La Religion dans les limites de la simple raison/Deuxième partie

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DEUXIÈME PARTIE

DE LA LUTTE DU BON PRINCIPE AVEC LE MAUVAIS POUR LA DOMINATION SUR L’HOMME




Pour devenir un homme moralement bon, il ne suffit pas de se borner à laisser se développer sans obstacle le germe de bien inhérent à notre nature, mais il est encore nécessaire de lutter contre une cause du mal, à tendances contraires, que rems trouvons également en nous ; c’est là ce que, parmi tous les moralistes de l’antiquité, les Stoïciens particulièrement ont voulu nous faire connaître en adoptant pour mot de ralliement le terme de vertu, qui signifie (en grec comme en latin) à la fois courage et vaillance, et suppose, par conséquent, un ennemi. Ainsi compris, le terme de vertu est un nom magnifique auquel ne peuvent nuire ni l’abus fanfaron qu’on en a fait souvent, ni les moqueries dont an l’a criblé (comme récemment le terme « lumières » Aufklärung). — Demander en effet qu’il montre du courage, c’est déjà pour moitié en inspirer à l’homme ; tandis que la paresseuse et pusillanime façon de penser qui consiste à se défier entièrement de soi-même et à compter sur un secours étranger (en morale et en religion) énerve toutes les forces de l’homme et le rend indigne de ce secours.

Mais ces hommes vaillants ne surent pas reconnaître leur ennemi, qu’on chercherait à tort dans les inclinations naturelles simplement indisciplinées et qui se montrent ‘ouvertement comme elles sont (unverholen) à la conscience de tous, quand cet ennemi au contraire est pour ainsi dire invisible, attendu qu’il se cache derrière la raison, ce qui le rend d’autant plus redoutable. Ils appelèrent la sagesse contre la folie, seulement coupable de se laisser, faute de prévoyance, illusionner par les inclinations, au lieu de l’invoquer contre la méchanceté (du cœur humain), dont les principes corrupteurs de l’âme ruinent l’intention de fond en comble[1].

Les inclinations naturelles, considérées en elles-mêmes, sont bonnes, c’est-à-dire non rejetables (unverwerflich) ; et non seulement il est vain, mais il serait encore nuisible et blâmable de vouloir les extirper ; on doit plutôt se contenter de les dompter, pour qu’elles puissent, au lieu de s’entre-choquer elles-mêmes, être amenées à s’harmoniser dans un Tout appelé bonheur. Et la raison, à qui incombe cette tâche, a reçu le nom de prudence. Il n’y a de mauvais en soi et d’absolument rejetable que ce qui est moralement opposé à la loi ; voilà ce qu’il faut extirper ; et la raison qui nous l’apprend, surtout quand elle met ses leçons en pratique, mérite seule le nom de sagesse ; et par comparaison, on peut dire du vice qu’il est une folie, mais seulement quand la raison se sent assez de force pour le mépriser (lui et tous ses attraits), et non pas seulement pour le haïr comme un être redoutable et s’armer contre lui.

Quand donc le Stoïcien ne voyait dans le combat moral soutenu par l’homme que la lutte livrée par lui à ses inclinations (innocentes en soi), dont il faut qu’il se rende maître parce qu’elles sont des obstacles à l’accomplissement de son devoir ; n’admettant pas de principe (mauvais en soi) particulier et positif, il ne pouvait placer la cause de la transgression que dans la négligence à combattre les inclinations ; mais comme cette négligence est elle-même un acte contraire au devoir (une transgression), et non pas simplement une faute de la nature (blosser Naturfehler), et que la cause ne peut pas en être cherchée à son tour (sans que l’on tourne dans un cercle) dans les inclinations, mais seulement dans ce qui détermine la volonté comme libre arbitre (dans le principe interne et premier des maximes qui sont en bonne intelligence avec les inclinations), il est aisé de concevoir comment des philosophes guidés par un principe d’explication éternellement mêlé de ténèbres[2], et qui, tout indispensable qu’il est, n’en vient pas moins mal à propos, pouvaient méconnaître le véritable adversaire du bien, en croyant lui livrer bataille.

Il ne faut donc pas s’étonner de voir un Apôtre nous dire que cet ennemi invisible, que nous connaissons seulement par les effets qu’il a sur nous, par la corruption des principes, est un esprit mauvais existant hors de nous : « nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang (les inclinations naturelles), mais contre des princes et des puissances ― contre les mauvais esprits ». En employant ce terme, il ne semble pas avoir eu en vue d’étendre notre connaissance au delà du monde sensible, mais seulement de rendre intuitif pour l’usage pratique le concept d’une chose insondable pour nous ; en effet, pour ce qui regarde cet usage, placer le tentateur simplement en nous-mêmes, ou bien le placer hors de nous, cela ne change d’ailleurs rien pour nous, puisque, dans le dernier cas, nous ne sommes pas moins coupables que dans le premier, car nous n’aurions pas été tentés par l’esprit mauvais, si nous n’eussions pas été en intelligence secrète avec lui[3]. ― Nous allons diviser en deux sections l’examen du sujet qui nous occupe (diese ganze Betrachfung).

PREMIÈRE SECTION

DU DROIT DU BON PRINCIPE À LA DOMINATION SUR L’HOMME


a) Idée personnifiée du bon principe.


La seule chose qui puisse faire d’un monde l’objet du décret divin et la fin de la création, c’est l’humanité (l’essence rationnelle du monde en général) dans toute sa perfection morale, perfection à laquelle, comme à sa condition suprême, la félicité est liée, comme conséquence immédiate, dans la volonté du Très-Haut. ― Cet homme, le seul agréable à Dieu, « est en Dieu de toute éternité » ; l’idée en émane de son être ; il n’est pas, à ce titre une chose créée, mais le Fils unique de Dieu ; « le Verbe (le fiat) par lequel ont été créées toutes choses, et sans lequel rien de ce qui a été fait n’existerait, » (car c’est pour lui, c’est-à-dire pour l’essence rationnelle dans le monde, comme on peut le penser d’après sa destination morale, que toutes les choses ont été, faites). — « Il est le reflet de sa magnificence. » — « En lui Dieu a aimé le monde », et c’est eu lui seulement, et par l’adoption de ses intentions, que nous pouvons avoir l’espoir « de devenir enfants de Dieu ; » etc.

Nous élever vers cet idéal de la perfection morale, c’est-à-dire vers ce prototype de l’intention morale dans toute sa pureté, c’est notre devoir universel, à nous autres hommes, et même cette idée, qui nous est fournie comme un but à atteindre par la raison, peut nous donner la force nécessaire. Mais comme nous ne sommes pas les auteurs de cette idée et qu’elle a pris place dans l’homme sans que nous comprenions comment la nature humaine a pu être capable seulement de la recevoir, il est mieux de dire plutôt que l’idéal dont nous parlons est descendu du ciel jusqu’à nous et qu’il a revêtu l’humanité (car il est moins possible de se représenter comment, mauvais de sa nature, l’homme réussit par lui-même à se dépouiller du mal et à s’élever jusqu’à l’idéal de la sainteté, que d’imaginer que cet idéal revêt l’humanité (qui n’est pas mauvaise par elle-même) [et s’abaisse jusqu’à elle]). Cette union avec nous peut être regardée comme un état d’abaissement du Fils de Dieu, si nous nous représentons que cet homme aux intentions divines, voulant nous servir de modèle, malgré sa sainteté parfaite qui le fait échapper aux atteintes de la souffrance, accepte pourtant de souffrir les plus grandes misères dans l’intérêt du bien du monde ; tandis que l’homme qui n’est jamais exempt de fautes, même quand il a adopté cette même intention, peut toujours regarder comme méritées par lui les souffrances qui peuvent l’atteindre, d’où qu’elles viennent, et doit par conséquent se considérer comme indigne de l’union de son intention avec une pareille Idée, bien que cette Idée-là lui serve de modèle.

L’idéal de l’humanité agréable à Dieu (par suite l’idéal d’une perfection morale, telle qu’elle est possible à un être du monde dépendant de besoins et d’inclinations), nous ne saurions le concevoir que par l’Idée d’un homme prêt non seulement à remplir tous les devoirs humains et en même temps à répandre le plus possible, autour de lui, le bien par sa doctrine et son exemple, mais encore disposé, malgré les tentations et leurs grands appâts, à subir toutes les souffrances, jusqu’à la mort la plus ignominieuse, pour le bien du monde, pour le bien même de ses ennemis. ― Car l’homme ne peut pas se faire une idée du degré et de l’intensité de la force qu’est l’intention morale, à moins qu’il ne se la figure aux prises avec des obstacles et triomphante malgré tout au milieu des plus grands assauts.

Dans la foi pratique en ce fils de Dieu (que l’on se représente comme ayant adopté la nature humaine) l’homme peut espérer de se rendre agréable à Dieu (et par là de jouir aussi de la béatitude) ; c’est-à-dire que l’homme qui a conscience d’avoir une intention morale telle qu’il lui soit possible de croire, et d’avoir en lui-même une confiance assurée, qu’il resterait, parmi de semblables souffrances et de semblables tentations (qui sont devenues la pierre de touche de cette idée), invariablement attaché à ce modèle de l’humanité et qu’il demeurerait fidèle à suivre son exemple et à lui ressembler, celui-là, et celui-là seul, a le droit de se regarder comme un homme qui n’est pas un objet indigne de la complaisance divine.


b) Réalité objective de cette Idée.


Au point de vue pratique, cette, Idée a sa réalité complètement en elle-même. Car elle est posée dans notre raison moralement législatrice. Notre devoir est de nous conformer à elle, et il nous faut par suite le pouvoir. Que s’il fallait au préalable prouver la possibilité d’être un homme conforme à ce modèle, démarche absolument nécessaire quand il s’agit de concepts physiques (si l’on ne veut pas courir le risque d’être retenu par des concepts vides), nous devrions également hésiter à accorder à la loi morale le droit d’être un principe inconditionné et pourtant suffisant de détermination pour notre libre arbitre ; en effet, comment il se peut que la simple idée d’une conformité à la loi en général puisse être pour le libre arbitre un plus puissant mobile que tons les mobiles imaginables tirés d’avantages à obtenir, c’est ce qui ne peut être ni établi par la raison, ni confirmé par des exemples de l’expérience, parce que, d’une part (was das erste betrifft) ; la loi commande inconditionnellement et que, de l’autre (das zweite anlangend), n’y eût-il jamais eu un homme qui ait fait preuve à l’égard de cette loi, d’une obéissance inconditionnée, la nécessité objective de s’y soumettre absolument, n’en demeure pas moins intacte et par elle-même évidente. Point n’est besoin, par suite, d’exemple tiré de l’expérience pour faire de l’Idée d’un homme moralement agréable à Dieu un modèle à suivre pour nous ; elle se trouve déjà en cette qualité dans notre raison. — Mais celui qui, pour reconnaître en un homme la conformité parfaite avec ce modèle, et par suite un exemple à suivre, réclame autre chose que ce qu’il voit, c’est-à-dire autre chose qu’une vie tout à fait sans tache et aussi pleinement méritoire qu’on puisse l’exiger ; celui qui réclame, en outre, pour preuves, des miracles accomplis par lui ou pour lui ; celui-là confesse par là son incrédulité morale, c’est-à-dire son manque de foi à la vertu, incrédulité à laquelle ne saurait suppléer nulle foi qui aurait des miracles pour preuves (et qui ne serait qu’historique), parce que la seule foi qui ait une valeur morale est la foi que l’on a à la validité pratique de cette Idée, qui se trouve dans notre raison (qui seule en tout cas peut nous garantir que les miracles peuvent être l’œuvre du bon principe, sans qu’elle puisse emprunter d’eux sa garantie.

Aussi faut-il qu’une expérience soit possible dans laquelle se manifeste l’exemple d’un tel homme (autant qu’on peut attendre et réclamer d’une expérience externe en général des preuves de l’intention morale interne) ; car, selon la loi, tout homme devrait, en droit, présenter en lui-même un exemple de cette Idée ; mais l’original en demeure toujours dans la seule raison ; car l’expérience extérieure ne contient pas d’exemple qui lui soit adéquat, puisque cette expérience ne saurait révéler le fond de l’intention (das Innere der Gesinnung), mais permet seulement d’arriver à le découvrir par des raisonnements qui n’ont pas, il est vrai, une rigoureuse certitude (et qui plus est, même l’expérience interne de l’homme sur lui-même, ne lui permet pas de pénétrer la profondeur de son cœur au point de pouvoir acquérir, par sa propre observation, une connaissance entièrement sûre du principe des maximes qu’il professe, ni de leur pureté et de leur fermeté).

Si donc, à une certaine époque, un homme d’une inspiration morale véritablement divine, était comme descendu du Ciel sur la terre, offrant par sa doctrine, sa vie et ses souffrances, l’exemple d’un homme agréable à Dieu, autant qu’on peut le désirer d’une expérience externe (attendu que l’original d’un être de ce genre ne doit jamais être cherché ailleurs que dans notre raison), s’il avait, par tous ces moyens, apporté dans le monde un bien moral d’une grandeur incomparable, opérant dans le genre humain une révolution ; nous n’aurions pourtant pas de motifs d’admettre qu’il fût autre chose qu’un homme engendré naturellement (puisque ce dernier lui aussi se sent tenu d’offrir en lui-même un pareil exemple), ce qui pourtant ne serait pas nier absolument que cet homme aussi bien fût engendré de manière surnaturelle. En effet, sous le rapport pratique, l’hypothèse dernière n’est pour nous d’aucun avantage ; parce que, malgré tout, c’est toujours en nous-mêmes (hommes naturels cependant) qu’il faut chercher l’original que nous donnons à ce phénomène pour base, et l’existence de cet original dans l’âme humaine est, en elle-même, assez incompréhensible, pour qu’on n’ait pas besoin d’admettre, outre son origine surnaturelle, son incarnation dans un homme particulier (ihn… hypostasiert anzunehmen). Ce serait plutôt aller contre l’application pratique de l’Idée du Juste par excellence, qui doit nous servir de modèle, que d’élever ce Juste (solchen Heiligen) au-dessus de toute la fragilité de l’humaine nature ; tout, du moins, nous porte à juger ainsi.

En effet, bien que cet homme agréable à Dieu, en tant que sa nature est conçue comme humaine, fût soumis aux mêmes besoins, et par suite aussi aux mêmes souffrances, aux mêmes inclinations naturelles, et par suite aussi aux mêmes tentations à transgresser la loi que nous, comme, dans la mesure où on la concevrait comme surnaturelle, il faudrait attribuer à cette nature une pureté du vouloir inaltérable, non pas acquise, mais innée, qui rendrait toute transgression absolument impossible pour lui, il y aurait alors de nouveau, et par cela seul, entre cet homme divin et les hommes naturels que nous sommes, une distance si infiniment grande qu’il ne pourrait plus nous servir d’exemple. Qu’on me donne, dirait chacun, une volonté absolument sainte, et toute tentation de mal faire échouera d’elle-même en moi ; qu’on me donne la certitude intérieure la plus complète, qu’après une courte existence terrestre, je serai appelé (à cause de ma sainteté) à jouir sans délai de toute l’éternelle magnificence du royaume des cieux, et je supporterai non seulement avec résignation, mais encore avec joie, quelque dures qu’elles puissent être, toutes les souffrances et jusqu’à la mort la plus ignominieuse, ayant devant mes yeux l’issue magnifique et prochaine. Sans doute, si l’on songe que cet homme divin était réellement de toute éternité en possession de cette majesté et de cette béatitude (sans qu’il eût besoin de les mériter en endurant de pareilles souffrances), qu’il s’est résigné à s’en dépouiller pour le bien de créatures indignes, pour le bien même de ses ennemis, afin de les sauver de la damnation éternelle, il y a là de quoi exciter dans notre âme de justes sentiments d’admiration, d’amour et de reconnaissance à son égard ; on pourrait également nous représenter l’Idée d’une conduite conforme à une règle de moralité si parfaite comme absolument valable pour nous en qualité de prescription à suivre, mais cet homme divin ne saurait jamais nous être donné comme un exemple à imiter, ni par conséquent, non plus, comme une preuve établissant la puissance que nous avons d’atteindre un bien moral si pur et si sublime (der Tkunlichkeit und Erreickbarkeit eines, etc.)[4].

Et pourtant ce maître en qui régnerait une inspiration morale divine, mais qui serait entièrement et véritablement humain, pourrait néanmoins nous entretenir de lui-même en toute vérité et se représenter comme incarnant (dans sa doctrine et sa conduite) l’idéal du bien. Car alors il ne parlerait que de l’intention qu’il a prise lui-même pour règle de ses actes, intention qu’il peut rendre visible aux autres, mais non à lui-même, à titre d’exemple, et que, par conséquent, il traduit au dehors par ses leçons et par ses actes : « Qui d’entre vous peut me convaincre de péché ? » Or, l’équité commande quand un maître, sans défaillance, donne l’exemple de ce qu’il enseigne, si ce qu’il enseigne est d’ailleurs un devoir pour chacun, de n’attribuer sa conduite qu’à l’intention la plus pure, lorsqu’on n’a pas de preuves du contraire. Or, cette intention, unie à toutes les souffrances acceptées pour le bien du monde, conçue dans l’idéal de l’humanité, est pleinement valable, pour tous les hommes de tous les temps et de tous les mondes, devant la Justice suprême ; à condition que l’homme rende, comme il le doit, son intention semblable à elle. Sans doute, elle demeurera toujours une justice qui n’est pas la nôtre, puisque nous devrions pour y arriver conformer, pleinement et sans défaillance, notre vie à cette intention. Mais il faut pourtant qu’elle puisse être adjugée à l’homme, à cause de la sienne propre, à condition que cette justice de l’homme soit unie à l’intention de l’original, bien que pour arriver à rendre cette adjudication compréhensible, nous rencontrions encore de grandes difficultés que nous allons exposer.


c) Difficultés soulevées contre la réalité de cette idée et solution de ces difficultés.


La première difficulté qui rend douteuse la possibilité de réaliser cette idée de l’humanité agréable à Dieu en nous, étant donnée la sainteté du législateur et les défauts de notre propre justice, est la suivante. La Loi dit : « Soyez saints (dans votre manière de vivre) comme est saint votre Père qui est aux cieux ; » car tel est l’idéal du Fils de Dieu qui nous est donné pour modèle. Mais la distance entre le bien que nous devons réaliser en nous et le mal dont nous partons est infinie et, comme telle, à tout jamais infranchissable, en ce qui concerne le fait (die That), c’est-à-dire la conformité de notre conduite à la sainteté de la loi. Et cependant le caractère moral de l’homme doit concorder avec cette sainteté. Il nous faut donc le faire consister dans l’intention, dans la maxime universelle et pure de la concordance de la conduite avec la loi, germe dont tout bien doit sortir, intention qui provient d’un principe saint que l’homme a adopté pour maxime suprême. C’est une conversion (Sinnesänderung) qui doit être possible puisqu’elle est un devoir. Or, voici où réside la difficulté : comment l’intention peut-elle suppléer au fait, qui est toujours (non pas en général, mais à chaque moment) défectueux ? Et voici le moyen de la résoudre : étant donné que notre fait est un progrès continuel du bien défectueux au mieux et que ce progrès va à l’infini, suivant notre façon d’apprécier les choses, à nous qui sommes inévitablement bornés à des conditions de temps dans les concepts du rapport de cause et d’effets, ce fait reste toujours défectueux ; de sorte qu’il nous faut toujours, dans le phénomène, c’est-à-dire suivant le fait, considérer le bien en nous comme insuffisant relativement à une loi sainte ; mais nous pouvons penser que ce progrès à l’infini du bien vers la conformité avec la loi, à cause de l’intention d’où il dérive, qui est suprasensible, est regardé par Celui qui sonde les cœurs, dans son intuition intellectuelle pure, comme formant un tout complet, même quant au fait (quant à la conduite)[5], et qu’ainsi, nonobstant sa permanente imperfection, l’homme peut pourtant espérer d’une manière générale d’être agréable à Dieu, à quelque moment du temps que son existence soit interrompue.

La deuxième difficulté se fait jour quand on considère l’homme s’efforçant vers le bien du point de vue de ce bien moral même et de sa relation à la bonté divine ; elle concerne la félicité morale, expression par laquelle il ne faut pas entendre l’assurance que l’on aura toujours des sujets de satisfaction dans son état physique (qu’on sera délivré des maux et que l’on jouira de plaisirs sans cesse croissants), ce qui serait le bonheur matériel (physische Glückselikeit), mais l’assurance qui nous garantit la réalité et la persistance d’une intention toujours en progrès dans le bien (et ne retombant jamais dans le mal), car « chercher » constamment « le royaume de Dieu », pourvu que l’on eût la ferme assurance de l’immuabilité de cette intention, cela équivaudrait à se savoir déjà en possession de ce royaume, puisque, en effet, l’homme en qui vivraient de tels sentiments aurait déjà de lui-même la confiance que « tout le reste (ce qui concerne le bonheur physique) lui sera donné par surcroît ».

On pourrait, il est vrai, renvoyer l’homme ainsi préoccupé, et tourmenté d’un tel désir à ces paroles de l’Apôtre : « Son esprit (il s’agit de Dieu) rend témoignage à notre esprit, etc. », en d’autres termes, celui qui possède une intention aussi pure qu’il est requis sentira déjà, de lui-même, qu’il ne peut jamais tomber assez bas peur se remettre à prendre goût au mal ; mais c’est une mauvaise affaire que de se fier à des sentiments prétendus d’origine surnaturelle ; on ne s’illusionne jamais plus facilement que dans ce qui favorise la bonne opinion de soi-même. Il n’est même pas prudent, semble-t-il, qu’on soit porté à cette confiance, et il semble au contraire préférable (pour la moralité) « de travailler à son salut avec crainte et tremblement » (dure parole qui, mal comprise, peut pousser au plus sombre fanatisme) ; et cependant, si l’on n’avait aucune confiance à l’intention une fois adoptée, il ne serait guère possible de persévérer sans relâche dans cette intention. Or, sans s’abandonner à aucun fanatisme, doucereux ou terrifiant, on trouve ce qu’il faut penser en comparant la conduite qu’on a tenue avec la résolution qu’on a prise. ― En effet, l’homme qui depuis l’époque où il a adopté les principes du bien, a observé, pendant une vie assez longue, l’effet de ces principes sur ses actes (auf die That), c’est-à-dire sur sa conduite toujours en progrès vers le mieux, et trouve dans ce fait des motifs de conclure, ne fût-ce que par présomption, à une foncière amélioration de son intention, peut bien aussi raisonnablement espérer — les progrès de ce genre, pourvu qu’ils, aient un bon principe, ne faisant qu’augmenter toujours les forces en vue des suivants ― qu’il ne quittera plus dans cette vie terrestre la vie dans laquelle il s’est engagé, mais qu’il y marchera toujours d’un pas plus courageux encore, et même que, si, après cette vie, une autre s’ouvre devant lui, les circonstances étant devenues autres, il continuera cependant, selon toute apparence, guidé par le même principe, à suivre le même chemin et à se rapprocher toujours davantage du but inaccessible de la perfection, parce que, d’après ce qu’il a observé en lui jusqu’ici, il peut tenir son intention pour foncièrement améliorée. Au contraire, celui qui, même après avoir souvent pris la résolution de s’attacher au bien, n’a jamais trouvé pourtant qu’il pût s’y tenir, est constamment retombé dans le mal, ou même a dû, dans le cours de sa vie, constater en lui-même une chute toujours plus grande, glissant du mal au pire, comme sur une pente, celui-là raisonnablement ne peut pas se donner l’espoir, que, s’il avait encore à vivre ici-bas plus longtemps, ou qu’il eût aussi devant lui une vie future en réserve, réussirait à mieux faire, parce que, à ces indices, il doit juger que la corruption est enracinée dans son intention. Or la première alternative met sous nos yeux un avenir qui s’étend à perte de vue, mais que nous désirons parce qu’il est heureux, tandis que la seconde nous présente une misère également sans fin, ― c’est-à-dire que toutes les deux nous découvrent, au regard des hommes, d’après ce qu’ils peuvent juger, une éternité bienheureuse ou malheureuse, représentations qui sont assez puissantes l’une et l’autre pour exciter les uns à se tranquilliser et à s’affermir dans le bien, et pour réveiller dans les autres les remords de conscience qui poussent à se libérer, autant qua possible, du mal et qui, par conséquent, peuvent toutes les deux nous servir de mobiles, sans qu’il soit nécessaire, d’aller jusqu’à supposer objectivement une éternité de bien ou de mal, comme devant titre le sort de l’homme et de convertir ces idées en propositions dogmatiques[6], prétendues connaissances et assertions avec lesquelles la raison ne fait que dépasser les limites de sa portée. Ainsi la bonne et la pure intention, de laquelle on a conscience (et qu’on peut appeler un bon génie chargé de nous guider), comporte aussi la confiance à sa persistance et à sa fermeté, bien que ce ne soit que médiatement, et elle est le Consolateur (le Paraclet) lorsque nos faux pas nous donnent des inquiétudes au sujet de sa persistance. Une certitude, en cette matière, n’est ni possible à l’homme, ni moralement avantageuse, autant qu’il nous est permis d’en juger. En effet (et c’est une chose qu’il faut bien remarquer), nous ne pouvons pas fonder cette confiance sur une conscience immédiate de l’immutabilité de nos intentions, car nous ne pouvons pas les pénétrer, et c’est uniquement des effets qu’elles manifestent dans notre conduite que nous devons conclure à leur immutabilité ; or cette conclusion, n’étant basée que sur des perceptions ou phénomènes de la bonne intention et de l’intention mauvaise, n’en fait jamais connaître avec certitude la force, et elle est surtout en défaut quand on pense avoir amélioré son intention aux approches probables de la fin de sa vie, étant donné l’absence de pareilles preuves empiriques de la pureté de cette intention : alors, en effet, nous ne pouvons plus fonder sur notre manière de vivre le jugement à rendre sur notre mérite moral, et la désolation (que, cependant, la nature de l’homme, dans l’obscurité qui affecte toutes les prévisions touchant les limites de cette vie, empêche déjà, d’elle-même, de se changer en désespoir farouche), la désolation, disons-nous, est la conséquence inévitable du jugement rationnel à porter sur notre état moral.

La troisième difficulté, et la plus grande en apparence, celle qui, même après que l’homme est entré dans la bonne voie, ne le représente pas moins, dans le jugement de toute sa vie, comme réprouvable devant une justice divine, est la difficulté suivante. — Peu importe que l’homme ait adopté une bonne intention et qu’il continue régulièrement (beharrlich) à y conformer sa conduite, il a commencé par le mal et c’est là une dette qu’il ne lui est plus possible d’éteindre. En supposant qu’après sa conversion il ne fasse plus de dettes nouvelles, cela ne l’autorise pas à croire qu’il s’est ainsi libéré des anciennes. Il ne peut pas non plus, dans la bonne conduite qu’il mène désormais, se procurer un excédent en faisant plus que ce qu’il est tenu de faire chaque fois ; car il a toujours pour devoir de faire tout le bien qu’il peut. ― Or cette dette originelle ou, en général, antérieure à tout ce que jamais on peut faire de bien — nous n’entendions pas autre chose en parlant du mal radical (voir première partie) — à en juger d’après notre droit naturel, ne peut pas non plus être acquittée par un autre ; car ce n’est pas une obligation transmissible, comme l’est, par exemple une dette d’argent (dont il est indifférent au créancier d’être remboursé par son débiteur en personne ou par quelqu’un d’autre) que l’on peut faire endosser par un tiers, mais la plus personnelle de toutes les obligations, celle que l’homme a contractée par le péché et dont seul le coupable doit supporter le poids, sans que l’innocent puisse s’en charger en son lieu et place, fût-il assez magnanime pour le vouloir. ― Enfin le mal moral (la transgression de la loi morale, en tant que celle loi est un commandement divin, ou autrement dit le péché), implique, non pas tant à cause de l’infinité du suprême Législateur dont il blesse l’autorité (car nous n’entendons rien à un rapport transcendant de ce genre de l’homme avec l’Être suprême), mais surtout à titre de mal dans l’intention et dans les maximes en général (où l’on verrait des principes universels si on les comparait à des transgressions singulières), implique, dis-je, une infinité d’atteintes portées à la loi, et par suite une infinité de la faute (bien que devant un tribunal humain qui se borne à considérer isolément le crime, par suite l’acte et l’intention qui s’y rapporte, sans rechercher l’intention générale, les choses soient bien différentes) ; et tout homme ainsi, méritant une punition infinie, devrait s’attendre à être exclu du royaume de Dieu.

La solution de cette difficulté repose sur ce qu’on va lire. Nous devons penser que la décision d’un juge qui sonde les cœurs est telle qu’il la tire de l’intention générale de l’accusé, et non des phénomènes par où elle se manifeste, actions divergentes ou concordantes relativement à la loi. Or, on suppose ici dans l’homme une bonne intention qui a pris le dessus sur le mauvais principe autrefois dominant chez lui, et l’on se demande, cela étant, si la conséquence morale de l’intention première, le châtiment (ou, en d’autres termes, l’effet du déplaisir causé à Dieu par le sujet), peut se rapporter aussi à l’état où se trouve l’homme quand son intention s’est améliorée et qu’il est déjà un objet de la complaisance divine.

Ce qui est ici en question n’étant pas de savoir si, même avant la conversion, le châtiment dont est menacé le pécheur peut s’accorder avec la justice divine (ce dont nul, en effet, ne doute), ce châtiment ne doit pas (dans cette recherche) être conçu comme subi par lui avant l’amélioration. Et il n’est pas admissible non plus de le placer après la conversion, au moment où l’homme est entré déjà dans une vie nouvelle, quand moralement il est un autre homme, et de l’envisager comme approprié à sa nouvelle qualité (d’homme agréable à Dieu) ; et néanmoins la justice suprême, qui ne peut pas laisser un coupable impuni, doit toujours être satisfaite. Puisque le châtiment ne peut donc, ni avant ni après la conversion, être conforme à la sagesse divine et que cependant il est nécessaire, il faut le concevoir comme approprié à cette sagesse et comme exercé au moment de la conversion elle-même. Par conséquent, il nous faut voir, si, dans ce dernier état, au moyen du concept d’une conversion morale, peuvent déjà être regardés comme inclus les maux que le nouvel homme, animé de bonnes intentions, peut considérer comme mérités avant sa régénération (sous un autre rapport) et prendre pour des châtiments[7] grâce auxquels il est satisfait à la justice divine. ― Se convertir, c’est en effet sortir du mal et entrer dans le bien, dépouiller le vieil homme et revêtir l’homme nouveau, puisque, pour le sujet, c’est mourir au péché (par suite à toutes les inclinations, en tant qu’elles nous y induisent) pour vivre à la justice. ― Or cette conversion, en tant que détermination intellectuelle, ne comporte pas deux actes moraux séparés par un intervalle de temps, mais elle n’est qu’un acte unique, parce que l’abandon du mal n’est possible qu’au moyen de l’intention bonne qui nous ouvre l’entrée du bien, et vice versa. Le bon principe est donc contenu aussi bien dans l’abandon de l’intention mauvaise que dans l’acceptation de la bonne intention, et la douleur qui accompagne, comme il est juste, la première, disparaît tout à fait de la seconde. Quitter l’intention corrompue pour s’engager dans la bonne intention (ce qui est « mourir au vieil homme, crucifier la chair ») est en soi déjà un vrai sacrifice, car c’est le premier pas dans une longue série des maux de la vie ; et l’homme nouveau les accepte dans l’intention du Fils de Dieu, simplement pour l’amour du bien, quoique cependant, à vrai dire, ils dussent, comme châtiment, être réservés à un autre, c’est-à-dire au vieil homme (car, moralement, c’est bien un autre homme). — Ainsi, bien que physiquement (considéré du point de vue de son caractère empirique d’être appartenant au monde des sens [als Sinnenwesen]) l’homme nouveau demeure le même homme coupable et doive, comme tel, être jugé devant un tribunal moral, et par suite aussi par lui-même, — dans son intention nouvelle (comme être intelligible), il n’en est pas moins un autre moralement, aux yeux d’un juge divin pour qui l’intention vaut l’action ; et cette intention adoptée par lui avec toute la pureté qu’elle avait dans le Fils de Dieu, ou (si nous personnifions cette Idée) ce Fils de Dieu lui-même, se substitue à lui, et aussi à tous ceux qui croient (pratiquement) en Lui, pour porter le poids de leurs fautes, est le Sauveur qui satisfait par ses souffrances et par sa mort à la suprême justice et l’Avocat qui fait qu’ils peuvent espérer de paraître justifiés devant leur juge, pourvu que (dans cette façon de voir) on se représente cette souffrance, que le nouvel homme doit accepter, sa vie durant, en mourant au vieil homme[8], comme une mort qu’a souffert, une fois pour toutes, le Représentant de l’humanité. — Nous avons donc ici le surcroît qui s’ajoute au mérite des œuvres et que nous désirions plus haut, et c’est là un mérite à nous attribué par grâce. Car ce qui est pour nous, pendant la vie terrestre (et peut-être demeurera, dans tous les temps futurs aussi bien que dans tous les mondes), toujours en simple devenir, nous est attribué par là tout comme si nous en avions déjà la pleine possession, bien que nous n’y ayons aucun droit (d’après la connaissance empirique que nous avons de nous-mêmes)[9] ; dans la mesure où nous nous connaissons nous-mêmes (incapables de mesurer directement notre intention, et ne le pouvant que d’après nos actes), l’accusateur qui est en nous prononcerait plutôt une condamnation. C’est donc toujours uniquement à un décret de grâce, mais qui cependant (en tant qu’il se base sur la satisfaction contenue pour nous seulement dans l’Idée de l’intention <prétendue> améliorée, chose que Dieu seule peut connaître) est parfaitement conforme à la justice éternelle, que nous devons de nous voir déchargés de toute responsabilité en raison de ce bien consistant dans la foi (um jenen Guten im Glauben willen).

On peut encore demander si cette déduction de l’Idée d’une justification de l’homme, coupable, sans doute, mais pourtant arrivé à une intention agréable à Dieu, comporte un usage pratique, et quel peut être cet usage. II ne faut pas chercher à voir quel usage positif nous en pouvons faire pour la religion et pour la conduite ; étant donné que cette étude a pour fondement cette condition que ceux qu’elle concerne sont au préalable réellement dans la bonne intention requise, intention que tout usage pratique des concepts moraux a proprement pour but d’aider (de développer et de stimuler) ; car, en ce qui concerne la consolation, la bonne intention la porte déjà avec elle (à titre de consolation et d’espérance, non à titre de certitude) pour qui a conscience de la posséder. Dans cette mesure, par conséquent, la déduction qui nous occupe n’est que la réponse à une question spéculative, que cependant on ne peut passer sous silence, parce qu’alors on pourrait reprocher à la raison d’être absolument impuissante à concilier avec la justice divine l’espérance que nous avons de voir l’homme absous de ses fautes, reproche qui sous maints rapports, surtout sous le rapport moral, pourrait lui porter préjudice. Mais l’utilité négative que l’on peut en tirer, au profit de chacun, pour la religion et les mœurs, est d’une très grande portée. Cette déduction, en effet, nous fait voir que c’est seulement sous la supposition de la conversion totale que peut se concevoir l’absolution, devant la justice céleste, de l’homme surchargé de fautes ; partant, que toutes les expiations, qu’elles soient secrètes au solennelles, toutes les invocations et toutes les glorifications (même celles qui s’adressent à l’Idéal, représentant du Fils de Dieu) ne peuvent suppléer au défaut de bonne intention, ni, quand cette intention existe, en augmenter le moins du monde la valeur devant ce tribunal ; car il faut que cet idéal soit admis dans notre intention pour tenir lieu du fait. Une conséquence tout autre est contenue dans la question suivante : Que peut se promettre l’homme, ou qu’a-t-il à craindre, de sa conduite, à la fin de sa vie ? L’homme ici, tout d’abord, doit connaître son caractère, au moins jusqu’à un certain point ; par conséquent, même s’il croit avoir rendu son intention meilleure, il doit conjointement avec cette intention, considérer l’intention ancienne (l’intention corrompue), qui fut la sienne tout d’abord (von der er ausgegangen ist), et pouvoir décider en quoi et dans quelle mesure il s’est dépouillé de cette intention, en même temps qu’évaluer la qualité (plus pure ou moins impure) ainsi que le degré atteints par la prétendue nouvelle intention, pour se rendre maître de la première et s’empêcher d’y retomber ; il devra donc toute sa vie faire l’examen de son intention. Or, comme il ne saurait, par conscience immédiate, avoir de sa réelle intention un concept certain et précis, ne pouvant en juger que par sa conduite effective, pour connaître le jugement que prononcera le juge futur (la conscience morale réveillée en chacun de nous et appelant à son aide le témoignage de la connaissance empirique que nous avons de nos personnes), l’homme doit se dire que toute sa vie lui sera un jour placée sous les yeux, et non pas seulement une fraction de cette vie, la dernière peut-être et pour lui, d’autre part, la plus avantageuse ; à laquelle il pourrait ajouter de lui-même la perspective d’une vie menée plus avant dans la perfection (sans qu’il se fixât ici de limites), si elle avait plus longuement duré. Ici donc l’homme ne peut pas donner comme valant des faits l’intention qu’il a eue d’abord, et c’est au contraire des faits évoqués devant lui qu’il doit tirer son intention. Peut-être le lecteur se demande-t-il si cette pensée qui rappelle à l’homme (et point n’est besoin que l’on prenne le plus méchant) beaucoup de choses que depuis longtemps il a perdues de vue avec légèreté, si cette pensée, dis-je, quand on se bornerait à lui rappeler qu’il a lieu de croire qu’il doit un jour comparaître devant un juge, seule décidera de sa destinée à venir d’après sa conduite jusqu’à ce jour ? Si l’on interroge dans l’homme le juge qui se trouve en lui, il se juge sévèrement, car il ne peut suborner sa raison ; mais si on lui présente un autre juge, et qu’on veuille informer sur son compte par des renseignements puisés à d’autres sources, il a à faire alors, contre la sévérité de son juge, de nombreuses objections tirées de la fragilité humaine, et, d’une façon générale, il croit avoir prise sur lui, soit en prévenant le châtiment qu’il en recevrait par des punitions qu’il s’inflige à lui-même, comme marques de repentir, mais sans qu’elles prennent leur source dans une intention véritable d’amélioration, soit en réussissant à le fléchir par des prières et des supplications et même par des formules et par des professions de foi (für gläubig ausgegebene Bekenntnisse) ; et une fois que cette espérance lui est ouverte (selon le proverbe que tout est bien, qui finit bien), il s’appuie là-dessus pour établir ses plans, de très bonne heure, de manière à ne point se priver sans nécessité de trop de plaisirs dans la vie (zu viel am vergnügten Leben), et à pouvoir, quand il touchera à sa fin, régler promptement son compte à son avantage[10].

DEUXIÈME SECTION

De la prétention du mauvais principe à la domination sur l’homme et de la lutte des deux principes l’un contre l’autre.


L’Écriture sainte (Nouveau Testament) expose ce rapport moral intelligible sous la forme d’une histoire où deux principes, aussi opposés dans l’homme que le ciel et l’enfer, représentés comme des personnes distinctes de lui, non seulement essaient l’un contre l’autre leurs forces respectives, mais encore tâchent de faire valoir par le droit (l’un comme accusateur, l’autre comme avocat de l’homme) leurs prétentions contraires, ainsi que devant un juge suprême.

L’homme, à l’origine, avait reçu en partage tous les biens de la terre (1. Moïse, I, 28), mais il ne devait les posséder qu’à titre de fief (dominium utile) sous la suzeraineté de son Créateur et Seigneur (dominus directus). Or, voici qu’aussitôt apparaît un être mauvais (et l’on ne nous dit pas comment il a pu devenir mauvais, au point d’être infidèle à son Seigneur, alors qu’il était bon originellement), qui, dépossédé par sa chute de toutes les possessions qu’il pouvait avoir eues au ciel, veut en acquérir d’autres sur la terre. Comme cet être est d’une espèce supérieure et qu’à titre d’esprit il ne saurait trouver de jouissance dans des objets terrestres et corporels, il cherche donc à établir sa domination sur les âmes ({{lang|de|Gemüther) en excitant les premiers parents de tous les humains à se révolter contre leur Seigneur et en se les attachant ; et comme cette entreprise lui réussit, il arrive à se faire le suzerain de tous les biens de la terre, c’est-à-dire à s’ériger en prince de ce monde. On pourrait, sans doute, trouver étrange que Dieu n’ait pas fait usage de sa puissance contre ce traître[11] et qu’il ait mieux aimé anéantir, dès son commencement, le royaume qu’il s’était proposé de fonder ; mais la domination et le gouvernement de la sagesse suprême sur des êtres raisonnables se conforme au principe de la liberté de ces êtres, qui ont à s’imputer à eux-mêmes ce qui leur arrive de bien ou de mal. Sur cette terre donc, malgré le bon principe, fut établi un empire du mal, auquel se sont soumis tous les descendants (naturels) d’Adam, et cela, du reste, de leur plein gré, l’illusion des biens de ce monde détournant leurs regards de l’abîme de perdition qui leur est réservé. Certes, pour maintenir son droit à régner sur les hommes, le bon principe institua une forme de gouvernement uniquement fondé sur le respect public de son nom (ce fut la théocratie juive) ; mais comme les âmes ainsi gouvernées n’avaient d’autres mobiles que les biens temporels, et que, du reste, elles ne voulaient pas être gouvernées autrement que par des récompenses et des châtiments dans dans la vie présente, ce qui les rendait incapables d’accepter d’autres lois en dehors de celles qui, d’une part, imposaient des cérémonies et des pratiques gênantes, et, d’autre part, étaient des lois morales où, cependant, intervenait la contrainte extérieure et qui, pour ce motif, n’étaient rien que des lois civiles, où l’intention morale intime n’était point prise en considération ; un tel ordre de choses n’était point fait pour ruiner de fond en comble le règne des ténèbres et ne servait qu’à rappeler sans cesse l’imprescriptible droit du Maître primitif — Or, chez ce même peuple, au moment où il ressentait, aussi fortement que possible, tons les maux inhérents à une constitution hiérarchique, et où, pour ce motif, comme aussi peut-être sous l’influence exercée peu à peu sur lui par ces leçons de liberté morale ébranlant l’esprit d’esclavage données au monde par les sages grecs, s’ouvrait grandement à la réflexion, et par conséquent, était mûr pour une révolution, apparut tout à coup un personnage dont la sagesse encore plus pure que celle des philosophes antérieurs semblait comme descendre du ciel et qui tout en se donnant lui-même, en ce qui touchait ses enseignements et son exemple, pour un homme véritable sans doute, s’annonçait cependant comme un envoyé d’une naissance telle qu’il gardait l’innocence originelle et n’était point compris dans le pacte que le reste du genre humain, par son représentant, le premier homme, avait conclu avec le principe mauvais[12], si bien « qu’en Lui le prince de ce monde ainsi n’avait aucune part ». Cet événement mettait en péril la domination du mauvais principe. Car, cet homme agréable à Dieu venant à résister aux tentations du démon et à rejeter ce contrat, d’autres hommes après lui suivant les mêmes sentiments, c’étaient pour le mauvais esprit tout autant de sujets perdus et son règne courait le risque d’être détruit entièrement. Satan offrit donc à cet homme de le faire son feudataire commandant à tout son royaume pourvu qu’il consentit à lui en rendre hommage comme au suzerain véritable. Cette tentative ayant échoué il enleva d’abord à cet étranger venu dans ses terres tout ce qui aurait pu lui rendre la vie agréable ici-bas (le réduisant à la plus grande pauvreté), et puis, non content de cela, il suscita contre cet homme toutes les persécutions par lesquelles les méchants peuvent rendre amère cette vie, tortures que l’homme de bien est seul à ressentir dans le fond de son âme, calomnies qui s’attaquent à l’intention pure de ses doctrines (pour lui enlever tout crédit), et il le poursuivit jusques à la mort la plus ignominieuse, sans pouvoir toutefois réussir à lui enlever si peu que ce soit de sa fermeté et de sa franchise dans ses leçons et ses exemples qui visaient à la perfection de gens totalement indignes. Quelle fut maintenant l’issue de ce combat ? Le résultat peut en être considéré à deux points de vue, en droit et en fait. Si l’on se place au dernier point de vue (et que l’on considère ce qui frappe les sens), le bon principe a eu le dessous dans la lutte ; après avoir enduré beaucoup de souffrances il dut laisser la vie dans ce combat[13], parce qu’il avait fomenté une insurrection dans une domination étrangère (qui avait la force pour elle). Mais comme le royaume dans lequel des principes détiennent la puissance (qu’ils soient d’ailleurs bons ou mauvais) n’est pas un royaume de la nature, mais de la liberté, c’est-à-dire un royaume tel qu’on n’y peut disposer des choses qu’autant qu’on règne sur les âmes (Gemüther), et où, par conséquent, n’est esclave (n’est serf) que qui veut l’être, et aussi longtemps qu’il veut l’être, justement cette mort (le degré le plus élevé des souffrances d’un homme) était la mise en lumière du bon principe, c’est-à-dire de l’humanité <dans toute> sa perfection morale, comme un modèle à imiter par tous. La représentation de cette mort dut avoir dans son temps, et peut avoir même pour tous les temps, la plus grande influence sur les âmes humaines, en faisant voir, dans le plus saisissant contraste, la liberté des enfants du ciel et l’esclavage d’un simple fils de la terre. Ce n’est pas cependant simplement à une certaine époque, mais dès l’origine du genre humain, que le bon principe est descendu du ciel dans l’humanité, d’une manière invisible (comme doit l’avouer tout homme qui remarque à la fois la sainteté de ce principe et l’impossibilité où l’on est d’en comprendre l’union avec la nature sensible de l’homme dans la disposition morale), et y a élu juridiquement son premier domicile. Quand donc il apparut dans un homme réel pour servir de modèle aux autres, « il vint dans sa propriété et les siens ne l’accueillirent point ; à ceux qui le reçurent il donna le pouvoir de s’appeler enfants de Dieu croyant en son nom » ; c’est-à-dire que, par l’exemple de l’homme qu’il a revêtu (dans l’Idée morale), il ouvre toute grande la porte de la liberté à tous ceux qui veulent, comme Lui, mourir à tout ce qui les tient, au détriment de la moralité, enchaînés à la vie terrestre, et qu’il forme avec eux « un peuple dévoué aux bonnes œuvres, qui est à Lui » et se soumet à sa domination, abandonnant à leur sort ceux qui préfèrent la servitude morale.

Donc l’issue morale de ce combat, du côté du héros de cette histoire (jusqu’à sa mort), n’est pas, à proprement parler, la défaite du mauvais principe — puisque son règne dure encore et qu’il faut, en tout cas, que vienne une nouvelle époque où il sera détruit — mais seulement un amoindrissement de sa puissance, puisqu’il ne peut plus retenir, contre leur volonté, ceux qu’il a eus si longtemps pour sujets, maintenant, que pour eux s’est ouverte une autre domination morale (car il faut que l’homme se range sous une domination de ce genre), une république (Freistatt où ils peuvent trouver aide et protection pour leur moralité, s’ils veulent quitter leur ancien tyran. Du reste, le mauvais principe est toujours appelé le prince de ce monde où les partisans du bon principe doivent toujours s’attendre à des souffrances physiques, à des sacrifices, à des mortifications d’amour-propre qui sont représentées ici comme des persécutions du mauvais principe, étant donné que ce principe réserve, dans son royaume, ses récompenses à ceux-là seuls qui ont fait des biens terrestres leur fin dernière.

On voit aisément que, dépouillée de son enveloppe mystique, cette représentation vivante, qui seule vraisemblablement pouvait en son temps mettre l’idée à la portée de tous (populäre Vorstellungsart), a été (quant à son esprit et quant à son sens rationnel) pratiquement valable et obligatoire pour tout le monde et pour tous les temps, parce qu’elle est assez rapprochée de nous tous pour nous servir à connaître notre devoir. Le sens en est que le seul salut pour les hommes c’est d’accepter très intimement de véritables principes moraux dans leur intention ; qu’à cette acceptation s’oppose non point la sensibilité, comme on l’en accuse si fréquemment, mais une certaine perversité, qui est elle-même coupable, une méchanceté qu’on peut du reste aussi appeler fausseté (ruse du démon par laquelle le mal est entré dans le monde), perversité inhérente à tout homme, et qui ne peut être vaincue que par l’idée du bien moral dans sa parfaite pureté, si l’on a conscience que cette idée du bien appartient réellement à la disposition primitive de l’homme et qu’on n’a qu’à s’appliquer à la maintenir pure de tout mélange et à l’adopter profondément dans son intention pour être convaincu, grâce à l’effet qu’elle produit insensiblement sur l’âme, que les puissantes redoutées du mal n’ont plus sur elle de pouvoir (« les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle »), et — ceci dit pour nous empêcher de, vouloir suppléer à cette confiance superstitieusement, par des expiations qui ne supposent pas un changement de cœur, ou fanatiquement, par de prétendues illuminations intérieures (purement passives), et de nous tenir de la sorte constamment éloignés du bien, fondé sur l’activité personnelle — que nous devons, du bien moral, exiger pour tout caractère, celui d’une bonne conduite. ― Au reste, la peine que nous prenons à découvrir dans l’Écriture un sens qui soit en harmonie avec les enseignements les plus saints de la raison n’est pas seulement permise, elle doit même être considérée plutôt comme un devoir[14], et l’on peut, à cette occasion, se rappeler ces mots adressés par le Maître si sage à ses disciples, au sujet de quelqu’un qui suivait sa route particulière, par laquelle, en définitive, il devait atteindre le même but : « Laissez-le faire ; car celui qui n’est pas contre nous est pour nous. »


Remarque générale


Pour qu’une religion morale (qui n’est pas une religion de dogmes et d’observances, mais une disposition du cœur à observer tous les devoirs humains comme des préceptes divins) arrive à s’établir, il faut que tous les miracles que l’histoire rattache à son introduction rendent enfin superflue elle-même la croyance aux miracles en général ; c’est en effet trahir un degré d’incrédulité morale digne de châtiment que de se refuser à reconnaître aux prescriptions du devoir, telles qu’elles se trouvent originellement écrites dans le cœur de l’homme par la raison, une autorité suffisante, si par surcroît elles n’imposent pas leur créance par des miracles : « Si vous ne voyez point des prodiges ni des miracles, vous ne croyez pas. » Il est cependant très conforme à la conception ordinaire des hommes de se figurer, lorsqu’une religion de simple culte et d’observances touche à sa fin et doit céder la place à une religion fondée en esprit et en vérité (basée sur l’intention morale), que l’introduction de cette dernière, bien qu’elle n’en ait pas besoin, s’accompagne aussi dans l’histoire, et, pour ainsi dire, se pare de miracles pour annoncer qu’est venu le terme de la première, proclamation qui, sans miracles, n’aurait joui d’aucune autorité ; on s’explique même, et c’est naturel, que, pour gagner à la révolution nouvelle les partisans de la religion établie, on la leur ait donnée comme l’accomplissement de l’ancien symbole, comme la réalisation de la fin que la Providence s’était proposée en l’établissant ; et, cela étant, il ne sert à rien de contester les récits dont il est question, ou les interprétations qu’on en donne, maintenant que la vraie religion est fondée et qu’elle peut d’elle-même se maintenir, actuellement et dans l’avenir, par des principes de raison, après avoir eu besoin, en son temps, de pareils moyens pour aider à son introduction ; car ce serait vouloir admettre que le simple fait de croire et de répéter des choses incompréhensibles (ce qui est loisible à chacun, sans qu’il soit meilleur pour cela ou qu’il le devienne jamais), est une manière, et la seule, de se rendre agréable à Dieu, prétention contre laquelle il faut s’élever de toutes ses forces. Il se peut donc que la personne du Maître de l’unique religion valable pour tous les mondes soit un mystère, que son apparition sur la terre, comme son départ d’ici-bas, comme sa vie riche en exploits et ses souffrances soient de purs miracles, et même que l’histoire qui doit certifier le récit de tous ces miracles elle-même soit un miracle (une révélation surnaturelle) ; nous pouvons laisser subsister la valeur de tous ces miracles et même vénérer en eux l’enveloppe grâce à laquelle une doctrine, dont la créance est basée sur un document ineffaçablement conservé dans toute âme humaine et n’a nul besoin de miracles, a pu se répandre au grand jour, à la condition ― et ceci concerne l’usage de ces narrations historiques ― de ne pas faire de la connaissance de ces miracles, de leur confession de bouche et de cœur, une partie de la religion, une chose qui soit d’elle-même capable de nous rendre agréables à Dieu.

Mais pour ce qui regarde les miracles en général, il se trouve des hommes judicieux qui, n’étant point d’avis de se refuser à y croire, ne veulent jamais toutefois laisser pratiquement intervenir cette croyance ; ce qui revient à dire que s’ils croient théoriquement à l’existence de miracles, ils n’en veulent pas reconnaître en fait (in Geschäften). C’est pourquoi de sages gouvernements, tout en admettant l’opinion qu’il y a eu des miracles anciennement, tout en lui faisant même une place légale parmi les théories religieuses publiques, n’ont cependant pas permis de nouveaux miracles[15]. En effet, les anciens miracles ont été peu à peu si bien déterminés et limités par l’autorité, qu’aucune perturbation n’en peut résulter dans l’État, tandis qu’on devait nécessairement s’inquiéter des nouveaux thaumaturges à cause de l’action qu’ils pouvaient exercer sur la tranquillité publique, sur l’état des choses établi. Mais si l’on pose la question : quel sens faut-il donner au mot miracles (comme notre intérêt n’est ici, à vrai dire, que de savoir ce que sont pour nous les miracles, c’est-à-dire ce qu’ils sont pour notre usage rationnel pratique) on peut donner cette définition : ce sont des événements produits dans le monde par des causes dont les modes d’opération (Wirkungsgesetze) nous sont et doivent nous rester nécessairement inconnus. On peut alors diviser les miracles en divins et en démoniaques, et ces derniers en miracles angéliques (œuvre des bons esprits) et en diaboliques (opérés par les mauvais anges) ; ceux-ci sont proprement les seuls dont on s’enquière, car les bons anges (je ne sais pourquoi) font peu ou même ne font point du tout parler d’eux.

Pour ce qui est des miracles divins, il est hors de doute que nous pouvons nous faire une idée du mode d’action de leur cause (qui est un Être tout-puissant, etc., et en outre moral), mais seulement une idée générale, en tant que nous concevons Dieu comme le Créateur et le Conservateur de l’ordre physique et moral du monde, puisque nous pouvons avoir des lois de cet ordre, immédiatement et par nous-mêmes, une connaissance que la raison peut ensuite employer à son usage. Mais si nous admettons que Dieu, fût-ce de temps à autre et dans des cas particuliers, laisse la nature s’écarter des lois qui la régissent, nous n’avons pas, et ne pouvons pas espérer d’avoir quelque jour, la moindre idée de la loi que Dieu suit dans la production d’un événement de ce genre (sauf cette idée morale générale que tout ce que Dieu fait est bien, laquelle, au point de vue de ce cas spécial, ne donne aucune détermination). Ici donc la raison est comme paralysée, puisque de ce fait elle est arrêtée dans ses spéculations dirigées par des lois connues, sans qu’aucune loi nouvelle l’instruise, sans que jamais non plus elle puisse espérer d’en recevoir en ce monde l’explication. Mais, de tous ces miracles, les diaboliques sont ceux qui sont les plus incompatibles avec l’usage de notre raison. Car, en ce qui concerne les miracles divins, la raison peut encore avoir pour son usage un critère au moins négatif, je veux dire que, dans le cas où l’on présenterait comme ordonnée par Dieu, dans une apparition divine immédiate, une chose directement contraire à la moralité, il est impossible, malgré toutes les apparences, qu’il y ait là un miracle divin (tel est, par exemple, le cas de l’ordre imposé à un père de tuer son fils, autant qu’il le sache, bien innocent) ; tandis que pour un miracle diabolique ce critère même nous fait défaut, et que si nous voulions, relativement à de tels miracles, prendre pour l’usage de la raison le critère opposé, c’est-à-dire positif, qui consisterait à envisager un miracle, s’il nous invite à l’accomplissement d’une action bonne et dans laquelle en soi nous reconnaissons déjà un devoir, comme n’étant pas l’œuvre d’un malin génie, nous pourrions, en ce cas, nous tromper grandement ; car le démon prend souvent, comme on dit, la forme d’un ange de la lumière.

Dans la pratique, on ne peut donc jamais faire état des miracles ni les faire entrer en ligne de compte dans l’usage de la raison (nécessaire à chacun dans tous les états de la vie). Le juge (quelle que soit sa foi, dans l’église, aux miracles), quand pour sa défense le délinquant parle de tentations diaboliques dont il a été la victime, ne fait aucun cas de ce qu’il entend ; et cependant il y aurait, s’il trouvait la chose possible, une circonstance bien digne d’être prise par lui en considération dans ce fait qu’un pauvre imbécile est tombé dans les pièges d’un madré scélérat ; mais le juge ne peut pas citer le démon à sa barre, le confronter avec le prévenu, ni, en un mot, tirer des raisons invoquées quelque chose de raisonnable. L’ecclésiastique sensé se gardera donc bien de remplir la tête de ses fidèles d’histoires relatives au Protée infernal et de leur dépraver l’imagination. Pour ce qui est des bons miracles, les gens n’en font mention, dans ce qui touche à leurs occupations, que par manière de parler. Ainsi le médecin, en parlant d’un malade, dit : à moins d’un miracle, il n’y a rien à faire ; traduisez : sa mort est certaine. Or, au nombre des professions, il y a aussi celle du savant qui doit rechercher les causes des faits dans les lois physiques qui les régissent ; je dis, dans les lois de ces faits, lois que, par conséquent, il peut constater par l’expérience, bien qu’il doive se résigner à ne pas connaître, dans son essence (an sich selbst), ce qui agit d’après ces lois, ou bien ce que ces lois pourraient être pour nous si nous étions doués d’un autre sens (Sinn) possible. C’est également un devoir pour l’homme de travailler à son amélioration morale ; et certes, il se peut bien que des influences célestes collaborent toujours avec lui dans cette œuvre, ou soient regardées comme nécessaires pour en faire saisir la possibilité ; mais l’homme n’est capable ni de les distinguer, d’une manière sûre, des influences naturelles, ni de les attirer sur lui, elles et le ciel, pourrait-on dire ; ne sachant donc rien en faire directement, il ne constate[16] pas en ce cas de miracle, mais, s’il prête l’oreille aux préceptes de la raison, il se comporte alors comme si toute conversion et toute amélioration dépendaient simplement de ses propres efforts et de son application soutenue. Mais que du fait qu’on a reçu le don de croire fermement aux miracles en théorie, on puisse encore en opérer et assiéger ainsi le ciel, c’est une chose qui dépasse beaucoup trop les bornes de la raison pour qu’on s’arrête longuement à une telle assertion vide de sens[17].

  1. Ces philosophes tiraient leur principe moral universel de la dignité de la nature humaine, de la liberté (en tant qu’indépendance de !a tyrannie des inclinations) ; ils ne pouvaient pas d’ailleurs se donner une plus belle ni plus noble base. Quant aux lois morales, ils les puisaient immédiatement dans la raison seule qualifiée, d’après leur théorie, pour !aire œuvre législative et pour édicter dans ses lois des commandements absolus ; et ainsi objectivement, pour ce qui regarde la règles comme aussi subjectivement, pour ce qui a trait aux mobiles, à condition d’attribuer à l’homme une volonté exempte de corruption qui lui fit adopter ces lois sans hésitation parmi ses maximes, tout était fort bien agencé. Mais c’est précisément dans cette dernière supposition qu’est la faute. En effet nous pouvons, d’aussi bonne heure qu’on voudra, porter notre attention sur notre état moral, nous trouverons toujours qu’il n’est plus res integra, mais que nous devons commencer par déposséder le mal de la place qu’il s’y est faite (et qu’il n’aurait pu prendre si nous ne l’avions pas adopté dans notre maxime) ; c’est-à-dire que le premier bien véritable que l’homme peut accomplir est de s’affranchir du mal, que l’on doit chercher non pas dans les inclinations, mais dans la maxime pervertie et par conséquent dans la liberté elle-même. Les inclinations ont pour seul effet de rendre plus difficile l’obéissance (die Ausführung) aux bonnes maximes contraires ; tandis que le mal véritable (eigentlich) consiste à ne pas vouloir résister aux inclinations quand elles incitent à la transgression, et que cette intention à proprement parler est le véritable ennemi. Les inclinations (bonnes ou mauvaises, il n’importe) sont seulement les adversaires des principes en général, et sous ce rapport le point de départ que ces philosophes assignent à la moralité est avantageux si on le regarde comme un exercice préparatoire (comme une discipline des inclinations en général) tendant à plier le sujet à des principes. Mais comme on doit avoir affaire à des principes spécifiques du bien moral, et que ces principes, en tant que maximes, n’offrent pas un tel caractère, il faut leur supposer encore dans le sujet un autre adversaire auquel la vertu doit livrer bataille, sans quoi toutes les vertus seraient, je ne dis pas, comme ce Père de l’Église, des vices brillants, mais du moins de brillantes misères ; parce que, arrivant souvent à dompter le tumulte, jamais elles ne réussissent à vaincre et à exterminer le séditieux lui-méme.
  2. C’est une hypothèse courante de la philosophie morale que l’existence du mal moral dans l’homme s’explique aisément, d’un côté par la force des mobiles de la sensibilité, et de l’autre par la faiblesse du mobile de la raison (qui est le respect pour la loi), c’est-à-dire par défaillance. Mais alors il faudrait que le bien moral inhérent à l’homme (dans sa disposition originaire) pût s’expliquer plus aisément ; car on ne peut pas concevoir que l’un soit compréhensible sana l’autre. Or le pouvoir qu’a la raison de maîtriser, par la simple idée d’une loi, tous les mobiles qui agissent en sens contraire est absolument inexplicable ; on ne peut donc pas concevoir comment les mobiles de la sensibilité peuvent se rendre maîtres d’une raison qui commande avec tant d’autorité. En effet si tout le monde se conduisait conformément aux prescriptions de la loi, on dirait que tout se passe suivant l’ordre naturel et personne n’aurait l’idée de chercher à savoir seulement quelle en est la cause.
  3. La morale chrétienne a pour caractère particulier de représenter le bien moral distinct du mal moral, non point comme le ciel est distinct de la terre, mais comme le ciel est distinct de l’enfer ; cette représentation, quoique figurée et, comme telle, révoltante, n’en est pas moins, dans le sens qu’elle a, philosophiquement juste, exacte. ― Elle empêche, en effet, de se représenter le bien et le mal, le royaume de la lumière et le royaume des ténèbres, comme étant voisins l’un de l’autre et se confondant l’un dans l’autre par degrés successifs de plus ou moins grande clarté), et les fait concevoir comme séparés l’un de l’autre par un abîme incommensurable. Le caractère entièrement hétérogène des principes qui peuvent nous faire sujets de l’un ou de l’autre de ces deux royaumes, et aussi le danger lié à l’imagination d’une parenté proche entre les propriétés qui qualifient l’homme pour être sujet de l’un ou de l’autre, justifient ce mode de représentation qui, malgré ce qu’il a d’horrible, est cependant sublime.
  4. C’est sans doute une marque des limitations imposées à la raison humaine et qui en sont inséparables que nous ne puissions concevoir pour les actes d’une personne une valeur morale d’importance, sans nous représenter aussi d’une manière humaine cette personne et sa manifestation ; bien qu’à la vérité nous ne voulions pas affirmer par là qu’il en soit ainsi en soi (κατʼ ἀλήθειαν) ; car nous avons besoin, pour saisir des manières d’être (Beschaffenheilen) suprasensibles de recourir toujours à certaines analogies avec des êtres de la nature. Un poète philosophe attribue de la sorte à l’homme, parce qu’il doit combattre un penchant au mal qui se trouve en lui, et pour cette seule raison, à la condition qu’il sache le vaincre, un rang plus élevé sur l’échelle morale des êtres qu’aux habitants mêmes du Ciel, qui, en raison de la sainteté de leur nature, sont à l’abri de toutes les séductions possibles. (Le monde, avec ses défauts, ― est meilleur qu’un royaume peuplé d’anges sans volonté. Haller). ― L’Écriture aussi s’accommode de ce mode de représentation pour nous faire saisir l’amour de Dieu pour le genre humain et le degré jusqu’où cet amour est poussé, quand elle attribue à Dieu le plus grand sacrifice que puisse faire un être aimant pour rendre heureuses même d’indignes créatures ; (« Dieu a donc aime le monde, » etc.) : bien qu’il nous soit impossible, par la raison, de concevoir comment un être qui se suffit pleinement à lui-même peut sacrifier quelque chose, qui fait partie de son bonheur, et se dépouiller de ce qu’il possède (eines Besitzes). C’est là le schématisme de l’analogie (qui sert à l’explication) dont nous ne saurions nous passer. Mais le transformer en un schématisme de la détermination de l’objet (visant à l’extension de notre connaissance), c’est de l’anthropomorphisme qui, sous le rapport moral (dans la religion) a les conséquences les plus funestes. ― Je veux faire ici, en passant, cette simple remarque qu’en remontant du sensible au suprasensible, si l’on peut bien schématiser (rendre concevable un concept au moyen de l’analogie avec une chose sensible), on ne saurait aucunement conclure, en vertu de l’analogie, de ce qu’une chose appartient à l’un qu’elle doive être aussi attribuée à l’autre (ni étendre ainsi son concept) ; et cela, pour une raison très simple, c’est que toute analogie verrait se tourner contre elle une pareille conclusion qui, de la nécessité où nous sommes de nous servir d’un schème pour nous rendre un concept compréhensible (de l’appuyer sur un exemple), voudrait tirer la conséquence de la nécessité pour l’objet même de posséder en propre, et comme prédicat, ce qui est attribut sensible. De ce que, par exemple, il m’est impossible de concevoir (fasslich machen) la cause d’une plante (ou de toute créature organique et, généralement, du monde plein de fins) autrement qu’au moyen de l’analogie d’un ouvrier relativement à son œuvre (à une montre), c’est-à-dire autrement qu’en lui attribuant de l’entendement, je ne peux pas dire qu’il faut que la cause elle-mème (de la plante et du monde en général) ait elle aussi de l’entendement (ou, en d’autres termes, qu’il faut lui attribuer de l’entendement, non seulement si l’on veut pouvoir la comprendre, mais afin qu’elle puisse être cause elle-même. Or, entre le rapport d’un schème au concept que l’on a et le rapport de ce même schème du concept à la chose même il n’y a pas du tout d’analogie, mais un bond formidable (μετάβασις εἰς ἄλλο γένος) qui nous introduit de plain-pied dans l’anthropomorphisme, comme je l’ai prouvé ailleurs.
  5. Ne perdez pas de vue que ce qu’on veut dire par là ce n’est pas que l’intention doit servir de compensation au manque de justice (die Ermangelung des Pflichtmässigen) et par suite au mal effectif dans cette série infinie (il est plutôt présupposé qu’on doit trouver en elle la manière d’être morale qui rend l’homme agréable à Dieu) ; mais que l’intention qui remplace la totalité de cette série d’approximations continues se poursuivant à l’infini, se borne à suppléer à l’imperfection inséparablement liée à l’existence de n’importe quel être dans le temps et qui fait qu’on ne peut jamais être complètement ce qu’on se propose de devenir ; quant à la compensation des transgressions commises au cours de ce progrès, il en sera parlé dans la solution de la troisième difficulté.
  6. Au nombre des questions qui, en, admettant qu’on pût y répondre, ne comporteraient que des solutions, dont on ne pourrait faire aucun profit sérieux (et que pour ce motif on pourrait appeler des questions puériles), se trouve celle-ci : les peines de l‘enfer seront-elles finies ou doivent-elles être des peines éternelles ? Si l’on enseignait qu’elles sont finies, pas mal de gens, on peut le craindre (comme tous ceux qui croient au purgatoire, ou comme ce matelot des Voyages de Moore), diraient : « J’espère bien pouvoir les supporter. » Si l’on soutenait l’autre thèse et qu’on en fit un article de foi, on pourrait bien, malgré le dessein que l’on se propose, laisser la porte ouverte à l’espérance d’une complète impunité après la plus scélérate des vies. En effet, puisque à l’heure du tardif repentir, sur la fin de la vie, le prêtre auquel on demande conseil et dont on attend des consolations doit trouver, malgré tout, cruel et inhumain d’annoncer à un homme sa réprobation éternelle, et puisqu’il ne trouve point de milieu entre une pareille réprobation et l’absolution complète [(punition éternelle ou point de punition)], il doit lui faire espérer le pardon, c’est-à-dire lui promettre de le transformer en un tour de main en un homme agréable à Dieu ; car alors comme il n’est plus temps d’entrer dans la voie d’une bonne vie, des aveux repentants, des formules de foi et même des promesses de changer sa façon de vivre, dans le cas où l’on se verrait accorder un plus long sursis, tout cela tient lieu de moyens. ― Cette conséquence est inévitable dès que l’on convertit en dogme l’éternité d’une destinée à venir conforme à la conduite que l’homme a tenue ici-bas, au lieu de se borner à exciter chacun de nous à se faire, d’après son état moral antérieur, une idée de son avenir et à conclure par lui-même l’un de l’autre en qualité de conséquence naturellement à prévoir ; auquel cas, en effet, la durée à perte de vue de notre sujétion à la domination du mal aura pour nous un effet moral identique à celui que l’on peut attendre de l’éternité déclarée du sort à venir (nous poussera également à faire tout notre possible pour effacer, quant à ses effets, le passé par des réparations ou des compensations, avant la fin de cette vie) : sans cependant comporter les désavantages du dogme de l’éternité (que d’ailleurs n’autorisent ni la portée de la raison, ni l’interprétation de l’Écriture) : car une fois ce dogme proclamé, le méchant, au cours de sa vie, compte déjà d’avance sur ce pardon facile à obtenir, ou, lorsqu’il est à ses derniers moments, croit avoir seulement à s’occuper des prétentions qu’a sur lui la justice céleste qu’il satisfait à l’aide de simples paroles, cependant que les droits des hommes sortent les mains vides de cette affaire et que personne ne recouvre son bien (c’est là l’issue tellement ordinaire de ces sortes d’expiation qu’un exemple du contraire est à peu près chose inouïe). — Quant à craindre que sa raison, au moyen de la conscience, soit trop indulgente pour juger l’homme, c’est se tromper grandement, à mon sens. Car par là même qu’elle est libre et doit se prononcer sur le compte de l’homme la raison est incorruptible, et, à condition de lui dire, à l’heure de la mort, qu’il est au moins possible qu’il ait bientôt à paraître devant un juge, on peut se contenter d’abandonner un homme à ses propres réflexions, qui, selon toute vraisemblance, le jugeront avec la plus grande sévérité. ― Je veux encore ajouter deux remarques. L’apophtegme ordinaire : Tout est bien qui finit bien, peut s’appliquer sans doute à des cas moraux, mais seulement si l’on entend par la fin qu’on appelle bonne celle où l’homme devient véritablement un homme de bien. Mais à quoi veut-on reconnaître qu’on est devenu un homme de bien, puisque le seul moyen qu’on ait de le conclure est la bonne conduite subséquente sans défaillances, pour laquelle manque le temps, au terme de la vie ? C’est plutôt au bonheur qu’on peut appliquer ce proverbe, mais sous le rapport seulement du point de vue d’où l’homme considère sa vie, se plaçant non à ses débuts, mais à son dernier terme et reportant de là ses regards en arrière jusqu’à ses premières années. Les souffrances endurées ne laissent pas de souvenir pénible, dès qu’on se voit à l’abri dans le port, mais plutôt une bonne humeur qui ne rend que plus savoureuse la jouissance du bonheur atteint ; parce que plaisirs et peines (faisant partie de la sensibilité) sont contenus dans la série du temps, avec laquelle ils disparaissent, et qu’au lieu de former un tout avec la jouissance du moment, ils sont chassés par celle-ci qui leur succède. Appliquer ce proverbe au jugement de la valeur morale de la vie entière d’un homme, c’est risquer de la proclamer bien à tort morale, quoiqu’elle ait eu pour terme une conduite toute bonne. En effet, le principe moral subjectif de l’intention, d’après lequel on doit juger sa vie, est de telle nature (en tant qu’objet suprasensible) que son existence ne saurait être divisible en fractions de temps, et qu’elle ne peut être conçue que comme unité absolue ; et cette intention ne pouvant se conclure que des actes (envisagés comme ses phénomènes), on ne peut donc considérer la vie, pour en estimer la valeur, que comme unité dans le temps, en d’autres termes comme un Tout ; et alors il se peut que les reproches adressés à la première partie de la vie (antérieure à l’amélioration) crient aussi haut que l’approbation donnée à la dernière et nuisent grandement à l’effet triomphant du « Tout est bien, qui finit bien ». ― Enfin, avec cette doctrine de la durée des châtiments dans une autre monde, est apparentée une autre doctrine, qui ne lui est pas identique pour laquelle « il faut que tous les péchés soient remis ici-bas », que les comptes soient arrêtés définitivement au terme de la vie, sans que personne puisse avoir l’espoir de continuer là-haut à se libérer de ses arriérés d’ici-bas. Or cette théorie n’est pas plus fondée que la précédente à se présenter comme un dogme, mais elle est seulement un principe fondamental par lequel la raison pratique se prescrit la règle d’emploi du concept qu’elle a du suprasensible tout en avouant humblement sa totale ignorance de la nature objective de ce dernier. Autrement dit, elle signifie seulement que c’est uniquement de notre conduite passée que nous pouvons conclure si nous sommes, ou non, des hommes agréables à Dieu, et que, notre conduite finissant avec cette vie, notre compte aussi doit s’arrêter là, compte dont le bilan, à lui seul, montrera si nous pouvons ou non nous tenir pour justifiés. ― D’une manière générale, si, renonçant aux principes constitutifs de la connaissance se rapportant à des objets suprasensibles, dont il faut avouer que la claire vue (Einsicht) nous est impossible, nous limitions notre jugement aux principes régulateurs qui n’en concernent que l’emploi pratique possible, la sagesse humaine, à beaucoup d’égards, s’en trouverait mieux et l’on ne verrait pas un prétendu savoir concernant une chose qu’au fond l’on ignore totalement, donner le jour à des subtilités dépourvues de tout fondement, mais qui demeurent assez longtemps brillantes, et qui finalement un jour tournent au détriment de la moralité.
  7. On aurait tort de considérer l’hypothèse pour qui tous les maux de ce monde en général jouent le rôle de châtiments frappant les transgressions commises, comme forgée en vue d’une théodicée, ou comme une invention faite pour les besoins de la religion des prêtres (du culte) ; (car elle est trop commune pour qu’on y voie une conception si habile) ; tout fait présumer, au contraire, qu’elle tient de très près à la raison humaine, qui est portée à rattacher le cours de la nature aux lois de la moralité, et qui, tout naturellement, en déduit la pensée que nous devons d’abord chercher à nous rendre meilleurs, avant de pouvoir désirer d’être délivrés des maux de la vie ou de leur trouver des compensations dans un bonheur (Wohl) qui les dépasse. ― De là vient que le premier homme (dans l’Écriture sainte) est représenté comme condamné à travailler pour vivre, sa femme à enfanter dans la douleur et tous deux à mourir à cause de leur transgression, bien qu’il ne soit pas possible de voir comment, si cette transgression n’eût pas été commise, des créatures organisées pour la vie animale et pourvues des membres que nous voyons auraient bien pu s’attendre à une autre destination. Chez les Hindous, les hommes ne sont pas autre chose que des esprits (nommés Dewas) emprisonnés dans des corps animaux en punition de leurs anciennes fautes ; et même un philosophe (Malebranche) aimait mieux refuser une âme aux bêtes privées de raison et les dépouiller ainsi de tout senti-ment que d’admettre que les chevaux dussent endurer tant de maux « sans avoir pourtant brouté du foin détendu ».
  8. L’intention morale, quelque pure qu’on la suppose, ne produit rien de plus dans l’homme, considéré en tant qu’être physique, qu’une tendance continuelle à devenir en fait (par conséquent, dans le monde sensible) un sujet agréable à Dieu. Qualitativement (étant donné gtiïl faut la concevoir comme ayant un principe suprasensible) cette intention doit être et peut être, il est vrai, sainte et conforme à son modèle ; quantitativement ― telle qu’elle se traduit en actions ― elle demeure toujours défectueuse et infiniment éloignée de cette perfection. Néanmoins, cette intention, parce qu’elle contient le principe du progrès continu dans la correction de ces défectuosités. comme unité intellectuelle du tout, tient lieu de l’acte dans sa perfection. Mais, se demande-t-on, celui « qui n’a rien en soi de répréhensible ou en qui rien de tel ne doit se rencontrer, peut-il bien se croire justifie et continuer quand même à s’attribuer, comme châtiments, les souffrances auxquelles il se heurte dans sa marche vers un bien toujours plus grand, avouant par là-même qu’il mérite d’être puni, et qu’il a par suite une intention désagréable à Dieu ? Oui, mais seulement en la qualité de l’homme qu’il ne cesse de dépouiller continuellement. Ce qui en cette qualité (en sa qualité de vieil homme) devrait le frapper comme châtiment (je veux parler de toutes les souffrances et de tous les maux de la vie), il l’accepte avec joie, simplement pour l’amour du bien, en qualité d’homme nouveau ; ces souffrances, par conséquent, ne lui sont pas, en cette qualité et comme homme nouveau, attribuées en tant que châtiment, et tout ce qu’on veut dire en s’exprimant ainsi, c’est que tous les maux et toutes les souffrances à endurer, que le vieil homme aurait dû s’attribuer comme châtiments et que, réellement, en mourant au vieil homme, le juste s’est attribués comme tels, il les accepte volontiers en qualité d’homme nouveau, comme autant d’occasions d’apprécier et d’exercer son intention dirigée vers le bien ; et ce châtiment est lui-même l’effet, tout autant que la cause de cette intention, et par suite aussi du contentement et du bonheur moral consistant dans la conscience des progrès que l’homme fait dans le bien (et qui sont un seul et même acte avec l’abandon du mal) ; tandis que dans l’ancienne intention, ces mêmes maux auraient non seulement été des châtiments, mais auraient même dû être ressentis comme tels, parce que, même considérés comme de simples maux, ils n’en sont pas moins opposés directement à ce que l’homme prend, dans cette intention, pour son unique but comme bonheur physique.
  9. [Une aptitude à recevoir ce don (Empfänglichkeit), voilà seulement ce que nous pouvons nous attribuer en partage ; or la décision par laquelle un supérieur octroie à son subordonné un bien par rapport auquel celui ci n’a que la réceptivité (morale), c’est ce que l’on appelle grâce*.]

    * Cette remarque est une addition de la 2e éd.

  10. [L’intention de ceux qui, à leurs derniers moments, font appeler un ecclésiastique est ordinairement d’avoir en lui un consolateur non des souffrances physiques que comportent la maladie suprême et mémo, à elle seule, la crainte naturelle de la mort (car, de ces souffrances, la mort, qui les termine, peut être le consolateur), mais des souffrances morales, c’est-à-dire des reproches de la conscience. Or, il faudrait ici exciter plutôt cette conscience et l’aiguiser pour que le mourant, sans délai, fasse tout le bien qui lui est possible, détruise (répare) le mal dans ses conséquences encore existantes, selon cet avertissement : « Mets-toi d’accord avec ton adversaire (celui qui a un droit à faire valoir contre toi) tant que tu fais route avec lui (tant que tu vis encore), pour qu’il ne te livre pas au juge (après la mort), etc. » Mais, au lieu d’agir de la sorte, donner comme de l’opium à la conscience, c’est commettre une faute et contre le mourant lui-même et contre des hommes qui lui survivent ; et c’est totalement contraire à la fin pour laquelle un tel secours spirituel Gewissensbeisland) peut être regardé comme nécessaire à la fin de la vie.]
  11. Le P. Charlevoix nous dit qu’un catéchumène iroquois auquel il dépeignait tout ce que le mauvais esprit a introduit de mal dans la création primitivement bonne et tous les efforts qu’il fait constamment pour rendre vaines les meilleures institutions divines, lui demanda non sans impatience : « Mais pourquoi Dieu ne tue-t-il pas le diable ? « et il nous avoue franchement qu’à cette question il ne put pas trouver sur-le-champ de réponse.
  12. [Qu’une personne affranchie du penchant inné au mal soit concevable comme possible si on la fait naître d’une vierge mère, c’est une idée de la raison s’accommodant à un instinct qu’on peut dire moral difficilement explicable, mais cependant indéniable ; nous considérons, en effet, la procréation naturelle, parce qu’elle est toujours liée au plaisir sensuel d’un couple et que (pour la dignité de l’humanité) elle semble établir une trop proche parenté entre nous et l’espèce des animaux en général, comme une chose dont nous avons à rougir ; — représentation qui, certainement, est devenue la véritable cause de la prétendue sainteté de l’état monacal ; — par conséquent, elle nous apparaît comme quelque chose d’immoral et d’inconciliable avec la perfection d’un homme, mais qui cependant est entré dans notre nature et se transmet, par suite, à la descendance du premier homme comme une hérédité (Anlage) mauvaise. ― À cette représentation obscure (d’un côté simplement sensible, mais d’un autre côté morale, et par conséquent intellectuelle) est donc bien adéquate l’idée d’une procréation (virginale), indépendante de tout rapport sexuel, d’un entant exempté de tout défaut moral, bien qu’elle ne soit pas théoriquement sans difficultés (il est vrai, toutefois, qu’au point de vue pratique ou n’a rien à déterminer en ce qui regarde la théorie). Car dans l’hypothèse de l’épigénèse il faudrait que la mère, issue de ses parents par procréation naturelle fût affectée de ce défaut moral et en transmit tout au moins la moitié à son enfant, nonobstant sa procréation surnaturelle ; partant, pour échapper à cette conséquence, il faudrait adopter le système de la préexistence des germes dans les parente et celui de leur développement non pas dans l’élément femelle (on n’éviterait pas ainsi la conséquence) mais uniquement dans l’élément mâle (non le système des ovules, mais bien celui des spermatozoïdes) ; cet élément n’étant pour rien dans une grossesse surnaturelle, la représentation dont nous avons parlé, devenue théoriquement conforme à cette idée, pourrait maintenant être défendue. ― Mais à quoi bon toutes ces théories pour ou contre, quand, dans la pratique, il suffit que nous nous représentions cette idée comme un modèle, en tant que symbole de l’humanité s’élevant d’elle-même au-dessus des séductions du mal (et résistant victorieusement aux tentations) ?]
  13. [Ce n’est pas que (suivant une imagination romanesque de D. Bahrdt) il cherchât la mort pour favoriser l’exécution d’un bon dessein, au moyen d’un brillant exemple de nature à faire sensation ; cela eût été un suicide. Car s’il est permis d’exposer sa vie en accomplissant certaines actions, si l’on peut même recevoir tranquillement la mort des mains d’un adversaire, quand on ne saurait l’éviter sans se rendre infidèle à un devoir imprescriptible, on n’a jamais le droit de disposer de soi et de sa vie, comme d’un moyen en vue d’une fin, quelle qu’elle soit, et d’être ainsi l’auteur de sa mort. ― Mais ce n’est pas non plus qu’il ait risqué sa vie (comme le soupçonne l’auteur des Fragments de Wolfenbüttel) non dans un but moral, mais simplement dans un but politique, mais clandestin, visant en quelque sorte à renverser la domination des prêtres, et à s’installer à leur place avec le pouvoir temporel ; à cette supposition s’oppose en effet la recommandation adressée par Jésus à ses disciples, à la Cène, alors qu’il avait déjà perdu l’espérance de sortir vivant de la lutte : « Faites ceci en mémoire de moi » ; s’il eût voulu par ces paroles les porter à commémorer l’échec d’un dessein temporel, la recommandation aurait été blessante, propre à soulever de l’indignation contre son auteur et par suite intrinsèquement contradictoire. Cette commémoration toutefois pouvait aussi porter sur l’échec d’un dessein excellent et purement moral du Maître qui aurait voulu, de son vivant même, renverser la croyance cérémoniale des Juifs, qui étouffait toute intention morale, anéantir le pouvoir de ses prêtres et opérer ainsi (dans la religion) une révolution publique (le soin qu’il avait pris de rassembler pour la Pâque tous ses disciples épars dans le pays pouvait avoir en vue la réalisation de ce dessein) ; et certes nous pouvons même aujourd’hui encore regretter qu’un pareil dessein n’ait point réussi, bien qu’il n’ait pas été conçu en vain et qu’il ait abouti après la mort du Christ, à une transformation religieuse qui s’est opérée sans éclat. (im Stillen), mais au milieu de beaucoup de souffrances.]
  14. [Bien qu’en cette matière, on peut le reconnaître, ce devoir ne soit pas le seul.]
  15. Les docteurs en religion qui, pour leurs articles de foi, suivent l’inspiration de l’autorité gouvernementale (les orthodoxes), se laissent eux-mêmes, en ce point, guider par la meure maxime. C’est pourquoi M. Pfenniger, dans sa défense de M. Lavater, son ami, qui avait soutenu la possibilité toujours réelle d’une loi qui opère des miracles, les taxait à bon droit d’inconséquence, puisque tout en professant (car il exceptait explicitement ceux dont la façon de penser était naturaliste sur ce point) qu’il y a eu réellement des thaumaturges dans la communauté chrétienne, voici environ dix-sept siècles, ils n’en voulaient plus reconnaître aucun aujourd’hui, sans pouvoir cependant prouver par l’Écriture, ni que ces miracles un jour devaient totalement cesser, ni à quelle époque ils devaient cesser (soutenir en effet qu’ils ne sont plus maintenant nécessaires, c’est une sophistication par où l’on prétend à des vues trop grandes pour qu’un homme se les accorde) ; et la preuve qu’il demandait, ces docteurs ne l’ont point fournie. Ils ne se guidaient donc que sur une maxime de la raison pour refuser d’admettre et de permettre actuellement des miracles, non sur une vue objective qu’il ne s’en fait plus de nos jours. Mais est-ce que cette maxime, qui cette fois-ci vise des désordres à redouter dans la communauté civile, ne s’appliquerait pas aussi à la crainte qu’on peut avoir de désordres analogues dans la république des philosophes ou des penseurs en général ? ― Ceux qui, n’admettant pas de grands miracles (des miracles sensationnels) en permettent pourtant libéralement de petits, par eux nommés direction extraordinaire (parce que ces derniers, simples coups de barre, n’exigent de la cause surnaturelle que peu de dépense de forces), ne réfléchissent pas qu’il ne s’agit pas ici de l’effet produit ni de sa grandeur, mais bien de la forme du cours du monde, c’est-à-dire du mode de production de l’effet, naturel ou surnaturel, et qu’il n’y a pour Dieu aucune différence entre le facile et le difficile. Et sous le rapport du mystère qui se trouve dans les influences surnaturelles, Il est encore moins correct de vouloir ainsi délibérément atténuer (Verbergung) l’importance d’un événement de ce genre.
  16. [Cela revient à dire qu’il ne fait pas entrer la foi aux miracles dans ses maximes (de la raison théorique ou pratique) sans nier pourtant ni la possibilité ni la réalité des miracles.] 2e éd.
  17. Un subterfuge habituel de ceux qui recourent aux arts magiques pour exploiter les gens crédules, ou qui veulent au moins y faire croire en général, consiste à en appeler à l’aveu que font de leur ignorance les physiciens. On ne connaît pas, disent-ils, la cause de la pesanteur, ni de la force magnétique, etc. ― Mais nous en connaissons les lois, avec une précision suffisante, dans les strictes limites des conditions sous lesquelles seulement se produisent certains effets ; et, pour faire de ces forces un emploi rationnel certain, aussi bien que pour en expliquer les phénomènes, c’est suffisant secundum quid et régressivement, puisqu’on peut employer ces lois à classifier nos expériences quoique simpliciter et progressivement, la connaissance que nous en avons ne suffise pas à nous découvrir les causes mêmes des forces qui agissent selon ces lois. ― Par là devient aussi compréhensible ce phénomène interne de notre entendement qui fait que de prétendus miracles de la nature, c’est-à-dire des phénomènes suffisamment accrédités bien qu’anormaux, ou des propriétés des choses qui se présentent contre toute attente et s’écartent des lois naturelles déjà connues, sont accueillis avec avidité et exaltent l’esprit tant qu’on les tient pour choses naturelles, tandis que, à l’annonce d’un vrai miracle, ce même esprit demeure terrassé. C’est que les premiers de ces faits font entrevoir à la raison l’acquisition d’un aliment nouveau, c’est-à-dire donnent l’espoir de découvrir de nouvelles lois naturelles, tandis que les seconds provoquent la crainte de perdre même la confiance dans ce qui déjà passait pour connu. Or, privée des lois de l’expérience, la raison n’offre plus aucune utilité dans un pareil monde enchanté, même sous le rapport de l’usage moral qu’on pourrait en faire en ce monde pour obéir à son devoir ; car on ne sait plus si, à notre insu, il ne se produit pas, même dans les mobiles moraux, par miracles, des changements dont nul ne saurait décider s’il doit les attribuer à lui-même ou à une autre cause impénétrable. ― Ceux dont le jugement est ainsi disposé qu’ils ne croient pas pouvoir se passer de miracles dans l’explication des choses (hierin), pensent adoucir le coup que leur opinion porte à la raison en admettant que les miracles n’ont lieu que rarement. S’ils entendent par là que cette rareté est déjà contenue dans l’idée de miracle (parce que, s’il arrivait habituellement, un événement de ce genre ne serait pas qualifié miracle) on peut à la rigueur leur passer ce sophisme (par lequel ils transforment une question objective, portant sur la chose et sur ce qu’elle est, en une question subjective, concernant le sens du mot employé pour la désigner) et leur demander en retour : quel sens donnez-vous à ce rarement ? est- ce une fois tous les cent ans, ou anciennement et maintenant plus ? Ici, pour nous, rien n’est déterminable au moyen de la connaissance de l’objet (car, de notre propre aveu, cet objet nous est transcendant) ; c’est seulement aux maximes nécessaires de l’usage de notre raison que nous devons avoir recours, et ces maximes veulent ou qu’on admette les miracles comme se produisant quotidiennement (quoique cachés sous l’aspect de faits naturels) ou qu’on ne les admette jamais et, dans ce dernier cas, que l’on ne les donne pour base ni à nos explications rationnelles ni aux règles de nos actions ; comme la première de ces maximes est incompatible avec la raison, force nous est d’adopter la seconde ; car ce principe n’est toujours qu’une maxime d’appréciation (Maxime der Beurtheilung) et non une affirmation théorétique. Personne n’oserait se faire une assez haute idée de sa pénétration pour vouloir décider catégoriquement, au sujet, par exemple, de la si merveilleuse conservation des espèces végétales et animales, chaque génération nouvelle reproduisant sans altération son original avec toute la perfection intérieure du mécanisme et (comme on le voit dans les végétaux) même avec toute la beauté des couleurs du reste si tendres, et cela à chaque printemps, sans que les forces par ailleurs si destructives de la nature inorganique au cours des mauvais temps de l’automne et de l’hiver aient pu amoindrir à ce point de vue leurs semences, pour vouloir décider, disais-je, par une vue directe, que tout ceci est une simple conséquence des lois de la nature, et que cette conservation n’exige pas chaque fois l’influence immédiate du Créateur, ce qui serait tout autant admissible. — Mais toua ces faits sont des expériences ; ils ne sont donc pour nous que des effets physiques et nous ne devons jamais les juger autrement ; ainsi le commande la modestie de la raison dans ses prétentions ; dépasser ces limites, c’est témérité et présomption (Unbescheidenheit in Ansprüchen), bien que la plupart du temps on prétende montrer dans l’affirmation des miracles, une pensée qui s’humilie et se détache d’elle-même.