Le haut commandement dans l’armée française

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LE HAUT COMMANDEMENT

DANS L’ARMÉE FRANÇAISE



La France vient de traverser, et traverse encore, une période de crise. Sans révéler des secrets d’État dont les légitimes détenteurs n’ont pas coutume de nous prendre pour confidents, il est permis d’affirmer, avec une certitude exempte de témérité, que notre Gouvernement a dû récemment envisager, sous l’aspect sérieux que comporte une pareille question, l’éventualité d’une guerre prochaine.

Des indices peu équivoques, car ils sont trop répétés pour n’être pas significatifs, autorisent à considérer comme possible, à brève échéance, l’ouverture d’un nouveau conflit.

Aussi, tout Français soucieux de prévoir les destinées futures de son pays se demande-t-il, avec une certaine anxiété, quelle pourrait être l’issue, heureuse ou malheureuse, d’une lutte entre l’armée nationale et celle d’un puissant état voisin.

Il éprouve naturellement le désir de se documenter sur la valeur morale et matérielle des deux armées qui, demain, peuvent se trouver aux prises l’une avec l’autre.

Il n’entre, dans le cadre de cet article, ni l’intention d’établir cette comparaison, ni celle d’exposer les causes de force ou de faiblesse de notre adversaire présumé, mais il semblera peut-être intéressant de savoir si notre propre armée possède bien toutes les qualités essentielles qui, dans tous les temps, ont rendu les nations victorieuses.

Lorsque la disproportion des effectifs de deux armées en présence n’est pas exagérée, la puissance de chacune d’elles tient dans les deux facteurs suivants : la qualité des troupes et la valeur du commandement.

Bien que présentant une réelle importance, la question des matériels en usage dans les deux camps n’exerce qu’une influence secondaire sur les opérations d’une campagne : l’histoire le prouve.

À Sadowa, l’Autriche possédait une artillerie supérieure à celle de la Prusse : elle n’en fut pas moins battue et ce serait bien à tort que l’on ferait remonter au fusil Dreyse du vainqueur le mérite de la victoire car, en 1870, notre Chassepot, l’arme la meilleure pour l’époque, ne nous a pas épargné l’humiliation de la défaite. Il est vrai que le canon allemand était, en revanche, préférable au nôtre, mais les Prussiens, quatre ans plus tôt, s’étaient précisément chargés de démontrer que l’on peut vaincre avec un matériel d’artillerie moins perfectionné que celui de l’adversaire.

Ce serait donc une erreur de vouloir imputer à la valeur de son armement la cause initiale des succès ou des revers d’une armée.

La qualité de nos troupes a, dans ces dernières années, servi de thème à de nombreuses discussions.

On ne saurait nier que l’influence des théoriciens qui s’obstinent à vouloir ignorer que la loi de l’évolution régit lentement la destinée des peuples comme celle des espèces, ne se soit exercée, avec succès et dans un sens contraire à l’instinct guerrier et patriotique, sur quelques individualités, mais la masse n’a pas été touchée par les idéologies nouvelles[1] et le soldat français demeure encore le premier de l’Europe.

Plus vif, plus alerte, plus intelligent, plus endurant que tous les autres parce qu’il a plus d’amour-propre, il est particulièrement apte au combat en ordre dispersé, qui constitue la base de la bataille moderne.

Livré à lui-même, éloigné du regard de son chef, il trouve d’instinct l’emplacement d’où il nuira le plus à l’adversaire sans s’exposer personnellement et, dans la course rapide qui le porte vers l’avant, il a déjà vu la nouvelle place où il s’embusquera pour faire usage de son arme : il réalise, en un mot, le type du tirailleur.

Ses qualités morales sont si connues qu’il paraît presque inutile de les rappeler : ardent, d’enthousiasme facile, sensible aux nobles paroles, exalté par l’exemple, le Français est un merveilleux instrument de combat entre les mains de chefs habiles ayant su gagner sa confiance.

Mais s’il est capable des plus grandes actions lorsque son moral est surexcité, il est aussi très impressionnable.

Facilement accessible au découragement, les revers l’abattent et c’est un fait d’expérience qu’aux heures sombres de notre histoire, il a toujours instinctivement rejeté la responsabilité des événements malheureux sur les chefs de grade élevé qui le commandaient.

En cela, il ne faisait que proclamer inconsciemment cette vérité — plus vraie en France que partout ailleurs — à savoir que la force principale d’une armée n’est pas toute dans la discipline mais, pour une large part, dans la valeur morale et professionnelle de son haut commandement.

Avec des troupes que leur indiscipline réelle ou leur manque d’éducation militaire faisaient médiocres, Napoléon souvent remporta la victoire, mais Napoléon était un homme de génie et ses soldats avaient foi en lui.

En ce qui concerne l’ardeur et l’expérience guerrière, nous avions, au début de la campagne de 1870, des troupes telles qu’il ne nous est plus permis d’espérer en avoir désormais : malgré cela, il serait trop facile et trop long d’écrire le livre des occasions perdues, dans cette guerre néfaste, par un haut commandement inférieur à sa tâche.

En l’état actuel des choses, avec son esprit de patriotisme, avec le développement d’une discipline qui pour être plus consciente n’en est que plus sûre, l’armée ne laisse rien à désirer sous le rapport de la qualité des troupes : elle vaut ce que vaut son haut commandement.

Tout chef doit s’efforcer de réunir les trois qualités suivantes : un grand caractère, une haute valeur professionnelle, une activité physique considérable.

Le caractère est la qualité maîtresse de l’homme de guerre : celui qui prend une décision, même imparfaite, et possède l’énergie nécessaire pour en poursuivre, jusqu’au bout, la réalisation, est meilleur général qu’un autre dont les conceptions sont plus élevées et plus adéquates à la situation, mais à qui la volonté défaille au cours de l’exécution. C’est une vérité élémentaire qu’à la guerre, la ténacité a quelquefois remplacé le génie.

L’activité intellectuelle ne se conçoit pas en dehors d’une santé parfaite : les défaillances physiques de Napoléon lui-même eurent des conséquences déplorables sur la direction qu’il imprima à certaines opérations militaires.

Le caractère trouve rarement à se manifester dans sa plénitude en temps de paix où les crises n’offrent jamais une bien grande gravité et sont d’autre nature qu’à la guerre : il en résulte que ce sont surtout la valeur professionnelle et la résistance physique qui nous servent à baser un jugement sur notre haut commandement.

On remarquera, d’ailleurs, que si la fermeté du caractère n’a pas de répercussion nécessaire sur la valeur professionnelle, l’habitude de prendre des décisions justes, au contraire, en inspirant confiance en soi à celui qui les prend, réagit, naturellement et en bien, sur le caractère.

La base de notre appréciation, pour n’être pas absolument ferme, ne manque donc pas de solidité.

Pour quiconque a déjà assisté à des manœuvres de quelque envergure, il n’est pas douteux qu’à part certaines personnalités dont les noms sont connus de tous, nous n’avons pas de haut commandement vraiment digne de ce nom.

L’activité physique de la plupart de nos généraux est d’une insuffisance notoire : quant aux allocutions dénommées critiques qui clôturent les journées de manœuvre, elles sont généralement capables de frapper, par leur faiblesse, les auditeurs militaires les moins idoines.

L’orateur révèle inexorablement l’étroitesse de ses vues par la nature infime des sujets qui forment le fond de son discours : aucune grande pensée militaire, ni impression d’ensemble, ni enseignement sérieux retenant l’esprit des officiers et le portant à la méditation.

Des mots souvent, des expressions tirées du vocabulaire stratégique ou tactique que les grands professeurs de l’École supérieure de guerre, comme les Maillard, les Langlois et les Bonnal, ont lancés dans la circulation — il fallait bien que ces maîtres exprimassent en termes génériques et de signification forcément générale des idées de même nature quoique comportant des différences notables dans l’application — toutes phrases dissimulant mal l’absence de conviction précise et raisonnée sur l’enseignement à déduire des événements du jour[2].

Avouer ses imperfections, c’est être fort déjà, puisque cet aveu implique le désir, sinon la volonté, de porter remède à une situation défectueuse. Or, il est impossible de nier l’inactivité physique et l’inférieure mentalité militaire d’un grand nombre de nos généraux.

Il serait injuste, d’ailleurs, de les charger de toute responsabilité : nul n’est maître de rester jeune à l’âge ordinairement tardif où s’obtiennent les étoiles et rien, jusqu’ici, n’est venu favoriser la formation professionnelle d’un État-Major-Général réellement à hauteur de sa grande mission.

Ce fut naguère une opinion très répandue, dans le public comme dans l’armée, que la gravité des circonstances déterminait l’éclosion et la mise en lumière du génie militaire appelé à devenir le sauveur de la patrie.

Le grand Condé demeurera longtemps comme le prototype de ces guerriers illustres qui surgissent soudain, ainsi que l’éclair jaillit du nuage, au milieu d’une période troublée : tout porte à croire que l’inexpérience réelle de ce prince fut grandement compensée par la sagesse de ses conseillers.

Il n’est pas jusqu’à Bonaparte qui n’ait été considéré comme un grand capitaine spontanément issu de l’orage où se débattaient et allaient sombrer les armées révolutionnaires.

Dans son Education militaire de Napoléon, le capitaine Colin, de la section historique du Ministère de la Guerre, a savamment fait justice de cette légende. Il a montré que les chefs d’armée parvenus à quelque réputation ne se sont point improvisés et qu’ils durent, en grande partie, leur supériorité à un long et opiniâtre labeur.

On a dit aussi, et l’on dit encore, que la guerre est la seule véritable école de la guerre.

Il ne saurait être contesté que l’expérience vécue doive être préférée à toute autre ; malheureusement — ou mieux, par bonheur — les conflits armés sont fort rares de nos jours, ce qui diminue singulièrement les occasions qu’ont les militaires de devenir gens expérimentés.

Au surplus, ils étaient déjà peu fréquents au siècle passé et cependant on y a pu voir une armée prussienne renverser, par des procédés de guerre incontestablement supérieurs à ceux de ses adversaires, la puissance militaire des deux principaux empires de l’Europe.

Or, cette armée prussienne venait de traverser une période pacifique longue d’un demi-siècle pendant laquelle ses ennemis, au contraire, avaient fait plusieurs campagnes.

Il n’est donc pas absolument nécessaire de faire la guerre pour s’exercer à la bien conduire.

Les moyens d’éducation employés par les Prussiens pour arriver aux résultats, extraordinaires on peut le dire, qu’ils ont obtenus méritent, par conséquent, toute notre attention.

Dès 1808, ils avaient trouvé le secret de préparer la guerre, en formant un haut commandement sans avoir à recourir à la guerre même.

« Scharnhorst, dit von der Golz, transforma le misérable enseignement des officiers en une véritable académie. Une ère d’études sur la guerre commença et, pour la première fois, on enseigna la stratégie en étudiant à fond une campagne. »

Plus tard, le général de Penker, commandant l’académie de guerre de Berlin, précise la méthode d’enseignement qu’il désire voir appliquer dans l’institution qu’il dirige : « Plus l’expérience de la guerre fait défaut, plus il importe d’avoir recours à l’histoire militaire comme instruction et comme base de cette instruction.

« Bien que l’histoire de la guerre ne soit nullement en état de remplacer l’expérience acquise, elle peut cependant la préparer. En temps de paix, elle devient le vrai moyen d’apprendre la guerre, de déterminer les principes fixes de l’art. Elle est indubitablement la source immédiate de toutes les connaissances utilisables à la guerre…

« Les leçons sur la conduite des armées, au xixe siècle en particulier, feront marcher les auditeurs dans la voie même des troupes et, mieux elles embrasseront les éléments psychologiques dont le rôle est si grand, plus sûrement le but sera atteint qui consiste à renforcer les sentiments de devoir et de patrie chez des hommes au cœur chaud, à la tête froide, appelés à exercer un jour des commandements élevés et à y faire preuve des hautes qualités que réclame la conduite de la guerre moderne. »

Vingt ans plus tard, le maréchal de Moltke écrivait : « Le professeur saura tirer parti des enseignements qui découlent des guerres modernes et contemporaines… L’histoire militaire doit viser surtout les causes et l’enchaînement des faits, s’occuper du commandement et faire ressortir l’esprit de la guerre aux diverses époques. »

Von der Golz ajoute enfin : « Les principes de Napoléon forment encore aujourd’hui la base de notre doctrine. »

Les citations qui précèdent nous révèlent à la fois la source de l’enseignement de la guerre en temps de paix et la manière de la canaliser.

Mais l’enseignement ainsi compris n’est capable de produire que des élèves, il ne saurait former des maîtres.

On comprend facilement que la solution à donner à une situation de guerre dont les inconnues sont si nombreuses et si variables ne puisse consister ni en une sorte de calque d’une autre situation antérieurement vécue, ni en une adaptation par trop longuement mûrie d’un exemple appris.

Tout à la guerre est particulier et demande une solution, particulière toujours, rapide souvent.

Il est, par suite, nécessaire que la connaissance d’une situation détermine, dans l’esprit de celui qui est appelé à la solutionner, l’éclosion inconsciente et quasi-instantanée des dispositions militaires les plus adéquates.

La méthode prussienne, ainsi qu’elle a été exposée plus haut, a donc besoin d’être complétée et elle le fut, en effet, dans l’ordre d’idées qu’indique ici le général Bonnal : « Une fois les idées générales et les connaissances techniques emmagasinées dans le cerveau, il conviendra d’exercer l’intelligence et le caractère à les combiner en vue de résoudre une série de problèmes de guerre.

« De tels exercices, souvent répétés, augmenteront la puissance des réflexes, conduiront les officiers à diminuer de plus en plus le temps de la réflexion, à sentir plutôt qu’à juger les situations et à obtenir, par suite, des résultats d’autant meilleurs qu’ils seront plus spontanés[3]. »

Des réflexes ainsi éduqués ne s’acquièrent qu’au prix d’un travail laborieusement poursuivi pendant de longues années : leur existence ne persiste et ne s’affirme que s’ils sont soigneusement entretenus par un constant entraînement.

La majeure partie de nos généraux n’a jamais eu ni cette préparation ni cet entraînement.

Or, à partir d’un certain âge, on apprend encore, on comprend même, on n’applique plus inconsciemment : il est trop tard pour se mettre à l’œuvre lorsque les années sont venues, la bonne volonté ne saurait compenser le temps perdu parce que les réflexes cérébraux sont devenus réfractaires à toute éducation : l’organe refuse le service à la fonction.

Ainsi s’explique la faiblesse professionnelle de notre haut commandement.

Avons-nous au moins l’espoir que l’avenir apportera du changement à cette situation ? Nous ne pensons pas que cela soit possible, en l’état actuel de notre organisation.

Nous avons fait un premier pas dans la voie du progrès en créant l’École supérieure de guerre, mais, fidèles en cela à nos errements habituels, nous nous sommes arrêtés dans le bon chemin : nous avons considéré que le diplôme, le brevet obtenu à trente ans, devait consacrer la supériorité — d’ailleurs réelle, mais momentanée — de son détenteur jusqu’à l’âge le plus reculé.

En fait, nous avons fondé, nous n’avons rien édifié.

Lorsque l’élève de l’École supérieure de guerre a vu se refermer sur lui les portes de l’institution, il reste entièrement livré à lui-même.

Une besogne fastidieuse et paperassière, concernant presque exclusivement les affaires du temps de paix, l’accueille dans les états-majors.

De la préparation à la guerre, des études ardemment poursuivies pendant deux années, il n’est plus guère question pour lui.

Si, non content du labeur déprimant auquel l’astreignent ses fonctions quotidiennes, il a le courage de lutter encore et de travailler, pour son propre compte, les questions qui, naguère à l’École, ont passionné sa vie, c’est, en tout cas, sans direction et souvent sans encouragements.

Après quelques années de ce régime, les beaux travaux historiques ou tactiques d’autrefois sont abandonnés car ils ne servent pas aujourd’hui pour apprécier la valeur d’un officier d’état-major.

Aussi les réflexes qui s’éveillaient s’endorment-ils de nouveau et la tâche journalière, combinée avec le temps, accomplit-elle son œuvre de destruction.

Il serait injuste de nier les efforts tentés pour remédier à cette situation : quelques lutteurs, au caractère bien trempé, persistent dans la bonne voie malgré les obstacles rencontrés sur le chemin et réussissent à faire des adeptes : des instructions ministérielles préconisent les exercices sur la carte et sur le terrain, base de l’instruction guerrière, mais le service de chancellerie est tellement envahissant, ses exigences croissent dans une telle proportion, que les courageux sont rares, que les prescriptions réglementaires restent sans application suivie et que les progrès s’accomplissent avec une déplorable lenteur ;

Si nous ne consentons à modifier notre organisation, nous devons nous résigner à ne posséder, de longtemps, aucun haut commandement capable « de faire preuve des grandes qualités que réclame la conduite de la guerre moderne. »

La première réforme à réaliser consiste dans la suppression du plus grand nombre de nos officiers d’état-major et dans leur remplacement, pour les travaux de chancellerie, par des archivistes ou des officiers que leurs préférences, comme leurs aptitudes intellectuelles et physiques, attirent vers les situations sédentaires.

De cette manière, les officiers d’état-major actuels seront rendus à leur véritable tâche la préparation directe à la guerre. Plus ne sera besoin de les initier aux secrets de la correspondance pacifique journalière.

Mais si l’on se bornait à cette modification, l’œuvre serait encore imparfaite car elle ne produirait que des efforts divergents dont la résultante, la mécanique nous l’enseigne, pourrait n’être que nulle ou très faible.

Il nous faut aussi une doctrine de guerre commune : produit de la pensée humaine, la doctrine demeurera, sans doute inachevée et perfectible, mais l’essentiel est qu’elle soit une à un moment donné.

Cela exige la création d’un organisme spécial, sorte de conservatoire de la doctrine, où après leurs stages dans les troupes et dans les états-majors, les officiers désignés par leurs qualités de caractère et d’intelligence, pour les hauts emplois militaires viendront sans cesse se retremper.

« Lorsqu’il prit, en 1857, à l’âge du siècle, la direction du grand État-major, Moltke, qui n’était encore que général de brigade, eût, sous ses ordres immédiats, à Berlin, 30 officiers supérieurs et 14 capitaines formant environ la moitié du cadre des officiers d’état-major de l’armée prussienne.

« Il lui fut donc possible d’inculquer aux officiers du service d’état-major qu’un roulement amenait périodiquement à Berlin, ses procédés de commandement pour la conduite et l’entretien des troupes à la guerre.

« Grâce à un choix judicieux, établi sur les épreuves de l’académie et sur des stages, l’état-major représenta dès lors, suivant l’expression de Moltke, le principe intellectuel de l’armée à sa plus haute puissance.

« Si le ministère de la guerre forge et acère les traits, a écrit Moltke, le grand État-major les lance et les dirige.

« Le grand État-major, distinct du Ministère, est donc un milieu intellectuel dont l’activité a pour but de développer, chez ceux qui le composent, les qualités nécessaires à la conduite de la guerre.

« L’académie de guerre et le grand État-major, organismes absolument connexes, soumis à la direction unique du major général, remplissent un double but : fournir des auxiliaires pour le haut commandement, se préparer pour l’avenir de bons généraux. »

But et principes d’organisation d’un grand État-major sont renfermés dans cette citation empruntée au général Bonnal[4].

Si l’on veut donner à notre École supérieure de guerre son prolongement nécessaire, il ne semble pas que l’on puisse choisir de meilleur modèle que ce grand État-major prussien dont le maréchal de Moltke, son chef pendant plus de trente ans, disait encore peu avant sa mort : « La prochaine guerre sera une lutte dans laquelle la science stratégique ou du commandement aura la plus grande part.

« Nos campagnes et nos victoires ont instruit les Français qui ont, comme nous, le nombre, l’armement et le courage.

« Notre force sera dans la direction, dans le commandement, en un mot, dans le Grand État-major.

« Cette force, la France peut nous l’envier, elle ne la possède pas. »

Il ne tient qu’à nous de nous la donner.

Le caractère et l’intelligence — les deux qualités maîtresses du chef — sont plus répandus dans notre armée que dans toutes les autres : il suffit de les cultiver. Le recrutement des élèves d’un grand État-major sera donc facile : le choix des maîtres présentera, au début, plus de difficultés, mais il existe encore quelques-uns de ces lutteurs auxquels nous faisions allusion plus haut : on réclamera leur concours.

Quant au chef de l’institution, à celui qui en sera la tête et le cœur, il se trouve, par un heureux hasard, qu’à l’heure même où nous comprenons le plus vivement le danger de la lacune laissée dans notre organisation, l’homme existe qui est le plus apte à la combler.

Mais le temps presse et nous ne saurions trop nous hâter si nous voulons que notre grand État-major ait assez vécu pour pouvoir, le jour prochain peut-être où nous devrons recevoir le choc de l’adversaire, faire honorablement ses preuves.

Il serait enfantin de se céler à soi-même ses propres imperfections ; mais, si l’ardent et patriotique désir de voir l’armée, sauvegarde de notre indépendance nationale, acquérir le plus haut degré de force matérielle et morale nous amène à constater les défauts de notre organisation, il n’obscurcit pas la nette vision des qualités que possède la race et que personnifient quelques-unes des hautes autorités militaires appelées au redoutable honneur de conduire les armées françaises à la bataille.

D’ailleurs, si superbe qu’il soit et si fort qu’il se pense, notre éventuel adversaire n’est pas non plus sans faiblesses et, dans le formidable duel qui déciderait de la victoire entre nous et lui, rien ne prouve, au contraire, que la balance doive pencher en sa faveur.

★★★

  1. Il est loin de notre pensée de vouloir, en employant ce mot, faire injure aux personnalités qui s’efforcent de bonne foi à supprimer la guerre, mais il est permis de croire que les temps ne sont pas encore révolus qui verront s’ouvrir l’ère de la fraternité universelle.
  2. Le rédacteur militaire d’un journal parisien s’étonnait récemment de voir, pendant les dernières manœuvres de l’Est, de nombreux généraux choisir leur poste d’observation sur la ligne même des tirailleurs, à une place où ils ne pouvaient communiquer qu’aux rares compagnies placées dans leur voisinage immédiat.

    Ce journaliste, à qui échappait le sens profond de son observation, n’a pas compris que ces généraux, revenaient naturellement à la fonction dont ils se sentaient les aptitudes et se transformaient inconsciemment en simples chefs de bataillon.

  3. Les hautes études militaires en France et en Allemagne.
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