange état où l’âme nue n’a pas encore trouvé sa demeure, tendent tous au bonheur complet. Tous poussent dans le chemin les roues infatigables de l’être, dont les rayons étincelants, animés d’une vie infinie, brûlent d’atteindre le but prédestiné. Car la naissance ne fait qu’éveiller l’âme à la sensation des objets extérieurs, pour que leurs formes inconnues ajoutent à sa nature de nouveaux modes de passion. La vie est pour elle l’état d’action, et elle y trouve amoncelée la réserve de tous les événements qui font la variété de l’éternel univers. La mort est une porte sinistre et ténébreuse qui mène aux îles azurées, aux nuées vermeilles, aux heureuses régions de l’impérissable espoir. Ainsi, avance sans crainte, ô Esprit ! Bien que la tempête ait brisé la primevère sur sa tige, bien que la gelée flétrisse la fraîcheur de ses pétales, l’haleine vivifiante du printemps doit de nouveau caresser la terre et nourrir de ses plus douces rosées sa fleur favorite qui s’épanouit dans les bancs de mousse et dans les vallons sombres, éclairant le hallier de son radieux sourire.

Ne redoute pas, Esprit, le bras ravisseur de la mort !… Ce n’est que le voyage d’une heure crépusculaire, la léthargie transitoire d’un sommeil interrompu ! La mort n’est pas l’ennemie de la vertu. La terre a vu les plus belles roses de l’amour s’épanouir sur l’échafaud, mêlées aux lauriers inflétris de la liberté, et attester l’évidence du bonheur rêvé. N’y avait-il pas en toi des pressentiments qu’a confirmés ce spectacle de l’existence successive et graduelle ? L’attente d’un autre avenir ne faisait-elle pas palpiter ton cœur, alors que, te promenant par le clair de lune aux bras de Henri, tristement et doucement tu causais avec lui de la mort ? Ah ! voudrais-tu donc arracher de ton sein ces espérances, pour écouter lâchement les prédications d’un bigot, et te prosterner servilement sous le fouet tyrannique dont les courroies de fer sont rouges de sang humain ?

» Jamais ! Reste inflexible, Esprit ! Ta volonté est destinée à soutenir une guerre incessante contre la tyrannie et le mensonge, et à sarcler du cœur humain les germes du malheur. C’est ta main pieuse qui doit adoucir l’oreiller épineux du crime infortuné, dont l’impuissance mérite un facile pardon. Tu dois veiller sur son délire comme sur la maladie d’un ami. Une fois armé du pouvoir et maître du monde, tu dois, d’un front calme, défier ses rages les plus furieuses et braver ses volontés les plus obstinées. Tu es sincère, bon, résolu, libre des froides entraves de l’usage qui dessèche le cœur ; tu as la passion sublime, pure et indomptable. Les vanités et les bassesses de la terre ne pourraient pas te vaincre. Tu es donc digne de la faveur que tu viens de recevoir. La vertu marquera la trace de tes pas dans les sentiers que tu auras foulés, et le jour de la lumineuse espérance éclairera ta vie sans tache qu’aura sanctifiée l’amour. — Pars heureux et va remettre en joie ce sein fidèle dont l’esprit guette dans l’insomnie pour saisir la lumière, la vie et l’extase au vol de ton sourire ! »

La Fée agita sa baguette magique. Muet de bonheur, baissant en actions de grâces ses regards radieux, l’Esprit monta dans le char qui roula par-dessus les créneaux, traîné de nouveau par l’attelage enchanté. Les roues incandescentes brûlèrent de nouveau la pente à pic de la route inexplorée du ciel. Le chariot volait vite et loin. Les vastes globes enflammés qui tourbillonnaient autour de la porte du palais féerique s’amoindrirent par degrés. Ils n’avaient plus que la chétive scintillation des orbes planétaires qui, obéissant à la puissance du soleil, suivaient là-bas, avec une lumière empruntée, leur chemin raccourci. — Déjà la Terre flottait au-dessous. Le chariot s’arrêta un moment. L’Esprit descendit. Les coursiers infatigables refoulèrent le sol étranger, exhalèrent l’air grossier, puis, leur mission finie, déployèrent leurs ailerons aux vents du ciel.

Le Corps et l’Âme se réunirent alors. Un doux tressaillement agita le sein d’Yanthe.

Ses paupières veinées s’ouvrirent doucement. Ses prunelles d’un bleu sombre restèrent quelque temps immobiles. Enfin, elle regarda autour d’elle avec étonnement ; elle aperçut Henri qui, agenouillé en silence auprès de son lit, surveillait son sommeil d’un regard d’amour silencieux, et les étoiles lumineuses qui brillaient à travers la vitre.


fin.

  1. Avant de fermer ce volume, nous tenons à citer ici, dans ses passages essentiels, l’œuvre capitale de Shelley, de ce poëte, trop peu connu de la France, qui fut à la fois l’ami et le rival de Byron. Le génie moderne ne saurait donner une plus magnifique conclusion au drame fantastique du Moyen Âge. Grâce à la vision de Shelley, la féerie finit dans une apothéose.
La Tempête
La Reine Mab