La Revue du Mois/Chronique du 10 novembre 1905

La bibliothèque libre.
La Revue du Mois
La Revue du MoisTome 0 (p. 15-18).

CHRONIQUE[1]



Écoles. — École Normale supérieure. Depuis la rentrée de novembre, deux promotions (conscrits et carrés) sont soumises au nouveau régime tandis que la troisième (cubes) prépare l’agrégation et la passera suivant l’ancienne organisation. L’organisation nouvelle sera complètement mise en vigueur l’an prochain ; dès maintenant, le régime intérieur est sérieusement modifié pour tous les élèves, dans un sens libéral. Il n’est plus question de petits papiers à faire signer avant d’aller suivre un cours à l’extérieur, Sorbonne ou Collège de France ; ce n’est plus que le souvenir d’un âge disparu. Le régime de l’École continue à présenter tous les avantages de la vie en commun sans les petits inconvénients vexatoires d’un demi-internat.

En même temps que l’on a donné aux élèves plus de liberté pour sortir de l’École, on n’a rien négligé pour leur en rendre le séjour plus agréable. On a fait toute une série de perfectionnements soigneusement étudiés. Chaque élève a sa chambre, et, dans les salles de travail, chacun a sa table, non plus massive, mais légère et mobile et qu’il dispose à son gré. Bien d’autres petits détails matériels de l’existence ont été améliorés.

M. Lavisse ne néglige rien. Il donne ainsi à ses élèves la meilleure des leçons, en ne dédaignant pas de diriger lui-même l’organisation de ces détails pratiques. Parmi ces élèves, plusieurs sont appelés à devenir proviseurs de lycée ; ils ne regarderont pas alors comme une tâche indigne d’eux de s’occuper du bien-être et de l’hygiène de leurs élèves.

École polytechnique. Sur la proposition du Conseil de perfectionnement de l’École polytechnique, le ministre de la Guerre a décidé (9 octobre 1905) que le ministère de l’Instruction publique serait représenté par deux délégués dans ce Conseil, lorsqu’il délibérerait sur des questions de programmes. Le ministre de l’Instruction publique a désigné comme délégués (***) M. *** et M. ***.

On doit se réjouir de cette décision qui contribuera à resserrer les liens de l’École polytechnique et de l’Université. Le ministère de l’Instruction publique était presque le seul ministère qui n’était pas représenté au Conseil de l’École[2]. Cette anomalie se justifiait en apparence par le fait que l’École polytechnique ne prépare pas officiellement aux carrières universitaires, bien que, pratiquement, un nombre relativement considérable d’anciens élèves entrent dans l’Université à laquelle l’École a ainsi fourni quelques-uns de ses plus illustres maîtres. Mais les programmes d’entrée à l’École influent sur tout l’enseignement scientifique des lycées ; il est donc naturel que l’Université soit consultée à leur sujet. Telle est sans doute la raison de l’initiative prise par le Conseil de perfectionnement. Il a montré ainsi une fois de plus que l’École n’est pas imbue d’un esprit de particularisme étroit et que, comme tout organisme fort, elle n’a pas à craindre de perdre son individualité en s’assimilant des éléments étrangers.

Mathématiques. — Les principes de la théorie des ensembles. — À la suite d’une communication de M. König au Congrès de Heidelberg, en août 1904, ont paru dans divers journaux de nombreuses notes et discussions sur les principes de la théorie des ensembles. Au risque d’être incomplet, citons les articles de MM. Zermelo, Blumenthal, Borel, König, dans le tome LX des Mathematische Annalen, diverses notes parues en 1905 (30 mars et 30 juin) dans la Revue générale des Sciences, et enfin une correspondance entre MM. Baire, Borel, Hadamard, Lebesgue qui vient de paraitre (décembre 1905) dans le Bulletin de la Société mathématique de France.

On doit citer aussi deux importants mémoires, où il est question des principes de la théorie des ensembles, mais qui sont intéressants à bien d’autres titres et qui étaient d’ailleurs écrits avant cette polémique : Sur les fonctions représentables analytiquement, par Henri Lebesgue (Journal de M. Jordan, 1905) et Sur la représentation des fonctions discontinues, par René Baire (Acta Mathematica, t. XXX).

Nous ne pouvons analyser ici tous ces travaux ; il suffira de les avoir signalés à nos lecteurs mathématiciens ; mais nous voudrions insister un peu sur quelques réflexions qu’ils suggèrent à propos de la notion de définition.

Les mathématiciens sont tous d’accord sur le fait qu’ils ne doivent raisonner que sur des notions bien définies ; mais que doit-on entendre exactement par bien défini ? Pour certains, comme M. Hilbert, il faut et il suffit, pour qu’un objet soit bien défini, que son existence n’implique pas contradiction ; pour d’autres, la définition doit permettre de distinguer pratiquement l’objet défini de tout autre objet analogue avec lequel on pourrait être tenté de le confondre[3].

Il semble qu’il y ait lieu de distinguer suivant que l’on veut définir une classe d’objets, ou un objet déterminé de cette classe. On constatera, par exemple, qu’il n’y a pas contradiction à supposer l’existence de nombres autres que les nombres commensurables, mais cela ne donne pas la définition d’un nombre incommensurable bien déterminé.

En disant qu’un objet mathématique (nombre, fonction, ensemble) est défini lorsque l’on sait le distinguer des autres objets analogues, on ne dit pas encore quelque chose de parfaitement clair, si l’on ne précise pas la nature des opérations par lesquelles cette distinction sera possible. Cette difficulté peut se présenter même s’il y a seulement hésitation entre deux valeurs simples pour l’objet défini. En voici un exemple : on a démontré seulement en 1882 l’impossibilité de la quadrature du cercle, c’est-à-dire l’impossibilité de construire par la règle et le compas un carré équivalent à un cercle donné ; supposons qu’avant cette démonstration, en 1880, quelqu’un ait dit : « Je définis un nombre comme il suit : si la quadrature du cercle est possible, il est égal à un ; si elle est impossible, il est égal à deux ». Ce nombre aurait-il été défini ? Pour certains esprits, la réponse affirmative ne fait pas de doute, car la quadrature du cercle est possible ou impossible. Mais, d’autre part, on conçoit que, sans les beaux travaux d’Hermite et de Lindemann, des siècles auraient pu s’écouler, les races humaines disparaître, sans que l’on ait jamais su si le nombre défini était égal à un ou à deux. On comprend donc qu’une définition de cette nature puisse paraitre insuffisante.

Il se présente des difficultés encore plus grandes dans la définition des ensembles et dans celle des fonctions ; c’est de cette dernière que s’occupe M. Lebesgue dans le mémoire cité plus haut. Il arrive à des résultats remarquables, notamment au suivant, qui était inattendu : il définit une fonction qui n’est susceptible d’aucune représentation analytique.

De telles spéculations n’ont pas seulement un intérêt philosophique ; outre les résultats mathématiques précis auxquels elles ont déjà conduit, elles peuvent amener d’autres que les mathématiciens à réfléchir davantage sur la nature des définitions qu’ils emploient, et une telle étude peut être l’origine de progrès positifs pour la science.


  1. Les rubriques de la Chronique sont classées par ordre alphabétique. Elles ne figurent pas toutes dans chaque numéro.
  2. Les ministères non représentés sont ceux des Affaires étrangères, de la Justice et de l’Intérieur.
  3. Voir une intéressante discussion du point de vue de M. Hilbert, de celui de Kronecker et de celui de M. Drach dans un excellent article de M. Pierre Boutroux : Correspondance mathématique et relation logique (Revue de Métaphysique et de Morale, juillet 1905). Il nous semble d’ailleurs que le point de vue de M. Drach et celui de M. Hilbert ne sont point aussi différents qu’ils le paraissent.